La mer maritime

                LA MER MARITIME (ÌÎÐÑÊÎÅ ÌÎÐÅ)

Puis une ann;e a pass;, Alisa va bient;t f;ter ses cinq ans. Son anniversaire tombe en septembre et en ao;t elle ;tait chez nous avec ses parents.
- Avant, j’;tais blonde, dit-elle d’un air pensif, puis elle fronce le nez et ajoute : Maintenant, mes cheveux ont fonc;.
- Quand ;a, avant ? demande ma femme ; l’ancienne blonde.
- Il y a longtemps, r;pond Alisa et pr;cise m;me : tr;s longtemps !
- Et bient;t on va aller voir la mer maritime, fanfaronne-t-elle, j’ai jamais ;t; l;-bas !
- Et la mer tout court, ;a ne vous dit rien ? demandai-je ironiquement.
Mais ma petite fille ne comprend pas la blague et r;pond s;rieusement.
- On va aller en vacances ; la mer maritime, on va pas aller ; la mer tout court !
- Et alors, tu es fatigu;e ? dis-je en riant puis je me tais et lance un regard discret dans le salon o; ma fille et mon gendre d;font leurs bagages.
Alisa est aussi tr;s int;ress;e de savoir ce qu’ont apport; Papa et Maman. Pendant un moment, elle en oublie la « mer maritime » et court dans la salle pour v;rifier comment se passe le d;ballage. Arriveront-ils ; ouvrir les valises comme il faut ? Et les fermetures ;clair des sacs ? Peut-;tre auront-ils besoin de quelques conseils. Mais ses parents sont appliqu;s, Alisa leur a d;j; montr; comment il faut faire, ce n’est pas la premi;re fois qu’ils voyagent ensemble. Une minute plus tard, la voil; de retour, serrant dans ses bras un paquet de jouets qu’elle installe sur le bureau devant l’;cran de mon ordinateur et me les montre l’un apr;s l’autre.
- Quel joli c;ur ! dis-je, admiratif, en prenant le petit bo;tier en velours en forme de c;ur. Qui est-ce qui te l’a offert ?
- Personne, affirme fi;rement Alisa, je l’ai trouv; dans la rue, il tra;nait dans l’herbe, c’est moi qui l’ai sauv;.
- Et ta maman te permet de sauver n’importe quel… j’h;sitais un instant sur le mot… truc ?
- Maman m’a permis rien du tout. Elle me regarde alors d’un air condescendant comme si c’;tait elle l’adulte et moi le petit.
- Quand je l’ai trouv;, je l’ai cach; tout de suite dans le sac que Grand-m;re m’avait offert l’;t; dernier et je ne l’ai pas montr; ; Maman.
- Tu te souviens de ce que tu as fait l’;t; dernier ? dis-je, pensif. Tu as une sacr;e m;moire. Et moi qui ne me souviens m;me pas de ce que j’ai fait hier !
Apr;s avoir install; les jouets sur la table, Alisa retourne en courant dans la salle et revient de nouveau les bras charg;s.
Je lui demande :
- Tu es fi;re de ton tr;sor ?
- Oui, c’est mon tr;sor, et les ours en peluche, ce sont mes pr;f;r;s, tous les autres ;a vaut rien, dit-elle en fron;ant le nez.
Elle r;p;te plusieurs fois le mot « tr;sor », on dirait bien que ;a lui pla;t. Sans oublier de pr;ciser : « Mon tr;sor. »
Les enfants sont directs, et « mon » leur vient plus facilement que « notre ». Mais il ne faut pas s’inqui;ter, avec le temps ils grandiront et le « nous » prendra peu ; peu la place du « moi ». En tout cas, on peut l’esp;rer. Mais voici qu’appara;t Babouchka ; la porte.
- ;a suffit de tourmenter la petite, dit-elle d’un air s;v;re en nous regardant ma femme et moi, laissez-lui le temps de respirer !
- Moi, je peux encore discuter au moins sept minutes, proteste Alisa, et puis je ne suis pas du tout fatigu;e.
- G;nial ! dis-je, tu m’;coutes, moi, et pas Babouchka. Pour ;a, je t’ach;teraI des bonbons. Et maintenant, je lui ordonne :
- En route pour la cuisine ! On va donner ; manger ; Pinia. Pendant qu’on vous attendait, il a eu le temps d’avoir faim.
- J’ai pas envie, dit Alisa dans un nouveau caprice, Maman, elle m’oblige ; manger et moi, je veux pas ! On va plut;t donner ; manger ; Pinia ici et comme ;a je donnerai ; manger ; mes jouets parce que, eux aussi, ils ont faim.
Je vais dans la chambre de Babouchka et je ram;ne Pinia que je pose sur la table pr;s de l’ordinateur et je mets devant lui un bol avec sa p;t;e. Tout en restant sur ses gardes, le chat commence ; manger sans quitter Alisa des yeux. Et celle-ci de s’installer ; c;t; comme si elle allait lui manger dans la gamelle !
