Extrait de Itin raire de Paris J rusalem

Николай Сологубовский: литературный дневник

Fran;ois Ren; de Chateaubriand


Extrait de « Itin;raire de Paris ; J;rusalem », 1811, septi;me partie, « Voyage de Tunis et retour en France »


Fran;ois Ren; de Chateaubriand
Extrait de « Itin;raire de Paris ; J;rusalem », 1811, septi;me partie, « Voyage de Tunis et retour en France »
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Nos matelots embarqu;rent de l'eau: le capitaine revint avec des poulets et un cochon vivant. Une felouque candiote entra dans le port; ; peine eut-elle jet; l'ancre aupr;s de nous, que l';quipage se mit ; danser autour du gouvernail: 0 Gr;cia vana!


Le vent continuant toujours de souffler du midi, nous appareill;mes le 16, ; neuf heures du matin. Nous pass;mes au sud de l';le de Nanfia, et le soir, au coucher du soleil, nous aper;;mes la Cr;te. Le lendemain 17, faisant route au nord-ouest, nous d;couvr;mes le mont Ida: son sommet, envelopp; de neige, ressemblait ; une immense coupole. Nous port;mes sur l';le de C;rigo, et nous f;mes assez heureux pour la passer le 18. Le 19, je revis les c;tes de la Gr;ce, et je saluai le T;nare. Un orage du sud-est s';leva ; notre grande joie, et en cinq jours nous arriv;mes dans les eaux de l';le de Malte. Nous la d;couvr;mes la veille de No;l; mais, le jour de No;l m;me, le vent, se rangeant ; l'ouest-nord-ouest, nous chassa au midi de Lampedouse. Nous rest;mes dix-huit jours sur la c;te orientale du royaume de Tunis, entre la vie et la mort. Je n'oublierai de ma vie la journ;e du 28. Nous ;tions ; la vue de la Pantalerie : un calme profond survint tout ; coup ; midi; le ciel ;clair; d'une lumi;re blafarde, ;tait mena;ant. Vers le coucher du soleil, une nuit si profonde tomba du ciel, qu'elle justifia ; mes yeux la belle expression de Virgile: Ponto nox incubat atra. Nous entend;mes ensuite un bruit affreux. Un ouragan fondit sur le navire, et le fit pirouetter comme une plume sur un bassin d'eau. Dans un instant la mer fut boulevers;e de telle sorte, que sa surface n'offrait qu'une nappe d';cume. Le vaisseau, qui n'ob;issait plus au gouvernail, ;tait comme un point t;n;breux au milieu de cette terrible blancheur; le tourbillon semblait nous soulever, et nous arracher des flots; nous tournions en tous sens, plongeant tour ; tour la poupe et la proue dans les vagues. Le retour de la lumi;re nous montra notre danger. Nous touchions presque ; l';le de Lampedouse. Le m;me coup de vent fit p;rir, sur l';le de Malte, deux vaisseaux de guerre anglais, dont les gazettes du temps ont parl;. M. Dinelli regardant le naufrage comme in;vitable, j';crivis un billet ainsi con;u: « F.-A. de Chateaubriand, naufrag; sur l';le de Lampedouse le 28 d;cembre 1806, en revenant de la Terre Sainte. » J'enfermai ce billet dans une bouteille vide ,avec l’intention de la jeter ; la mer au dernier moment .


La Providence nous sauva. Un l;ger changement dans le vent nous fit tomber au midi de Lampedouse, et nous nous trouv;mes dans une mer libre. Le vent remontant toujours au nord, nous hasard;mes de mettre une voile, et nous cour;mes sur la petite syrte. Le fond de cette syrte va toujours s';levant jusqu'au rivage; de sorte qu'en marchant la sonde ; la main, on vient mouiller ; telle brasse que l'on veut. Le peu de profondeur de l'eau y rend la mer calme au milieu des plus grands vents; et cette plage, si dangereuse pour les barques des anciens, est une esp;ce de port en pleine mer pour les vaisseaux modernes.


Nous jet;mes l'ancre devant les ;les Kerkeni, tout aupr;s de la ligne des p;cheries. J';tais si las de cette longue travers;e, que j'aurais bien voulu d;barquer ; Sfax, et me rendre de l; ; Tunis par terre; mais le capitaine n'osa chercher le port de Sfax, dont l'entr;e est, en effet, dangereuse ; Nous rest;mes huit jours ; l'ancre dans la petite syrte, o; je vis commencer l'ann;e 1807. Sous combien d'astres et dans combien de fortunes diverses j'avais d;j; vu se renouveler pour moi les ann;es, qui passent si vite ou qui sont si longues! Qu'ils ;taient loin de moi ces temps de mon enfance, o; je recevais avec un c;ur palpitant de joie la b;n;diction et les pr;sents paternels! Comme ce premier jour de l'ann;e ;tait attendu! Et maintenant, sur un vaisseau ;tranger, au milieu de la mer, ; la vue d'une terre barbare, ce premier jour s'envolait pour moi, sans t;moins, sans plaisirs, sans les embrassements dela famille, sans ces tendres souhaits de bonheur qu'une m;re forme pour son fils avec tant de sinc;rit;! Ce jour, n; du sein des temp;tes, ne laissait tomber sur mon front que des soucis, des regrets, et des cheveux blancs.


Toutefois nous cr;mes devoir ch;mer sa f;te, non comme la f;te d'un h;te agr;able, mais comme celle d'une vieille connaissance. On ;gorgea le reste des poulets, ; l'exception d'un brave coq, notre horloge fid;le, qui n'avait cess; de veiller et de chanter au milieu des plus grands p;rils. Le rabbin, le Barbaresque et les deux Maures sortirent de la cale du vaisseau, et vinrent recevoir leurs ;trennes ; notre banquet. C';tait l; mon repas de famille! Nous b;mes ; la France: nous n';tions pas loin de l';le des Lotophages,o; les compagnons d'Ulysse oubli;rent leur patrie: je ne connais point de fruits assez doux pour me faire oublier la mienne.


Nous touchions presque aux ;les Kerkeni, les Cercin; des anciens. Du temps de Strabon, il y avait des p;cheries en avant de ces ;les, comme aujourd'hui. Les Cercin; furent t;moins de deux grands coups de la fortune, car elles virent passer tour ; tour Annibal et Marius fugitifs. Nous ;tions assez pr;s d'Africa (Turris Annibalis), o; le premier de ces deux grands hommes fut oblig; de s'embarquer pour ;chapper ; l'ingratitude des Carthaginois. Sfax est une ville moderne: selon le docteur Shaw, elle tire son nom du mot Sfakouse, ; cause de la grande quanlit; de concombres qui croissent dans son territoire.


Le 6 janvier 1807, la temp;te ;tant enfin apais;e, nous quitt;mes la petite syrte, nous remont;mes la c;te de Tunis pendant trois jours, et le 10 nous doubl;mes le cap Bon, l'objet de toutes nos esp;rances. Le 11, nous mouill;mes sous le cap de Carthage. Le 12, nous jet;mes l'ancre devant la Goulette, ;chelle ou port de Tunis. On envoya la chaloupe ; terre; j';crivis ; M. Devoise, consul fran;ais aupr;s du bey. Je craignais de subir encore une quarantaine; mais M. Devoise m'obtint la permission de d;barquer le 18. Ce fut avec une vraie joie que je quittai le vaisseau. Je louai des chevaux ; la Goulette; je fis le tour du lac, et j'arrivai ; cinq heures du soir chez mon nouvel h;te.


Je trouvai chez M. et Mme Devoise l'hospitalit; la plus g;n;reuse et la soci;t; la plus aimable : ils eurent la bont; de me garder six semaines au sein de leur famille; et je jouis enfin d'un repos dont j'avais un extr;me besoin. On approchait du carnaval, et l'on ne songeait qu'; rire, en d;pit des Maures. Les cendres de Didon et les ruines de Carthage entendaient le son d'un violon fran;ais. On ne s'embarrassait ni de Scipion, ni d'Annibal, ni de Marius, ni de Caton d'Utique, qu'on e;t fait boire (car il aimait le vin) s'il se f;t avis; de venir gourmander l'assembl;e. Saint - Louis seul e;t ;t; respect;, en sa qualit; de Fran;ais; mais le bon et grand roi n'e;t pas trouv; mauvais que ses sujets s'amusassent dans le m;me lieu o; il avait tant souffert.


Le caract;re national ne peut s'effacer. Nos marins disent que, dans les colonies nouvelles, les Espagnols commencent par b;tir une ;glise; les Anglais, une taverne; les Fran;ais, un fort: et j'ajoute, une salle de bal. Je me trouvais en Am;rique, sur la fronti;re du pays des sauvages: j'appris qu'; la premi;re journ;e je rencontrerais parmi les Indiens un de mes compatriotes. Arriv; chez les Cayougas, tribu qui faisait partie de la nation des Iroquois, mon guide me conduisit dans une for;t. Au milieu de cette for;t on voyait une esp;ce de grange ; je trouvai dans cette grange une vingtaine de sauvages, hommes et femmes, barbouill;s comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles d;coup;es, des plumes de corbeau sur la t;te, et des anneaux pass;s dans les narines. Un petit Fran;ais, poudr; et fris; comme autrefois, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche, et faisait danser Madelon Friquet ; ces Iroquois. M. Violet (c';tait son nom) ;tait ma;tre de danse chez les sauvages. On lui payait ses le;ons en peaux de castors et en jambons d'ours: il avait ;t; marmiton au service du g;n;ral Rochambeau pendant la guerre d'Am;rique. Demeur; ; New-York apr;s le d;part de notre arm;e, il r;solut d'enseigner les beaux-arts aux Am;ricains. Ses vues s';tant agrandies avec ses succ;s, le nouvel Orph;e porta la civilisation jusque chez les hordes errantes du Nouveau Monde. En me parlant des Indiens, il me disait toujours: « Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses. » Il se louait beaucoup de la l;g;ret; de ses ;coliers: en effet, je n'ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordait l'instrument fatal; il criait en iroquois: A vos places! Et toute la troupe sautait comme une bande de d;mons. Voil; ce que c'est que le g;nie des peuples.


Nous dans;mes donc aussi sur les d;bris de Carthage. Ayant v;cu ; Tunis absolument comme en France, je ne suivrai plus les dates de mon journal. Je traiterai les sujets d'une mani;re g;n;rale, et selon l'ordre dans lequel ils s'offriront ; ma m;moire. Mais, avant de parler de Carthage et de ses ruines, je dois nommer les diff;rentes personnes que j'ai connues en Barbarie. Outre M. le consul de France, je voyais souvent M. Lessing, consul de Hollande: son beau-fr;re, M. Humberg , officier ing;nieur hollandais, commandait ; la Goulette. C'est avec le dernier que j'ai visit; les ruines de Carthage; j'ai eu infiniment ; me louer de sa complaisance et de sa politesse. Je rencontrai aussi M. Lear, consul des ;tats-Unis. J'avais ;t; autrefois recommand; en Am;rique au g;n;ral Washington, M. Lear avait occup; une place aupr;s de ce grand homme: il voulut bien, en m;moire de mon illustre patron, me faire donner passage sur un schooner des ;tats-Unis. Ce schooner me d;posa en Espagne, comme je le dirai ; la fin de cet Itin;raire. Enfin, je vis ; Tunis, tant ; la l;gation que dans la ville, plusieurs jeunes Fran;ais ; qui mon nom n';tait pas tout ; fait ;tranger. Je ne dois point oublier les restes de l'int;ressante famille de M. Andanson.


Si la multitude des r;cits fatigue l';crivain qui veut parler aujourd'hui de l';gypte et de la Jud;e, il ;prouve, au sujet des antiquit;s de l'Afrique, un embarras tout contraire, par la disette des documents. Ce n'est pas qu'on manque de Voyages en Barbarie: je connais une trentaine de Relations des royaumes de Maroc, d'Alger et de Tunis. Toutefois ces relations sont insuffisantes. Parmi les anciens Voyages, il faut distinguer L’Africa illustrata de Grammaye, et le savant ouvrage de Shaw. Les Missions des P;res de la Trinit; et des P;res de la Merci renferment des miracles de charit;: mais elles ne parlent point, et ne doivent point parler, des Romains et des Carthaginois. Les M;moires imprim;s ; la suite des Voyages de Paul Lucas ne contiennent que le r;cit d'une guerre civile ; Tunis. Shaw aurait pu suppl;er ; tout, s'il avait ;tendu ses recherches ; l'histoire; malheureusement, il ne la consid;re que sous les rapports g;ographiques. Il touche ; peine, en passant, les antiquit;s: Carthage, par exemple, n'occupe pas, dans ses observations, plus de place que Tunis. Parmi les voyageurs tout ; fait modernes, lady Montague, l'abb; Poiret, M. Desfontaines, disent quelques mots de Carthage, mais sans s'y arr;ter aucunement. On a publi; ; Milan, en 1806, l'ann;e m;me de mon voyage, un ouvrage sous ce titre: Ragguaglio di alcuni monumenti di antichita ed arti, raccolti negli ultimi Viaggi d'un dilettante.


Je crois qu'il est question de Carthage dans ce livre:j'en ai retrouv; la note trop tard pour le faire venir d'Italie. On peut donc dire que le sujet que je vais traiter est neuf, j'ouvrirai la route; les habiles viendront apr;s moi.


Avant de parler de Carthage, qui est ici le seul objet int;ressant, il faut commencer par nous d;barrasser de Tunis. Cette ville conserve ; peu pr;s son nom antique. Les Grecs et les Latins l'appelaient Tunes, et Diodore lui donne l';pith;te de Blanche, parce qu'elle est b;tie sur une colline crayeuse: elle est ; douze milles des ruines de Carthage, et presque au bord d'un lac dont l'eau est sal;e. Ce lac communique avec la mer au moyen d'un canal appel; la Goulette, et ce canal est d;fendu par un fort. Les vaisseaux marchands mouillent devant ce fort, o; ils se mettent ; l'abri derri;re la jet;e de la Goulette, en payant un droit d'ancrage consid;rable.


Le lac de Tunis pouvait servir de port aux flottes des anciens; aujourd'hui une de nos barques a bien de la peine ; le traverser sans ;chouer. Il faut avoir soin de suivre le principal canal, qu'indiquent des pieux plant;s dans la vase. Abulfeda marque dans ce lac une ;le qui sert maintenant de lazaret. Les voyageurs ont parl; de flamants ou ph;nicopt;res qui animent cette grande flaque d'eau, d'ailleurs assez triste. Quand ces beaux oiseaux volent ; l'encontre du soleil, tendant le cou en avant, et allongeant les pieds en arri;re, ils ont l'air de fl;ches empenn;es avec des plumes couleur de rose.


