Rapport britannique sur l espionnage russe

"Je suis presque completement d'accord avec les conclusions d'Andrew Foxall."
Entretien avec l'ancien officier superieur des services de renseignement russe Serguei Jirnov

La Grande-Bretagne
Ksenia Kirillova
13 novembre 2018

Les medias britanniques ont recemment rapporte que la moitie de la diaspora russe au Royaume-Uni sont des informateurs des services speciaux (SVR, GRU et meme le FSB).
Ce «scoop» etait base sur une interpretation erronee du rapport du Centre d'analyse britannique Henry Jackson Society sur l'ampleur de l'espionnage russe. En realite, ce rapport faisant reference a des sources proches du renseignement cite des chiffres plus modestes: environ 500 agents sur le terrain diriges par 200 officiers traitants. Cependant, certains emigrants russes, qui ont discute avec l'auteur du rapport, le professeur Andrew Foxall, soupconnent qu'un compatriote sur deux pourrait potentiellement devenir un informateur des services secrets.

Comment le renseignement russe fonctionne reellement a l'etranger, comment sa tactique differe de celle de l'URSS et a quel niveau la diaspora russe est engagee dans l'espionnage – nous avons aborde ces questions lors de l’entretien avec l'ancien officier superieur du renseignement sovietique, faisant partie du Service des « illegaux » (Departement « S ») de la Premiere direction generale du KGB, Serguei Jirnov, qui vit en France depuis 2001 ou il a obtenu le statut de refugie politique.

Les "actions actives" ont toujours existe.

Serguei, si on compare le travail des services de renseignement sovietiques aux methodes des services speciaux russes modernes, il semble qu'ils soient devenus plus agressives et rudes : assassinats, ingerence dans les elections, accent mis sur les "actions actives".Est-ce different du temps ou vous avez travaille?

D’abord, il est important de preciser que les services de renseignements ont toujours ete nombreux. Si nous parlons de l’espionnage politique dans lequel j’ai travaille (c’est-a-dire, la Premiere direction generale du KGB – la PGU, qui a ensuite ete transformee en SVR), il n’est pas tout a fait vrai de parler de methodes changeantes. L'evolution des methodes concerne davantage le renseignement militaire.

Peut-etre avez-vous remarque que Litvinenko avait ete tue par d'anciens officiers du FSB (Service federal de securite et contre-espionnage) et que l'attentat contre les Skripals avait ete organise par le GRU (Direction generale du renseignement militaire). Ils n'ont jamais eu un travail tres fin. En ce qui concerne les renseignements politiques, je ne pense pas que quelque chose ait change de maniere significative.

Il y a eu un autre changement. Apres l'effondrement de l'URSS, la Russie moderne n'a developpe aucune ideologie nationale coherente, a l'exception de la seule «idee nationale» selon laquelle tous ceux qui l'entourent sont nos ennemis et que nous sommes une «grande puissance». Malgre tous ses defauts, l'Union sovietique avait une idee universelle qui representait un grand attrait pour beaucoup de gens, ce qui facilitait le travail de l'intelligence.
 
D'autre part, il semble parfois que la Russie moderne reussisse encore mieux que l'ancienne URSS, car, n'ayant pas de veritable ideologie, elle offre neanmoins a l'etranger diverses «ideologies de l'exportation» pour les groupes de droite et de gauche. L'Union sovietique ne pouvait attirer que l'extreme gauche.

Disons simplement que la Russie est devenue un pays fasciste et qu'elle est donc amie avec les fascistes du monde entier. Mais je ne pense pas que ses activites a l’etranger soient si benefiques que ca. Bien s;r, si les gens ne sont pas satisfaits de ce qui se passe dans leur pays, ils peuvent rechercher une forme de soutien a l'etranger et la Russie dans ce sens peut les interesser. Et en France aussi, il y a des gens qui s'interessent a la Russie et qui croient en Poutine. Mais, regardez, apres le recent scandale d'espionnage en Autriche, la ministre autrichienne des Affaires etrangeres, Karin Kneissl, qui a danse avec Poutine lors de son mariage, refuse de se rendre a Moscou.
 
En general, maintenant il y a plus d'echecs?

Il est difficile de dire s’il y a plus d'echecs, ou si nous avons commence a le savoir plus rapidement. Nous commettons souvent l'erreur d’extrapoler les echecs a toutes les activites de renseignement. Mais le probleme de l'intelligence de tous les temps c’est que ses echecs sont connus du grand public, mais personne ne sait ce qu'elle fait avec succes.

En fait, il y a toujours eu des echecs, tout comme il y a toujours eu des transfuges. a propos, il y en avait beaucoup et au GRU, et a la PGU. Et ils etaient beaucoup plus nombreux que dans toutes les autres administrations et tous les autres ministeres sovietiques.

