Ñåêðåò Ïðóññêîé ïîëèöèè

LA
POLICE SECR;TE
PRUSSIENNE
I

Berlin au lendemain de la R;volution de f;vrier. — Ce que se disaient deux bourgeois au coin de la rue Fr;d;ric. — Sch;ffel et Goldschmidt. — Le roi Fr;d;ric-Guillaume se montre ; son peuple et le prince Charles s’adresse au beau-sexe. — Aspect du cort;ge royal. — Une manifestation inattendue. — O; l’agent Stieber para;t pour la premi;re fois. — Retour du roi au palais.

Le 21 mars 1848, une foule compacte et agit;e se ruait, en poussant des cris et en ;changeant des horions pour avancer plus vite, sur les larges dalles de la c;l;bre promenade Unter den Linden[3], ; Berlin.

[3] Sous les tilleuls.

Les abords de cette grande art;re portaient encore les traces de la lutte furieuse qui s’;tait prolong;e trois jours et trois nuits auparavant, ;cho formidable des journ;es parisiennes de F;vrier. Il avait fallu l’exemple de la France pour rendre tout ; coup le peuple berlinois brave, et lui faire m;priser ce qu’il respectait la veille.

Les fid;les sujets de Sa Majest; ;taient descendus en armes dans la rue et avaient ;lev; des barricades. La lutte avait ;t; acharn;e. Les devantures des boutiques et des magasins, cribl;es de projectiles, ne disaient que trop qu’on avait d; tirer ; mitraille sur le peuple. Sur les murs des maisons, l’;il pouvait suivre les longues ;raflures des balles;; la chauss;e ;tait encombr;e de grosses branches d’arbres coup;es par les boulets, et partout de larges taches de sang mal lav;es rougissaient encore le sol.

A l’entr;e de la rue Doroth;e et de la rue Fr;d;ric, des moellons et des pav;s ;taient rest;s entass;s jusqu’; hauteur du premier ;tage. Des matelas ;ventr;s, des meubles bris;s, tous les accessoires de ces forteresses de la rue, gisaient p;le-m;le;; et, devant ces ruines et ces d;bris, des individus de mauvaise mine, d;braill;s, a la barbe inculte, montaient la garde, arm;s de vieux fusils ; pierre provenant du pillage de l’arsenal.

Si les fiacres et les voitures de ma;tre ;taient rares, en revanche les fourgons des pompes fun;bres se succ;daient presque sans interruption, cahotant vers leur derni;re demeure les combattants morts ; la suite des blessures re;ues en d;fendant ces m;mes barricades. De temps en temps aussi, un remous se produisait au milieu de la foule, et chacun se rangeait pour livrer passage ; quelque groupe d’;tudiants en grande tenue universitaire, rapi;re au vent, ou ; quelque d;l;gation ouvri;re pr;c;d;e d’un homme ; cheval, tenant d;ploy; le drapeau rouge, noir et or, embl;me de la R;volution, longtemps proscrit par les ;dits de la Di;te et de la «;Commission de r;pression contre les d;magogues;», et qui, pour cela m;me, ;tait devenu le signe de ralliement de tous les Allemands qui conspiraient pour l’affranchissement de leur patrie.

L’;tendard aux trois couleurs ;tait chaque fois salu; par des hoch prolong;s, par des vivats retentissants, par des acclamations sans fin auxquelles se m;laient les plaintes des femmes et des enfants ;cras;s, ;touff;s dans la cohue, et les coups de fusil tir;s en l’air.

Le temps ;tait sec et froid. Un p;le soleil agonisait dans un ciel livide.

;videmment la foule attendait un ;v;nement pr;vu et annonc;;; et comme cet ;v;nement se faisait attendre, elle s’impatientait d’une fa;on visible, au fur et ; mesure que l’apr;s-midi d;clinait.

Divers moyens avaient cependant ;t; essay;s pour tuer le temps : on avait d’abord hurl; en ch;ur des hymnes patriotiques;; quelques locataires des belles et opulentes maisons situ;es pr;s de la porte de Potsdam s’;tant aventur;s sur leurs balcons pour regarder le spectacle, de vigoureux pereat, accompagn;s de coups de pierre, avaient forc; ces «;aristocrates;» ; rentrer pr;cipitamment dans leurs demeures et ; s’y calfeutrer avec soin. Puis les Louis, — qui d;j; ; cette ;poque ;taient les Alphonses de Berlin, — s’;taient amus;s ; enfoncer impitoyablement jusque sur la nuque tout chapeau ; haute forme qui passait ; port;e de leurs poings. Quelques pickpockets surpris la main dans le sac avaient ;t; rou;s de coups et remis ; moiti; morts entre les mains de la garde bourgeoise, qui formait ; elle seule, pour le moment, la police et la garnison de la capitale.

Mais ces divers incidents ne suffisaient pas ; calmer l’impatience de la foule. Elle s’agglom;rait maintenant d’un air mena;ant autour du palais du roi, dont le silence contrastait avec l’animation bruyante de la place.

Au coin de la rue Fr;d;ric, deux hommes se tenant comme ; l’;cart, mais curieux cependant de voir ce qui allait se passer, causaient, les yeux fix;s sur la grille de la demeure royale.

—;Vous verrez qu’il n’osera pas, disait le plus jeune, confortablement v;tu et coiff; d’un chapeau de feutre aux larges bords, — d’un «;calabrais;», comme on les appelait, — il n’osera pas;; au dernier moment, le c;ur lui manquera;!

—;J’ai lieu de croire que vous vous trompez, r;pondit l’autre. Le bourgmestre a annonc; hier officiellement, ; la s;ance du conseil municipal, que le roi Fr;d;ric-Guillaume IV parcourrait aujourd’hui m;me la capitale, entour; des princes de sa famille, sans autre escorte qu’un d;tachement de la garde bourgeoise et un groupe d’;tudiants… Cette petite promenade th;;trale et romanesque ne doit d’ailleurs pas r;pugner ; Sa Majest;, qui a, vous le savez, beaucoup de go;t pour les exhibitions de ce genre.

—;Vous verrez, reprit avec obstination l’homme au «;calabrais;», que Sa Majest; tr;s prudente reculera au dernier moment.

—;Vous n’ignorez pas, mon cher, que Sa Majest; sait toujours o; puiser du courage.

Et l’interlocuteur de Sch;ffel, — c’;tait le nom de l’homme au chapeau calabrais, — fit le geste de porter ; ses l;vres le goulot d’une bouteille. Puis il ajouta :

—;Mais vous ;tes m;fiant. Je le comprends. La prison n’est pas pr;cis;ment l’;cole o; s’apprennent la confiance et l’optimisme. Pauvre Sch;ffel;! Combien de temps avez-vous pass; dans ces maudites casemates;?

—;Pr;s de trois ans. J’ai ;t; arr;t; en avril 1845, et mis en libert; il y a huit jours. Je suis arriv; ; Berlin ce matin. Dans cette ville, que j’avais connue si placide, si r;sign;e, si platement soumise, et que je trouve maintenant en pleine ;bullition r;volutionnaire, je ne savais ; qui m’adresser, quand ma bonne ;toile vous a mis sur mon chemin, mon cher Goldschmidt.

Sch;ffel pressa la main de son ami.

Celui-ci ;tait un homme d’une cinquantaine d’ann;es environ, de haute stature, ; la figure empourpr;e et ; la barbe grisonnante, ;tal;e en ;ventail. Ses v;tements d;notaient un certain bien-;tre et avaient cette ampleur et cette coupe commodes qu’affectionnent les artistes. Un large pantalon de drap, une veste de velours boutonn;e jusqu’au cou, un gros foulard rouge et un chapeau de feutre orn; d’une cocarde compl;taient son accoutrement.

Goldschmidt hochait la t;te :

—;Trois ans de forteresse pour un brave homme comme vous, c’est dur;! Mais vous n’avez pas ;t; le seul ; souffrir, et, Dieu merci, les temps vont changer. Au fait, de quoi vous a-t-on accus;;?

—;Oh;! j’ai ;t; victime d’une machination l;che et odieuse, fit Sch;ffel d’une voix sombre. Si jamais je retrouve le tra;tre, malheur ; lui;! Je pourrais oublier tout ce que j’ai souffert, je puis pardonner ; tout le monde, mais ; celui-l;, jamais, jamais;!

L’exaltation de l’ex-prisonnier allait en augmentant. Goldschmidt s’effor;ait de le calmer, quand des clameurs plus fortes et un reflux violent de la foule attir;rent l’attention des deux amis. Goldschmidt se dressa sur la pointe des pieds pour voir par-dessus les t;tes ce qui se passait.

—;H;;! s’;cria-t-il en se penchant vers son compagnon, Je vous disais bien qu’il viendrait;!…

Les clameurs, confuses d’abord, prirent tout ; coup un accroissement prodigieux. On entendait distinctement les cris r;p;t;s de : «;Vive la Constitution;! Vive la libert;;! Vive la Patrie;! A bas l’arm;e;! Dehors la police;!;»

Ces exclamations ;clataient comme des bombes tout autour du roi Fr;d;ric-Guillaume IV, qui s’;tait enfin d;cid; ; franchir le portail ext;rieur du Grand-Ch;teau.

Il s’avan;ait ; cheval, le long de Unter den Linden, pr;c;d; d’un peloton de la garde bourgeoise en costume civil, la cocarde au chapeau, le sabre pass; autour des reins et la carabine en bandouli;re. Sur les redingotes noires, la buffleterie faisait deux rayures blanches. On reconnaissait les officiers ; leur grand chapeau ; plumes et ; leur ;charpe noire, rouge et or. Imm;diatement derri;re le roi venaient le prince Charles, le prince Adalbert, le g;n;ral de Radowitz, ami intime et confident de Sa Majest;, et quelques autres personnages, «;seigneurs sans importance.;»

Les cris du peuple effrayaient les chevaux, qui reculaient l’un sur l’autre. La retraite de l’arm;e hors de la ville avait pu faire cesser le combat;; mais ni la capitulation du gouvernement, ni la fameuse proclamation adress;e par Fr;d;ric-Guillaume ; ses «;chers Berlinois;» n’avaient pu ramener ; Sa Majest; l’affection de ses sujets. Pas un : Vive le roi;! pas une acclamation ne se faisait entendre.

Gros, court, trapu, sanguin, ressemblant ; un fermier de Pom;ranie affubl; d’un costume de g;n;ral et juch; sur une b;te de labour, la figure bouffie et vulgaire, le nez rouge, la taille l;g;rement courb;e, les yeux obstin;ment fix;s sur l’encolure de son cheval, Fr;d;ric-Guillaume paraissait sourd aux cris populaires et aux rumeurs hostiles qui grondaient sur son passage. Impassible comme un automate, on e;t dit que son esprit ;tait ailleurs. A quoi pouvait-il bien songer;? Certes, ce n’;tait ni ; son tr;ne, ni ; l’avenir du royaume, mais peut-;tre au menu du lendemain. En tout cas, il avait trouv; un moyen de s’isoler et de se soustraire par la pens;e ; la d;sagr;able et p;nible corv;e que lui avait impos;e le nouveau cabinet.

Ses oncles et ses fr;res, qui l’entouraient, partageaient son indolente apathie. Quant au prince Charles, fid;le ; ses habitudes inv;t;r;es, il cherchait du coin de l’;il, au milieu de la cohue, les plus jolis minois, avec l’intention ;vidente de nouer au vol quelque liaison facile. Les jeunes filles le regardaient en riant, en se poussant du coude.