Des bords du lac, pour arriver ; Tunis, il faut traverser un terrain qui sert de promenade aux Francs. La ville est mur;e; elle peut avoir une lieue de tour, en comprenant le faubourg ext;rieur, Bled-el-Had-Rah. Les maisons en sont basses; les rues, ;troites; les boutiques, pauvres; les mosqu;es, ch;tives. Le peuple, qui se montre peu au dehors, a quelque chose de hagard et de sauvage. On rencontre sous les portes de la ville ce qu'on appelle des sidi ou des saints… Des marchands europ;ens, des Turcs enr;l;s ; Smyrne, des Maures d;g;n;r;s, des ren;gats et des captifs, composent le reste de la population.


La campagne aux environs de Tunis est agr;able: elle pr;sente de grandes plaines sem;es de bl;, et bord;es de collines qu'ombragent des oliviers et des caroubiers. Un aqueduc moderne, d'un bon effet, traverse une vall;e derri;re la ville. Le bey a sa maison de campagne au fond de cette vall;e. De Tunis m;me on d;couvre, au midi, les collines dont j'ai parl;. On voit ; l'orient les montagnes du Mam;lif : montagnes singuli;rement d;chir;es, d'une figure bizarre, et au pied desquelles se trouvent les eaux chaudes connues des anciens. A l'ouest et au nord, on aper;oit la mer, le port de la Goulette, et les ruines de Carthage.


Les Tunisiens sont cependant moins cruels et plus civilis;s que d’autres peuples . Ils ont recueilli les Maures d'Andalousie, qui habitent le village de Tub-Urbo, ; six lieues de Tunis, sur la Me-Jerdah. Le bey actuel est un homme habile : il cherche ; se tirer de la d;pendance d'Alger, ; laquelle Tunis est soumise depuis la conqu;te qu'en firent les Alg;riens en 1757. Ce prince parle italien, cause avec esprit, et entend mieux la politique de l'Europe que la plupart des Orientaux. On sait au reste que Tunis fut attaqu;e par saint Louis en 1270, et prise par Charles-Quint en 1535. Comme la mort de saint Louis se lie ; l'histoire de Carthage, j'en parlerai ailleurs. Quant ; Charles-Quint, il d;fit le fameux Barberousse, et r;tablit le roi de Tunis sur son tr;ne, en l'obligeant toutefois ; payer un tribut ; l'Espagne: on peut consulter ; ce sujet l'ouvrage de Robertson . Charles-Quint garda le fort de la Goulette, mais les Turcs le reprirent en 1574.


Je ne dis rien de la Tunis des anciens, parce qu'on va la voir figurer ; l'instant dans les guerres de Rome et de Carthage.


Au reste, on m'a fait pr;sent ; Tunis d'un manuscrit qui traite de l';tat actuel de ce royaume, de son gouvernement, de son commerce, de son revenu, de ses arm;es, de ses caravanes. Je n'ai point voulu profiter de ce manuscrit; je n'en connais point l'auteur; mais, quel qu'il soit, il est juste qu'il recueille l'honneur de son travail. Je donnerai cet excellent M;moire ; la fin de l’Itin;raire.


Je passe maintenant ; l'histoire et aux ruines de Carthage.


L'an 883 avant notre ;re, Didon, oblig;e de fuir sa terre natale, vint aborder en Afrique. Carthage, fond;e par l';pouse de Sich;e, dut ainsi sa naissance ; l'une de ces aventures tragiques qui marquent le berceau des peuples, et qui sont comme le germe et le pr;sage des maux, fruits plus ou moins tardifs de toute soci;t; humaine. On conna;t l'heureux anachronisme de l';n;ide. Tel est le privil;ge du g;nie, que les po;tiques malheurs de Didon sont devenus une partie de la gloire de Carthage. A la vue des ruines de cette cit;, on cherche les flammes du b;cher fun;bre; on croit entendre les impr;cations d'une femme abandonn;e; on admire ces puissants mensonges qui peuvent occuper l'imagination, dans des lieux remplis des plus grands souvenirs de l'histoire. Certes, lorsqu'une reine expirante appelle dans les murs de Carthage les divinit;s ennemies de Rome, et les dieux vengeurs de l'hospitalit;; lorsque V;nus, sourde aux pri;res de l'amour, exauce les v;ux de la haine, qu'elle refuse ; Didon un descendant d';n;e, et lui accorde Annibal: de telles merveilles, exprim;es dans un merveilleux langage, ne peuvent plus ;tre pass;es sous silence. L'Histoire prend alors son rang parmi les Muses, et la fiction devient aussi grave que la v;rit;.


Apr;s la mort de Didon, la nouvelle colonie adopta un gouvernement dont Aristote a vant; les lois. Des pouvoirs balanc;s avec art entre les deux premiers magistrats, les nobles et le peuple, eurent cela de particulier qu'ils subsist;rent pendant sept si;cles sans se d;truire: ; peine furent-ils ;branl;s par des s;ditions populaires et par quelques conspirations des grands. Comme les guerres civiles, source des crimes publics, sont cependant m;res des vertus particuli;res, la r;publique gagna plus qu'elle ne perdit ; ces orages. Si ses destin;es sur la terre ne furent pas aussi longues que celles de sa rivale, du moins ; Carthage la libert; ne succomba qu'avec la patrie.


Mais comme les nations les plus libres sont aussi les plus passionn;es, nous trouvons, avant la premi;re guerre Punique, les Carthaginois engag;s dans des guerres honteuses. Ils donn;rent des cha;nes ; ces peuples de la B;tique, dont le courage ne sauva pas la vertu; ils s'alli;rent avec Xerx;s, et perdirent une bataille contre G;lon, le m;me jour que les Lac;d;moniens succomb;rent aux Thermopyles. Les hommes, malgr; leurs pr;jug;s, font un tel cas des sentiments nobles, que personne ne songe aux quatre-vingt mille Carthaginois ;gorg;s dans les champs de la Sicile, tandis que le monde entier s’entretient des trois cents Spartiates morts pour ob;ir aux saintes lois de leur pays… C'est la grandeur de la cause, et non pas celle des moyens, qui conduit ; la v;ritable renomm;e; et l'honneur a fait dans tous les temps la partie la plus solide de la gloire.


Apr;s avoir combattu tour ; tour Agathocle en Afrique et Pyrrhus en Sicile, les Carthaginois en vinrent aux mains avec la r;publique romaine. La cause de la premi;re guerre punique fut l;g;re; mais cette guerre amena R;gulus aux portes de Carthage.


Les Romains, ne voulant point interrompre le cours des victoires de ce grand homme, ni envoyer les consuls Fulvius et M. ;milius prendre sa place, lui ordonn;rent de rester en Afrique, en qualit; de proconsul. Il se plaignit de ces honneurs; il ;crivit au s;nat, et le pria instamment de lui ;ter le commandement de l'arm;e: une affaire importante aux yeux de R;gulus demandait sa pr;sence en Italie. Il avait un champ de sept arpents ; Pupinium : le fermier de ce champ ;tant mort, le valet du fermier s';tait enfui avec les b;ufs et les instruments de labourage. R;gulus repr;sentait aux s;nateurs que si sa ferme demeurait en friche, il lui serait impossible de faire vivre sa femme et ses enfants. La s;nat ordonna que le champ de R;gulus serait cultiv; aux frais de la r;publique; qu'on tirerait du tr;sor l'argent n;cessaire pour racheter les objets vol;s, et que les enfants et la femme du proconsul seraient, pendant son absence, nourris aux d;pens du peuple romain. Dans une juste admiration de cette simplicit;, Tite-Live s';crie:


« Oh ! combien la vertu est pr;f;rable aux richesses ! Celles-ci passent avec ceux qui les poss;dent; la pauvret; de R;gulus est encore en v;n;ration !»


R;gulus, marchant de victoire en victoire, s'empara bient;t de Tunis: la prise de cette ville jeta la consternation parmi les Carthaginois; ils demand;rent la paix au proconsul. Ce laboureur romain prouva qu'il est plus facile de conduire la charrue apr;s avoir remport; des victoires, que de diriger d'une main ferme une prosp;rit; ;clatante : le v;ritable grand homme est surtout fait pour briller dans le malheur; il semble ;gar; dans le succ;s, et para;t comme ;tranger ; la fortune. Regulus proposa aux ennemis des conditions si dures, qu'ils se virent forc;s de continuer la guerre.


Pendant ces n;gociations, la destin;e amenait au travers des mers un homme qui devait changer le cours des ;v;nements: un Lac;d;monien nomm; Xantippe vient retarder la chute de Carthage; il livre bataille aux Romains sous les murs de Tunis, d;truit leur arm;e, fait Regulus prisonnier, se rembarque, et dispara;t sans laisser d'autres traces dans l'histoire.


Regulus, conduit ; Carthage, ;prouva les traitements les plus inhumains; on lui fit expier les durs triomphes de sa patrie. Ceux qui tra;naient ; leurs chars avec tant d'orgueil des rois tomb;s du tr;ne, des femmes, des enfants en pleurs, pouvaient-ils esp;rer qu'on respect;t dans les fers un citoyen de Rome !


La fortune redevint favorable aux Romains. Carthage demanda une seconde fois la paix; elle envoya des ambassadeurs en Italie: Regulus les accompagnait. Ses ma;tres lui firent donner sa parole qu'il reviendrait prendre ses cha;nes, si les n;gociations n'avaient pas une heureuse issue: on esp;rait qu'il plaiderait fortement en faveur d'une paix, qui lui devait rendre sa patrie.


Regulus, arriv; aux portes de Rome, refusa d'entrer dans la ville. Il y avait une ancienne loi qui d;fendait ; tout ;tranger d'introduire dans le s;nat les ambassadeurs d'un peuple ennemi: Regulus, se regardant comme un envoy; des Carthaginois, fit revivre en cette occasion l'antique usage. Les s;nateurs furent donc oblig;s de s'assembler hors des murs de la cit;. Regulus leur d;clara qu'il venait, par l'ordre de ses ma;tres, demander au peuple romain la paix ou l';change des prisonniers.


Les ambassadeurs de Carthage, apr;s avoir expos; l'objet de leur mission, se retir;rent: Regulus les voulut suivre, mais les s;nateurs le pri;rent de rester ; la d;lib;ration.


Press; de dire son avis, il repr;senta fortement toutes les raisons que Rome avait de continuer la guerre contre Carthage. Les s;nateurs, admirant sa fermet;, d;siraient sauver un tel citoyen : le grand pontife soutenait qu'on pouvait le d;gager des serments qu'il avait faits.


« Suivez les conseils que je vous ai donn;s, dit l'illustre captif d'une voix qui ;tonna l'assembl;e, et oubliez R;gulus : Je ne demeurerai point dans Rome, apr;s avoir ;t; l'esclave de Carthage. Je n'attirerai point sur vous la col;re des dieux. J'ai promis aux ennemis de me remettre entre leurs mains, si vous rejetiez la paix: je tiendrai mon serment. On ne trompe point Jupiter par de vaines expiations ; le sang des taureaux et des brebis ne peut effacer un mensonge, et le sacril;ge est puni t;t ou tard.


« Je n'ignore point le sort qui m'attend, mais un crime fl;trirait mon ;me: la douleur ne brisera que mon corps. D'ailleurs il n'est point de maux pour celui qui sait les souffrir : s’ils passent les forces de la nature, la mort nous en d;livre . P;res conscrits cessez de me plaindre : j’ai dispos; de moi, et rien ne pourra me faire changer de sentiments. Je retourne ; Carthage; je fais mon devoir, et je laisse faire aux dieux. »


Regulus mit le comble ; sa magnanimit;: afin de diminuer l'int;r;t qu'on prenait ; sa vie, et pour se d;barrasser d'une compassion inutile, il dit aux s;nateurs que les Carthaginois lui avaient fait boire un poison lent avant de sortir de prison:


« Ainsi, ajouta-t-il, vous ne perdrez de moi que quelques instants, qui ne valent pas la peine d';tre achet;s par un parjure ».


Il se leva, s';loigna de Rome sans prof;rer une parole de plus, tenant les yeux attach;s ; la terre, et repoussant sa femme et ses enfants, soit qu'il craign;t d';tre attendri par leurs adieux, soit que, comme esclave carthaginois, il se trouv;t indigne des embrassements d'une matrone romaine. Il finit ses jours dans d'affreux supplices, si toutefois le silence de Polybe et de Diodore ne balance pas le r;cit des historiens latins. R;gulus fut un exemple m;morable de ce que peuvent, sur une ;me courageuse, la religion du serment et l'amour de la patrie. Que si l'orgueil eut peut-;tre un peu de part ; la r;solution de ce m;le g;nie, se punir ainsi d'avoir ;t; vaincu, c';tait ;tre digne de la victoire.


Apr;s vingt-quatre ann;es de combats, un trait; de paix mit fin ; la premi;re guerre punique. Mais les Romains n';taient d;j; plus ce peuple de laboureurs conduit par un s;nat de rois, ;levant des autels ; la Mod;ration et ; la Petite Fortune: c';taient des hommes qui se sentaient faits pour commander, et que l'ambition poussait incessamment ; l'injustice. Sous un pr;texte frivole, ils envahirent la Sardaigne, et s'applaudirent d'avoir fait, en pleine paix, une conqu;te sur les Carthaginois. Ils ne savaient pas que le vengeur de la foi viol;e ;tait d;j; aux portes de Sagonte, et que bient;t il para;trait sur les collines de Rome : ici commence la seconde guerre Punique.


Annibal me para;t avoir ;t; le plus grand capitaine de l'Antiquit;: si ce n'est pas celui que l'on aime le mieux, c'est celui qui ;tonne davantage. Il n'eut ni l'h;ro;sme d'Alexandre, ni les talents universels de C;sar; mais il les surpassa l'un et l'autre comme homme de guerre. Ordinairement l'amour de la patrie ou de la gloire conduit les h;ros aux prodiges : Annibal seul est guid; par la haine. Livr; ; ce g;nie d'une nouvelle esp;ce, il part des extr;mit;s de l'Espagne avec une arm;e compos;e de vingt peuples divers. Il franchit les Pyr;n;es et les Gaules, dompte les nations ennemies sur son passage, traverse les fleuves, arrive au pied des Alpes. Ces montagnes sans chemins, d;fendues par des barbares, opposent en vain leur barri;re ; Annibal. Il tombe de leurs sommets glac;s sur l'Italie, ;crase la premi;re arm;e consulaire sur les bords de T;sin, frappe un second coup ; la Tr;bia, un troisi;me ; Trasim;ne, et du quatri;me coup de son ;p;e il semble immoler Rome dans la plaine de Cannes. Pendant seize ann;es il fait la guerre sans secours au sein de l'Italie; pendant seize ann;es, il ne lui ;chappe qu'une de ces fautes qui d;cident du sort des empires et qui paraissent si ;trang;res ; la nature d'un grand homme, qu'on peut les attribuer raisonnablement ; un dessein de la Providence.


Infatigable dans les p;rils, in;puisable dans les ressources, fin, ing;nieux, ;loquent, savant m;me, et auteur de plusieurs ouvrages, Annibal eut toutes les distinctions qui appartiennent ; la sup;riorit; de l'esprit et ; la force du caract;re; mais il manqua des hautes qualit;s du c;ur : froid, cruel, sans entrailles, n; pour renverser et non pour fonder des empires, il fut en magnanimit; fort inf;rieur ; son rival.


