Victor Sorokine. Le petit Ritt

Victor SOROKINE

Le petit Ritt

Titre original : Маленький Рит
Nouvelle parue dans La PensEe Russe
(« Pусская мысль », 20.09.1991)

Traduction de Richard Roy

***

Victor Sorokine vit A Paris et travaille A la PensEe Russe. Contrairement A son homonyme, l'Ecrivain moscovite Vladimir Sorokine, grand ma;tre de l'horreur sordide et de l'Ecoeurement, Victor Sorokine Ecrit de belles histoires optimistes, genre presque introuvable par ailleurs dans la littErature russe actuelle. La nouvelle traduite ici dEbute dans un pays occidental indEterminE et se poursuit en Finlande.

***

Par un matin d'automne, Sten sortit une demi-heure plus t(o)t que d'ordinaire pour faire un saut A la bibliothэque aprэs avoir dEposE Ritt chez sa nounou et avant de se rendre au travail. Dans le train, il trouva une place libre prэs de la fen(e)tre et prit l'enfant sur ses genoux.

Assise sur la banquette opposEe, une jeune fille tra(S)ait dans un cahier des signes mystErieux comme Ritt en avait dEjA vu dans les livres de son papa. Le petit gar(S)on souffla son haleine sur la vitre et, du doigt, y recopia assez fidэlement l'une de ces formules mathEmatiques. La jeune fille ne put retenir un sourire et referma son cahier :
– Comment tu t'appelles ?
– Ritt.
– Moi, c'est Tina. Eh bien, nous avons fait connaissance. Et quel ;ge as-tu ?
– Regarde combien. Et Ritt, comme il en avait acquis trэs t(o)t l'habitude, dEploya quatre doigts. « Oh, regarde: une gu(e)pe ! Elle va te piquer ! »
– Non, non, elle ne me piquera pas ! Si on ne fait rien aux gu(e)pes, elles ne piquent pas. Regarde comme elle est belle ! Tu vois sa robe jaune puis noire, puis jaune, puis noire, en bandes ?
– Et pourquoi elle est comme (S)a ?
– Mais pour qu'on la remarque moins dans l'herbe. Les gu(e)pes sont comme les gens : elles veulent qu'on les laisse en paix.
– Eh bien, chez nous, dans notre petite maison sur le lac, fi y a des gu(e)pes qui vivent.
– Dans quelle petite maison ?
– La petite maison que papa a construite. Tiens... Et Ritt souffla de nouveau sur la vitre pour dessiner une cabane avec une petite fen(e)tre.
– Et les gu(e)pes, o; est-ce qu'elles vivent donc ?
– Juste sous le toit. Elles ont un nid tout gris, avec un petit trou dedans...
Sten se surprit A suivre avec beaucoup d'attention cet Echange qui devenait de plus en plus chaleureux, comme si ces deux-lA se connaissaient depuis cent ans et qu'ils Etaient seuls au monde. Il put ainsi tout A loisir observer sa compagne de voyage. Rien dans sa tenue qui p;t heurter le regard: un jean, un manteau tout simple et des souliers plats bon marchE. Pas la moindre trace de maquillage. Et pour toute fantaisie, un collier orange sur son pull blanc. Elle avait bien vingt-six ans, pourtant rien sur son visage ne trahissait ces traits bien propres aux adultes que sont la rapacitE, la circonspection ou l'indiffErence. Elle donnait l'impression d'entretenir des rapports d'EgalitE avec le monde, et son regard Etait fibre, indEpendant, avec un brin de malice.

Sten pr(e)ta de nouveau l'oreille A la conversation :
– Et votre lac, il est tout bleu, sans doute ?
– Oh non: noir ! Il n'est d'un joli bleu que quand le soleil brille, parce qu'alors (S)a le rend de bonne humeur.
– Mais o; se trouve donc ce lac si extraordinaire ?
– Oh, c'est loin, trэs loin !... LA-bas, o; il fait jour m(e)me la nuit. Pour y aller, il faut d'abord prendre un avion, et puis encore un autre. Et aprэs, on navigue en canot sur un fleuve trэs large qui s'appelle Oounas. Et puis, tout un jour dans une grande barque sur une riviэre trэs trэs noire jusqu'A notre lac. Et lA il y a une ;le avec notre maison posEe sur de trэs hautes souches, comme des pattes.
– Et qu'est-ce que vous faites donc sur votre lac ?
– On p(e)che. Et puis papa cherche de belles racines. Mais moi, j'aime bien aussi ramasser des marochkas.
– Qu'est-ce que c'est, les marochkas ?
– C'est des baies comme les framboises, mais orange. Tiens : comme ton collier. – Et l'eau dans ce lac, elle est trэs froide, naturellement...
– Oh non, pas du tout ! Avec papa, on a construit une digue en pierre, et A l'intErieur l'eau est chaude comme tout !
– Oh, Ritt ! Je suis dEjA arrivEe... Et elle se leva.
– Mais o; tu vas ? Ne t'en vas pas !... Je veux que tu sois ma maman !