Des deux c;t;s du cort;ge royal, les ;tudiants, en culottes collantes, en bottes ; l’;cuy;re, la petite casquette sans visi;re, rouge ou bleue, inclin;e sur l’oreille, formaient la haie;; ils tenaient ; la main d’;normes rapi;res, qu’ils portaient toutes droites comme des cierges de procession. Un nouveau d;tachement de garde bourgeoise fermait la marche.

Le roi, avec sa suite, ;tait arriv; au coin de la rue Fr;d;ric, ; la hauteur du restaurant Hiller, presque ; l’endroit o; nos deux amis avaient ;chang; le court colloque que nous venons de rapporter.

Deux incidents signal;rent ; ce moment le passage de Fr;d;ric-Guillaume et de son entourage.

Sur un des escaliers situ;s en face du restaurant parut tout ; coup une femme d’une trentaine d’ann;es, fort belle, d’une figure ;trange;; drap;e dans un grand ch;le des Indes qui la recouvrait tout enti;re, elle poussa un : Vive le roi;! d’une voix remarquablement m;lodieuse, et, en m;me temps, un ;norme bouquet de violettes, de muguets et d’autres fleurs printani;res tomba aux pieds du cheval que montait Fr;d;ric-Guillaume.

—;Tiens, fit Goldschmidt, voici la Naura du Grand-Op;ra qui donne sa repr;sentation en ville. Demain, on parlera d’elle dans tout Berlin, les journaux rapporteront son acc;s de «;loyalisme;»;; je parie qu’elle n’en demande pas davantage.

La d;monstration de la chanteuse frappa d’abord la foule d’un ;tonnement m;l; de col;re. Comme lors du retour de Louis XVI, apr;s sa fuite ; Varennes, il y avait un accord tacite de n’insulter ni acclamer le monarque;; mais quand on reconnut l’artiste c;l;bre, la premi;re ;toile de la sc;ne lyrique de Berlin, les sourds grognements de la foule se chang;rent en rires. Au lieu de se f;cher, on applaudit ironiquement, en criant comme au th;;tre : «;Bravo;! bravissimo;!;»

Le roi paraissait tr;s contrari; de la tournure ridicule qu’avait prise cette unique tentative de d;monstration monarchique;; il semblait d’autant plus vex; qu’il avait tout d’abord relev; la t;te et regard; d’un air ravi l’apparition de cette ardente royaliste, tandis que le prince Charles clignait en grima;ant ses petits yeux battus et fatigu;s.

Mais on eut ; peine le temps de s’apercevoir de cet incident h;ro;co-comique : un second incident d;tourna aussit;t l’attention de la malencontreuse cantatrice et de son bouquet.

Une bande de cinquante ; soixante individus, habill;s comme l’;taient alors les ouvriers, d;boucha de la rue Fr;d;ric, en chantant un hymne improvis; dans ces jours de tourmente, sur l’air de la Marseillaise. A la t;te de cette petite troupe marchait un jeune homme ; cheval. Il ;tait de taille moyenne, et sa figure en lame de couteau, ses regards fuyants et louches ;taient peu en harmonie avec le r;le de Masaniello ;questre qu’il jouait au milieu des prol;taires insurg;s.

Son v;tement de drap gris;tre ;tait de coupe assez soign;e;; il portait un chapeau ; haute forme orn; de l’in;vitable cocarde rouge, noire et or;; et tandis que, de la main droite, il se cramponnait de toutes ses forces ; la crini;re de son cheval, il agitait de l’autre main un large drapeau tricolore dont la longue hampe touchait terre.

A la vue du cort;ge royal, la bande interrompit son chant pour pousser ; tue-t;te les cris de : «;Vive la libert;;! Vive la Constitution;! A bas la troupe;!;»

L’homme au drapeau se d;menait le plus de tous et paraissait le plus enrag;;; sa voix aigu; et sifflante dominait les clameurs rauques de son entourage.

D;s qu’il avait aper;u le cavalier, Goldschmidt s’;tait mis ;galement ; crier comme un forcen;;; sa figure, de rouge, avait pass; au violet;; il accompagnait ses exclamations de divers signes d’intelligence et d’amiti; adress;s ; l’individu au drapeau, qu’il semblait conna;tre et dont il s’effor;ait d’attirer l’attention.

Goldschmidt avait ;t; tellement absorb; par son man;ge, qu’il ne s’;tait pas aper;u que le compagnon avec qui il causait ;tait subitement devenu p;le comme un mort et tremblait de tous ses membres.

Ce ne fut que lorsque Sch;ffel, ; demi d;faillant, s’appuya sur le bras de son ami, que Goldschmidt interrompit ses cris et ses signes, et se retournant :

—;Mon Dieu;! qu’avez-vous donc;?… Voyons, dit-il ; Sch;ffel, vous allez vous trouver mal… Mais ; qui en voulez-vous;?

Sch;ffel s’;tait d;j; redress; comme un homme mordu par un reptile. De la d;faillance il venait de passer ; la col;re la plus violente. Tout son sang lui ;tait mont; ; la t;te;; ses traits s’;taient contract;s, son corps tremblait de frissons;; il leva sa canne d’une main crisp;e, et il allait s’;lancer sur l’homme au drapeau quand celui-ci, arriv; presque ; c;t; du roi, r;gla audacieusement l’allure de son cheval sur celle du souverain;; puis, se penchant ; son oreille, lui dit ; mi-voix :

—;Sire, ne craignez rien;; nous sommes des fid;les, nous venons vous prot;ger.

Le roi, le prince-Adalbert, le g;n;ral de Radowitz, avaient vu le geste de menace de l’ex-prisonnier, et tous crurent qu’on voulait attenter ; la vie du monarque.

La figure hagarde de Sch;ffel, son b;ton qu’il brandissait comme une arme, autorisaient cette supposition. Goldschmidt s’effor;ait vainement de le calmer et de le retenir. «;Laissez-moi;! Laissez-moi;! criait l’ex-prisonnier… Le voil;, le tra;tre, l’espion qui m’a vendu;! Laissez-moi me venger;!;»

Il allait s’;chapper des bras robustes de son compagnon ; bout de forces, quand l’homme au drapeau fit cabrer son cheval et for;a Sch;ffel, qui le touchait presque, ; se jeter en arri;re. Puis, relevant brusquement la hampe de son drapeau, il fit sauter en l’air la canne de Sch;ffel. Un des ouvriers qui ;tait de la bande s’en empara. En m;me temps cinq ou six individus dirig;s par l’homme au drapeau entour;rent l’ex-prisonnier et son ami de fa;on ; les isoler compl;tement.

Le cort;ge royal disparut au grand trot sous la porte de Brandebourg.

La foule, brusquement, se porta alors d’un autre c;t; pour se trouver de nouveau, en coupant par la rue Fr;d;ric, sur le passage du roi. Les individus qui retenaient Sch;ffel et Goldschmidt furent comme enlev;s par cette mar;e montante d’hommes, et les deux amis profit;rent de la circonstance pour s’esquiver.

Goldschmidt avait pris ;nergiquement sous son bras le bras de Sch;ffel.

—;Venez avec moi, lui dit-il en continuant de l’entra;ner, je loge ; deux pas d’ici, dans la rue Doroth;e… Vous vous reposerez… Vous en avez besoin… Un verre de vieux vin du Rhin et quelques tranches de jambon ach;veront de vous remettre… Mais ; qui diable en voulez-vous tant;?…

—;Comment;! Vous le demandez encore;?… Mais le cavalier, l’homme au drapeau, c’est lui… le tra;tre, le mis;rable espion qui m’a d;nonc;…

—;Ce n’est pas possible;!… Comment l’appelez-vous;?

—;Augustin Schmidt. Oh;! j’ai bien retenu son nom.

—;Augustin Schmidt;! Vous vous trompez… Ce jeune homme est un avocat tr;s distingu;, un ;crivain de m;rite, lib;ral, ardent et convaincu… Il ne s’appelle pas Augustin Schmidt, mais Stieber.

—;En ;tes-vous bien s;r;? demanda Sch;ffel.

—;Tr;s s;r.

—;Vous le connaissez;?

—;C’est le fianc; de ma fille;!

Sch;ffel, redevenu ma;tre de lui-m;me, passa ; deux reprises la main sur son visage comme pour rassembler ses id;es et ses souvenirs.

—;;videmment, dit-il, l’un de nous deux se trompe… Si vous voulez, je vais tout vous raconter…

—;Avec le plus grand plaisir, interrompit Goldschmidt, mais ; condition que vous acceptiez mon invitation. Quelque palpitant que soit votre r;cit, j’aime mieux l’entendre dans une bonne chambre bien close, le dos contre le po;le et les pieds sous la table, qu’ici, au milieu des bousculades, et par une bise qui, si elle continue, g;lera les paroles… Allons, venez;!

Et il entra;na son ami dans la direction de la rue Doroth;e.

Ce ne fut pas sans difficult;s qu’ils parvinrent ; se frayer un passage ; travers la foule qui s’engouffrait comme un torrent dans la nouvelle issue qu’elle s’;tait choisie.

Au moment o; Goldschmidt tirait de sa poche une lourde clef pour l’insinuer dans la serrure de la maison qu’il habitait, le cort;ge imp;rial rentrait h;tivement au palais. La nuit ;tait venue, et, dans la cour, la garde bourgeoise avait allum; des feux de bivouac. D;s que le monarque et sa suite furent ; l’int;rieur, on ferma brusquement les grilles. En montant le grand escalier, Fr;d;ric-Guillaume demanda ; son confident, le g;n;ral de Radowitz :

—;Avez-vous pris le nom du jeune homme au drapeau;?

—;Oui, Sire, r;pondit le g;n;ral.

—;Bien… Je vous le demanderai ; l’occasion… Sans lui, l’individu qui ;tait si furieux me faisait un mauvais parti…

Au haut de l’escalier, le roi, se retournant vers ceux qui l’accompagnaient, leur dit en riant, de sa grosse voix de rustaud :

—;Ah;! que nous allons d;ner de bon app;tit, messieurs;!… Apr;s cette libation forc;e d’eau-de-vie populaire, que le cliquot et le r;derer vont nous sembler bons;!
II

Un int;rieur allemand. — M. Prosper Cheraval, parisien de naissance, musicien par go;t et professeur de langue fran;aise. — Stieber, orateur socialiste. — La fabrique des fr;res Sch;ffel. — Un contrema;tre socialiste. — M. Schmidt, peintre et espion. — Comment on ;bauche une conspiration. — Papiers vol;s par la police. — La premi;re mission secr;te du policier Stieber. — Arrestation de M. Sch;ffel. — Stieber port; en triomphe.

Walther Goldschmidt ;tait un ancien com;dien. Pendant de longues ann;es, il avait appartenu ; quelqu’une des sc;nes les plus renomm;es de l’Allemagne. S’il ne s’;tait pas fait applaudir ; Vienne ni ; Berlin, il ne s’;tait pas moins fait appr;cier dans les «;r;sidences;» de second ordre, o; le th;;tre ;tait et est encore aujourd’hui la plus grosse affaire de l’;tat, en tous cas celle dont le souverain s’occupe le plus directement et avec le plus d’assiduit;. Dans ces petites cours, les com;diens sont ; la fois des personnages officiels et des artistes, des fonctionnaires publics et des courtisans, m;l;s ; toutes les intrigues politiques et autres, supr;me ressource contre l’ennui mortel qui ravage ces capitales minuscules.