Le nom de Scipion l'Africain est un des beaux noms de l'histoire. L'ami des dieux, le g;n;reux protecteur de l'infortune et de la beaut;, Scipion a quelques traits de ressemblance avec nos anciens chevaliers. En lui commence cette urbanit; romaine, ornement du g;nie de Cic;ron, de Pomp;e, de C;sar, et qui rempla;a chez ces citoyens illustres la rusticit; de Caton et de Fabricius.


Annibal et Scipion se rencontr;rent aux champs de Zama: l'un c;l;bre par ses victoires, l'autre fameux par ses vertus: dignes tous les deux de repr;senter leurs grandes patries, et de se disputer l'empire du monde.


Au d;part de la flotte de Scipion pour l'Afrique, le rivage de la Sicile ;tait bord; d'un peuple immense et d'une foule de soldats. Quatre cents vaisseaux de charge et cinquante trir;mes couvraient la rade de Lilyb;e. On distinguait ; ses trois fanaux la gal;re de Lelius, amiral de la flotte. Les autres vaisseaux, selon leur grandeur, portaient une ou deux lumi;res. Les yeux du monde ;taient attach;s sur cette exp;dition, qui devait arracher Annibal de l'Italie, et d;cider enfin du sort de Rome et de Carthage. La cinqui;me et la sixi;me l;gion, qui s';taient trouv;es ; la bataille de Cannes, br;laient du d;sir de ravager les foyers du vainqueur. Le g;n;ral surtout attirait les regards: sa pi;t; envers les dieux, ses exploits en Espagne, o; il avait veng; la mort de son oncle et de son p;re, le projet de rejeter la guerre en Afrique, projet que lui seul avait con;u, contre l'opinion du grand Fabius; enfin, cette faveur que les hommes accordent aux entreprises hardies, ; la gloire, ; la beaut;, ; la jeunesse, faisaient de Scipion l'objet de tous les v;ux comme de toutes les esp;rances.


Le jour du d;part ne tarda pas d'arriver. Au lever de l'aurore, Scipion parut sur la poupe de la gal;re de Lelius, ; la vue de la flotte, et de la multitude qui couvrait les hauteurs du rivage. Un h;raut leva son sceptre, et fit faire silence:


« Dieux et d;esses de la terre, s';cria Scipion, et vous divinit;s de la mer, accordez une heureuse issue ; mon entreprise! Que mes desseins tournent ; ma gloire et ; celle du peuple romain! Que pleins de joie, nous retournions un jour dans nos foyers, charg;s de d;pouilles de l'ennemi; et que Carthage ;prouve les malheurs dont elle avait menac; ma patrie! »


Cela dit, on ;gorge une victime ; Scipion en jette les entrailles fumantes dans la mer : les voiles se d;ploient au son de la trompette ; un vent favorable emporte la flotte enti;re loin des rivages de la Sicile.


Le lendemain du d;part, on d;couvrit la terre d'Afrique et le promontoire de Mercure: la nuit survint, et la flotte fut oblig;e de jeter l'ancre. Au retour du soleil, Scipion, apercevant la c;te, demanda le nom du promontoire le plus voisin des vaisseaux. « C'est le cap Beau, » r;pondit le pilote. A ce nom d'heureux augure, le g;n;ral, saluant la fortune de Rome, ordonna de tourner la proue de sa gal;re vers l'endroit d;sign; par les dieux.


Le d;barquement s'accomplit sans obstacles; la consternation se r;pandit dans les villes et dans les campagnes; les chemins ;taient couverts d'hommes, de femmes et d'enfants, qui fuyaient avec leurs troupeaux : on e;t cru voir une de ces grandes migrations des peuples, quand les nations enti;res, par la col;re ou par la volont; du Ciel, abandonnent les tombeaux de leurs a;eux. L';pouvante saisit Carthage : on crie aux armes, on ferme les portes ; on place des soldats sur les murs, comme si les Romains ;taient d;j; pr;ts ; donner l'assaut.


Cependant Scipion avait envoy; sa flotte vers Utique; il marchait lui m;me par terre ; cette ville, dans le dessein de l'assi;ger : Masinissa vint le rejoindre avec deux mille chevaux.


Ce roi numide, d'abord alli; des Carthaginois, avait fait la guerre aux Romains en Espagne; par une suite d'aventures extraordinaires, ayant perdu et recouvr; plusieurs fois son royaume, il se trouvait fugitif quand Scipion d;barqua en Afrique. Syphax, prince des G;tules, qui avait ;pous; Sophonisbe, fille d'Asdrubal, venait de s'emparer des ;tats de Masinissa. Celui-ci se jeta dans les bras de Scipion, et les Romains lui durent en partie le succ;s de leurs armes.


Apr;s quelques combats heureux, Scipion mit le si;ge devant Utique. Les Carthaginois, command;s par Asdrubal et par Syphax, form;rent deux camps s;par;s ; la vue du camp romain. Scipion parvint ; mettre le feu ; ces deux camps, dont les tentes ;taient faites de nattes et de roseaux, ; la mani;re des Numides. Quarante mille hommes p;rirent ainsi dans une seule nuit. Le vainqueur, qui prit dans cette circonstance une quantit; prodigieuse d'armes, les fit br;ler en l'honneur de Vulcain.


Les Carthaginois ne se d;courag;rent point: ils ordonn;rent de grandes lev;es. Syphax, touch; des larmes de Sophonisbe, demeura fid;le aux vaincus, et s'exposa de nouveau pour la patrie d'une femme qu'il aimait avec passion. Toujours favoris; du Ciel, Scipion battit les arm;es ennemies, prit les villes de leur d;pendance, s'empara de Tunis, et mena;a Carthage d'une enti;re destruction. Entra;n; par son fatal amour, Syphax osa repara;tre devant les vainqueurs, avec un courage digne d'un meilleur sort. Abandonn; des siens sur le champ de bataille, il se pr;cipite seul dans les escadrons romains: il esp;rait que ses soldats, honteux d'abandonner leur roi, tourneraient la t;te, et viendraient mourir avec lui: mais ces l;ches continu;rent ; fuir; et Syphax, dont le cheval fut tu; d'un coup de pique, tomba vivant entre les mains de Masinissa.


C';tait un grand sujet de joie pour ce dernier prince, de tenir prisonnier celui qui lui avait ravi la couronne : quelque temps apr;s, le sort des armes mit aussi au pouvoir de Masinissa Sophonisbe, femme de Syphax. Elle se jette aux pieds du vainqueur.


« Je suis ta prisonni;re: ainsi le veulent les dieux, ton courage et la fortune; mais, par tes genoux que j'embrasse, par cette main triomphante que tu me permets de toucher, je t'en supplie, ; Masinissa, garde-moi pour ton esclave, sauve-moi de l'horreur de devenir la proie d'un barbare. H;las! il n'y a qu'un moment que j';tais, ainsi que toi m;me, environn;e de la majest; des rois! Songe que tu ne peux renier ton sang; que tu partages avec Syphax le nom de Numide. Mon ;poux sortit de ce palais par la col;re des dieux : puisses-tu y ;tre entr; sous de plus heureux auspices! Citoyenne de Carthage, fille d'Asdrubal, juge de ce que je dois attendre d'un Romain. Si je ne puis rester dans les fers d'un prince n; sur le sol de ma patrie, si la mort peut seule me soustraire au joug de l';tranger, donne-moi cette mort : je la compterai au nombre de tes bienfaits. »


Masinissa fut touch; des pleurs et du sort de Sophonisbe: elle ;tait dans tout l';clat de la jeunesse et d'une incomparable beaut;. Ses supplications dit Tite-Live, ;taient moins des pri;res que des caresses. Masinissa vaincu lui promit tout, et, non moins passionn; que Syphax, il fit son ;pouse de sa prisonni;re.


Syphax, charg; de fers, fut pr;sent; ; Scipion. Ce grand homme, qui nagu;re avait vu sur un tr;ne celui qu'il contemplait ; ses pieds, se sentit touch; de compassion. Syphax avait ;t; autrefois l'alli; des Romains ; il rejeta la faute de sa d;fection sur Sophonisbe.


« Les flambeaux de mon fatal hym;n;e, dit-il, ont r;duit mon palais en cendres ; mais une chose me console : la furie qui a d;truit ma maison est pass;e dans la couche de mon ennemi ; elle r;serve ; Masinissa un sort pareil au mien. »


Syphax cachait ainsi, sous l'apparence de la haine, la jalousie qui lui arrachait ces paroles, car ce prince aimait encore Sophonisbe. Scipion n';tait pas sans inqui;tude; il craignait que la fille d'Asdrubal ne pr;t sur Masinissa l'empire qu'elle avait eu sur Syphax. La passion de Masinissa paraissait d;j; d'une violence extr;me : il s';tait h;t; de c;l;brer ses noces avant d'avoir quitt; les armes; impatient de s'unir ; Sophonisbe, il avait allum; les torches nuptiales devant les dieux domestiques de Syphax, devant ces dieux accoutum;s ; exaucer les v;ux form;s contre les Romains. Masinissa ;tait revenu aupr;s de Scipion : celui-ci, en donnant des louanges au roi des Numides, lui fit quelques l;gers reproches de sa conduite envers Sophonisbe. Alors Masinissa rentra en lui-m;me, et, craignant de s'attirer la disgr;ce des Romains, sacrifia son amour ; son ambition. On l'entendit g;mir au fond de sa tente, et se d;battre contre ces sentiments g;n;reux que l'homme n'arrache point de son c;ur sans violence. Il fit appeler l'officier charg; de garder le poison du roi: ce poison servait aux princes africains ; se d;livrer de la vie quand ils ;taient tomb;s dans un malheur sans rem;de : ainsi, la couronne, qui n';tait point chez eux ; l'abri des r;volutions de la fortune, ;tait du moins ; l'abri du m;pris. Masinissa m;la le poison dans une coupe, pour l'envoyer ; Sophonisbe. Puis, s'adressant ; l'officier charg; du triste message:


« Dis ; la reine que si j'avais ;t; le ma;tre, jamais Masinissa n'e;t ;t; s;par; de Sophonisbe. Les dieux des Romains en ordonnent autrement. Je lui tiens du moins une de mes promesses: elle ne tombera point vivante entre les mains de ses ennemis, si elle se soumet ; sa fortune en citoyenne de Carthage, en fille d'Asdrubal, et en femme de Syphax et de Masinissa. »


L'officier entra chez Sophonisbe, et lui transmit l'ordre du roi.


«Je re;ois ce don nuptial avec joie, r;pondit-elle, puisqu'il est vrai qu'un mari n'a pu faire ; sa femme d'autre pr;sent. Dis ; ton ma;tre qu'en perdant la vie, j'aurais du moins conserv; l'honneur, si je n'eusse point ;pous; Masinissa la veille de ma mort. »


Elle avala le poison.


Ce fut dans ces conjonctures que les Carthaginois rappel;rent Annibal de l'Italie : il versa des larmes de rage, il accusa ses concitoyens, il s'en prit aux dieux, il se reprocha de n'avoir pas march; ; Rome apr;s la bataille de Cannes. Jamais homme, en quittant son pays pour aller en exil, n';prouva plus de douleur qu'Annibal en s'arrachant d'une terre ;trang;re pour rentrer dans sa patrie.


Il d;barqua sur la c;te d'Afrique avec les vieux soldats qui avaient travers;, comme lui, les Espagnes, les Gaules, l'Italie, qui montraient plus de faisceaux ravis ; des pr;teurs, ; des g;n;raux, ; des consuls, que tous les magistrats de Rome n'en faisaient porter devant eux. Annibal avait ;t; trente-six ans absent de sa patrie : il en ;tait sorti enfant, il y revenait dans un ;ge avanc;, ainsi qu'il le dit lui-m;me ; Scipion. Quelles durent ;tre les pens;es de ce grand homme quand il revit Carthage, dont les murs et les habitants lui ;taient presque ;trangers! Deux de ses fr;res ;taient morts; les compagnons de son enfance avaient disparu ; les g;n;rations s';taient succ;d;: les temples charg;s de la d;pouille des Romains furent sans doute les seuls lieux qu'Annibal put reconna;tre dans cette Carthage nouvelle. Si ses concitoyens n'avaient pas ;t; aveugl;s par l'envie, avec quelle admiration ils auraient contempl; ce h;ros qui, depuis trente ans, versait son sang pour eux dans une r;gion lointaine, et les couvrait d'une gloire ineffa;able! Mais quand les services sont si ;minents qu'ils exc;dent les bornes de la reconnaissance, ils ne sont pay;s que par l'ingratitude. Annibal eut le malheur d';tre plus grand que le peuple chez lequel il ;tait n;, et son destin fut de vivre et de mourir en terre ;trang;re.


Il conduisit son arm;e ; Zama. Scipion rapprocha son camp de celui d'Annibal. Le g;n;ral carthaginois eut un pressentiment de l'infid;lit; de la fortune; car il demanda une entrevue au g;n;ral romain, afin de lui proposer la paix. On fixa le lieu du rendez-vous. Quand les deux capitaines furent en pr;sence, ils demeur;rent muets et saisis d'admiration l'un pour l'autre. Annibal prit enfin la parole:


« Scipion, les dieux ont voulu que votre p;re ait ;t; le premier des g;n;raux ennemis ; qui je me sois montr; en Italie les armes ; la main; ces m;mes dieux m'ordonnent de venir aujourd'hui, d;sarm;, demander la paix ; son fils. Vous avez vu les Carthaginois camp;s aux portes de Rome : le bruit d'un camp romain se fait entendre ; pr;sent jusque dans les murs de Carthage. Sorti enfant de ma patrie, j'y rentre plein de jours; une longue exp;rience de la bonne et de la mauvaise fortune m'a appris ; juger des choses par la raison, et non par l';v;nement. Votre jeunesse, et le bonheur qui ne vous a point encore abandonn;, vous rendront peut-;tre ennemi du repos: dans la prosp;rit; on ne songe point aux revers. Vous avez l';ge que j'avais ; Cannes et ; Trasim;ne. Voyez ce que j'ai ;t;, et connaissez, par mon exemple, l'inconstance du sort. Celui qui vous parle en suppliant est ce m;me Annibal qui, camp; entre le Tibre et le T;veron, pr;t ; donner l'assaut ; Rome, d;lib;rait sur ce qu'il ferait de votre patrie. J'ai port; l';pouvante dans les champs de vos p;res, et je suis r;duit ; vous prier d';pargner de tels malheurs ; mon pays. Rien n'est plus incertain que le succ;s des armes: un moment peut vous ravir votre gloire et vos esp;rances. Consentir ; la paix, c'est rester vous-m;me l'arbitre de vos destin;es; combattre, c'est remettre votre sort entre les mains des dieux. »


A ce discours ;tudi;, Scipion r;pondit avec plus de franchise, mais moins d';loquence : il rejeta comme insuffisantes les propositions de paix que lui faisait Annibal, et l'on ne songea plus qu'; combattre. Il est probable que l'int;r;t de la patrie ne fut pas le seul motif qui porta le g;n;ral romain ; rompre avec le g;n;ral carthaginois, et que Scipion ne put se d;fendre du d;sir de se mesurer avec Annibal.