- Il a des dents pointues, dit-elle, il peut mordre !
- Il ne peut plus grand’chose, tu sais, il est vieux, il a d;j; perdu la moiti; de ses dents.
- J’en ai une qui va tomber  moi aussi, dit-elle en cr;nant, elle bouge depuis longtemps.
- Alors, tu es vieille toi aussi ; ce que je vois.
- Grand-m;re Elena, elle est jeune et elle est belle, pr;cise Alisa, c’est Babouchka qui est vieille.
Ma fille entre soudainement dans la pi;ce et interrompt notre conversation.
- Allez, il est temps d’aller dormir, dit-elle ; Alisa en l’emmenant.
Sans elle, sans notre jolie petite-fille, tout devient ennuyeux. Pour me changer les id;es, je d;cide d’aller faire un tour. Dehors, il fait froid, bien que nous soyons ; la mi-avril, c’est pourquoi je m’habille chaudement. Encore une chance qu’on ne nous ait pas ;teint le chauffage comme d’habitude, sinon Alisa aurait d; dormir sous deux grosses couvertures.
Une fois dehors, je me rends au magasin le plus proche pour acheter quelque chose de bon ; notre petite-fille. Je traverse la Place des Partisans, il n’y a pas grand monde, juste quelques cyclistes et des gamins dans des voitures ;lectriques. Deux petits vieux, le mari et la femme, sont assis sur un banc et nourrissent les pigeons. Je les aper;ois de temps en temps depuis ma fen;tre qui se baladent dans le square en se tenant par la main. Leurs visages sont lumineux et leurs yeux toujours joyeux.
- Ceux-l; n’auront pas v;cu pour rien, ai-je pens;.
Je me vois encore l’;t; dernier, courant derri;re Alisa pour lui apprendre ; faire du v;lo. Au d;but, je la tenais par le porte-bagages et elle regardait toujours derri;re, de peur que je ne la l;che, qu’elle tombe ou fonce dans quelqu’un…
Les choses se r;p;tent dans la vie. Il y a trente ans, je courais exactement pareil derri;re ma fille, inquiet qu’elle ne tombe, puis je ramenais le v;lo ; la maison puis j’;coutais ses reproches sur mon incomp;tence. Un jour qui sait, je courrai peut-;tre aussi derri;re mes arri;re-petits-enfants !
Mais ;a, ce n’est pas pour tout de suite. En attendant, comme tout bon vieux grand-p;re, je m’assois sur un banc, pas loin du gentil petit couple et me voici ; donner, moi aussi, ; manger aux pigeons. Je sors du bl; cuit d’un sac plastique et je le lance aux oiseaux qui s’approchent en voletant. Ils sont de plus en plus nombreux, frappent des ailes, se chassant les uns les autres et picorent les grains jaunes ; la h;te. Quand il n’y en a plus, je me l;ve, fais un signe amical au petit couple et je me remets en route vers le magasin pour aller chercher quelques gourmandises. A vrai dire, ;a fait un moment qu’avec ma femme nous avions anticip; la venue de notre petite-fille et que nous avions d;j; pr;vu des cadeaux : deux petites robes chics, des tennis roses et blanches, ses chocolats pr;f;r;s que sa maman ne l’autorise ; manger qu’apr;s le d;jeuner et aussi un collier de perles tha;landaises. Mais ;videmment, pour un papy-g;teau comme moi, ;a n’;tait jamais assez. J’aimerais pouvoir lui offrir quelque chose de sp;cial. Quand j’;tais petit, j’adorais les truffes au chocolat, mais je n’y avais droit qu’une fois par an, pour le Nouvel An. On en mettait une ou deux dans chaque paquet. Qu’est-ce que c’;tait bon !
Au magasin, j’ach;te une bo;te de bonbons de fabrication locale et je rentre vite ; la maison. Je mets la bo;te sur la table et je la cache sous mes papiers, parmi lesquels se trouvent les textes que j’ai ;crits sur Alisa. Un jour, elle les lira, du moins je l’esp;re.
Le soir, nous allons dans la chambre, Alisa sort son livre de peinture pendant que je m;lange soigneusement les couleurs.
- Tu vas pas trop vite, me demande-t-elle, parce que sinon j’y arriverai pas !
- Vous n’avez qu’; dessiner le chat, propose ma femme, notre Pinia. Et toi, Grand-p;re, tu aides ta petite-fille, hein,  m’ordonne-t-elle.
- Je ne sais pas faire les chats, proteste Alisa, je pr;f;re faire un bonhomme.
Et nous voici donc ; dessiner chacun notre bonhomme. Je jette un coup d’;il de c;t; pour voir ce qui sort sous le pinceau d’Alisa.
- Et ils sont o; les bras de ton bonhomme ? ai-je demand; en voyant qu’elle avait dessin; un corps tout rond avec une t;te et des jambes, mais sans bras.
- Il n’a pas de bras…, r;pond-elle.
- Il est handicap;, alors…, dis-je en blaguant.