Apr;s avoir jou; pendant vingt-cinq ans, Charles Moor, Clavigo, Nathan le Sage, Hamlet, etc., et apr;s avoir ;pous; une ing;nue tr;s jolie et tr;s prude ; la ville, Walther Goldschmidt, ; qui ses ;conomies et un h;ritage inattendu assuraient une modeste aisance, avait d;finitivement pris sa retraite et r;alis; le r;ve de toute sa vie, d’habiter une grande capitale.

Il ;tait venu se fixer ; Berlin, o; il menait l’existence la plus heureuse et la plus tranquille, entre sa femme, toujours s;duisante, et sa fille Genevi;ve, qui, ; seize ans, ;voquait toutes les gr;ces et les s;ductions de sa m;re dans la premi;re jeunesse. Le soir, selon l’usage allemand, Walther allait fumer sa pipe dans une brasserie voisine, o; il racontait ; son auditoire habituel ses aventures d’antan, historiettes de coulisses et anecdotes de cour qu’on ;coutait avec la plus grande attention, et m;me avec un certain respect qui flattait beaucoup le vieil acteur.

La r;volution, en jetant un peu Walther dans le courant politique, n’avait rien chang; ; ses habitudes et ; sa vie d’int;rieur. A sept heures pr;cises, la bouilloire ; th; chantait sur un r;chaud, et Mlle Genevi;ve aidait sa m;re ; disposer sur une nappe ;blouissante de blancheur les diff;rentes assiettes de viandes froides qui composaient le menu accoutum; du souper.

Ce soir-l;, deux seaux d’;tain poli brillants comme de l’argent ornaient les deux bouts de la table et rafra;chissaient dans de la glace deux bouteilles de vin du Rhin. Des r;mer, hauts sur leurs pieds d’une transparente couleur d’;meraude, jetaient des feux iris;s sous la clart; d’une grande lampe de verre.

On attendait le ma;tre de la maison pour se r;unir autour de la table de famille.

En pr;sentant son convive, Goldschmidt rappela ; sa femme qu’ils avaient vu autrefois M. Sch;ffel aux bains de Warmbrunnen en Sil;sie, pr;s de Hirschberg, o; se trouvait la grande filature de MM. Sch;ffel fr;res. Mme Goldschmidt indiqua par un gracieux sourire qu’elle se souvenait en effet de M. Sch;ffel.

On se mit ; table.

Pendant le repas, la conversation roula sur des sujets assez indiff;rents. On s’entretint des ;v;nements du jour, de la promenade du soir;; mais dans le r;cit qu’en fit Goldschmidt, il ;vita soigneusement de mentionner l’incident relatif ; l’homme au drapeau. Il ne fut question qu’un instant du jeune homme, quand Mme Goldschmidt dit ; son mari que le «;docteur;» s’;tait fait excuser de ne pouvoir venir dans la soir;e. Une rougeur qui empourpra subitement les joues de Mlle Goldschmidt apprit ; Sch;ffel qu’on parlait du fianc; de Mlle Genevi;ve.

Vers le milieu du repas, un coup de sonnette retentit, et un homme d’une trentaine d’ann;es, les yeux vifs et l’air enjou;, type assez accompli du Parisien, parut dans l’entrebaillement de la porte.

—;Ah;! monsieur Cheraval, entrez donc, s’;cria l’ancien com;dien. Quel bon vent vous am;ne;?

Le nouveau venu s’inclina devant les dames, adressa un salut correct ; Sch;ffel et serra cordialement la main que lui tendait le ma;tre de la maison. Sur un signe de celui-ci, la servante avan;a une chaise et apporta un couvert et un r;mer qui fut aussit;t rempli jusqu’au bord.

Le jeune homme leva son verre, but et ajouta en fran;ais :

—;Mes chers amis, je viens tout simplement prendre cong; de vous.

Goldschmidt se r;cria et sa femme fit chorus avec lui.

—;Oui, reprit Cheraval, demain, ; l’heure o; les gens vertueux regardent rougir l’aurore, je quitte Berlin, je repars pour Paris… pour ce Paris que je regretterais tant d’avoir quitt; si je n’avais trouv; ici de bons amis tels que vous, et une aussi charmante ;l;ve, ajouta-t-il en s’inclinant du c;t; de Genevi;ve.

—;Voyons, voyons, mon ami, fit l’acteur, qu’est-ce qui vous force donc ; nous dire sit;t adieu;?

—;La politique et l’amour filial… Il para;t qu’on a offert au papa Cheraval une candidature pour l’Assembl;e constituante, et le brave homme veut que je sois l; pour lui donner un coup de main, ou plut;t un coup de langue, car il faudra faire assaut d’;loquence… Bref, je pars pour soutenir la candidature de mon p;re… Mais soyez tranquilles, je ne vous oublierai pas, je vous ;crirai souvent, aussi souvent que possible. Et j’esp;re que ma charmante ;l;ve voudra bien me prouver que mes le;ons n’ont pas ;t; perdues.

—;Je vois, r;pondit Goldschmidt, qu’il ne nous reste plus qu’; boire ; l’heureux retour de notre ami Cheraval dans sa patrie, ; ses succ;s oratoires, et aussi ; monsieur le futur d;put; Cheraval p;re;!

On trinqua et l’on but.

—;Mais ne verrons-nous pas le docteur ce soir;? demanda le jeune Fran;ais.

Goldschmidt regardait Sch;ffel d’un air embarrass;;; il trouva heureusement un pr;texte pour d;tourner la conversation :

—;Oh;! mais je ne vous ai pas encore pr;sent;s l’un ; l’autre… C’est votre faute, M. Cheraval… Vous nous arrivez avec une nouvelle si ;blouissante, s’;cria Goldschmidt, qui se servait un peu ; l’aventure des adjectifs fran;ais… Monsieur Henri Julius Sch;ffel, un de nos principaux filateurs de Sil;sie… Monsieur Prosper Cheraval, parisien de naissance, musicien par go;t… et professeur de langue fran;aise…

—;A l’;tranger… Expatri; pour raison de sant;, afin de ne pas attraper des rhumatismes sur la paille humide des cachots, o; les juges de S. M. Louis-Philippe voulaient me faire coucher pendant un an pour une toute petite chanson satirique… Mais chacun a sa revanche… A moi la belle maintenant;!

Et Cheraval se mit ; fredonner sur un air connu :
Dans ce monde tout varie,
L’esprit et le sentiment.
Chacun son go;t, sa manie,
L’un voit noir, l’autre voit blanc.
Aujourd’hui, dans ma patrie,
Que de gens prennent sans voir
Le blanc pour le noir;!
Voyez cet amas de cuistres,
Pr;tres, moines et pr;lats,
Procureurs, juges, ministres,
M;decins et magistrats.
Leurs uniformes sinistres
Leur tiennent lieu de savoir.
Que d’;nes couvre le noir;!

—;Le «;docteur;» devait traduire ma chanson en allemand, ajouta Cheraval, savez-vous s’il l’a fait;? j’aurais bien voulu prendre cong; de lui. Mais o; le trouver;?

—;Oh;! fit Mme Goldschmidt en d;pliant un journal qu’on venait d’apporter, je crois qu’il nous sera facile de savoir o; le «;docteur;» sera ce soir…

Elle passa le journal ; sa fille, et lui indiquant du doigt le haut de la troisi;me page :

—;Genevi;ve, dit-elle, lis-nous ;a…

La jeune fille, d’un voix ;mue, commen;a :

«;Ce soir, grande r;union d;mocratique dans la salle des Trois Aigles, rue Moabit. Le jeune orateur populaire Stieber, qui a conquis une si rapide c;l;brit; dans les clubs, doit prononcer un long discours pour demander l’abolition de l’arm;e permanente et la suppression imm;diate de la police secr;te. L’importance de ces deux questions, qui tiennent si fort ; c;ur ; nos Berlinois, et la r;putation de l’orateur attireront certainement la foule.;»

Les ;loges que le journal d;cernait au docteur Stieber firent de nouveau rougir de joie la jeune fille.

—;Eh bien, dit Cheraval, si vous voulez me le permettre, je vais me diriger ; pas acc;l;r;s vers la salle des Trois Aigles. Je n’aurai ainsi pas le regret de quitter Berlin sans serrer la main de cet excellent Stieber… J’essaierai de le persuader de faire son voyage de noce en France… si Mlle Genevi;ve y consent…

Goldschmidt regardait Sch;ffel d’un air de plus en plus embarrass;. Celui-ci avait de la peine ; cacher le trouble qu’il ;prouvait chaque fois que le nom du docteur ;tait prononc;.

Cheraval s’;tait lev;;; tout le monde l’avait imit;.

Apr;s avoir accompagn; le jeune Fran;ais jusque sur le palier, Goldschmidt pria Sch;ffel de le suivre dans un petit fumoir ; c;t; de la salle ; manger.

L’ancien acteur offrit un cigare au fabricant sil;sien :

—;Maintenant, dit-il, mon cher Sch;ffel, je suis pr;t ; vous ;couter.

Ils s’assirent l’un ; c;t; de l’autre sur un petit divan, et tandis que Mme Goldschmidt et sa fille travaillaient dans la pi;ce voisine ; un ouvrage de tapisserie, Sch;ffel raconta ; son ami ce qui suit :

«;Vous avez connu, comme tout le monde, le proc;s intent;, il y a trois ans environ, aux socialistes de la vall;e de Hirschberg;; vous avez lu les d;tails de mon arrestation et de ma condamnation. Mais ce que vous ignorez, c’est comment le mis;rable dont vous voulez faire votre gendre s’y est pris pour me d;noncer.

«;Notre fabrique ;tait la plus importante de la vall;e. Mon fr;re Hubert et moi, nous la dirigions. Lui s’occupait de la vente et des achats;; il ;tait presque toujours en voyage, tandis que moi je surveillais la fabrication, vivant continuellement au milieu des ouvriers, sachant les conduire comme il fallait, avec douceur et r;solution, ; la fois camarade et patron. Aussi je puis dire qu’ils m’aimaient beaucoup. Ils remplissaient gaiement leur t;che, avec une conscience et une ardeur qui ;taient les causes principales de la prosp;rit; de notre fabrique, ce qui ne manqua pas d’exciter la jalousie de nos concurrents dont les ouvriers ;taient trait;s comme des serfs et des esclaves.

«;J’avais ; la t;te du premier atelier un contre-ma;tre que ses ;tudes et son intelligence mettaient certainement au-dessus de sa position sociale. Michel Wurm avait une quarantaine d’ann;es, l’air loyal et franc, la figure ouverte et sympathique. N; en Souabe, il avait la simplicit; charmante et l’affabilit; qu’on trouve m;me chez les gens du peuple de ce pays. Comme sa pr;sence permanente ; la fabrique ;tait en quelque sorte n;cessaire, je lui avais donn; un logement dans la filature m;me, en face du corps de b;timent que nous occupions, ma m;re et moi, et aussi mon fr;re dans l’intervalle de ses voyages. Michel Wurm n’;tait pas mari;. Il avait aupr;s de lui une s;ur rest;e veuve avec une fillette. L’;ducation de cette jeune fille, qui s’appelait Hedwige, ;tait la grande pr;occupation du contre-ma;tre. Je vous l’ai dit, Wurm avait de l’instruction acquise par lui-m;me;; ses premi;res ;conomies, il les avait employ;es ; acheter des livres, et il s’;tait form; une petite biblioth;que qui avait ;largi ses id;es et ;lev; son niveau intellectuel et moral. Il voulait qu’Hedwige profit;t de ce savoir, qui ;tait sa conqu;te personnelle, et qu’elle f;t un peu plus qu’une femme ordinaire.