Le lendemain de cette entrevue, deux arm;es, compos;es de v;t;rans, conduites par les deux plus grands capitaines des deux plus grands peuples de la terre, s'avanc;rent pour se disputer, non les murs de Rome et de Carthage, mais l'empire du monde, prix de ce dernier combat.


Scipion pla;a les piquiers au premier rang, les princes au second, et les triaires au troisi;me. Il rompit ces lignes par des intervalles ;gaux, afin d'ouvrir un passage aux ;l;phants des Carthaginois. Des v;lites r;pandus dans ces intervalles devaient, selon l'occasion, se replier derri;re les soldats pesamment arm;s, ou lancer sur les ;l;phants une gr;le de fl;ches et de javelots. L;lius couvrait l'aile gauche de l'arm;e avec la cavalerie latine, et Masinissa commandait ; l'aile droite les chevaux numides.


Annibal rangea quatre-vingts ;l;phants sur le front de son arm;e, dont la premi;re ligne ;tait, compos;e de Liguriens, de Gaulois, de Bal;ares et de Maures ; les Carthaginois venaient au second rang; des Bruttiens formaient derri;re eux une esp;ce de r;serve, sur laquelle le g;n;ral comptait peu. Annibal opposa sa cavalerie ; la cavalerie des Romains, les Carthaginois ; L;lius, et les Numides ; Massinissa.


Les Romains sonnent les premiers la charge. Ils poussent en m;me temps de si grands cris, qu'une partie des ;l;phants effray;s se replie sur l'aile gauche de l'arm;e d'Annibal, et jette la confusion parmi les cavaliers numides. Masinissa aper;oit leur d;sordre, fond sur eux, et ach;ve de les mettre en fuite. L'autre partie des ;l;phants qui s';taient pr;cipit;s sur les Romains est repouss;e par les v;lites, et cause ; l'aile droite des Carthaginois le m;me accident qu'; l'aile gauche. Ainsi, d;s le premier choc, Annibal demeura sans cavalerie, et d;couvert sur ses deux flancs : des raisons puissantes, que l'histoire n'a pas connues, l'emp;ch;rent sans doute de penser ; la retraite.


L'infanterie en ;tant venue aux mains, les soldats de Scipion enfonc;rent facilement la premi;re ligne de l'ennemi, qui n';tait compos;e que de mercenaires. Les Romains et les Carthaginois se trouv;rent alors face ; face. Les premiers, pour arriver aux seconds, ;tant oblig;s de passer sur des monceaux de cadavres, rompirent leur ligne, et furent au moment de perdre la victoire. Scipion voit le danger, et change son ordre de bataille. Il fait passer les princes et les triaires au premier rang, et les place ; la droite et ; la gauche des piquiers ; il d;borde par ce moyen le front de l'arm;e d'Annibal, qui avait d;j; perdu sa cavalerie, et la premi;re ligne de ses fantassins. Les v;t;rans carthaginois soutinrent la gloire qu'ils s';taient acquise dans tant de batailles. On reconnaissait parmi eux, ; leurs couronnes, de simples soldats qui avaient tu; de leurs propres mains des g;n;raux et des consuls. Mais la cavalerie romaine, revenant de la poursuite des ennemis, charge par derri;re les vieux compagnons d'Annibal. Entour;s de toutes parts, ils combattent jusqu'au dernier soupir, et n'abandonnent leurs drapeaux qu'avec la vie. Annibal lui-m;me, apr;s avoir fait tout ce qu'on peut attendre d'un grand g;n;ral et d'un soldat intr;pide, se sauve avec quelques cavaliers.


Rest; ma;tre du champ de bataille, Scipion donna de grands ;loges ; l'habilet; que son rival avait d;ploy;e dans les ;v;nements du combat. ;tait-ce g;n;rosit; ou orgueil? Peut-;tre l'une et l'autre, car le vainqueur ;tait Scipion, et le vaincu Annibal.


La bataille de Zama mit fin ; la seconde guerre punique. Carthage demanda la paix, et ne la re;ut qu'; des conditions qui pr;sageaient sa ruine prochaine. Annibal, n'osant se fier ; la foi d'un peuple ingrat, abandonna sa patrie. Il erra dans les cours ;trang;res, cherchant partout des ennemis aux Romains, et partout poursuivi par eux; donnant ; de faibles rois des conseils qu'ils ;taient incapables de suivre, et apprenant par sa propre exp;rience qu'il ne faut porter chez les h;tes couronn;s ni gloire ni malheur. On assure qu'il rencontra Scipion ; ;ph;se, et que, s'entretenant avec son vainqueur, celui-ci lui dit:


« A votre avis, Annibal, quel a ;t; le premier capitaine du monde?


— Alexandre, r;pondit le Carthaginois.


— Et le second ? repartit Scipion.


— Pyrrhus. — Et le troisi;me?


— Moi.


— Que serait-ce donc, s';cria Scipion en riant, si vous m'aviez vaincu?


— Je me serais plac;, r;pondit Annibal, avant Alexandre . »


Mot qui prouve que l'illustre banni avait appris dans les cours l'art de la flatterie, et qu'il avait ; la fois trop de modestie et trop d'orgueil.


Enfin, les Romains ne purent se r;soudre ; laisser vivre Annibal. Seul, proscrit et malheureux, il leur semblait balancer la fortune du Capitole. Ils ;taient humili;s en pensant qu'il y avait au monde un homme qui les avait vaincus, et qui n';tait point effray; de leur grandeur. Ils envoy;rent une ambassade jusqu'au fond de l'Asie, demander au roi Prusias la mort de son suppliant. Prusias eut la l;chet; d'abandonner Annibal. Alors ce grand homme avala du poison, en disant:


« D;livrons les Romains de la crainte que leur cause un vieillard exil;, d;sarm; et trahi. »


Scipion ;prouva comme Annibal les peines attach;es ; la gloire. Il finit ses jours ; Literne, dans un exil volontaire. On a remarqu; qu'Annibal, Philop;men et Scipion moururent ; peu pr;s dans le m;me temps, tous trois victimes de l'ingratitude de leur pays. L'Africain fit graver sur son tombeau cette inscription si connue:


INGRATE PATRIE,


TU N'AURAS PAS MES OS.


Mais, apr;s tout, la proscription et l'exil, qui peuvent faire oublier des noms vulgaires, attirent les yeux sur les noms illustres : la vertu heureuse nous ;blouit; elle charme nos regards lorsqu'elle est pers;cut;e.


Carthage elle-m;me ne surv;cut pas longtemps ; Annibal. Scipion Nasica et les s;nateurs les plus sages voulaient conserver ; Rome une rivale ; mais on ne change point les destin;es des empires. La haine aveugle du vieux Caton l'emporta; et les Romains, sous le pr;texte le plus frivole, commenc;rent la troisi;me guerre punique.


Ils employ;rent d'abord une insigne perfidie pour d;pouiller les ennemis de leurs armes. Les Carthaginois, ayant en vain demand; la paix, r;solurent de s'ensevelir sous les ruines de leur cit;. Les consuls Marcius et Manilius parurent bient;t sous les murs de Carthage. Avant d'en former le si;ge, ils eurent recours ; deux c;r;monies formidables : l';vocation des divinit;s tut;laires de cette ville, et le d;vouement de la patrie d'Annibal aux dieux infernaux.


« Dieu ou d;esse qui prot;gez le peuple et la r;publique de Carthage, g;nie ; qui la d;fense de cette ville est confi;e, abandonnez vos anciennes demeures; venez habiter nos temples. Puissent Rome et nos sacrifices vous ;tre plus agr;ables que la ville et les sacrifices des Carthaginois! »


Passant ensuite ; la formule de d;vouement:


« Dieu Pluton, Jupiter malfaisant, dieux M;nes, frappez de terreur la ville de Carthage; entra;nez ses habitants aux enfers. Je vous d;voue la t;te des ennemis, leurs biens, leurs villes, leurs campagnes; remplissez mes v;ux, et je vous immolerai trois brebis noires. Terre, m;re des hommes, et vous, Jupiter, je vous atteste. »


Cependant les consuls furent repouss;s avec vigueur. Le g;nie d'Annibal s';tait r;veill; dans la ville assi;g;e. Les femmes coup;rent leurs cheveux; elles en firent des cordes pour les arcs et pour les machines de guerre. Scipion, le second Africain, servait alors comme tribun dans l'arm;e romaine. Quelques vieillards qui avaient vu le premier Scipion en Afrique vivaient encore, entre autres le c;l;bre Masinissa. Ce roi numide, ;g; de plus de quatre-vingts ans, invita le jeune Scipion ; sa cour; c'est sur la supposition de cette entrevue que Cic;ron composa le beau morceau de sa R;publique, connu sous le nom du Songe de Scipion. Il fait parler ainsi l';milien ; L;lius, ; Manilius et ; Sc;vola :


« J'aborde Masinissa. Le vieillard me re;oit dans ses bras, et m'arrose de ses pleurs. Il l;ve les yeux au ciel et s';crie:


« Soleil, dieux c;lestes, je vous remercie! Je re;ois, avant de mourir, dans mon royaume et ; mes foyers, le digne h;ritier de l'homme vertueux et du grand capitaine toujours pr;sent ; ma m;moire! »


« La nuit, plein des discours de Masinissa, je r;vai que l'Africain s'offrait devant moi : je tremblais, saisi de respect et de crainte. L'Africain me rassura, et me transporta avec lui au plus haut du ciel, dans un lieu tout brillant d';toiles. Il me dit:


« Abaissez vos regards, et voyez Carthage: je la for;ai de se soumettre au peuple romain; dans deux ans vous la d;truire de fond en comble, et vous m;riterez par vous-m;me le nom d'Africain que vous ne tenez encore que de mon h;ritage... Sachez, pour vous encourager ; la vertu, qu'il est dans le ciel un lieu destin; ; l'homme juste. Ce qu'on appelle la vie sur la terre, c'est la mort. On n'existe que dans la demeure ;ternelle des ;mes, et l'on ne parvient ; cette demeure que par la saintet;, la religion, la justice, le respect envers ses parents, et le d;vouement ; la patrie. Sachez surtout m;priser les r;compenses des mortels. Vous voyez d'ici combien cette terre est petite, combien les plus vastes royaumes occupent peu de place sur le globe que vous d;couvrez ; peine, combien de solitudes et de mers divisent les peuples entre eux ! Quel serait donc l'objet de votre ambition ? Le nom d'un Romain a-t-il jamais franchi les sommets du Caucase ou les rivages du Gange? Que de peuples ; l'orient, ; l'occident, au midi, au septentrion, n'entendront jamais parler de l'Africain! Et ceux qui en parlent aujourd'hui, combien de temps en parleront-ils? Ils vont mourir. Dans le bouleversement des empires, dans ces grandes r;volutions que le temps am;ne, ma m;moire p;rira sans retour. 0 mon fils! ne songez donc qu'aux sanctuaires divins o; vous entendez cette harmonie des sph;res qui charme maintenant vos oreilles; n'aspirez qu'; ces temples ;ternels pr;par;s pour les grandes ;mes et pour ces g;nies sublimes qui, pendant la vie, se sont ;lev;s ; la contemplation des choses du ciel. »


L'Africain se tut, et je m';veillai. »


Cette noble fiction d'un consul romain, surnomm; le P;re de la patrie, ne d;roge point ; la gravit; de l'histoire. Si l'histoire est faite pour conserver les grands noms et les pens;es du g;nie, ces grands noms et ces pens;es se trouvent ici.


Scipion l';milien, nomm; consul par la faveur du peuple, eut ordre de continuer le si;ge de Carthage. Il surprit d'abord la ville basse, qui portait le nom de M;gara ou de Magara. Il voulut ensuite fermer le port ext;rieur au moyen d'une chauss;e. Les Carthaginois ouvrirent une autre entr;e ; ce port, et parurent en mer, au grand ;tonnement des Romains. Ils auraient pu br;ler la flotte de Scipion; mais l'heure de Carthage ;tait venue, et le trouble s';tait empar; des conseils de cette ville infortun;e.


Elle fut d;fendue par un certain Asdrubal, homme cruel, qui commandait trente mille mercenaires, et qui traitait les citoyens avec autant de rigueur que les ennemis. L'hiver s';tant pass; dans les entreprises que j'ai d;crites, Scipion attaqua au printemps le port int;rieur, appel; le Cothon.


Bient;t ma;tre des murailles de ce port, il s'avan;a jusque dans la grande place de la ville. Trois rues s'ouvraient sur cette place, et montaient en pente jusqu'; la citadelle, connue sous le nom de Byrsa. Les habitants se d;fendirent dans les maisons de ces rues: Scipion fut oblig; de les assi;ger, et de prendre chaque maison tour ; tour. Ce combat dura six jours et six nuits. Une partie des soldats romains for;ait les retraites des Carthaginois, tandis qu'une autre partie ;tait occup;e ; tirer avec des crocs les corps entass;s dans les maisons ou pr;cipit;s dans les rues. Beaucoup de vivants furent jet;s p;le-m;le dans les foss;s avec les morts.


Le septi;me jour, des d;put;s parurent en habits de suppliants; ils se bornaient ; demander la vie des citoyens r;fugi;s dans la citadelle. Scipion leur accorda leur demande, exceptant toutefois de cette gr;ce les d;serteurs romains qui avaient pass; du c;t; des Carthaginois. Cinquante mille personnes ,hommes, femmes, enfants et vieillards, sortirent ainsi de Byrsa.


Au sommet de la citadelle s';levait un temple consacr; ; Esculape. Les transfuges, au nombre de neuf cents, se retranch;rent dans ce temple. Asdrubal les commandait; il avait avec lui sa femme et ses deux enfants. Cette troupe d;sesp;r;e soutint quelque temps les efforts des Romains; mais, chass;e peu ; peu des parvis du temple, elle se renferma dans le temple m;me. Alors Asdrubal, entra;n; par l'amour de la vie, abandonnant secr;tement ses compagnons d'infortune, sa femme et ses enfants, vint, un rameau d'olivier ; la main, embrasser les genoux de Scipion. Scipion le fit aussit;t montrer aux transfuges. Ceux-ci, pleins de rage, mirent le feu au temple, en faisant contre Asdrubal d'horribles impr;cations.