- Non, c’est parce que tu m’attends pas, tu vas trop vite !
Je sens qu’elle est vex;e.
- C’est comme quand tu parles avec Grand-m;re, tu parles toujours trop vite, ajoute-t-elle, agac;e. Si tu allais moins vite, j’arriverais ; peindre les bras et tout …
- Comment ;a, je parle trop vite… dis-je, surpris, mais je sens que ;a risque de d;g;n;rer.
Ma femme vient calmer le jeu. Elle s’approche d’Alisa et l’embrasse sur la joue.
- Tu es ma petite ch;rie, la plus mignonne de toutes. Et toi, Grand-P;re, dit-elle en pointant le doigt dans ma direction, tu ne vois donc pas qu’elle est contrari;e ! Sois gentil avec elle, arr;te de l’emb;ter et tout se passera bien.
Elle se tourne alors vers Alisa :
- Tu te souviens, chez toi, on a dessin; sur la carte du monde les villes de Moscou, de Briansk et de Nadym, dans le Grand Nord ?
-  Moscou, c’est la capitale de notre pays, s’;crie Alisa.
- Super, lance ma femme, qui c’est qui t’a appris ;a ? C’est Grand-m;re, non ? Et maintenant, je vais t’apprendre le karat; ! Tu n’as pas oubli; comment on fait les mouvements ?
- Je me souviens de tout, affirme fi;rement Alisa. Et je fais du Taekwondo.
Elle serre les quatre doigts et ;carte le pouce.
- Ah non, ce n’est pas comme ;a, explique ma femme. Tiens, regarde, c’est comme ;a ! Il faut serrer le pouce contre les autres doigts et appuyer sur le dessus. Grand-m;re est ceinture noire de karat;, elle sait tout.
- Maman ! s’;crie la petite, toute joyeuse, viens vite voir, regarde ce que Grand-m;re m’a appris !
Ma fille entre dans la pi;ce et voit le poing tendu dans sa direction.
- Tu as vu ? crie Alisa en balayant l’air de son poing.
- G;nial, rien ; dire ! dit ma fille en nous lan;ant un regard d;sapprobateur, c’est tout ce que vous avez ; lui apprendre ?
- L’autre fois, Grand-m;re, elle m’a racont; l’histoire de Zina-caoutchouc qui s’;tait roul;e dans la boue, dit notre petite-fille pour nous d;fendre.
- Tu ne veux pas plut;t r;citer le nouveau po;me que tu as appris ? sugg;re ma fille.
- C’est un po;me sur les h;rissons, je connais les h;rissons, crie Alisa. Des h;rissons tout piquants vivaient dans la for;t, r;cite-t-elle d’une voix forte puis elle continue en baissant soudain nettement la voix, … ils vivaient dans la for;t… dans la for;t…, puis elle se tait.
- C’est tout ? ai-je demand;. Le po;me est d;j; fini ?
- C’est fini, confirme-t-elle joyeusement en me tirant vers l’aquarium. Tu as vu la ficelle qui tra;ne derri;re le poisson ?
- Ce n’est pas une ficelle, dis-je. C’est Babouchka qui leur donne bien ; manger. D’ailleurs, c’est aussi le moment pour nous de reprendre des forces.
En allant ; la cuisine, nous passons tout ; c;t; de l’aquarium o; nagent les deux poissons que j’avais p;ch;s dans un lac avant la naissance d’Alisa. Derri;re l’un d’entre eux pendouillait effectivement une « ficelle ».
Nous nous installons ; table dans la cuisine o; nous attend d;j; un copieux d;ner.
En chef de famille, je m’assois en bout de table, ma femme se place ; c;t; de moi, un peu plus loin Babouchka, puis ma fille L;na, papa Pacha et enfin Alisa, la vedette, en face de moi.
- Iss, il est l;-bas ! dit-elle tout d’un coup, en montrant le haut du placard.
- Mais non, l; il n’y a personne, dis-je doucement, Izia, amateur de placards ; l’aff;t  des lasagnes, est mort l’ann;e derni;re. Il ne nous reste plus que Pinia.
- C’est triste, dit Alisa en reniflant, au bord des larmes.
-  Vassia, lui aussi, n’est plus l; depuis longtemps.
- Tu devrais manger … Ma fille tente de r;conforter la petite, Grand-p;re va prendre un nouveau chat cet ;t; si tu ne fais pas d’allergie.
Le d;ner se poursuit en silence. On n’entend plus que le bruit des fourchettes, des cuill;res et les reniflements d’Alisa. Le moment est venu d’aller dormir. Alisa regarde encore une derni;re fois en haut du placard, l; o; Izia aimait s’asseoir et o; maintenant se dresse seul le vase de cristal puis elle dit ; voix basse :
-Tu es o;, Iss ? …
;a nous fait mal au c;ur, mais demain sera un nouveau jour et nous nous r;veillerons dans un autre ;tat d’esprit. On y croit, la vie continue…


Ðåöåíçèè