«;Or, il arriva ceci : Tandis que l’;ducation de Wurm se compl;tait surtout au point de vue de l’histoire et de la science ;conomique, et qu’il s’assimilait les th;ories socialistes de ses auteurs favoris, Hedwige ne profitait de cette somme de connaissances que dans un sens artistique. Plus son oncle lui donnait ; lire de trait;s philosophiques, de livres d’histoire et de science sociale, plus se d;veloppait son talent de musicienne et de peintre. Wurm voyait avec fiert; les progr;s de sa ni;ce dans les arts, mais il d;plorait qu’elle se montr;t si indiff;rente aux «;grands principes de l’humanit;;». — «;Elle a les go;ts d’une patricienne, me r;p;tait-il en soupirant, elle ne sera jamais des n;tres.;»

«;Wurm s’;tait pris d’une belle passion pour tous les syst;mes mis en avant par les novateurs pour am;liorer le sort du genre humain, et il avait r;v; de faire de sa ni;ce un ap;tre de la cause socialiste. Hedwige ne semblait gu;re se douter des vis;es ambitieuses de son oncle;; en dehors de son piano et de sa palette, elle ne comprenait pas qu’on p;t s’int;resser ; quelque chose. Elle adorait la musique, mais c’est en peinture surtout qu’elle montrait de remarquables dispositions. Wurm ;tait un homme pratique : il reconnut bient;t son erreur, et, loin d’entraver sa ni;ce dans ses go;ts, il finit par les encourager.

«;J’allais souvent le soir passer une heure ou deux chez Wurm, et tous les dimanches le contre-ma;tre, sa s;ur et sa ni;ce d;naient ; notre table de famille.

«;J’avais remarqu; chez Wurm des livres fran;ais, les ;uvres de Fourier, Cabet, Consid;rant;; bien que ne connaissant qu’imparfaitement la langue, je les lisais avec attention et int;r;t. Wurm, seul, sans ma;tre, s’;tait perfectionn; au point d’en remontrer ; un Fran;ais de naissance;; il m’expliquait les passages difficiles, dont ma science personnelle ne pouvait venir ; bout. J’avais pris l’habitude de r;sumer par ;crit la traduction de mon contre-ma;tre sur un petit calepin que j’enfermais dans mon secr;taire avec mes autres papiers.

«;Une dissertation sur le r;gicide, que j’avais trouv;e dans un volume de Consid;rant, je crois, m’avait vivement frapp; par la vigueur des arguments invoqu;s par l’;crivain pour justifier la conduite d’un moderne Brutus qui tenterait de sauver une nation en supprimant un homme. J’avais fait une traduction assez compl;te de ce morceau sur mon agenda… Notez bien ce d;tail…

«;Deux jours apr;s, je vis arriver ; la fabrique un jeune homme dont la mise singuli;re ne me plut gu;re au premier abord. Mais ses mani;res ;taient si affables que la mauvaise impression caus;e par sa figure s’effa;a vite dans mon esprit. Il ;tait porteur d’une lettre d’un de nos principaux clients de Berlin, M. von S…, qui me le recommandait chaudement, ajoutant que M. Augustin Schmidt ;tait un de ses parents et un peintre de beaucoup d’avenir. Il venait en Sil;sie pour se livrer ; des ;tudes de paysage. J’;tais pri; de lui faire aussi bon accueil que possible.

«;Tr;s d;sireux de reconna;tre l’amabilit; de M. von S…, chez qui mon fr;re avait re;u plusieurs fois l’hospitalit;, je priai M. Schmidt de consid;rer ma maison comme la sienne. Mon domestique alla chercher ses bagages ; l’auberge, et quelques instants plus tard, le jeune artiste ;tait install; dans une chambre au-dessus de la mienne, avec son chevalet, sa palette, sa bo;te ; couleurs, son attirail complet de peintre, sans parler de quelques ;bauches qui t;moignaient sinon d’un grand talent, du moins d’une grande habilet; ; manier le pinceau.

«;La glace fut bient;t rompue entre mon h;te et moi. Il ;tait si discret, si poli;! Il savait mettre tant de d;f;rence en ;coutant ma vieille m;re et en lui parlant;; et il racontait si bien, avec une amusante pointe de verve, les petites historiettes berlinoises qui faisaient les d;lices de l’excellente femme.

«;Il nous avait mis au courant de sa vie. Rest; orphelin de bonne heure avec une fortune suffisante, il avait ;t; ;lev; dans un pensionnat suisse, o; il pr;tendait avoir puis; des id;es r;publicaines qui l’emp;ch;rent de profiter de la protection de son cousin von S…, fort bien en cour et qui voulait le lancer dans l’administration. Il avait pr;f;r; sa libert;. Il voulait les d;lices de la vie d’artiste, les enivrements qu’elle donne, ses illusions et ses d;ceptions si vite oubli;es. Tout cela ne valait-il pas la livr;e la plus dor;e du fonctionnaire le plus haut en grade;?

«;Les premiers jours s’;coul;rent rapidement dans la soci;t; de mon h;te. Il partait de bon matin, on ;tait en ;t; et le temps ;tait beau;; il allait s’installer au centre d’un site choisi, et il travaillait toute la matin;e, — du moins nous le supposions. L’apr;s-midi, il montait dans sa chambre pour transporter sur la toile les croquis qu’il avait faits au crayon. Il avait mis son chevalet pr;s de la fen;tre… Sa fen;tre donnait justement sur celle de la chambre d’Hedwige…

«;Le dimanche suivant, Wurm, sa s;ur et la jeune fille, ainsi que deux autres contrema;tres et quelques notabilit;s de Hirschberg d;n;rent comme d’habitude ; la filature. Augustin Schmidt fut pr;sent; ; tout le monde. Il plut beaucoup. Je remarquai qu’en entendant nommer le jeune homme Hedwige rougit. Le peintre, de son c;t;, s’;cria : «;Oh;! mademoiselle et moi, nous nous connaissons, nous sommes des confr;res… J’ai eu l’indiscr;tion de jeter un regard du haut de ma fen;tre dans votre chambre, mademoiselle, et je vous ai surprise ; l’;uvre… J’;tais loin de m’attendre ; trouver une artiste dans une fabrique de coton…;»

«;Le p;re Wurm dit qu’en effet sa fille copiait en ce moment un vieux portrait de famille, un Rittmeister de la guerre de Trente ans d;couvert dans les combles et dont le mod;le et le coloris ;taient remarquables, malgr; les d;g;ts du temps. Hedwige s’appliquait beaucoup, mais elle ;tait tr;s inexp;riment;e.

«;Tout naturellement Augustin s’offrit pour lui donner quelques conseils, et m;me des le;ons. Tant;t on organisait des promenades dans la for;t avec ma m;re et la s;ur de Wurm, tant;t Schmidt s’installait dans le logis du contrema;tre et surveillait son ;l;ve travaillant au portrait du Rittmeister. Hedwige faisait des progr;s tr;s r;els, mais tout se bornait entre elle et son ma;tre ; des sentiments de confraternit; artistique. Augustin ne pouvait pr;tendre ; son c;ur, car le c;ur d’Hedwige avait d;j; parl; en faveur d’un autre…;»

A ces mots, Sch;ffel s’arr;ta dans son r;cit, et il sembla ; celui qui l’;coutait que deux larmes perlaient sous les cils du fabricant.

Sch;ffel continua :

«;En revanche, Augustin avait gagn; toutes les bonnes gr;ces de Wurm. Au bout de quelques entretiens, le trop confiant contrema;tre crut reconna;tre dans le jeune peintre un adepte ardent des doctrines socialistes. Schmidt trouvait que dans ce monde tout ;tait b;ti ; l’envers;; il d;bitait de longues tirades contre la soci;t; telle que l’ont organis;e les lois, et il pr;disait sur un ton de proph;te un bouleversement g;n;ral. Lorsque j’assistais ; ces conversations, je m’;tonnais de cette fougue politique chez un artiste, et je me disais que M. von S… avait eu une singuli;re id;e de vouloir faire de son cousin un fonctionnaire royal. Wurm ne parlait plus que de son ami.

«;Augustin abandonnait parfois son travail et allait trouver le contrema;tre ; l’atelier. Je fus bient;t frapp; des relations qui s’;tablirent entre le peintre et les ouvriers. Sous le pr;texte de prendre des croquis de la vie populaire, Schmidt se mit ; fr;quenter les cabarets, les d;bits de bi;re, les salles de danse o; les filateurs avaient coutume de se r;unir pour se distraire les dimanches et les jours de f;te.

«;Un soir, Wurm me pria d’assister ; une r;union dans un endroit qu’il ne voulut pas me d;signer. Par curiosit; et ne supposant pas d’ailleurs qu’il s’ag;t d’une conspiration, je promis d’y accompagner mon contrema;tre. Il vint me prendre apr;s le souper et nous nous dirige;mes vers la for;t. Au bout d’une heure, nous arriv;mes ; une clairi;re qui sert de halte de ralliement aux chasseurs. Wurm s’arr;ta. Il siffla trois fois ; intervalles ;gaux. Des sifflets lui r;pondirent;; puis cinq, dix, quinze hommes sortirent des fourr;s. Parmi eux, je reconnus quelques ouvriers de la filature, et, ; ma vive surprise, Augustin.

«;Sur un signe de Wurm, ils se rang;rent en cercle.

«;Ces hommes avaient l’air r;solu, et leurs silhouettes se d;tachaient comme des fant;mes sur le fond de verdure ;clair; par la lune. Tous paraissaient au courant de l’objet de ce myst;rieux rendez-vous;; moi seul je l’ignorais. Wurm me l’apprit enfin. Depuis plusieurs mois une association s’;tait form;e parmi les ouvriers de ma fabrique et ceux de quelques autres fabriques rivales, dans le but de renverser la monarchie et de proclamer, d’abord en Sil;sie, une petite r;publique selon les principes des r;formateurs socialistes de France.

«;Cette association n’avait pas de chef, et, chose dont j’;tais loin de me douter, c’;tait sur moi qu’on avait jet; les yeux;!

«;Mes bonnes intentions pour les ouvriers, mes proc;d;s humains, les veill;es studieuses que j’avais pass;es dans le logis de mon contre-ma;tre, tout cela me d;signait ; la confiance de ces pauvres gens… Mais je refusai ;nergiquement l’honneur qu’on voulait me faire, malgr; les instances de Wurm et de Schmidt, qui paraissait le plus r;solu et le plus ardent. Je me bornai ; promettre de garder le silence le plus complet sur ce que j’avais entendu.

«;Avant de me retirer j’engageai vivement mon contrema;tre et ses amis ; ;viter les imprudences, et j’exprimai aussi l’espoir qu’ils ne se laisseraient pas aller ; des exc;s.