Comme les flammes commen;aient ; sortir de l';difice, on vit para;tre une femme couverte de ses plus beaux habits, et tenant par la main deux enfants: c';tait la femme d'Asdrubal. Elle prom;ne ses regards sur les ennemis qui entouraient la citadelle, et, reconnaissant Scipion:


« Romain, s';cria-t-elle, je ne demande point au ciel qu'il exerce sur toi sa vengeance: tu ne fais que suivre les lois de la guerre: mais puisses -tu, avec les divinit;s de mon pays, punir le perfide qui trahit sa femme, ses enfants, sa patrie et ses dieux! Et toi, Asdrubal, Rome d;j; pr;pare le ch;timent de tes forfaits! Indigne chef de Carthage, cours te faire tra;ner au char de ton vainqueur, tandis que ce feu va nous d;rober, moi et mes enfants, ; l'esclavage! »


En achevant ces mots, elle ;gorge ses enfants, les jette dans les flammes, et s'y pr;cipite apr;s eux. Tous les transfuges imitent son exemple.


Ainsi p;rit la patrie de Didon, de Sophonisbe et d'Annibal. Florus veut que l'on juge de la grandeur du d;sastre par l'embrasement, qui dura dix-sept jours entiers. Scipion versa des pleurs sur le sort de Carthage. A l'aspect de l'incendie qui consumait cette ville nagu;re si florissante, il songea aux r;volutions des empires, et pronon;a ces vers d'Hom;re, en les appliquant aux destin;es futures de Rome:


« Un temps viendra o; l'on verra p;rir et les sacr;s murs d'Ilion et le belliqueux Priam, et tout son peuple. »


Corinthe fut d;truite la m;me ann;e que Carthage; et un enfant de Corinthe r;p;ta, comme Scipion, un passage d'Hom;re, ; la vue de sa patrie en cendres. Quel est donc cet homme que toute l'antiquit; appelle ; la chute des ;tats et au spectacle des calamit;s des peuples, comme si rien ne pouvait ;tre grand et tragique sans sa pr;sence; comme si toutes les douleurs humaines ;taient sous la protection et sous l'empire du chantre d'Ilion et d'Hector !


Carthage ne fut pas plut;t d;truite, qu'un dieu vengeur sembla sortir de ses ruines: Rome perd ses m;urs; elle voit na;tre dans son sein des guerres civiles; et cette corruption et ses discordes commencent sur les rivages puniques. Et d'abord Scipion, destructeur de Carthage, meurt assassin; par la main de ses proches; les enfants de ce roi Masinissa, qui fit triompher les Romains, s';gorgent sur le tombeau de Sophonisbe; les d;pouilles de Syphax servent ; Jugurtha ; pervertir et ; vaincre les descendants de Regulus.


« 0 cit; v;nale! s';crie le prince africain en sortant du Capitole; ; cit; m;re pour ta ruine, si tu trouves un acheteur ! »


Bient;t Jugurtha fait passer une arm;e romaine sous le joug, presque ; la vue de Carthage, et renouvelle cette honteuse c;r;monie, comme pour r;jouir les m;nes d'Annibal; il tombe enfin dans les mains de Marius, et perd l'esprit au milieu de la pompe triomphale. Les licteurs le d;pouillent, lui arrachent ses pendants d'oreilles, le jettent nu dans une fosse, o; ce roi justifie jusqu'; son dernier soupir ce qu'il avait dit de l'avidit; des Romains.


Mais la victoire obtenue sur le descendant de Masinissa a fait na;tre entre Sylla et Marius cette jalousie qui va couvrir Rome de deuil. Oblig; de fuir devant son rival, Marius vint chercher un asile parmi les tombeaux d'Hannon et d'Hamilcar. Un esclave de Sextilius, pr;fet d'Afrique, apporte ; Marius l'ordre de quitter les d;bris qui lui servent de retraite :


« Va dire ; ton ma;tre, r;pond le terrible consul, que tu as vu Marius fugitif assis sur les ruines de Carthage! »


« Marius et Carthage, disent un historien et un po;te, se consolaient mutuellement de leur sort; et, tomb;s l'un et l'autre, ils pardonnaient aux dieux. »


Enfin la libert; de Rome expire aux pieds de Carthage d;truite et encha;n;e. La vengeance est compl;te: c'est un Scipion qui succombe en Afrique sous les coups de C;sar; et son corps est le jouet des flots qui port;rent les vaisseaux triomphants de ses a;eux.


Mais Caton vit encore ; Utique, et avec lui Rome et la libert; sont encore debout. C;sar approche: Caton juge que les dieux de la patrie se sont retir;s. Il demande son ;p;e; un enfant la lui apporte; Caton la tire du fourreau, en touche la pointe, et dit: « Je suis mon ma;tre! » Ensuite il se couche, et lit deux fois le dialogue de Platon sur l'immortalit; de l';me, apr;s quoi il s'endort. Le chant des oiseaux le r;veille au point du jour: il pense alors qu'il est temps de changer une vie libre en une vie immortelle; il se donne un coup d';p;e au-dessous-de l'estomac. Il tombe de son lit, se d;bat contre la mort. On accourt, on bande sa plaie: il revient de son ;vanouissement, d;chire l'appareil, et arrache ses entrailles. Il aime mieux mourir pour une cause sainte que de vivre sous un grand homme.


Le destin de Rome r;publicaine ;tant accompli, les hommes, les lois, ayant chang;, le sort de Carthage changea pareillement. D;j; Tib;rus Gracchus avait ;tabli une colonie dans l'enceinte d;serte de la ville de Didon; mais sans doute cette colonie n'y prosp;ra pas, puisque Marius ne trouva ; Carthage que des cabanes et des ruines. Jules C;sar, ;tant en Afrique, fit un songe: il crut voir pendant son sommeil une grande arm;e, qui l'appelait en r;pandant des pleurs. D;s lors il forma le projet de reb;tir Corinthe et Carthage, dont le r;ve lui avait apparemment offert les guerriers. Auguste, qui partagea toutes les fureurs d'une r;volution sanglante, et qui les r;para toutes, accomplit le dessein de C;sar. Carthage sortit de ses ruines, et Strabon assure que de son temps elle ;tait d;j; florissante. Elle devint la m;tropole de l'Afrique, et fut c;l;bre par sa politesse et par ses ;coles. Elle vit na;tre tour ; tour de grands et d'heureux g;nies. Tertullien lui adressa son Apolog;tique contre les gentils. Mais, toujours cruelle dans sa religion, Carthage pers;cuta les chr;tiens innocents, comme elle avait jadis br;l; des enfants en l'honneur de Saturne. Elle livra au martyre l'illustre Cyprien, qui faisait refleurir l';loquence latine. Arnobe et Lactance se distingu;rent ; Carthage: le dernier y m;rita le surnom de Cic;ron chr;tien.


Soixante ans apr;s, saint Augustin puisa dans la capitale de l'Afrique ce go;t des volupt;s, sur lequel, ainsi que le roi-proph;te, il pleura le reste de sa vie. Sa belle imagination, touch;e des fictions des po;tes, aimait ; chercher les restes du palais de Didon. Le d;senchantement que l';ge am;ne, et le vide qui suit les plaisirs, rappel;rent le fils de Monique ; des pens;es plus graves. Saint Ambroise acheva la victoire, et Augustin, devenu ;v;que d'Hippone, fut un mod;le de vertu. Sa maison ressemblait ; une esp;ce de monast;re, o; rien n';tait affect; ni en pauvret; ni en richesse. V;tu d'une mani;re modeste, mais propre et agr;able, le v;n;rable pr;lat rejetait les habits somptueux, qui ne convenaient, disait-il, ni ; son minist;re, ni ; son corps cass; de vieillesse, ni ; ses cheveux blancs. Aucune femme n'entrait chez lui, pas m;me sa s;ur, veuve et servante de Dieu. Les ;trangers trouvaient ; sa table une hospitalit; lib;rale; mais, pour lui, il ne vivait que de fruits et de l;gumes. Il faisait sa principale occupation de l'assistance des pauvres et de la pr;dication de la parole de Dieu. Il fut surpris dans l'exercice de ses devoirs par les Vandales, qui vinrent mettre le si;ge devant Hippone l'an 431 de notre ;re, et qui chang;rent la face de l'Afrique.


Les Barbares avaient d;j; envahi les grandes provinces de l'empire; Rome m;me avait ;t; saccag;e par Alaric. Les Vandales, ou pouss;s par les Visigoths, ou appel;s par le comte Boniface, pass;rent enfin d'Espagne en Afrique. Ils ;taient, selon Procope, de la race des Goths, et joignaient ; leur f;rocit; naturelle le fanatisme religieux. Convertis au christianisme, mais ariens de secte, ils pers;cut;rent les catholiques avec une rage inou;e. Leur cruaut; fut sans exemple: quand ils ;taient repouss;s devant une ville, ils massacraient leurs prisonniers autour de cette ville. Laissant les cadavres expos;s au soleil, ils chargeaient, pour ainsi dire, le vent de porter la peste dans les murs que leur rage n'avait pu frapper. L'Afrique fut ;pouvant;e de cette race d'hommes, de g;ants demi-nus, qui faisaient des peuples vaincus des esp;ces de b;tes de somme, les chassaient par troupeaux devant eux, et les ;gorgeaient quand ils en ;taient las.


Genseric ;tablit ; Carthage le si;ge de son empire: il ;tait digne de commander aux barbares que Dieu lui avait soumis. C';tait un prince sombre, sujet ; des acc;s de la plus noire m;lancolie, et qui paraissait grand dans le naufrage g;n;ral du monde civilis;, parce qu'il ;tait mont; sur des d;bris.


Au milieu de ses malheurs, une derni;re vengeance ;tait r;serv;e ; la ville de Didon. Genseric traverse la mer, et s'empare de Rome: il la livre ; ses soldats pendant quatorze jours et quatorze nuits. Il se rembarque ensuite ; la flotte du nouvel Annibal apporte ; Carthage les d;pouilles de Rome, comme la flotte de Scipion avait apport; ; Rome les d;pouilles de Carthage. Tous les vaisseaux de Genseric, dit Procope, arriv;rent heureusement en Afrique, except; celui qui portait les dieux. Solidement ;tabli dans son nouvel empire, Genseric en sortait tous les ans pour ravager l'Italie, la Sicile, l'Illyrie et la Gr;ce. Les aveugles conqu;rants de cette ;poque sentaient int;rieurement , qu'ils n';taient que des instruments d'un conseil ;ternel. De l; les noms qu'ils se donnaient de Fl;au de Dieu, de Ravageur de l'esp;ce humaine; de l; cette fureur de d;truire dont ils se sentaient tourment;s, cette soif du sang qu'ils ne pouvaient ;teindre; de l; cette combinaison de toutes choses pour leurs succ;s: bassesse des hommes, absence de courage, de vertus, de talents, de g;nie: car rien ne devait mettre d'obstacles ; l'accomplissement des arr;ts du Ciel. La flotte de Genseric ;tait pr;te; ses soldats ;taient embarqu;s: o; allait-il? Il ne le savait pas lui-m;me.


« Prince, lui dit le pilote, quels peuples allez-vous attaquer?


— Ceux-l;, r;pond le Barbare, que Dieu regarde ; pr;sent dans sa col;re. »


Genseric mourut trente-neuf ans apr;s avoir pris Carthage. C';tait la seule ville d'Afrique dont il n'e;t pas d;truit les murs. Il eut pour successeur Honoric, l'un de ses fils.


Apr;s un r;gne de huit ans, Honoric fut remplac; sur le tr;ne par son cousin Gondamond : celui-ci porta le sceptre treize ann;es, et laissa la couronne ; Transamond son fr;re.


Le r;gne de Transamond fut en tout de vingt-sept ann;es. Ilderic, fils d'Honoric et petit-fils de Genseric, h;rita du royaume de Carthage. G;limer, parent d'Ilderic, conspira contre lui, et le fit jeter dans un cachot. L'empereur Justinien prit la d;fense du monarque d;tr;n;, et B;lisaire passa en Afrique. G;limer ne fit presque point de r;sistance. Le g;n;ral romain entra victorieux dans Carthage. Il se rendit au palais, o;, par un jeu de la fortune, il mangea des viandes m;mes qui avaient ;t; pr;par;es pour G;limer, et fut servi par les officiers de ce prince. Rien n';tait chang; ; la cour, hors le ma;tre, et c'est peu de chose quand il a cess; d';tre heureux.


B;lisaire, au reste, ;tait digne de ses succ;s. C';tait un de ces hommes qui paraissent de loin ; loin dans les jours du vice, pour interrompre le droit de prescription contre la vertu. Malheureusement ces nobles ;mes qui brillent au milieu de la bassesse ne produisent aucune r;volution. Elles ne sont point li;es aux affaires humaines de leur temps; ;trang;res et isol;es dans le pr;sent, elles ne peuvent avoir aucune influence sur l'avenir. Le monde roule sur elles sans les entra;ner; mais aussi elles ne peuvent arr;ter le monde. Pour que les ;mes d'une haute nature soient utiles ; la soci;t;, il faut qu'elles naissent chez un peuple qui conserve le go;t de l'ordre, de la religion et des m;urs, et dont le g;nie et le caract;re soient en rapport avec sa position morale et politique. Dans le si;cle de B;lisaire, les ;v;nements ;taient grands, et les hommes petits. C'est pourquoi les annales de ce si;cle, bien que remplies de catastrophes tragiques, nous r;voltent et nous fatiguent. Nous ne cherchons point, dans l'histoire, les r;volutions qui ma;trisent et ;crasent des hommes, mais les hommes qui commandent aux r;volutions, et qui soient plus puissants que la fortune. L'univers boulevers; par les barbares ne nous inspire que de l'horreur et du m;pris; nous sommes ;ternellement et justement occup;s d'une petite querelle de Sparte et d'Ath;nes dans un petit coin de la Gr;ce.


G;limer, prisonnier ; Constantinople, servit au triomphe de B;lisaire. Bient;t apr;s, ce monarque devint laboureur. En pareil cas, la philosophie peut consoler un homme d'une nature commune, mais elle ne fait qu'augmenter les regrets d'un c;ur vraiment royal.


On sait que Justinien ne fit point crever les yeux ; B;lisaire. Ce ne serait, apr;s tout, qu'un bien petit ;v;nement dans la grande histoire de l'ingratitude humaine. Quant ; Carthage, elle vit un prince sortir de ses murs pour aller s'asseoir sur le tr;ne des C;sars: ce fut cet Heraclius qui renversa le tyran Phocas. Les Arabes firent, en 647, leur premi;re exp;dition en Afrique. Cette exp;dition fut suivie de quatre autres dans l'espace de cinquante ans. Carthage tomba sous le joug musulman en 696. La plupart des habitants se sauv;rent en Espagne et en Sicile. Le patrice Jean, g;n;ral de l'empereur L;once, occupa la ville en 697, mais les Sarrasins y rentr;rent pour toujours en 698; et la fille de Tyr devint la proie des enfants d'Isma;l. Elle fut prise par Hassan, sous le califat d'Abd-el-M;lik. On pr;tend que les nouveaux ma;tres de Carthage en ras;rent jusqu'aux fondements. Cependant il en existait encore de grands d;bris au commencement du neuvi;me si;cle, s'il est vrai que des ambassadeurs de Charlemagne d;couvrirent le corps de saint Cyprien. Vers la fin du m;me si;cle, les infid;les form;rent une ligue contre les chr;tiens, et ils avaient ; leur t;te, dit l'histoire, les Sarrasins de Carthage. Nous verrons aussi que saint Louis trouva une ville naissante dans les ruines de cette antique cit;. Quoi qu'il en soit, elle n'offre plus aujourd'hui que les d;bris dont je vais parler. Elle n'est connue dans le pays que sous le nom de Bersach, qui semble ;tre une corruption du nom de Byrsa. Quand on veut aller de Tunis ; Carthage, il faut demander la tour d'Almenare ou la torre de Mastinac;s: ventoso gloria curru !