Tina ne s'attendait pas A ce que les EvEnements prennent une telle tournure.
– Oh non, Ritt, je ne pense pas que ce soit possible ! Et lA-dessus, elle remarqua pour la premiэre fois, aurait-on dit, la prEsence du pэre de l'enfant.

Sten, lui aussi, resta interdit. Depuis que, trois ans auparavant, Marta les avait quittEs pour un bell;tre extravagant, il avait toujours EvitE de dire quoi que ce f;t au petit – en bien comme en mal, d'ailleurs – au sujet de sa mэre. Et il ne lui avait jamais montrE de photos. Il imaginait avoir EtouffE avec succэs dans la conscience de son fils le douloureux dEsir d'avoir une mэre. Comme fi s'Etait trompE !...

Sten Etait tellement confus qu'il ne savait que dire. Et c'est A Tina qu'il revint de les tirer de ce mauvais pas :
– Ecoute, Ritt : donnons-nous rendez-vous pour une autre fois !
– Mais quand est-ce que tu reviendras ?
– Je ne sais pas...
Les yeux du petit s'emplirent de larmes. Tina rEflEchit un instant et conclut :
– ... Mais je ferai tout ce que je pourrai. Et elle prit dans sa paume la petite main de Ritt.

« AEroport », dit la voix dans le haut-parleur. « Prochain arr(e)t: La Scierie ». Alors, se saisissant de sa petite valise, Tina se h;ta vers la porte.

Encore sous l'effet de la surprise, Sten ne vit pas tout de suite que son fils faisait signe de la main A quelqu'un sur le quai. De l'autre c(o)tE de la vitre, il y avait Tina. Sten saisit son regard tendre et triste, et comprit soudain qu'il Etait en train de laisser passer son destin. Il attrapa Ritt dans ses bras et s'arracha du siэge, mais le bruit sec des portes referma l'avenir. Sten jeta un dernier regard dEsespErE A la jeune femme. Il leva une main pour lui dire quelque chose, ou plut(o)t pour convenir d'un rendez-vous, mais le train prenait de la vitesse et sa silhouette se dissolvait dEjA dans la foule ...

***

Sten se rassit et reprit Ritt sur ses genoux. Il se disait qu'il avait laissE partir sa chance. « A quoi bon se rEvolter contre l'inEvitable ? On ne s'afflige pas de ce que la naissance ne vous a pas faits riches ou autre chose encore. Aprэs tout, j'ai seulement vingt-huit ans ! Et tout l'avenir devant moi I...» Mais quand m(e)me, la psychologie enfantine est bien mystErieuse... Pendant trois ans, Ritt avait vEcu sans « maman », et il avait beau rencontrer nombre de femmes et de jeunes filles charmantes, il n'avait jamais exprimE le dEsir d'avoir l'une d'elles pour mэre. Comment cette Tina avait-elle pu l'ensorceler de la sorte ? Sten tourna vers elle ses pensEes les plus libres de prEjugE, les plus confiantes et il comprit: Tina venait de devenir un membre de sa famille, il la sentait dEjA comme un (e)tre cher et capable d'un dEvouement infini...
– Papa, quand est-ce que Tina va revenir ?
– Je ne sais pas, rEpondit Sten en Evitant la conversation. Et pourtant, comme il aurait voulu admettre l'idEe que Tina aussi aspirait A ces retrouvailles !... D'ailleurs qu'est-ce qui peut bien emp(e)cher deux (e)tres de se retrouver s'ils le dEsirent ?l Que faire pour cela ? L'expErience le prouve : il faut revenir sur le lieu de la sEparation. Mais quand ?

Le lendemain, Sten et Ritt reprirent le m(e)me train. Mais la place de Tina Etait occupEe par une vieille femme peu engageante.

Ils ne la retrouvэrent pas plus le surlendemain ni le jour d'aprэs, ni une semaine plus tard. Ni le mois suivant, en novembre. Il n'y avait plus aucune raison d'espErer, et Sten comprit qu'il serait dEraisonnable de continuer A vivre dans le r(e)ve. Aussi commen(S)a-t-il A se persuader qu'il ne s'agissait au fond que d'une rencontre fortuite et banale et qu'il avait EtE le jouet d'une illusion.