«;Je partis seul, et pendant toute la route je me demandai comment Schmidt, venu dans le pays pour faire des ;tudes de paysage, avait tourn; ; l’agitateur socialiste. Pourtant aucune pens;e mauvaise ne me vint ; l’esprit. Je me disais qu’apr;s tout un artiste est capable de toutes les m;tamorphoses;; que le c;t; pittoresque d’un complot pouvait l’avoir s;duit;; que la mise en sc;ne th;;trale et myst;rieuse de ces r;unions nocturnes en pleine for;t lui avait peut-;tre donn; l’envie de jouer un r;le dans la pi;ce.

«;J’en ;tais l; de ces r;flexions quand je rencontrai Hedwige au bout de la grille de la fabrique. Nous nous voyions quelquefois seuls le soir dans un petit jardin qu’elle se plaisait ; soigner.

«;Personne ne connaissait notre amour, nul ne savait que, d’un commun accord, nous nous ;tions promis de nous appartenir pour la vie.

«;Hedwige ;tait fort inqui;te de me voir rentrer sans son p;re. Je la rassurai, tout en jugeant inutile de lui r;v;ler le motif de son absence. Malgr; moi, je parlai de Schmidt et je ne pus m’emp;cher de t;moigner mon ;tonnement au sujet de ses allures. «;Il me semble, dis-je, qu’il ne peint plus du tout depuis quelque temps… Ce tableau qu’il vous a fait commencer, cette vue du Warmbrunnen, n’avance gu;re…;» Hedwige se montra un peu embarrass;e de mon observation;; puis elle me r;pondit : «;Je ne veux plus peindre avec M. Schmidt.;»

«; — Pourquoi;?;» lui demandai-je d’un air surpris.

«;Elle me raconta alors en rougissant que le jeune peintre avait profit; de ses t;te-;-t;te avec elle pour lui faire une cour assidue, et que, finalement, pour ;chapper ; ses obsessions et ; ses familiarit;s, elle avait renonc; ; ses le;ons, pr;textant que les soins du m;nage absorbaient tous ses instants.

«;Depuis lors l’intimit; entre Schmidt et Wurm ;tait devenue plus ;troite, et le peintre passait avec le contrema;tre et les ouvriers tout le temps qu’il consacrait auparavant ; son ;l;ve.

«;J’embrassai Hedwige sur le front et je me retirai. Sur la table de ma chambre ; coucher m’attendait une lettre de mon fr;re, qui me donnait rendez-vous ; Breslau pour une affaire urgente. Il me recommandait de venir le plus vite possible, afin qu’il p;t continuer lui-m;me sa route vers la Russie, o; des commandes importantes lui ;taient promises. Comme rien de pressant ne me retenait ; l’usine, je pris imm;diatement mes dispositions pour partir le lendemain. La voiture fut attel;e de bonne heure;; le soir, j’;tais ; Liegnitz, o; je prenais le chemin de fer pour arriver peu d’heures apr;s ; l’h;tel du «;Grand Fr;d;ric;», o; mon fr;re m’attendait. Pendant que je soupais, il me mit au courant de l’affaire. Il s’agissait d’une tr;s importante fourniture qu’il devait effectuer de compte ; demi avec M. von S…, qui l’avait obtenue gr;ce ; ses influences. Ma signature ;tait n;cessaire au trait; que nous devions passer. M. von S… ;tait ;galement arriv; ; Breslau;; mais, fatigu; par le voyage, il ;tait all; se reposer, remettant au lendemain notre entrevue.

«;Je demandai ; mon fr;re si M. von S… lui avait parl; de son cousin.

«; — De quel cousin;?;» me demanda-t-il.

«;Je lui racontai l’arriv;e ; la fabrique du jeune peintre, parent de M. von S…, mais je me tus sur tout le reste. Mon fr;re est un homme phlegmatique qui n’aime gu;re se creuser la cervelle en dehors des affaires. Il n’insista point et nous gagn;mes nos chambres.

«;Le lendemain il nous fallut attendre jusqu’au soir pour nous rencontrer avec M. von S…; l’affaire fut vite conclue;; c’;tait une op;ration avantageuse, je n’eus qu’; ratifier les conditions conclues entre mon fr;re et son partenaire. Quand tout fut termin;, je dis ; M. von S… que j’avais le plaisir de poss;der encore son cousin sous mon toit.

«; — Lequel;? me demanda M. von S… Et il m’expliqua que sa famille ;tait tr;s nombreuse.

«; — Je veux parler de votre cousin Schmidt, r;pondis-je, de votre cousin le peintre paysagiste que vous m’avez fait l’honneur de me recommander.;»

«;M. von S… fit un bond sur sa chaise.

«; — Comment;! s’;cria-t-il, c’est mon cousin Augustin Schmidt qui est chez vous, ; Hirschberg;!… Vous en ;tes bien s;r;?…;»

«; — Parfaitement s;r… Depuis trois semaines…

«; — Voyons, fit le Berlinois, expliquons-nous bien, car l’un de nous deux est dupe d’un mystificateur ou d’un intrigant. M. Augustin Schmidt avait en effet l’intention d’aller en Sil;sie, mais il y a un an de cela;; et je lui avais donn; une lettre de recommandation pour vous. Mais il a d; renoncer ; ce projet pour diff;rentes raisons. Il a dit adieu ; la peinture, il est entr; dans une maison de banque de Hambourg pour laquelle il voyage en ce moment en Am;rique. Et tenez, voici une lettre qu’il m’;crit de New-York pour me prier de r;clamer au bureau de police une petite valise renfermant quelques v;tements et des papiers, qu’il a oubli;e dans une droschke le jour de son d;part de Berlin, o; il ;tait venu pour prendre cong; de nous.

«; — Avez-vous retrouv; la valise;? demandai-je vivement intrigu; ; M. von S…

«; — Oui, mais les papiers n’y ;taient pas. Comme mon cousin est tr;s distrait, j’ai pens; qu’il les avait oubli;s ailleurs.;»

«;Tous mes soup;ons de la veille se tourn;rent en certitude. Ces papiers vol;s;!… Si c’;tait lui qui ;tait le voleur;! Par un de ces hasards qui ressemblent parfois ; des inspirations j’avais pris avec moi la lettre que m’avait pr;sent;e M. Augustin Schmidt. Je tirai le papier de ma poche et je le tendis ; M. von S…

«; — C’est cela, c’est cela, fit-il ; deux reprises… C’est bien la lettre remise par moi ; mon cousin… Seulement, voyez la rature en haut, ; la date… on a chang; le 4 en 5… 1845 au lieu de 1844… Vous ;tes la dupe d’un aventurier;!… Quelle t;te a-t-il, ce parent que je ne connais pas;?;»

«;J’en fis le portrait aussi bien que possible. Le v;ritable Schmidt ;tait brun et gros, tandis que mon h;te ;tait blond et maigre;; il parlait couramment le fran;ais : celui-ci ignorait compl;tement cette langue.

«;Je r;solus de repartir imm;diatement pour ;claircir ce myst;re. Mon fr;re, toujours fort calme, n’;coutait cette histoire que d’une oreille, et lisait le journal qu’un gar;on de l’h;tel venait d’apporter. Tout ; coup il poussa une exclamation :

«; — Tiens, s’;cria-t-il en me tendant la feuille, lis donc cela;!;»

«;Le journal racontait que depuis plusieurs mois l’autorit; avait ;t; avertie par diff;rentes communications confidentielles qu’un grand complot communiste avait ;t; organis; dans la vall;e de Hirschberg et qu’une foule d’ouvriers, notamment ceux employ;s dans une des plus importantes filatures de la localit;, ;taient affili;s ; une soci;t; secr;te ayant pour but le bouleversement de toutes les institutions existantes, le pillage des propri;t;s et l’assassinat du roi. Si les indications abondaient, les preuves faisaient d;faut. Il fallait en avoir cependant pour arr;ter les coupables. C’est alors que le gouvernement fut second; d’une fa;on toute providentielle. Un cocher de place ayant apport; au bureau central de la police une petite valise qu’un voyageur inconnu avait oubli;e dans sa voiture, on l’ouvrit pour v;rifier le contenu et s’assurer si elle ne renfermait aucune indication sur son propri;taire. Au milieu de quelques papiers sans importance, on d;couvrit une lettre ouverte, recommandation tr;s pressante en faveur du porteur aupr;s de ce m;me fabricant d;sign; dans les d;nonciations anonymes comme un des principaux chefs du complot. M. le conseiller de gouvernement Mathis, charg; de poursuivre l’affaire, vit aussit;t, avec sa perspicacit; ordinaire, tout le parti qu’on pouvait tirer de cette lettre. On n’avait pas ; redouter le retour inopin; de son v;ritable propri;taire, puisque celui-ci venait de partir pour l’Am;rique. Comme dans la recommandation de M. von S… il ;tait dit que le porteur ;tait peintre, restait ; trouver un homme s;r et habile, peignant convenablement. M. Mathis se souvint d’un jeune r;f;rendaire au tribunal qui avait temporairement appartenu ; la police et fait preuve de beaucoup de flair. Ce jeune homme faisait de la peinture en amateur, avec assez de succ;s. M. Mathis le fit appeler et le mit au courant de la mission qu’il avait ; lui confier. Il lui donna un passeport au nom de M. Schmidt, le munit de la lettre de recommandation trouv;e dans la valise, et quelques jours plus tard, l’;missaire du conseiller Mathis se pr;sentait ; la filature de M. X…, o; on lui fit le meilleur accueil. Il fut promptement au courant du complot, il r;unit toutes les preuves n;cessaires;; bref, il r;ussit si bien qu’; l’heure pr;sente les coupables ;taient sous la main de la justice…

«;Les coupables;! Wurm ;tait donc arr;t;;; et Hedwige;? Je n’;tais pas l; pour la consoler, pour l’aider ; supporter cette ;preuve;? J’aurais voulu partir de suite. J’avais d’horribles pressentiments. Cet espion que j’avais log; sous mon toit et m;me admis ; ma table, ne serait-il pas aussi capable de me d;noncer;?

«;Ces pens;es roulaient dans mon esprit, quand la porte du petit salon dans lequel nous ;tions s’ouvrit. Un homme d’une cinquantaine d’ann;es, ; l’air respectable, un «;bourgeois;» dans toute la force du terme, entra. «;Pardon, messieurs, fit-il;; l’un de vous n’est-il pas M. Georges Sch;ffel;? On m’a dit que je le trouverais ici.;» — «;C’est moi,;» r;pondis-je. — «;Eh bien, monsieur, je viens vous donner un avis : fuyez, cachez-vous, on va vous arr;ter.;» Mon fr;re, ; ces mots, se redressa furieux : «;J’aimerais savoir, monsieur, demanda-t-il, de quel crime on l’accuse;?;» — «;De haute trahison, r;pliqua l’inconnu. Je suis le premier adjoint de Breslau, je me trouvais il y a quelques instants dans le cabinet du bourgmestre, quand un individu porteur d’un ordre du minist;re s’est pr;sent; chez ce magistrat et a r;clam; main-forte pour proc;der ; votre arrestation. Le bourgmestre a r;pondu qu’il n’avait pas ; obtemp;rer aux r;quisitions d’un agent de la police de s;ret;, il a refus; de mettre des sergents de ville ; la disposition d’un mouchard. Nous n’aimons pas ces gens-l;, ; Breslau. L’individu a protest;, il a d;clar; qu’il s’adresserait directement ; la gendarmerie, qu’il ;crirait au minist;re pour se plaindre. J’ai laiss; ces messieurs en grande discussion;; et comme l’agent a indiqu; l’h;tel o; vous ;tes descendu, j’ai pens; que j’aurais encore le temps de vous avertir… Les lib;raux se doivent mutuellement aide et protection… Voyons, o; pourriez-vous aller;?