Il est assez difficile de bien comprendre, d'apr;s le r;cit des historiens, le plan de l'ancienne Carthage. Polybe et Tite-Live avaient sans doute parl; fort au long du si;ge de cette ville, mais nous n'avons plus leurs descriptions. Nous sommes r;duits aux abr;viateurs latins, tels que Florus et Velleius Paterculus, qui n'entrent point dans le d;tail des lieux. Les g;ographes qui vinrent par la suite des temps ne connurent que la Carthage romaine. L'autorit; la plus compl;te sur ce sujet est celle du Grec Appien, qui florissait pr;s de trois si;cles apr;s l';v;nement, et qui, dans son style d;clamatoire, manque de pr;cision et de clart;. Rollin, qui le suit, en y m;lant peut-;tre mal ; propos l'autorit; de Strabon, m';pargnera la peine d'une traduction.


« Elle ;tait situ;e dans le fond d'un golfe, environn;e de mer en forme d'une presqu ;le, dont le col, c'est-;-dire l'isthme qui la joignait au continent, ;tait d'une lieue et un quart (vingt-cinq stades). La presqu';le avait de circuit dix-huit lieues (trois cent soixante stades). Du c;t; de l'occident, il en sortait une longue pointe de terre, large ; peu pr;s de douze toises (un demi-stade) , qui, s'avan;ant dans la mer, la s;parait d'avec le marais, et ;tait ferm;e de tous c;t;s de rochers et d'une simple muraille. Du c;t; du midi et du continent, o; ;tait la citadelle appel;e Byrsa, la ville ;tait close d'une triple muraille, haute de trente coud;es, sans les parapets et les tours qui la flanquaient tout alentour par d';gales distances, ;loign;es l'une de l'autre de quatre-vingts toises. Chaque tour avait quatre ;tages, les murailles n'en avaient que deux; elles ;taient vo;t;es, et dans le bas il y avait des ;tables pour mettre trois cents ;l;phants , avec les choses n;cessaires pour leur subsistance, et des ;curies au-dessus pour quatre mille chevaux, et les greniers pour leur nourriture. Il s'y trouvait aussi de quoi y loger vingt mille fantassins et quatre mille cavaliers. Enfin, tout cet appareil de guerre ;tait renferm; dans les seules murailles. Il n'y avait qu'un endroit de la ville dont les murs fussent faibles et bas: c';tait un angle n;glig; qui commen;ait ; la pointe de terre dont nous avons parl;, et qui continuait jusqu'au port qui ;tait du c;t; du couchant. Il y en avait deux qui se communiquaient l'un ; l'autre, mais qui n'avaient qu'une seule entr;e, large de soixante -dix pieds, et ferm;e par des cha;nes. Le premier ;tait pour les marchands, o; l'on trouvait plusieurs et diverses demeures pour les matelots. L'autre ;tait le port int;rieur, pour les navires de guerre, au milieu duquel on voyait une ;le nomm;e Cothon, bord;e, aussi bien que le port, de grands quais o; il y avait des loges s;par;es pour mettre ; couvert deux cent vingt navires, et des magasins au-dessus, o; l'on gardait tout ce qui ;tait n;cessaire ; l'armement et ; l';quipement des vaisseaux. L'entr;e de chacune de ces loges, destin;es ; retirer les vaisseaux, ;tait orn;e de deux colonnes de marbre d'ouvrage ionique; de sorte que tant le port que l';le repr;sentaient des deux c;t;s deux magnifiques gal;res. Dans cette ;le ;tait le palais de l'amiral; et, comme il ;tait vis-;-vis de l'entr;e du port, il pouvait de l; d;couvrir tout ce qui se passait dans la mer sans que de la mer on p;t rien voir de ce qui se faisait dans l'int;rieur du port. Les marchands, de m;me, n'avaient aucune vue sur les vaisseaux de guerre, les deux ports ;tant s;par;s par une double muraille; et il y avait dans chacun une porte particuli;re pour entrer dans la ville sans passer par l'autre port. On peut donc distinguer trois parties dans Carthage: le port, qui ;tait double, appel; quelquefois Cothon ; cause de la petite ;le de ce nom; la citadelle, appel;e Byrsa la ville proprement dite, o; demeuraient les habitants, qui environnait la citadelle, et ;tait nomm;e M;gara. »


Il ne resta vraisemblablement de cette premi;re ville que les citernes publiques et particuli;res; elles sont d'une beaut; surprenante, et donnent une grande id;e des monuments des Carthaginois; mais je ne sais si l'aqueduc qui conduisait l'eau ; ces citernes ne doit pas ;tre attribu; ; la seconde Carthage. Je me fonde, pour la destruction enti;re de la cit; de Didon, sur ce passage de Florus : Quanta urbs deleta sit, ut de c;teris taceam, vel ignium mora probari potest. Quippe per continuos XVII dies vix potuit incendium exstingui, quod domibus ac templis suis sponte hostes immiserant; ut quatenus urbs eripi Romanis non poterat, triumphus arderet.


Appien ajoute que ce qui ;chappa aux flammes fut d;moli par ordre du s;nat romain. « Rome, dit Vell;ius Patculus, d;j; ma;tresse du monde, ne se croyait pas en s;ret; tant que subsisterait le nom de Carthage, » si nomen usquam maneret Carthaginis.


Strabon, dans sa description courte et claire, m;le ;videmment diff;rentes parties de l'ancienne et de la nouvelle cit; :


« Carthage, environn;e de murs de toutes parts, occupe une presqu';le de trois cents stades de tour, qu'elle a attach;e ; la terre ferme par un isthme de soixante stades de largeur. Au milieu de la ville s';levait une colline sur laquelle ;tait b;tie une citadelle appel;e Byrsa. Au sommet de cette citadelle on voyait un temple consacr; ; Esculape, et des maisons couvraient la pente de la colline. Les ports sont au pied de Byrsa ainsi que la petite ;le ronde appel;e Cothon, autour de laquelle les vaisseaux forment un cercle.»


Sur ce mot Karch;d;n de l'original, j'observe, apr;s quelques ;crivains, que, selon Samuel Bochart, le nom ph;nicien de Carthage ;tait Cartha-Hadath ou Cartha-Hadtha, c'est-;-dire la nouvelle ville. Les Grecs en firent Karch;d;n, et les Romains Carthage. Les noms des trois parties de la ville ;taient ;galement tir;s du ph;nicien: Magara, de magar, magasin; Byrsa, de bosra, forteresse; et Cothon, de ratoun, coupure; car il n'est pas bien clair que le Cothon f;t une ;le.


Apr;s Strabon, nous ne savons plus rien de Carthage, sinon qu'elle ;tait devenue une des plus grandes et des plus belles villes du monde. Pline pourtant se contente de dire: Colonia Carthago, magn; in vestg; Carthaginis. Pomponius Mela, avant Pline, ne para;t pas beaucoup plus favorable: Jam quidem iterum opulenta, etiam nunc tamen priorum excidio rerum, quam ope pr;sentium clarior; mais Solin dit: Alterum post urbem Roman terrarum decus. D'autres auteurs la nomment la Grande et l'heureuse : Carthago magna, felicitate reverenda.


La nouvelle Carthage souffrit d'un incendie sous le r;gne de Marc Aur;le; car on voit ce prince occup; ; r;parer les malheurs de la colonie.


Commode, qui mit une flotte en station ; Carthage pour apporter ; Rome les bl;s de l'Afrique, voulut changer le nom de Carthage en celui de la ville Commodiane. Cette folie de l'indigne fils d'un grand homme fut bient;t oubli;e.


Les deux Gordiens, ayant ;t; proclam;s empereurs en Afrique, firent de Carthage la capitale du monde pendant leur r;gne d'un moment. Il parait toutefois que les Carthaginois en t;moign;rent peu de reconnaissance; car, selon Capitolin, ils se r;volt;rent contre les Gordiens en faveur de Cap;lius. Zosime dit encore que ces m;mes Carthaginois reconnurent Sabinien pour leur ma;tre, tandis que le jeune Gordien succ;dait dans Rome ; Balbin et ; Maxime. Quand on croirait, d'apr;s Zonare, que Carthage fut favorable aux Gordiens, ces empereurs n'auraient pas eu le temps d'embellir beaucoup cette cit;.


Plusieurs inscriptions rapport;es par le savant docteur Shaw prouvent qu'Adrien, Aur;lien et Septime S;v;re ;lev;rent des monuments en diff;rentes villes du Byzacium, et sans doute ils ne n;glig;rent pas la capitale de cette riche province.


Le tyran Maxence porta la flamme et le fer en Afrique, et triompha de Carthage comme de l'antique ennemie de Rome. On ne voit pas sans frissonner cette longue suite d'insens;s qui, presque sans interruption, ont gouvern; le monde depuis Tib;re jusqu'; Constantin, et qui vont, apr;s ce dernier prince, se joindre aux monstres de la Byzantine. Les peuples ne valaient gu;re mieux que les rois. Une effroyable convention semblait exister entre les nations et les souverains: ceux-ci pour tout oser, celles-l; pour tout souffrir.


Ainsi, ce que nous savons des monuments de Carthage dans les si;cles que nous venons de parcourir se r;duit ; tr;s-peu de chose: nous voyons seulement, par les ;crits de Tertullien, de saint Cyprien, de Lactance, de saint Augustin, par les canons des conciles de Carthage et par les Actes des Martyrs, qu'il y avait ; Carthage des amphith;;tres, des th;;tres, des bains, des portiques. La ville ne fut jamais bien fortifi;e, car Gordien le Vieux ne put s'y d;fendre; et, longtemps apr;s, Genseric et B;lisaire y entr;rent sans difficult;.


J'ai entre les mains plusieurs monnaies des rois vandales, qui prouvent que les arts ;taient tout ; fait perdus sous le r;gne de ces rois: ainsi il n'est pas probable que Carthage ait re;u aucun embellissement de ses nouveaux ma;tres. Nous savons, au contraire, que Genseric abattit les ;glises et les th;;tres; tous les monuments pa;ens furent renvers;s par ses ordres : on cite entre autres le temple de M;moire et la rue consacr;e ; la d;esse C;leste. Cette rue ;tait bord;e de superbes ;difices.


Justinien, apr;s avoir arrach; Carthage aux Vandales, y fit construire des portiques, des thermes, des ;glises et des monast;res, comme on le voit dans le livre des ;difices de Procope. Cet Historien parle encore d'une ;glise b;tie par les Carthaginois, au bord de la mer, en l'honneur de saint Cyprien. Voil; ce que j'ai pu recueillir touchant les monuments d'une ville qui occupe un si haut rang dans l'histoire: passons maintenant ; ses d;bris.


Le vaisseau sur lequel j';tais parti d'Alexandrie ;tant arriv; au port de Tunis, nous jet;mes l'ancre en face des ruines de Carthage: je les regardais sans pouvoir deviner ce que c';tait ; j'apercevais quelques cabanes de Maures, un ermitage musulman sur la pointe d'un cap avanc;, des brebis paissant parmi des ruines, ruines si peu apparentes, que je les distinguais ; peine du sol qui les portait: c';tait l; Carthage …


« Les murs de Carthage vaincue et ses tours renvers;es gisent ;pars sur le rivage fatal. Quelle crainte cette ville n'a-t-elle pas jadis inspir;e ; Rome! Quels efforts ne nous a-t-elle pas co;t;s lorsqu'elle nous insultait jusque dans le Latium et dans les champs de Laurente! Maintenant on aper;oit ; peine ses d;bris, elle conserve ; peine son nom, et ne peut ;tre reconnue ; ses propres ruines. »


Pour se retrouver dans ces ruines, il est n;cessaire de suivre une marche m;thodique. Je suppose donc que le lecteur parte avec moi du fort de la Goulette, lequel, comme on sait et comme je l'ai dit, est situ; sur le canal par o; le lac de Tunis se d;gorge dans la mer. Chevauchant le long du rivage, en se dirigeant est-nord-est, vous trouvez, apr;s une demi-heure de chemin, des salines qui remontent vers l'ouest jusqu'; un fragment de mur assez voisin des grandes citernes. Passant entre les salines et la mer, vous commencez ; d;couvrir des jet;es qui s';tendent assez loin sous les flots. La mer et les jet;es sont ; votre droite; ; votre gauche ,vous apercevez sur des hauteurs in;gales beaucoup de d;bris; au pied de ces d;bris est un bassin de forme ronde assez profond, et qui communiquait autrefois avec la mer par un canal dont on voit encore la trace. Ce bassin doit ;tre, selon moi, le Cothon, ou le port int;rieur de Carthage. Les restes des immenses travaux que l'on aper;oit dans la mer indiqueraient, dans ce cas, le m;le ext;rieur. Il me semble m;me qu'on peut distinguer quelques piles de la lev;e que Scipion fit construire afin de fermer le port. J'ai remarqu; aussi un canal int;rieur, qui sera, si l'on veut, la coupure faite par les Carthaginois lorsqu'ils ouvrirent un autre passage ; leur flotte.


Ce sentiment est directement oppos; ; celui du docteur Shaw, qui place l'ancien port de Carthage au nord et au nord-ouest de la p;ninsule, dans le marais noy; appel; El-Mersa ou le havre. Il suppose que ce port a ;t; bouch; par les vents du nord-est, et par le limon de la Bagrada. D'Anville, dans sa G;ographie ancienne, et B;lidor, dans son Architecture hydraulique, ont suivi cette opinion. Les voyageurs se sont soumis ; ces grandes autorit;s. Je ne sais quelle est ; cet ;gard l'opinion du savant Italien dont je n'ai pas vu l'ouvrage.