Cela s'explique par le fait qu'ils disposent d'informations precieuses et sont constamment a l'etranger, ou il est plus facile d'etablir un contact avec les agences de renseignement occidentales?

Exactement. En outre, ils ont des connaissances particulieres qui permettent de tromper non seulement l’ennemi, mais egalement leurs propres dirigeants.

De maniere conventionnelle, le travail du renseignement a deux directions: le "lobbying" de la politique russe, qui inclut des agents d'influence et des "mesures actives", et l'espionnage lui-meme.


Quelle direction a recu plus d'attention a l'epoque sovietique et laquelle maintenant?

Le premier volet existait aussi a l'epoque sovietique. Au debut, il s’agissait du Departement « D » (de la desinformation), qui a ensuite ete transforme en Service « A », c’est-a-dire le service des «masures actives». a l'epoque sovietique, ils utilisaient principalement la maison d'edition « Progres » et l'agence de presse « Novosti ».

Une autre chose est que maintenant il est devenu plus agressif. Nous voyons que la RT (Russia Today) est situee a l'etranger, alors qu'a l'epoque sovietique, l'agence de presse « Novosti » etait a Moscou.
 
Cependant, a l'epoque sovietique, ils etaient egalement tres actifs. Par exemple, avec notre argent, l'intelligence elle-meme a ouvert les nouveaux organes de presse ou soutenu les journaux communistes existant deja en Occident. Il est arrive que des agents sovietiques parmi les citoyens de pays occidentaux ouvraient un journal dans leur pays d'origine pour le compte et avec l’argent des services de renseignement sovietiques et publiaient des articles tels que «L'Union sovietique a travers les yeux d'un homme occidental», creant ainsi l'illusion que les Occidentaux soutenaient positivement l'URSS.

 «Nous avons nous-memes cree des neo-fascistes»

Il s’avere que les services de renseignement sovietiques ont accorde plus d’attention a la creation d’une image positive de l’Union sovietique ? L’ingerence dans les elections americaines a demontre que les «trolls» russes modernes souvent n'essayaient meme pas de promouvoir l'image de la Russie. Au contraire, ils agissent «sous un drapeau etranger» et essaient, tout d’abord, de semer la division dans la societe americaine, sans meme parler de la Russie.

En realite, l'objectif de destabiliser l'Occident existait egalement du temps de KGB. Dans ce sens, la PGU du KGB avait deux directions de «mesures actives»: la promotion d’une image positive de l’Union sovietique et de l’idee communiste et, parallelement, les «saletes» dans les pays occidentaux.

C’est la raison pour laquelle le KGB a maintenu des liens secrets avec toutes les organisations et tous les partis extremistes, et meme avec les terroristes du Moyen-Orient. Parfois, nous avons cree nous-memes de tels groupes quand nous en avions besoin. Par exemple, lorsque nous ne pouvions pas nous infiltrer quelque part, nous creions des groupes neo-fascistes ou islamistes. En un mot, le KGB a utilise tout ce qui pouvait nuire a l’existence normale de nos «ennemis capitalistes».

Est-il deja arrive que le KGB, desireux de ruiner la vie des autres, ait meme oublie les interets de son pays?

Non, ceci ne pouvait pas arriver. A cette epoque-la, les deux volets fonctionnaient sur une base egale. Actuellement nous constatons autre chose : dans les actions des services de renseignement russes il a y enormement plus apparurent d'arrogance. a l'epoque sovietique, nous n’aurions jamais ose, par exemple, de nous ingerer dans les elections americaines ou francaises. Nous pourrions faire de petites vacheries, publier des saletes compromettantes, mais nous ne sommes jamais alles aussi loin. Je pense qu’a present, leur objectif n’est pas tant de gacher la vie de l’Occident que d’en attiser l’hostilite pour, ainsi dire, la « consommation interieure » russe. Prenez, par exemple, l'histoire avec la tentative d’empoisonnement des Skripals en Grande Bretagne – apres tout, elle a ete preparee specifiquement pour l' « election » de Poutine.

Et encore une chose. Bien s;r, nous ne pouvons pas comparer les budgets du renseignement a l'epoque et maintenant – ces donnees sont classees. Mais il y a des choses objectives que l'on peut voir a l';il nu, il suffit de regarder les photos aeriennes de l'Academie de renseignement etranger (faculte principale) et du quartier general du SVR a Yassenevo. L'une des parties du QG est reservee aux agents operationnels et l’autre est constitue de batiments techniques. Il saute aux yeux que le nombre de batiments operationnels a presque double par rapport a l'Union sovietique, alors que la Russie est deux fois plus petite que l'URSS en termes de population. Ainsi, l'activite d'espionnage de la Russie a ete presque quadruplee.