«; — Mais, repris-je, je ne songe pas ; fuir… Ce serait m’avouer coupable… Je n’ai rien ; me reprocher…;»

«;Mon fr;re et M. von S…, qui n’avaient qu’une m;diocre confiance dans l’impartialit; de la police prussienne, m’engageaient ; me soustraire aux recherches de la gendarmerie…;»

«;J’allais peut-;tre me rendre ; leurs raisons, quand la porte s’ouvrit de nouveau. Les casques de deux gendarmes brill;rent dans l’ombre, et je reconnus dans l’individu qui les pr;c;dait le faux Augustin Schmidt. Froidement, comme s’il me voyait pour la premi;re fois, cet homme que j’avais trait; en ami, qui avait ;t; de ma famille, dit aux gendarmes en me d;signant : «;Le voil;;! Emmenez-le;!;» Ils ob;irent. Je les suivis fort tranquillement, persuad; que mon innocence ne tarderait pas ; ;clater au grand jour. Mais quels furent mon ;tonnement, mon indignation, ma col;re, lorsque le juge d’instruction, d;s le d;but de son premier interrogatoire, produisit deux feuillets arrach;s du calepin dans lequel je consignais mes notes de lecture.

«;On s’;tait empar; du passage de Fourier relatif au r;gicide pour me l’imputer, et l’on pr;tendait, sur les indications du mis;rable d;lateur, que c’;tait le fragment d’une circulaire confidentielle que j’avais adress;e aux ouvriers, pour les engager ; assassiner le roi. L’accusation qui me valut d’;tre condamn; fut tout enti;re ;chafaud;e sur ces feuillets vol;s dans mon secr;taire et arrach;s du carnet dont les autres pages avaient ;t; an;anties;!

«;J’avais contre moi non seulement l’apparence de ces preuves, mais les dispositions malveillantes des autres fabricants, heureux de se d;faire d’un concurrent redoutable.

«;Wurm fut condamn; ; mort;; toutefois sa peine fut commu;e. En apprenant cette condamnation, la pauvre Hedwige fut comme folle. Le d;lire la prit. Elle mourut d’une congestion c;r;brale.;»

Apr;s un silence, Sch;ffel reprit :

«;Comprenez-vous maintenant pourquoi je n’ai pas ;t; ma;tre de moi, quand j’ai reconnu aujourd’hui l’homme qui, pour les raisons les plus viles, a trahi tout ce qu’il y a au monde de plus respectable et de plus sacr;, et qui a caus; le malheur de ma vie enti;re[4];?;»

[4] Ce n’est pas du roman, c’est de l’histoire que nous ;crivons, nous ne saurions trop le r;p;ter. La d;couverte de ce pr;tendu complot de Hirschberg fut le d;but du policier Stieber, ; qui la monarchie prussienne doit son organisation si perfectionn;e d’espionnage au dedans et au dehors. La magistrature d’alors, qui avait le sentiment de l’honneur et de la droiture, fl;trit ;nergiquement les proc;d;s employ;s par Stieber pour s’introduire dans la famille Sch;ffel. Stieber dut donner sa d;mission de r;f;rendaire, et c’est par rancune qu’il se lan;a, au commencement de 1848, dans le mouvement r;volutionnaire.

Le r;cit du fabricant avait sinc;rement ;mu l’ancien acteur. Avant de r;pondre, il parut r;fl;chir longuement.

«; — Ce que vous me dites l;, mon cher ami, est triste, bien triste, dit-il enfin. Mais que faire ; pr;sent;? Ma fille aime ce jeune homme, elle l’adore… La s;parer de lui, ce serait la plonger dans le d;sespoir. Si je lui apprenais la v;rit;, son amour ne manquerait pas de lui sugg;rer toutes les excuses possibles pour att;nuer les proc;d;s de son fianc;;; elle se dirait qu’il n’a fait que son devoir en ob;issant ; ses sup;rieurs;; qu’il agissait dans un bon but… elle trouvera dans son c;ur mille pr;textes pour l’excuser… Ah;! si cet amour ne faisait que commencer, mais il a pouss; des racines si profondes qu’il n’est plus possible de l’arracher… Aujourd’hui, mon pauvre ami, c’est vraiment trop tard… Le bonheur de mon enfant m’est trop pr;cieux, et le r;le des p;res barbares n’a jamais ;t; dans mes moyens…;»

Sch;ffel eut envie de r;pondre : «;Alors vous donneriez votre fille ; un voleur de grand chemin, si elle l’aimait;!;» Mais il se mordit les l;vres, prit son chapeau et se retira en disant ; son ami : «;C’est bien… Que chacun agisse selon sa conscience… La mienne m’ordonne de lutter contre le syst;me honteux qui emploie de pareils hommes et de pareils moyens. Adieu.;»

Sch;ffel dut reprendre la longue rue de l’Unter den Linden pour regagner le petit h;tel o; il ;tait descendu le matin. Au moment de s’engager dans la Poststrasse, le fabricant aper;ut de grandes lueurs rouges qui ;clairaient les maisons de la base au fa;te. Le bruit sourd d’une foule en marche, des cris qu’il avait d;j; entendus le matin, parvinrent en m;me temps ; ses oreilles. Il monta sur les marches d’une porte et il vit un immense cort;ge qui s’avan;ait, ;clair; par des flambeaux. Au centre, un homme port; en triomphe, sur les ;paules de deux robustes gaillards, ;tait salu; par les acclamations populaires.

Quand le cort;ge d;fila devant lui, il reconnut en cet homme Stieber, l’ex-mouchard, l’espion qui l’avait livr; ; la police. Son discours dans la r;union de Moabit avait soulev; un enthousiasme indescriptible, et la foule qui l’;coutait en tr;pignant avait voulu le porter en triomphe jusqu’; son domicile.

Cette fois, Sch;ffel n’eut plus de col;re;; il d;tourna la t;te avec d;go;t et ne put se d;fendre d’un sentiment de piti;, en songeant avec quelle facilit; on s;duit le peuple et on le trompe.
III

Les h;ros du r;gime de la compression militaire et polici;re. — Le mar;chal Wrangel. — Son portrait. — Ses rapports avec les journalistes. — M. de Hinkeldey, pr;fet de la police prussienne. — O; Stieber repara;t. — Le roi le nomme Polizeirath. — Fr;d;ric-Guillaume po;te et collaborateur du Kladderadatsch. — La mission secr;te de Stieber ; Londres. — Comment il fit voler les papiers de l’Association socialiste internationale. — Stieber chez M. Josias de Bunsen. — La mission de Stieber ; Paris. — Stieber chez Mme la princesse de S… et chez M. Carlier. — Tentative d’assassinat sue l’agent de la police secr;te prussienne. — Retour de Stieber ; Berlin. — La Krause et sa collection «;d’honn;tes dames;». — Un espion homme du monde. — Petite f;te organis;e par la police. — Mme de Hagen obtient son divorce et Stieber est plus en faveur que jamais.

En 1850, apr;s la dissolution de l’Assembl;e constituante, dont les d;put;s avaient ;t; chass;s par les troupes du mar;chal Wrangel, le gouvernement prussien eut recours ; un double r;gime de compression militaire et polici;re.

Il y avait une certaine bonhomie dans la fa;on d’agir de ce l;gendaire mar;chal Wrangel, idole des gavroches berlinois, ; qui il jetait des poign;es de menue monnaie en ;changeant avec eux des lazzis. C’;tait le type de grognard bon enfant. Ses airs de galantin, sa d;marche de «;casseur d’assiettes;», les crocs de sa moustache ;bouriff;e, son parler berlinois gouailleur, avaient promptement fait de lui une des figures les plus originales de la capitale. Tout en inspirant la terreur autour de lui, il avait la repartie amusante et il «;blaguait;» volontiers les gens qu’il ;tait pr;t ; mitrailler. Il affectait la plus grande familiarit; avec les membres de la famille royale, s’oubliant jusqu’; dire un jour ; la reine : «;Voyons, ma bonne petite dame;!…;» Il montrait ainsi qu’il ;tait le sauveur du tr;ne et le plus puissant protecteur du roi… S’il faisait mettre un journaliste en prison, il allait le voir dans sa cellule et causait longuement avec lui des ;v;nements du jour. Une fois, visitant le r;dacteur en chef de la Volkszeitung (Gazette du Peuple), M. Berstein, mort tout r;cemment, il lui dit : «;Engagez-vous ; mettre une sourdine ; vos attaques, et je vous l;che tout de suite.;» Comme M. Berstein pr;tendait qu’il ;tait impossible pour un journaliste d’envisager certaines choses avec sang-froid, comme par exemple la honteuse convention conclue par le gouvernement ; Malmo avec les Danois :

—;S… nom d’un homme;! s’;cria le mar;chal, croyez-vous que moi aussi j’approuve tout ce qui se passe, et pourtant il faut bien que je me tienne bouche close;!… Faites-en autant, autrement je sabre votre journal;!…

La r;action polici;re n’avait pas ce c;t; plein d’humour que le commandant de l’;tat de si;ge communiquait ; la r;action militaire. La police prussienne fut de tout temps et d;s son origine cauteleuse et brutale, prompte ; passer ; l’ex;cution, exerc;e ; tous les proc;d;s d’espionnage et surtout riche en promesses donn;es aux d;lateurs. Le roi avait plac; ; la t;te de ce service, dont l’importance grandissait chaque jour, un hobereau pom;ranien, M. de Hinkeldey, l’;tre le plus h;riss;, le plus d;sagr;able, le plus cassant qui fut jamais.

Nous aurons l’occasion de faire plus ample connaissance avec ce personnage. Pour le moment, bornons-nous ; dire qu’il faisait la police avec passion, par amour de l’art, pour la satisfaction personnelle de tracasser son prochain. Les lib;raux et les d;mocrates ;taient tout particuli;rement l’objet des haines de M. de Hinkeldey. Il les pourchassait comme des gens bien plus dangereux que les voleurs et les escrocs. Il ;tait toujours ; la recherche de quelque conspiration, de quelque complot, de quelque pr;texte d’accusation qui lui perm;t de «;coffrer;» de nombreux suspects et de les retenir ind;finiment sous les verrous. Comme un limier de race, il ;tait sans cesse sur quelque piste. Le roi Fr;d;ric-Guillaume IV s’int;ressait beaucoup aux mesures polici;res prises par son pr;fet. Il avait du plaisir ; entendre de sa bouche le r;cit des exp;ditions entreprises par les agents secrets et aussi la relation des aventures myst;rieuses et piquantes que la police avait l’occasion de d;couvrir. Berlin ;tait alors une ville d’apparence aust;re, on se cachait un peu plus qu’aujourd’hui pour y courir le cotillon.

Fr;d;ric-Guillaume avait des vell;it;s d’auteur dramatique : quand M. de Hinkeldey le r;galait de ses rapports plus ou moins secrets, le roi s’imaginait collaborer ; quelque m;lodrame;; il rectifiait certains points du r;cit comme un critique rigoureux rel;ve les d;fectuosit;s d’une pi;ce qu’il est appel; ; juger.