J'avoue que je suis effray; d'avoir ; combattre des hommes d'un m;rite aussi ;minent que Shaw et d'Anville. L'un avait vu les lieux, et l'autre les avait devin;s, si on me passe cette expression. Une chose cependant m'encourage: M. Humberg, commandant ing;nieur ; la Goulette, homme tr;s-habile, et qui r;side depuis longtemps au milieu des ruines de Carthage, rejette absolument l'hypoth;se du savant Anglais. Il est certain qu'il faut se d;fier de ces pr;tendus changements de lieux, de ces accidents locaux, ; l'aide desquels on explique les difficult;s d'un plan qu'on n'entend pas. Je ne sais donc si la Bagrada a pu fermer l'ancien port de Carthage, comme le docteur Shaw le suppose, ni produire sur le rivage d'Utique toutes les r;volutions qu'il indique. La partie ;lev;e du terrain au nord et au nord-ouest de l'isthme de Carthage n'a pas, soit le long de la mer, soit dans l'El-Mersa, la moindre sinuosit; qui p;t servir d'abri ; un bateau. Pour trouver le Cothon dans cette position, il faut avoir recours ; une esp;ce de trou qui de l’aveu de Shaw n’occupe pas cent verges en carr; .Sur la mer du sud-est, au contraire, vous rencontrez de longues lev;es, des vo;tes qui peuvent avoir ;t; les magasins ,ou m;me les loges des gal;res ; vous voyez des canaux creus;s de main d’hommes ,un bassin int;rieur assez grand pour contenir les barques des anciens et au milieu de ce bassin une petite ;le seJ'ai indiqu; cet ouvrage plus haut. Son opinion para;t semblable ; la mienne Voyez la Pr;face de la troisi;me ;dition. Avoir recours ; une esp;ce de trou qui, de l'aveu de Shaw, n'occupe pas cent verges en carr;. Sur la mer du sud-est, au contraire, vous rencontrez de longues lev;es, des vo;tes qui peuvent avoir ;t; les magasins, ou m;me les loges des gal;res; vous voyez des canaux creus;s de mains d'homme, un bassin int;rieur assez grand pour contenir les barques des anciens; et au milieu de ce bassin, une petite ;le.


L'histoire vient ; mon secours, Scipion l'Africain ;tait occup; ; fortifier Tunis, lorsqu'il vit des vaisseaux sortir de Carthage pour attaquer la flotte romaine ; Utique. (TITE-LIVE, liv. x.) Si le port de Carthage avait ;t; au nord, de l'autre c;t; de l'isthme, Scipion, plac; ; Tunis, n'aurait pas pu d;couvrir les gal;res des Carthaginois; la terre cache dans cette partie le golfe d'Utique. Mais si l'on place le port au sud- est, Scipion vit et dut voir appareiller les ennemis.


Quand Scipion l';milien entreprit de fermer le port ext;rieur, il fit commencer la jet;e ; la pointe du cap de Carthage. (App.) Or le cap de Carthage est ; l'orient, sur la baie m;me de Tunis. Appien ajoute que cette pointe de terre ;tait pr;s du port; ce qui est vrai, si le port ;tait au sud-est; ce qui est faux, si le port se trouvait au nord-ouest. Une chauss;e, conduite de la plus longue pointe de l'isthme de Carthage pour enclore au nord-ouest ce qu'on appelle l'El-Mersa, est une chose absurde ; supposer.


Enfin, apr;s avoir pris le Cothon, Scipion attaqua Byrsa ou la citadelle (APPIEN); le Cothon ;tait donc au-dessous de la citadelle: or celle-ci ;tait b;tie sur la plus haute colline de Carthage, colline que l'on voit entre le midi et l'orient. Le Cothon plac; au nord-ouest aurait ;t; trop ;loign; de Byrsa, tandis que le bassin que j'indique est pr;cis;ment au pied de la colline du sud-est.


Si je m';tends sur ce point plus qu'il n'est n;cessaire ; beaucoup de lecteurs, il yen a d'autres aussi qui prennent un vif int;r;t aux souvenirs de l'histoire, et qui ne cherchent dans un ouvrage que des faits et des connaissances positives. N'est-il pas singulier que dans une ville aussi fameuse que Carthage, on en soit ; chercher l'emplacement m;me de ses ports, et que ce qui fit sa principale gloire soit pr;cis;ment ce qui est le plus oubli;?


Shaw me semble avoir ;t; plus heureux ; l';gard du port marqu; dans le premier livre de l’En;ide. Quelques savants ont cru que ce port ;tait une cr;ation du po;te ; d'autres ont pens; que Virgile avait eu l'intention de repr;senter, ou le port d'Ithaque, ou celui de Carthag;ne, ou la baie de Naples; mais le chantre de Didon ;tait trop scrupuleux sur la peinture des lieux pour se permettre une telle licence; il a d;crit dans la plus exacte v;rit; un port ; quelque distance de Carthage. Laissons parler le docteur Shaw:


« L'Arvah-Reah, l'Aquilaria des anciens, est ; deux lieues ; l'est-nord-est de Seedy-Doude, un peu au sud du promontoire de Mercure : ce fut l; que Curion d;barqua les troupes qui furent ensuite taill;es en pi;ces par Saburra. Il y a ici divers restes d'antiquit;s, mais il n'y en a point qui m;ritent de l'attention. La montagne situ;e entre le bord de la mer et le village, o; il n'y a qu'un demi-mille de distance, est ; vingt ou trente pieds au-dessus du niveau de la mer, fort artistement taill;e, et perc;e en quelques endroits pour faire entrer l'air dans les vo;tes que l'on y a pratiqu;es: on voit encore dans ces vo;tes, ; des distances r;gl;es, de grosses colonnes et des arches pour soutenir la montagne. Ce sont ici les carri;res dont parle Strabon, d'o; les habitants de Carthage, d'Utique et de plusieurs autres villes voisines pouvaient tirer des pierres pour leurs b;timents; et, comme le dehors de la montagne est tout couvert d'arbres, que les vo;tes qu'on y a faites s'ouvrent du c;t; de la mer, qu'il y a un grand rocher de chaque c;t; de cette ouverture vis-;-vis de laquelle est l';le d';gimurus, et que de plus on y trouve des sources qui sortent du roc, et des reposoirs pour les travailleurs, on ne saurait presque douter, vu que les circonstances y r;pondent si exactement, que ce ne soit ici la caverne que Virgile place quelque part dans le golfe, et dont il fait la description dans ses vers suivants, quoiqu'il y ait des commentateurs qui ont cru que ce n'est qu'une pure fiction du po;te:


A pr;sent que nous connaissons les ports, le reste ne nous retiendra pas longtemps. Je suppose que nous avons continu; notre route le long de la mer jusqu'; l'angle d'o; sort le promontoire de Carthage. Ce cap, selon le docteur Shaw, ne fut jamais compris dans la cit;. Maintenant nous quittons la mer, et, tournant ; gauche, nous parcourons en revenant au midi les ruines de la ville, dispos;es sur l'amphith;;tre des collines.


Nous trouvons d'abord les d;bris d'un tr;s-grand ;difice qui semble avoir fait partie d'un palais et d'un th;;tre. Au-dessus de cet ;difice, en montant ; l'ouest, on arrive aux belles citernes qui passent g;n;ralement pour ;tre les seuls restes de Carthage: elles recevaient peut-;tre les eaux d'un aqueduc dont on voit des fragments dans la campagne. Cet aqueduc parcourait un espace de cinquante milles, et se rendait aux sources du Zawan et de Zungar. Il y avait des temples au-dessus de ces sources: les plus grandes arches de l'aqueduc ont soixante-dix pieds de haut; et les piliers de ces arches emportent seize pieds sur chaque face. Les citernes sont immenses: elles forment une suite de vo;tes qui prennent naissance les unes dans les autres, et qui sont bord;es, dans toute leur longueur par un corridor: c'est v;ritablement un magnifique ouvrage.


Pour aller des citernes publiques ; la colline de Byrsa, on traverse un chemin raboteux. Au pied de la colline on trouve un cimeti;re et un mis;rable village, peut-;tre le Tents de lady Montague. Le sommet de l'Acropole offre un terrain uni, sem; de petits morceaux de marbre, et qui est visiblement l'aire d'un palais ou d'un temple. Si l'on tient pour le palais, ce sera le palais de Didon; si l'on pr;f;re le temple, il faudra reconna;tre celui d'Esculape. L;, deux femmes se pr;cipit;rent dans les flammes, l'une pour ne pas survivre ; son d;shonneur, l'autre, ; sa patrie.


Soleil, dont les regards embrassent l'univers;


Reine des dieux, t;moins de mes affreux revers;


Triple H;cate, pour qui dans l'horreur des t;n;bres


Retentissent les airs de hurlements fun;bres;


P;les tilles du Styx, vous tous, lugubres dieux,


Dieux de Didon mourante, ;coutez donc mes v;ux!


S'il faut qu'enfin ce monstre, ;chappant au naufrage,


Soit pouss; dans le port, jet; sur le rivage;


Si c'est l'arr;t du sort, la volont; des cieux,


Que du moins assailli d'un peuple audacieux,


Errant dans les climats o; son destin l'exile,


Implorant des secours, mendiant un asile,


Redemandant son fils arrach; de ses bras,


De ses plus chers amis il pleure le tr;pas!.


Qu'une honteuse paix suive une guerre affreuse!


Qu'au moment de r;gner, une mort malheureuse


L'enl;ve avant le temps! Qu'il meure sans secours,


Et que son corps sanglant reste en proie aux vautours!


Voil; mon dernier v;u! Du courroux qui m'enflamme


Ainsi le dernier cri s'exhale avec mon ;me.


Et toi, mon peuple, et toi, prends son peuple en horreur:


Didon au lit de mort te l;gue sa fureur!


En tribut ; la reine offre un sang qu'elle abhorre:


C'est ainsi que mon ombre exige qu'on l'honore:


Sors de ma cendre, sors, prends la flamme et le fer,


Toi qui dois me venger des enfants de Teucer!


Que le peuple latin, que les fils de Carthage,


Oppos;s par les lieux, le soient plus par leur rage!


Que de leurs ports jaloux, que de leurs murs rivaux,


Soldats contre soldats, vaisseaux contre vaisseaux,


Courent ensanglanter et la mer et la terre!


Qu'une haine ;ternelle ;ternise la guerre!


………………………………………………………..


A peine elle achevait, que du glaive cruel


Ses suivantes ont vu partir le coup mortel,


Ont vu sur le b;cher la reine d;faillante,


Dans ses sanglantes mains l';p;e encore fumante.



Du sommet de Byrsa l'oeil embrasse les ruines de Carthage, qui sont plus nombreuses qu'on ne le pense g;n;ralement: elles ressemblent ; celles de Sparte, n'ayant rien de bien conserv;, mais occupant un espace consid;rable. Je les vis au mois de f;vrier, les figuiers, les oliviers et les caroubiers donnaient d;j; leurs premi;res feuilles; de grandes ang;liques et des acanthes formaient des touffes de verdure parmi les d;bris de marbre de toutes couleurs. Au loin je promenai mes regards sur l'isthme, sur une double mer, sur des ;les lointaines, sur une campagne riante, sur des lacs bleu;tres, sur des montagnes azur;es; je d;couvris des for;ts, des vaisseaux, des aqueducs, des villages maures, des ermitages mahom;tans, des minarets, et les maisons blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, r;unis en bataillons et ressemblant ; des nuages, volaient au-dessus de ma t;te. Environn; des plus grands et des plus touchants souvenirs, je pensais ; Didon, ; Sophonisbe, ; la noble ;pouse d'Asdrubal ; je contemplais les vastes plaines o; sont ensevelies les l;gions d'Annibal, de Scipion et de C;sar; mes yeux voulaient reconna;tre l'emplacement d'Utique: h;las! Les d;bris des palais de Tib;re existent encore ; Capr;e , et l'on cherche en vain ; Utique la place de la maison de Caton! Enfin, les terribles Vandales, les l;gers Maures passaient tour ; tour devant ma m;moire, qui m'offrait pour dernier tableau saint Louis expirant sur les ruines de Carthage. Que le r;cit de la mort de ce prince termine cet Itin;raire: heureux de rentrer, pour ainsi dire, dans ma patrie, par un antique monument de ses vertus, et de finir au tombeau du roi de sainte m;moire ce long p;lerinage aux tombeaux des grands hommes.


Lorsque saint Louis entreprit son second voyage d'outre-mer, il n';tait plus jeune. Sa sant; affaiblie ne lui permettait ni de rester longtemps ; cheval, ni de soutenir le poids d'une armure; mais Louis n'avait rien perdu de la vigueur de l';me. Il assemble ; Paris les grands du royaume; il leur fait la peinture des malheurs de la Palestine, et leur d;clare qu'il est r;solu d'aller au secours de ses fr;res les chr;tiens. En m;me temps il re;oit la croix des mains du l;gat, et la donne ; ses trois fils a;n;s.


Une foule de seigneurs se croisent avec lui : les rois de l'Europe se pr;parent ; prendre la banni;re. Charles de Sicile, ;douard d'Angleterre, Gaston de B;arn, les rois de Navarre et d'Aragon. Les femmes montr;rent le m;me z;le: la dame de Poitiers, la comtesse de Bretagne, Iolande de Bourgogne, Jeanne de Toulouse, Isabelle de France, Amicie de Courtenay, quitt;rent la quenouille que filaient alors les reines, et suivirent leurs maris outre-mer.


Saint Louis fit son testament : il laissa ; Agn;s, la plus jeune de ses filles, dix mille francs pour se marier, et quatre mille francs ; la reine Marguerite ; il nomma ensuite deux r;gents du royaume, Matthieu, abb; de Saint-Denis, et Simon, sire de Nesle; apr;s quoi il alla prendre l'oriflamme.


Cette banni;re, que l'on commence ; voir para;tre dans nos arm;es sous le r;gne de Louis le Gros, ;tait un ;tendard de soie attach; au bout d'une lance; il ;tait d'un vermeil samit, ; guise de gonfanon ; trois queues, et avait autour des houppes de soie verte. On le d;posait en temps de paix sur l'autel de l'abbaye de Saint-Denis, parmi les tombeaux des rois, comme pour avertir que, de race en race, les Fran;ais ;taient fid;les ; Dieu, au prince et ; l'honneur. Saint Louis prit cette banni;re des mains de l'abb;, selon l'usage. Il re;ut en m;me temps l'escarcelle , et le bourdon du p;lerin, que l'on appelait alors la consolation et la marque du voyage : coutume si ancienne dans la monarchie, que Charlemagne fut enterr; avec l'escarcelle d'or qu'il avait habitude de porter lorsqu'il allait en Italie.


Louis pria au tombeau des martyrs, et mit son royaume sous la protection du patron de la France. Le lendemain de cette c;r;monie, il se rendit pieds nus, avec ses fils, du Palais de Justice ; l';glise de Notre-Dame. Le soir du m;me jour il partit pour Vincennes, o; il fit ses adieux ; la reine Marguerite, gentille, bonne reine, pleine de grand simplece, dit Robert de Sainceriaux ; ensuite il quitta pour jamais ces vieux ch;nes, v;n;rables t;moins de sa justice et de sa vertu.


« Maintes fois ai vu que le saint homme roi s'allait esbattre au bois de Vincennes, et s'asseyait au pied d'un chesne, et nous fesait seoir aupr;s de lui, et tous ceux qui avaient affaire ; lui venoient lui parler, sans qu'aucun huissier leur donnast empeschement… Aussi plusieurs fois ay vu qu'au temps d'est; le bon roi venoit au jardin de Paris, vestu d'une cotte de camelot, d'un surcot de tiretaine sans manches, et d'un mantel par dessus de sandal noir, et fesoit l; estendre des tapis pour nous asseoir aupr;s de lui, et l; fesoit depescher son peuple diligemment comme au bois de Vincennes. »


Saint-Louis s'embarqua ; Aigues-Mortes le mardi l-er juillet 1270. Trois avis avaient ;t; ouverts dans le conseil du roi avant de mettre ; la voile: d'aborder ; Saint-Jean-d'Acre, d'attaquer l'Egypte, de faire une descente ; Tunis. Malheureusement saint Louis se rangea au dernier avis, par une raison qui semblait assez d;cisive.