Le coup de foudre, bien s;r, ce sont des histoires. Mais si on ne tombe pas amoureux au premier regard, le second suffit-il ou en faut-il un troisiэme ? Ou peut-(e)tre dix? Et puis finalement, qu'est-ce que c'est, l'amour?! VoilA une question qui se pose de fa(S)ons diverses mais qui reste toujours sans rEponse. Avec Marta, par exemple, on aurait pu dire que c'Etait de l'amour, et pourtant (S)a s'Etait terminE trэs vite et de la maniэre la plus prosa;que. Sten avait rEagi sereinement A son dEpart; fi ne voulait pas d'une famille qu'on cherche A conserver artificiellement, quel qu'en soit le prix. On ne vit qu'une fois et, solitaire parmi les gens solitaires, il Eprouvait douloureusement le besoin d'une compagne fidэle. Car seul le dEvouement peut sauver de la solitude. Sans lui, l'amour n'est qu'un jeu entre deux Etrangers, et Sten n'avait nul besoin d'une Etrangэre...

Le vingt avril tomba un dimanche, mais Sten ne laissa pas Ritt paresser au fit. Ils reprirent le m(e)me train qu'exactement six mois auparavant. Et bien s;r, ce jour-lA non plus ils ne retrouvэrent pas Tina. Sten n'y avait d'ailleurs pas cru; il avait agi de la sorte uniquement pour rendre hommage A ce joli conte de fEes. Et il se moquait totalement de savoir ce que ses amis auraient pensE de lui en apprenant son Etrange « marotte ». Il lui Etait agrEable de se dire qu'il avait vraiment fait l'impossible pour que le miracle arrive. Mais le miracle n'avait pas eu lieu. Tant pis. L'important Etait d'(e)tre restE fidэle A soi-m(e)me.

D'ailleurs, Tina avait laissE une trace bien rEelle dans la vie de Sten: chaque fois qu'il voyait des adultes parler A des enfants, il lui venait A l'esprit que « Tina se serait conduite avec plus de douceur »...

C'Etait dEjA le mois de mai. Un jour, une dame ;gEe qui avait engagE la conversation avec Ritt lui demanda soudain:
– O; est donc ta maman ?
– Oh, elle est loin. Mais elle a promis de revenir.

Sten accusa le coup. Ainsi donc, le petit n'avait rien oubliE, et contrairement A son pэre, il continuait d'espErer. Sten eut honte. Les paroles de son fils rEsonnaient comme un reproche, comme s'il lui avait dit : « Mais voyons, papa ! Tina va forcEment revenir, puisqu'elle l'a promis ! »

La pensEe l'effleura qu'elle Etait peut-(e)tre morte. Qu'il se retrouvait veuf avant d'avoir m(e)me pu lui dire un mot...

***

Mais l'EtE arriva. Sten et Ritt se prEparэrent pour leur voyage estival. Ils discutэrent ensemble des moindres dEtails, de ce qu'ils emporteraient avec eux, de ce qu'ils feraient une fois lA-bas, sur leur ;le...

Le quinze juin, ils faisaient dEjA escale A Helsinki et prenaient leur second vol, pour Rovaniemi. Le soir m(e)me, ils Etaient dans le canot qui fendait les flots du large fleuve Oounas-ioki. Tonton Olon les attendait sur le quai. Papa lui remit un petit cadeau et, tous trois ensemble, ils longэrent A pied la rive jusqu'A l'embouchure de la Riviэre Noire. Aprэs avoir chargE leur bagage dans une lourde barque de p(e)cheur, nos deux voyageurs dirent au revoir A tonton Olon. Au bout de cinq kilomэtres, ils plantэrent la tente sur la berge sэche et sableuse, A l'abri des pins. Ils mangэrent un morceau et se couchэrent trэs vite, car il leur restait vingt kilomэtres A parcourir le lendemain.

Le lac les accueillit par de petites rides bleutEes A sa surface et une lEgэre brise. Leur ;le apparaissait peu A peu au loin.