Un soir, au cours de la conf;rence habituelle qui avait lieu dans le cabinet de travail de Fr;d;ric-Guillaume, le roi interrompit son pr;fet de police, qui lui donnait quelques d;tails sur un vol avec effraction commis chez un banquier :

—;Dites donc, mon cher Hinkeldey, j’ai aujourd’hui un prot;g; ; vous recommander. Il est fort intelligent et para;t tr;s d;vou;;; il a d;j; rendu dans le temps des services ; votre pr;d;cesseur.

—;Et qui est ce prot;g;;? demanda le pr;fet de police.

—;Oh;! il a un nom qui indique l’emploi… Il s’appelle Stieber… Et le roi, pour accentuer la signification du calembour, se mit ; se fouiller l’oreille avec le doigt[5]. C’est un gar;on qui, je crois, m’a sauv; la vie le 21 mars.

[5] Stieber veut dire en allemand «;farfouilleur;».

—;Mais, fit M. de Hinkeldey surpris, oserais-je faire remarquer ; Votre Majest; qu’elle n’est peut-;tre pas au courant du r;le jou; par ce m;me Stieber pendant la p;riode r;volutionnaire. Non seulement Stieber a compt; parmi les orateurs les plus farouches des clubs, mais tout r;cemment encore il d;fendait devant les conseils de guerre les inculp;s de haute trahison et de r;bellion les plus gravement compromis.

Le roi prit un flacon d’arrac[6], en versa dans un gobelet d’argent contenant une petite quantit; d’eau chaude, et apr;s avoir bu :

[6] Eau-de-vie tr;s forte.

—;Eh;! qu’importe, r;pondit-il ; son pr;fet de police. En supposant que la nouvelle recrue que je vous pr;sente soit r;ellement un n;ophyte, vous connaissez le proverbe : «;Il y aura plus de place au r;telier gouvernemental pour un seul r;publicain repentant que pour dix conservateurs.;» Et puis Stieber, tout r;volutionnaire qu’il paraissait, ;tait encore plus d;vou; ; son roi qu’; la cause qu’il d;fendait… Il venait de temps ; autre s’asseoir ; la m;me place o; vous ;tes et me raconter ce qui se passait dans les clubs, dont il ;tait un des plus beaux ornements. Je vous assure que ses r;cits ;taient parfois tr;s divertissants;!… Allons, mon cher Hinkeldey, fit le roi en changeant de ton, quand je vous recommande un mouchard, c’est que je sais qu’il a les qualit;s de l’emploi.

M. de Hinkeldey comprit que le prot;g; de Sa Majest; faisait d;j; partie de la police toute personnelle dont le monarque se servait en dehors de ses ministres, quelquefois m;me pour les surveiller.

Stieber n’;tait pas le seul qui, pendant la tourmente, avait jou; ce double jeu, mais il s’en ;tait certainement le mieux tir;. Aussi M. de Hinkeldey, renon;ant ; toute objection, demanda au roi quel emploi il fallait r;server ; son prot;g;.

—;A quel ;ge, demanda Fr;d;ric-Guillaume, la loi permet-elle d’;tre nomm; Polizeirath[7];?

[7] Conseiller de la police. Grade sup;rieur ; celui de commissaire de police.

—;A trente ans, sire.

Le roi tira de la poche de c;t; de son uniforme, qui ;tait d;boutonn;, un petit carnet qu’il feuilleta rapidement. Ayant trouv; la note qu’il cherchait :

—;Stieber, dit-il, est n; ; Mersebourg en 1818. Par cons;quent, il a deux ans de plus que l’;ge requis. Manteuffel[8] lui exp;diera son brevet, et vous, vous trouverez bien ; l’utiliser.

[8] Alors premier ministre.

—;Sans doute, fit M. de Hinkeldey, puisque tel est le d;sir de Votre Majest;.

—;Passons ; autre chose, reprit le roi. Avez-vous d;couvert l’auteur de la correspondance adress;e ; la Gazette d’Augsbourg, au sujet des affaires de la Hesse ;lectorale[9];? Ce gaillard-l; me fait dire ce que je pense comme si j’avais r;v; tout haut devant lui.

[9] L’Autriche et la Prusse voulaient intervenir chacune de son c;t; dans le conflit qui avait ;clat; entre l’;lecteur de Hesse et ses sujets.

—;L’article en question a ;t; publi; dans la Gazette, sous un «;signe;» tout ; fait nouveau : un tr;fle ; cinq feuilles. Nos recherches n’ont pas encore abouti;; et comme les investigations de la poste sont rest;es ;galement infructueuses, je suppose que cette correspondance, quoique dat;e de Berlin, a ;t; r;dig;e sur place ou envoy;e d’ailleurs.

Le roi vida de nouveau son gobelet et fit un geste de m;contentement.

—;Voyons, Hinkeldey, mon cher ami, mettez-y un peu plus de z;le. Vous ne sauriez vous imaginer combien cela me tracasse d’;tre livr; aux journaux par des tra;tres ou des indiscrets. Tenez, il a encore paru dans le Kladderadatsch une m;chante pi;ce de vers pleine d’allusions fort transparentes ; l’amour d’un haut et puissant seigneur pour une veuve connue dans le monde entier et qui ne craint pas de se compromettre en se laissant prendre par la taille… Le pis, c’est que les vers sont d;testables…

—;Je vous demande pardon, sire, les vers sont charmants, r;pondit le pr;fet de police, qui savait fort bien, comme tout le monde d’ailleurs, que l’auteur de cette chanson bachique en l’honneur de la veuve Cliquot ;tait le roi lui-m;me… Mais si Votre Majest;, ajouta M. de Hinkeldey, croit que la tournure de ces vers est offensante et irrespectueuse, on pourrait poursuivre le journal…

—;Non, non;!… Tra;ner devant des juges les joyeux fous qui, chaque semaine, font tinter les grelots de leur Charivari… ce serait odieux… Au contraire, je vais leur montrer que je suis bon prince en leur envoyant un plein panier de ces veuves consolatrices, qu’ils pourront tout ; leur aise d;coiffer et d;shabiller sans offenser la morale[10].

[10] Historique. — Fr;d;ric-Guillaume s’int;ressait beaucoup aux journaux et aux journalistes. Il tenait surtout ; conna;tre les auteurs des articles anonymes. Voici une lettre adress;e par le roi, apr;s l’entretien que nous relatons, ; M. de Hinkeldey :

«;Mon tr;s cher Hinkeldey,

«;La Gazette d’Augsbourg, que je joins ; la pr;sente, publie une communication dat;e de Berlin, dont je veux conna;tre l’auteur, ainsi que la source ; laquelle il a puis;. Vous chargerez le directeur de la police Stieber d’aller aux informations, et vous attirerez ;galement son attention sur l’auteur des articles de la Kreuzzeitung (Gazette de La Croix) qui paraissent avec les signes : A X I X O et qui contiennent toujours des renseignements tr;s exacts et tr;s pr;cis, alors que ces nouvelles, ; moins de grave manquement au secret professionnel, ne doivent ;tre connues de personne. Je compte tout particuli;rement sur l’;nergie et l’empressement de Stieber, pour rendre compte fid;lement et v;ridiquement des d;couvertes qu’il pourra faire, et j’attends votre rapport dans le plus bref d;lai.

«;F. W. R.;»

Quelques jours plus tard, M. Stieber, qui, dans l’intervalle, avait ;pous; la fille de l’ancien com;dien, re;ut son brevet et fut invit; ; se rendre dans le cabinet de M. de Hinkeldey. Celui-ci le re;ut assez froidement.

—;Je suis charg;, lui dit-il, de vous envoyer ; Londres pour l’ouverture de la grande exposition universelle. Votre mission publique est de surveiller la section prussienne, tous les ;tats ayant promis d’aider la police de Londres dans la surveillance des ;normes richesses accumul;es au Crystal Palace. Trois agents seront mis ; votre disposition;; mais, tandis qu’ils monteront la garde devant les vitrines des exposants prussiens, vous vous occuperez de choses plus s;rieuses : vous t;cherez de p;n;trer dans l’intimit; des nombreux r;fugi;s politiques qui vivent en Angleterre et de d;couvrir les chefs du grand parti communiste, qui, dit-on, cherchent ; provoquer une explosion r;volutionnaire g;n;rale en Europe pour l’;poque de la r;;lection du Pr;sident de la R;publique en France.

M. de Hinkeldey recommanda ; Stieber d’arriver ; ;tablir la connivence qu’il y avait entre les communistes de Londres et certains membres influents du parti lib;ral allemand. M. de Hinkeldey et son chef, le baron de Manteuffel, avaient de nombreuses rancunes personnelles ; satisfaire de ce c;t; et auraient voulu englober leurs adversaires dans quelque proc;s capital.

Stieber re;ut des instructions d;taill;es;; on mit ; sa disposition des fonds importants, et huit jours apr;s il s’embarquait pour Londres avec sa jeune femme.

Aussit;t arriv; dans la m;tropole britannique, l’agent secret se mit ; l’;uvre, bien r;solu, en policier de race, ; forger lui-m;me un complot plut;t que de n’en pas d;couvrir. Mais il n’eut pas ; se donner cette peine. Une Association redoutable et r;pandue dans toute l’Europe s’;tait en effet form;e. Il ne s’agissait que d’en conna;tre les affili;s et en particulier ceux qui ;taient en Allemagne. Stieber passa ses soir;es ; courir les bars, les cabarets, les tavernes o; se r;unissaient les ouvriers allemands. Il se rendait dans ces endroits sous des d;guisements diff;rents. Il jouait et buvait tout en discutant politique et socialisme.

Ces excursions dans le monde souterrain de la grande ville ne tard;rent pas ; le conduire ; son but. Au bout d’un mois, Stieber s’;tait li; avec un mis;rable ivrogne qui faisait partie de l’Association r;volutionnaire et qui savait que la liste des adh;rents ;tait en d;p;t chez un r;fugi; hessois nomm; Dietz.

Pour s’emparer de cette liste, Stieber eut recours ; un moyen des plus simples et qui r;ussit presque toujours, parce qu’il est peu compliqu; : il offrit une assez forte somme ; l’ivrogne dont il avait fait son camarade, s’il r;ussissait ; lui procurer ce papier.

Le tra;tre toucha un acompte, se procura l’empreinte de la serrure du secr;taire o; Dietz enfermait sa correspondance, et s’;tant introduit la nuit dans le domicile de son ami, il vola tous ses papiers et les remit ; Stieber, qui attendait l’issue de l’exp;dition dans Hyde Park.

Il faut supposer que les communistes internationaux ;taient bien imprudents pour des conspirateurs qui venaient de traverser toutes les ;preuves et de recommencer les exp;riences de 1848. Ils n’avaient m;me pas eu la pr;caution de s’inscrire sous des pseudonymes ou sous des noms chiffr;s;! Pour les affili;s qui habitaient Londres, la d;couverte du policier prussien ;tait sans p;ril;; pour ceux-l; l’hospitalit; britannique ;tait inviolable, la loi ne reconnaissait pas le d;lit qui pouvait leur ;tre imput;. Il n’en ;tait pas de m;me pour les socialistes fix;s ; Paris ou en Allemagne et dont la participation aux men;es r;volutionnaires avait ;t; signal;e.