Tunis ;tait alors sous la domination d'un prince que Geoffroy de Beaulieu et Guillaume de Nangis nomment Omar-el-Muley-Moztanca. Les historiens du temps ne disent point pourquoi ce prince feignit de vouloir embrasser la religion des chr;tiens; mais il est assez probable qu'apprenant l'armement des crois;s, et ne sachant o; tomberait l'orage, il crut le d;tourner en envoyant des ambassadeurs en France, et flattant le saint roi d'une conversion ; laquelle il ne pensait point. Cette tromperie de l'infid;le fut pr;cis;ment ce qui attira sur lui la temp;te qu'il pr;tendait conjurer. Louis pensa qu'il suffirait de donner ; Omar une occasion de d;clarer ses desseins, et qu'alors une grande partie de l'Afrique se ferait chr;tienne, ; l'exemple de son prince.


Une raison politique se joignait ; ce motif religieux : les Tunisiens infestaient les mers; ils enlevaient les secours que l'on faisait passer aux princes chr;tiens de la Palestine ; ils fournissaient des chevaux, des armes et des soldats aux soudans d'Egypte ; ils ;taient le centre des liaisons que Bondoc-Dari entretenait avec les Maures de Maroc et de l'Espagne. Il importait donc de d;truire ce repaire de brigands, pour rendre plus faciles les exp;ditions en terre sainte.


Saint Louis entra dans la baie de Tunis au mois de juillet 1270. En ce temps-l; un prince maure avait entrepris de reb;tir Carthage: plusieurs maisons nouvelles s';levaient d;j; au milieu des ruines, et l'on voyait un ch;teau sur la colline de Byrsa. Les crois;s furent frapp;s de la beaut; du pays, couvert de bois d'oliviers. Omar ne vint point au-devant des Fran;ais ;il les mena;a, au contraire, de faire ;gorger tous les chr;tiens de ses ;tats si l'on tentait le d;barquement. Ces menaces n'emp;ch;rent point l'arm;e de descendre ; elle campa dans l'isthme de Carthage, et l'aum;nier d'un roi de France prit possession de la patrie d'Annibal en ces mots : Je vous dis le bon de Notre-Seigneur J;sus-Christ, et de Louis, roi de France, son sergent. Ce m;me lieu avait entendu parler le g;tule, le tyrien, le latin, le vandale, le grec et l'arabe, et toujours les m;mes passions dans des langues diverses.


Saint Louis r;solut de prendre Carthage avant d'assi;ger Tunis, qui ;tait alors une ville riche, commer;ante et fortifi;e. Il chassa les Sarrasins d'une tour qui d;fendait les citernes : le ch;teau fut emport; d'assaut, et la nouvelle cit; suivit le sort de la forteresse. Les princesses qui accompagnaient leurs maris d;barqu;rent au port ; et, par une de ces r;volutions que les si;cles am;nent, les grandes dames de France s';tablirent dans les ruines du palais de Didon.


Mais la prosp;rit; semblait abandonner saint Louis d;s qu'il avait pass; les mers, comme s'il e;t toujours ;t; destin; ; donner aux infid;les l'exemple de l'h;ro;sme dans le malheur. Il ne pouvait attaquer Tunis avant d'avoir re;u les secours que devait lui amener son fr;re, le roi de Sicile. Oblig;e de se retrancher dans l'isthme, l'arm;e fut attaqu;e d'une maladie contagieuse qui en peu de jours emporta la moiti; des soldats. Le soleil de l'Afrique d;vorait des hommes accoutum;s ; vivre sous un ciel plus doux. Afin d'augmenter la mis;re des crois;s, les Maures ;levaient un sable br;lant avec des machines : livrant au souffle du midi cette ar;ne embras;e, ils imitaient pour les chr;tiens les effets du kansim ou du terrible vent du d;sert: ing;nieuse et ;pouvantable invention, digne des solitudes qui en firent na;tre l'id;e, et qui montre ; quel point l'homme peut porter le g;nie de la destruction. Des combats continuels achevaient d';puiser les forces de l'arm;e : les vivants ne suffisaient pas ; enterrer les morts; on jetait les cadavres dans les foss;s du camp, qui en furent bient;t combl;s.


D;j; les comtes de Nemours, de Montmorency et de Vend;me n';taient plus ; le roi avait vu mourir dans ses bras son fils ch;ri, le comte de Nevers. Il se sentit lui-m;me frapp;. Il s'aper;ut d;s le premier moment que le coup ;tait mortel, que ce coup abattrait facilement un corps us; par les fatigues de la guerre, par les soucis du tr;ne, et par ces veilles religieuses et royales que Louis consacrait ; son Dieu et ; son peuple. Il t;cha n;anmoins de dissimuler son mal, et de cacher la douleur qu'il ressentait de la perte de son fils. On le voyait, la mort sur le front, visiter les h;pitaux, comme un de ces p;res de la Merci, consacr;s dans les m;mes lieux ; la r;demption des captifs et au salut des pestif;r;s Des ;uvres du saint il passait aux devoirs du roi, veillait ; la s;ret; du camp, montrait ; l'ennemi un visage intr;pide, ou, assis devant sa tente, rendait justice ; ses sujets comme sous le ch;ne de Vincennes.


Philippe, fils a;n; et successeur de Louis, ne quittait point son p;re, qu'il voyait pr;s de descendre au tombeau. Le roi fut enfin oblig; de garder sa tente: alors, ne pouvant plus ;tre lui-m;me utile ; ses peuples, il t;che de leur assurer le bonheur dans l'avenir, en adressant ; Philippe cette instruction qu'aucun Fran;ais ne lira jamais sans verser des larmes. Il l’;crivit sur son lit de mort. Du Cange parle d'un manuscrit qui para;t avoir ;t; l'original de cette instruction : l';criture en ;tait grande, mais alt;r;e: elle annon;ait la d;faillance de la main qui avait trac; l'expression d'une ;me si forte.


« Beau fils, la premi;re chose que je t'enseigne et commande ; garder, si est que de tout ton c;ur tu aimes Dieu. Car sans ce, nul homme ne peut ;tre sauv;. Et garde bien de faire chose qui lui d;plaise; car tu devrais plut;t d;sirer ; souffrir toutes mani;res de tourments que de p;cher mortellement.


« Si Dieu t'envoie adversit;, re;ois-la b;nignement, et lui en rends gr;ce : et pense que tu l'as bien desservi, et que le tout te tournera ; ton preu. S'il te donne prosp;rit;, si l'en remercie tr;s-humblement, et garde que pour ce tu n'en sois pas pire par orgueil, ni autrement. Car on ne doit pas guerroyer Dieu de ses dons.


« Prends-toi bien garde que tu aies en ta compagnie prudes gens et loyaux, qui ne soient point pleins de convoitises, soit gens d'Eglise, de religion, s;culiers ou autres. Fuis la compagnie des mauvais, et t'efforce d';couter les paroles de Dieu, et les retiens en ton coeur.


« Aussi fais droiture et justice ; chacun, tant aux pauvres comme aux riches. Et ; tes serviteurs sois loyal, lib;ral et roide de paroles, ; ce qu'ils te craignent et aiment comme leur ma;tre. Et si aucune controversit; ou action se meut, enquiers-toi jusqu'; la v;rit;, soit tant pour toi que contre toi. Si tu es averti d'avoir aucune chose d'autrui qui soit certaine, soit par toi ou par tes pr;d;cesseurs, fais-la rendre incontinent.


« Regarde en toute diligence comment les gens et sujets vivent en paix et en droiture dessous toi, par esp;cial et bonnes villes et cit;s, et ailleurs. Maintiens tes franchises et libert;s, esquelles tes anciens les ont maintenues et gard;es, et les tiens en faveur et amour.


« Garde-toi d';mouvoir guerre contre hommes chr;tiens sans grand conseil, et qu'autrement tu n'y puisses obvier. Si guerre et d;bats y a entre tes sujets, apaise-les au plus t;t que tu pourras.


« Prends-garde souvent ; tes baillifs, pr;v;ts et autres officiers, et t'enquiers de leur gouvernement, afin que, si chose y a en eux ; reprendre, que tu le fasses.


« Et te supplie, mon enfant, que, en ma fin, tu aies de moi souvenance, et de ma pauvre ;me ; et me secoures par messes, oraisons, pri;res, aum;nes et bienfaits, par tout ton royaume. Et m'octroies partage et portion en tous tes bienfaits que tu feras. « Et je te donne toute b;n;diction que jamais p;re peut donner ; enfant, priant ; toute la Trinit; du paradis, le P;re, le Fils et le Saint-Esprit, qu'ils te gardent et d;fendent de tous maux ; ce que nous puissions une fois, apr;s cette mortelle vie, ;tre devant Dieu ensemble, et lui rendre gr;ces et louange sans fin. »


Tout homme pr;s de mourir, d;tromp; sur les choses du monde, peut adresser de sages instructions ; ses enfants; mais, quand ces instructions sont appuy;es de l'exemple de toute une vie d'innocence, quand elles sortent de la bouche d'un grand prince, d'un guerrier intr;pide, et du c;ur le plus simple qui f;t jamais, quand elles sont les derni;res expressions d'une ;me divine qui rentre aux ;ternelles demeures, alors heureux le peuple qui peut se glorifier en disant: « L'homme qui a ;crit ces instructions ;tait le roi de mes p;res! »


La maladie faisant des progr;s, Louis demanda l'extr;me-onction. Il r;pondit aux pri;res des agonisants avec une voix aussi ferme que s'il e;t donn; des ordres sur un champ de bataille. Il se mit ; genoux au pied de son lit pour recevoir le saint viatique, et on fut oblig; de soutenir par les bras ce nouveau saint J;r;me, dans cette derni;re communion. Depuis ce moment il mit fin aux pens;es de la terre, et se crut acquitt; envers ses peuples. Eh! quel monarque avait jamais mieux rempli ses devoirs! Sa charit; s';tendit alors ; tous les hommes: il pria pour les infid;les qui firent ; la fois la gloire et le malheur de sa vie ; il invoqua les saints patrons de la France, de cette France si ch;re ; son ;me royale. Le lundi matin, 25 ao;t, sentant que son heure approchait, il se fit coucher sur un lit de cendres, o; il demeura ;tendu les bras crois;s sur la poitrine, et les yeux lev;s vers le ciel.


On n'a vu qu'une fois, et l'on ne reverra jamais un pareil spectacle: la flotte du roi de Sicile se montrait ; l'horizon; la campagne et les collines ;taient couvertes de l'arm;e des Maures. Au milieu des d;bris de Carthage le camp des chr;tiens offrait l'image de la plus affreuse douleur : aucun bruit ne s'y faisait entendre, les soldats moribonds sortaient des h;pitaux, et se tra;naient ; travers les ruines, pour s'approcher de leur roi expirant. Louis ;tait entour; de sa famille en larmes, des princes constern;s, des princesses d;faillantes. Les d;put;s de l'empereur de Constantinople se trouvaient pr;sents ; cette sc;ne : ils purent raconter ; la Gr;ce la merveille d'un tr;pas que Socrate aurait admir;. Du lit de cendres o; saint Louis rendait le dernier soupir, on d;couvrait le rivage d'Utique: chacun pouvait faire la comparaison de la mort du philosophe sto;cien et du philosophe chr;tien. Plus heureux que Caton, saint Louis ne fut point oblig; de lire un trait; de l'immortalit; de l';me pour se convaincre de l'existence d'une vie future: il en trouvait la preuve invincible dans sa religion, ses vertus et ses malheurs. Enfin, vers les trois heures de l'apr;s-midi, le roi, jetant un grand soupir, pronon;a distinctement ces paroles: « Seigneur, j'entrerai dans votre maison, et je vous adorerai dans votre saint temple » et son ;me s'envola dans le saint temple, qu'il ;tait digne d'habiter.


On entend alors retentir la trompette des crois;s de Sicile ,leur flotte arrive pleine de joie et charg;e d'inutiles secours. On ne r;pond point ; leur signal. Charles d'Anjou s';tonne, et commence ; craindre quelque malheur. Il aborde au rivage, il voit des sentinelles, la pique renvers;e, exprimant encore moins leur douleur par ce deuil militaire que par l'abattement de leur visage. Il vole ; la tente du roi son fr;re: il le trouve ;tendu mort sur la cendre. Il se jette sur les reliques sacr;es, les arrose de ses larmes, baise avec respect les pieds du saint, et donne des marques de tendresse et de regrets qu'on n'aurait point attendues d'une ;me si hautaine. Le visage de Louis avait encore toutes les couleurs de la vie, et ses l;vres m;mes ;taient vermeilles.


Charles obtint les entrailles de son fr;re, qu'il fit d;poser ; Montr;al pr;s de Salerne. Le c;ur et les ossements du prince furent destin;s ; l'abbaye de Saint-Denis; mais les soldats ne voulurent point laisser partir avant eux ces restes ch;ris, disant que les cendres de leur souverain ;taient le salut de l'arm;e. Il plut ; Dieu d'attacher au tombeau du grand homme une vertu qui se manifesta par des miracles. La France, qui ne pouvait se consoler d'avoir perdu sur la terre un tel monarque, le d;clara son protecteur dans le ciel. Louis, plac; au rang des saints, devint ainsi pour la patrie une esp;ce de roi ;ternel. On s'empressa de lui ;lever des ;glises et des chapelles plus magnifiques que les simples palais o; il avait pass; sa vie. Les vieux chevaliers qui l'accompagn;rent ; sa premi;re croisade furent les premiers ; reconna;tre la nouvelle puissance de leur chef: « Et j'ai fait faire, dit le sire de Joinville, un autel en l'honneur de Dieu et de monseigneur saint Loys. »


La mort de Louis, si touchante, si vertueuse, si tranquille, par o; se termine l'histoire de Carthage, semble ;tre un sacrifice de paix offert en expiation des fureurs, des passions et des crimes dont cette ville infortun;e fut si longtemps le th;;tre. Je n'ai plus rien ; dire aux lecteurs ; il est temps qu'ils rentrent avec moi dans notre commune patrie.


Je quittai M. Devoise, qui m'avait si noblement donn; l'hospitalit;. Je m'embarquai sur le schooner am;ricain, o;, comme je l'ai dit, M. Lear m'avait fait obtenir un passage. Nous appareill;mes de la Goulette le lundi 9 mars 1807, et nous f;mes voile pour l'Espagne.


(Tir; du livre « Chateaubriand devant les ruines de Carthage », les Editions Ibn Charaf, Tunis, 1997)



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