Photo : Serguei Jirnov avec la legende de l'intelligence sovietique, Youri Drozdov


L'espionnage classique est-il toujours intact ou les «mesures actives» ont-ils entierement pris sa place?

Certainement l’espionnage classique a ete preserve. Il est important de comprendre que Poutine est une personne assez specifique, pourrait-on dire, un maniaque. Il ment lui-meme tout le temps et, donc, il ne croit personne sur parole. Il ne croit aucun mot publiquement prononce ou imprime. Il ne peut croire que des informations secretes.
Il a besoin que l’on lui apporte des copies de documents de la table d’un president occidental. Depuis son service au KGB, il a toujours pour tache d'obtenir des informations secretes depuis les bureaux et les coffres forts des principaux hommes politiques du monde.


Aimer le pays ennemi.

 
Votre histoire est tres inhabituelle. Etant un espion du KGB, vous avez simultanement anime les emissions a la television sovietique. Mais apres tout, les occidentaux auraient d; comprendre qu'une personne ne peut reussir avec un pareil succes en URSS que si elle a des liens avec ceux qui sont au pouvoir. Pas necessairement avec l'espionnage, bien s;r, mais c'etait quand meme un indice que vous n'etes pas etranger au regime. A quel point on vous faisait confiance a l'etranger?

Il n'y avait pas de problemes de confiance particuliers. Le fait est que j'ai servi dans les services de renseignement pendant la periode de la perestroika de Gorbatchev.

A cette epoque, les soupcons de l'establishment occidental vis-a-vis de personnes liees a des groupes d'elites russes ont completement disparu. Au contraire, en Occident, ils ont activement accepte de telles personnes. De plus, si vous appartenez a l'elite ou si vous avez des relations au sommet, cela signifie que vous possedez les informations. Si vous etes juste un opposant radical, cela signifie souvent que vous ne savez rien, que vous n’avez aucune perspective et que vous n’avez rien a raconter.

En general, beaucoup de gens dans le service d’espionnage au cours des dernieres annees de l’Union sovietique etaient plus ou moins dissidentes et a bien des egards, nos officiers fuyaient vers l’Occident. Travaillant avec des informations occidentales, ils apprenaient la verite plus rapidement que tout le monde. Le renseignement exterieur a toujours ete l'unite la plus dissidente du KGB. De plus, en travaillant avec le pays de l'ennemi, vous commencez a l'etudier, a apprendre a le conna;tre de l’interieur, puis vous ne pouvez tout simplement plus des mechancetes et des saletes a ce pays.


Le renseignement exterieur a toujours ete l'unite la plus dissidente du KGB.

C'est-a-dire qu'il y a des cas ou un espion arrive en mission dans un pays et en tombe amoureux?

C'est arrive assez souvent.

Et le c;ur dur d’un tchekiste a pu se fondre devant un pays etranger?

L'espionnage est une activite specifique. Vous etes constamment oblige de mentir et, en meme temps, on vous dit que pour decouvrir les secrets de l'ennemi, vous devez le comprendre de l'interieur. Ainsi, il doit etre compris et meme aime. En regle generale, tous les agents de renseignement aiment le pays dans lequel ils travaillent et, a un certain stade, cet amour peut franchir la frontiere professionnelle. Par exemple, c'etait mon cas.

Je peux citer une histoire vraie. J'ai travaille avec une source d'information et j'ai decouvert accidentellement qu'il etait en relation etroite avec le Front national par Jean-Marie Le Pen. Lorsque cet homme est arrive en URSS, il a tente de rencontrer les hauts dirigeants du parti. Meme le journal « Pravda » du Comite Central du PCUS  a publie un petit article a son sujet.

J'ai prepare une fiche a mes superieurs expliquant qu'il est un fasciste convaincu. Je voulais dire qu'en aucun cas nous, les communistes, ne devrions travailler avec un fasciste. Cependant, a mon etonnement, au « Centre » (QG de l’espionnage) mon information a ete accueillie avec une grande joie mais pas de la facon a laquelle je m’attendais.

Le fait que cette personne est proche des neo-nazis a ete percu par ma direction d’une maniere tres positive. On m'a dit que nous devrions au contraire travailler avec les fascistes francais, puisqu'ils devaient clairement s'opposer au regime de Mitterrand, qui etait alors au pouvoir et qui etait considere comme ennemi. Donc, les faschos etaient percus comme nos associes. Je ne pouvais pas l'accepter.

Sexe, chantage, idee ou argent?

Si nous parlons un peu de tactiques d'espionnage: dans les films d'espionnage, nous voyons une abondance de sexe et de chantage. a quel point tout ceci est utilise dans la realite? Comment les gens sont-ils recrutes?