La maison Etait en parfait Etat. Une fine mousse couvrait les traces du feu de camp de l'an passE. Il rEgnait sur les lieux un calme impressionnant, que ne venaient troubler de temps A autre que le cri d'un canard sauvage ou les coups de bec d'un pivert. Sten et Ritt se mirent d'arrache-pied au travail pour installer leur g;te : fis entourэrent la table d'une moustiquaire, nettoyэrent le petit garde-manger et y disposэrent leurs rEserves, puis ils prEparэrent un bon thE bien parfumE par des branchettes de pin. Les banales biscottes rapportEes de la ville leur parurent extraordinairement bonnes ; on e;t dit qu'ici elles respiraient le champ de blE de leurs lointaines origines...

La beautE et les libres espaces de la nature du nord ne sont pas un remэde, mais la substance secrэte de la vie. Obligeant aux pensEes qu'occulte l'agitation de la vie urbaine : l'homme s'interroge alors sur l'EternitE, le bonheur et le sens de l'existence. Et il peut m(e)me se rapprocher de la rEponse A ces grandes questions.

Un jour, dans un ciel presque vierge, le tonnerre se mit A gronder. En une heure, les nuages s'Epaissirent, et une pluie diluvienne s'abattit sur la petite maison. Les gu(e)pes bourdonnaient sous le toit.
– Si on ne fait rien aux gu(e)pes, elles ne piquent pas, dEclara Ritt avec l'exacte intonation de Tina.

Sten se figea. Au m(e)me instant, les m(e)mes paroles lui Etaient venues A l'esprit. Il s'assit, adossE au mur de rondins, Ritt dans les bras, la t(e)te posEe sur ses genoux, et il raconta A son fils de terribles histoires que ponctuaient les coups de tonnerre et le fracas de la pluie sur le toit de t(o)le.

Mais l'averse cessa aussi vite qu'elle s'Etait dEclarEe, le vent tomba complэtement et le silence qui suivit ne fut plus troublE que par les derniэres gouttes tombant du toit. De la vapeur montait des bancs et de la tente. Le lac s'Etait rEchauffE, aussi Sten et Ritt se jetэrent-ils A l'eau A c(o)tE de la barque. Des arcs-en-ciel fugitifs naissaient dans les embruns, et le miroir bleutE du lac s'ornait par instants de grands cercles concentriques qui rEvElaient les brochets en chasse. Ce soir-lA, la soupe de poisson fut succulente, et aprэs avoir jouE tout son saoul auprэs du feu, Ritt alla se coucher, laissant son pэre assis devant les braises br;lantes. Le soleil disparut derriэre la cime de la for(e)t, lA-bas sur le continent. De l'autre c(o)tE, le chant d'un coucou lui parvint, plein de mElancolie, comme pour le rappeler A sa solitude. Sten alluma sa pipe.

Le passE lui revint malgrE lui. Quel que f;t le motif de dEpart, il revenait tout le temps A Tina. Il se demandait bien ce quelle pouvait faire en ce moment. Il ignorait tout de sa profession ; tout ce dont il Etait s;r, car c'Etait Evident, c'Etait qu'elle dominait son mEtier. Sten se rappela la fa(S)on A la fois ferme et tendre dont elle avait serrE la main du petit. Comment cela Etait-il possible ?

Sten ne revint A lui qu'une fois les braises complэtement Eteintes. Le soleil avait disparu derriэre la for(e)t et des nuEes d'EphEmэres tournoyaient A la surface des eaux, promettant une belle journEe pour le lendemain. «... Et la nuit d'insomnie piEtinait le papier d'une plume fiEvreuse »... Sten rentra A pas lourds vers la maison.

Ritt se rEveilla de bonne heure pour, comme il en avait l'habitude, vaquer A ses affaires sans rEveiller son pэre qui dormait profondEment. C'est A midi que le petit ouvrit grand la porte de la maison et cria:
– Papa ! Papa, rEveille-toi vite ! Maman est arrivEe !...

Prэs de la berge, serrE contre la lourde barque de p(e)che, se balan(S)ait un petit canot pneumatique de marque Murray. Une carte Etait posEe dEpliEe sur un sac A dos. Le nom de la riviэre Oounas y Etait soulignE d'un gros trait rouge accompagnE de trois joyeux points d'exclamation... On distinguait encore deux ovales, chacun dEsignant un lac avec une ;le, l'un d'eux Etant signalE par des traits de stylo-bille noir tellement appuyEs quels avaient percE la carte. De la poche du milieu du sac A dos dEpassait un calepin enveloppE dans un sac plastique. En couverture, une cElэbre citation avait EtE portEe d'une main ferme : « On est l'artisan de son propre bonheur ».

Sous l'effet d'une brise lEgэre, le petit pavillon fixE A l'avant du canot se dEploya : au centre de la constellation de la Croix du sud Etait brodE un buisson de marochkas.


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