Au cinema, ces techniques sont utilisees plus souvent que dans la vie reelle. Dans le service d'espionnage, on comprend tres bien que la personne qui subit un chantage, se trouve dans un grand inconfort et tentera toujours de se debarrasser du crochet sur lequel elle a ete cueillie par nos services. Cela peut aller si loin qu'il se suicidera tout simplement, fatigue d'etre dans un etat psychologique aussi grave.

Les personnes qui travaillent sur une base de motivation positive, une ideologie ou l'argent, reussissent toujours beaucoup mieux. Cela fonctionnera mieux que n'importe quelle salete – « kompromat », comme on dit.

Qui etait plus nombreux: ceux qui ont travaille pour l'idee ou pour l'argent?

a l'epoque sovietique, il y avait plus de ceux qui travaillaient pour l'idee. Mais il y avait un autre probleme ici.

La personne qui a eu des contacts avec les services de renseignement sovietiques sur une base ideologique, ensuite devait apprendre a cacher ses convictions communistes, faute de quoi il ne pourrait pas obtenir un bon travail avec acces aux documents confidentiels qui nous interessaient. Maintenant, je pense que la plupart travaillent pour de l'argent.


Revenons a un rapport recemment publie au Royaume-Uni. Selon certains Russes, la moitie d'entre eux sont des informateurs. Selon des officiers du renseignement britanniques, environ 500 personnes sont impliquees dans l'espionnage. a quel point pensez-vous que ces chiffres sont exacts?

En fait, je suis presque completement d'accord avec ses conclusions. Quant aux 200 officiers traitants mentionnes, beaucoup de gens se demandent d'ou ils viennent, surtout quand 23 espions sous la couverture diplomatique ont deja ete expulses.
 
Toutefois, le rapport indique que ce chiffre ne comprend pas seulement les personnes vivant en Angleterre, mais egalement celles qui viennent occasionnellement de Moscou. Ces 200 personnes pourraient donc bel et bien exister. En consequence, ils peuvent bel et bien diriger 500 agents operationnels sur le terrain. Le fait qu'un officier traitant  puisse controler 2 ou 3 agents est un ratio tout a fait normal.

Quant aux « informateurs » ou « indics » de la diaspora russe et a leur quantite, cela inclut non seulement les personnes qui vivent de maniere permanente, mais aussi celles qui vont et viennent constamment. En ce qui concerne les soupcons concernant « la moitie des informateurs » – je serais d'accord avec une formulation legerement differente.

a Londres, il y a beaucoup de Russes qui ne sont jamais alles en Russie. [...] Si une personne en Russie a une entreprise ou une famille, cela la rend dependante des autorites et des services secrets russes. Cela signifie que si, lors de la prochaine visite, certaines de ces personnes sont approchees par les agents du FSB qui leur posent quelques questions, elles ne voudront probablement pas enter en conflit ouvert avec le pouvoir et les services secrets et repondront.

Ainsi, bien s;r, on ne peut pas appeler ces personnes des informateurs professionnels. On peut plutot dire qu'ils sont a risque, que les services speciaux russes peuvent leur poser des questions et qu'ils n'oseront pas ne pas y repondre. J’en conviens que pres de la moitie de nos emigrants se trouvent dans une telle zone a risque.

De plus, il est important de separer l'intelligence et le contre-espionnage. Le personnel de contre-espionnage en Russie a augmente encore plus que celui du renseignement exterieur. C’est leur fonction d'espionner les citoyens russes, y compris ceux vivant a l'etranger.

A l’instar du KGB sovietique, la priorite de Poutine est la securite interieure, ce qui implique de travailler avec la diaspora a l’etranger et, plus encore, de suivre les dissidents russes de la diaspora.

Pensez-vous que les services de renseignement occidentaux ont appris a lutter contre la «guerre hybride» russe?

En fait, ils peuvent travailler de maniere tres professionnelle, mais le probleme des agences de renseignement occidentales est un peu different.

Dans le meme rapport de la Henry Jackson Society, les Britanniques donnent des statistiques sur le nombre de personnes travaillant dans les domaines de l'intelligence et du contre-espionnage: 16 mille. En face, ils ont le FSB avec 380 000 personnes, le GRU qui regroupe 400 000 personnes, et le SVR, qui regroupe 15 000 personnes *. D’une facon banale, les agences de renseignement occidentales ne disposent tout simplement pas de ressources suffisantes. En France, par exemple, le terrorisme islamique est considere comme la principale menace et la lutte contre l'espionnage de Poutine passe au deuxieme plan.

Ksenia Kirillova.
Photos des archives de Serguei Jirnov

* Le rapport HJS en cite plusieurs autres, mais similaires: de 280 a 480 000 personnes dans le GRU, 387 000 personnes dans le FSB, 13 000 personnes dans le SVR. Le compilateur fait reference aux donnees fournies par Victor Madeira, historien des services speciaux et expert de l’Institut for Statecraft.


Рецензии