Aussi, peu de jours apr;s l’exp;dition nocturne chez le secr;taire de l’Association communiste, des arrestations nombreuses furent op;r;es ; Leipzig, ; Berlin et surtout ; Cologne. Cette ville ;tait un des foyers de l’agitation r;volutionnaire. Apr;s une longue et laborieuse instruction, les inculp;s furent traduits devant la haute cour de Berlin sous l’accusation de haute trahison. Il serait oiseux de rappeler ici les p;rip;ties des d;bats qui s’engag;rent devant la juridiction qu’une loi sp;ciale venait d’;tablir. Bornons-nous ; signaler les principaux points de l’accusation. Cette Association communiste internationale datait de 1847;; c’est ; cette ;poque que fut ;lu le comit; dirigeant install; ; Londres. Les diff;rentes r;volutions qui ont marqu; la c;l;bre ann;e 1848 ont ;t; pr;par;es par le comit; de Londres, et s’il faut en croire le rapport r;dig; par Stieber, rapport qui servit au procureur g;n;ral pour ;tablir son acte d’accusation, la main du conseil des Dix se retrouverait dans la plupart des drames qui ont ensanglant; alors les rues de toutes les capitales de l’Europe.

Le programme av;r; de l’Association, raconte Stieber dans ses M;moires, pr;conisait la chute du r;gime bourgeois et l’;tablissement de la supr;matie politique du prol;tariat qui devait arracher le capital ; la bourgeoisie, centraliser entre les mains de l’;tat-prol;taire tous les instruments de production, de fa;on ; rendre l’ouvrier ma;tre du terrain. Pour atteindre ce but, on demandait l’expropriation de toutes les propri;t;s fonci;res et l’emploi des revenus des communes aux d;penses publiques;; un imp;t progressif tr;s fort;; la suppression du droit d’h;ritage;; la centralisation du cr;dit entre les mains de l’;tat par la cr;ation d’une banque nationale, avec monopole exclusif;; la concentration par l’;tat de tous les moyens de transport, l’augmentation des ateliers nationaux, la multiplication des instruments de travail;; le d;frichement et la culture des terres d’apr;s un plan combin; d’avance;; et enfin l’;tablissement du travail obligatoire et la cr;ation «;d’arm;es industrielles;».

Dans une proclamation lanc;e en f;vrier 1848, au d;but de la tourmente, le comit; d;clarait que lorsque, gr;ce ; ces mesures, les diff;rences de classes auraient disparu et que la production tout enti;re serait concentr;e entre les mains des associations form;es par les agglom;rations d’individus, les pouvoirs publics perdaient leur caract;re politique. La soci;t; bourgeoise avec ses classes et ses int;r;ts contradictoires serait remplac;e par une association o; la prosp;rit; de l’individu serait intimement et v;ritablement solidaire de la prosp;rit; g;n;rale.

Cette d;finition nuageuse prouve assez que des Allemands plus ou moins m;taphysiciens ;taient ; la t;te du comit;, et qu’ils tenaient la plume lorsqu’il s’agissait de lancer des programmes et des proclamations.

Rendons aux socialistes internationaux cette justice qu’ils ont march; avec le temps et que le programme de l’autre Internationale, plus moderne, qui fut cr;;e lors de l’Exposition de 1861, est autrement net, pratique et surtout clair. Il est vrai que ses r;dacteurs ne furent pas des Doktoren et des Professoren d’outre-Rhin, mais trois vrais Parisiens, dont l’un est aujourd’hui s;nateur, tandis que le second cherche des annonces d’;mission et des mensualit;s financi;res sous le p;ristyle de la Bourse. Le troisi;me a repris bravement son m;tier d’arpenteur.

Les individus d;couverts par Stieber ;taient surtout des Allemands. Le principal coupable, selon le policier, ;tait Charles Marx, mort l’an dernier, et que ses disciples regardent comme le patriarche du socialisme allemand. Charles Marx n’;tait alors gu;re connu du public. Un cercle de lecteurs tr;s restreint avait go;t; ses rares qualit;s d’;crivain ;conomiste. Au lieu de pr;cher ouvertement le bouleversement social, il conspirait ; «;huis clos;»;; sa belle barbe blanche devenue l;gendaire ;tait d’un blond fauve, et des quatre gracieuses filles qui firent sensation dans une ville thermale des Pyr;n;es, apr;s la Commune de 1871, deux n’;taient pas encore n;es et les deux premi;res ;taient au maillot.

Outre Marx, Stieber d;non;a le fils d’un riche fabricant de la province rh;nane, Engels;; un ancien lieutenant de la garde prussienne, E. Willich, et un ;tudiant, Charles Schapper, comme exer;ant une influence pr;pond;rante sur l’Association.

Des dissentiments graves s;paraient cependant les quatre chefs. Tandis que le th;oricien Marx et le quasi-millionnaire Engels ;taient pour la mod;ration et les moyens termes, l’ex-lieutenant et le student repoussaient toutes les concessions et demandaient le communisme, comme M. le duc de Broglie devait plus tard r;clamer le r;gime parlementaire dans «;toute sa beaut;;».

Marx et Engels, qui n’;taient pas ouvertement compromis, avaient install; une direction conforme ; leurs vues ; Cologne, tandis que les exalt;s et les enrag;s se cantonnaient prudemment ; Londres.

Les papiers que Stieber avait fait voler ;tablirent que l’Association avait cr;; des sections ; Berlin, Brunswick, Hambourg, Francfort, Leipzig, Stuttgart, Cologne, Bruxelles, Verviers, Li;ge, Paris, Lyon, Marseille, Dijon, Gen;ve, Saint-Gall, La Chaux-de-Fonds, Berne, Lausanne, Strasbourg, Valenciennes, Metz, B;le, Londres, Alger, New-York, Philadelphie. Disons en passant que les sections fran;aises appartenaient ; la fraction extr;me et exalt;e, dirig;e par le lieutenant Willich et l’;tudiant Schapper.

Une quinzaine de jours apr;s l’enl;vement des papiers de l’Association communiste, Stieber re;ut l’ordre de se rendre ; l’h;tel de l’ambassade de Prusse. Il y fut re;u par l’ambassadeur en personne, le c;l;bre savant Josias de Bunsen, un r;veur qui t;chait d’accorder les artifices de la diplomatie avec la candeur de ses aper;us.

M. de Bunsen re;ut Stieber avec une froideur polie. ;videmment il voulait tenir ; distance le policier que les obligations de sa charge le contraignaient de recevoir.

M. l’ambassadeur ;tait en robe de chambre, coiff; d’une belle calotte grecque, devant sa table de travail, absorb; par la comparaison de deux calculs de Newton et de Malebranche sur le m;me probl;me, dont il s’effor;ait de trouver la moyenne.

D;pit; d’;tre d;rang; par l’entr;e du policier, M. Josias de Bunsen n’;ta pas sa calotte et n’invita pas le nouveau venu ; s’asseoir. Il leva sa grosse t;te bouffie et imberbe, dont l’expression ;tait relev;e par un pli sardonique des l;vres :

—;Monsieur, fit-il d’un ton concis et sec, je suis charg; de vous donner lecture d’une note que m’a apport;e le dernier courrier et qui vous concerne tout particuli;rement. Voyez d’abord si nous sommes bien seuls, ajouta le diplomate du m;me ton dont il e;t parl; ; son domestique.

Stieber regarda derri;re la porte, il souleva m;me les rideaux des fen;tres et indiqua du geste qu’aucune indiscr;tion n’;tait ; craindre.

M. Josias de Bunsen s’;tait renvers; dans son fauteuil;; il tenait ; la main un papier de grand format, rev;tu d’un sceau, qu’il avait pris sur la tablette de son secr;taire, encombr; de manuscrits, de lettres et de livres;; puis, il se mit ; lire :

«;Aussit;t apr;s avoir pris connaissance du pr;sent ordre, le Polizeirath Stieber quittera Londres pour se rendre ; Paris. Il se mettra en communication, par l’interm;diaire de l’ambassade de Prusse, avec le pr;fet de police Carlier. Il lui communiquera tout le dossier relatif aux socialistes fran;ais, dont la participation ; la Soci;t; communiste internationale a ;t; ;tablie, gr;ce ; l’enl;vement des papiers de l’Association. Le Polizeirath Stieber donnera au pr;fet de police tous les renseignements et tout le concours qui pourraient lui ;tre r;clam;s;; il s’efforcera de gagner la reconnaissance et la confiance des fonctionnaires fran;ais, de fa;on ; ;tre compl;tement, ou du moins aussi compl;tement que possible, initi; aux agissements actuels de la police fran;aise.

«;En effet, le but de la mission tr;s importante et tr;s confidentielle dont l’agent Stieber est charg; est double. En apparence, le voyage ; Paris doit ;tre motiv;, aux yeux des autorit;s fran;aises, uniquement par le d;sir de pr;server Paris et les grandes villes de la R;publique des horreurs d’un attentat communiste. Le Polizeirath Stieber ne n;gligera aucune occasion d’insister sur les mobiles d;sint;ress;s du gouvernement royal de Prusse, qui, dans l’int;r;t seulement de la grande cause de l’ordre et de la conservation sociale, croit devoir communiquer ; la police fran;aise des indications et des documents de nature ; faciliter ; M. Carlier l’accomplissement de sa t;che. C’est l; un ;change mutuel de services que les gouvernements conservateurs se doivent, et le gouvernement royal est convaincu qu’; l’occasion les ministres du prince-pr;sident n’agiraient pas autrement ; son ;gard.

«;Mais, en r;alit;, l’agent Stieber, et c’est l; le but secret et le plus important de sa mission, doit t;cher de se renseigner s;rement au sujet des pr;paratifs du coup d’;tat, dont chacun parle, et au sujet des chances de r;ussite qu’offre une semblable entreprise. Il ne n;gligera aucun moyen d’;clairer et de renseigner de la fa;on indiqu;e le gouvernement royal, qui s’en remet ; son habilet;, ; son esprit fertile en ressources et au parti qu’il saura tirer de la reconnaissance des autorit;s fran;aises pour les r;v;lations qui leur seront fournies par lui.

«;Le Polizeirath Stieber devra en m;me temps s’assurer, avant son d;part de Paris, s’il n’y aurait pas possibilit; de gagner dans l’entourage imm;diat du prince-pr;sident une personne, homme ou femme, dispos;e ; tenir le gouvernement royal au courant des faits et gestes et, si possible, des intentions probables du prince Louis-Napol;on et de ses conseillers habituels les plus intimes. Il faudrait naturellement que cette personne f;t plac;e par sa position de mani;re ; demeurer en contact permanent avec le prince, de fa;on que, malgr; la discr;tion et l’esprit de dissimulation que l’on vante chez celui-ci, il n’ait aucun secret qui, dans un bref d;lai, ne soit connu par notre correspondant. Le mieux serait de trouver un haut fonctionnaire ou un membre de la nombreuse famille du pr;sident. L;-dessus ;galement, le gouvernement royal s’en remet ; l’habilet; et ; l’exp;rience du sieur Stieber.

«;L’ambassade prussienne, ; Paris, lui remettra les fonds n;cessaires pour l’accomplissement de sa double mission et les instructions compl;mentaires dont il pourrait avoir besoin.

«;Sign; :
«;Le pr;sident du minist;re royal d’;tat,
«;Von Manteuffel.;»

—;Il y a encore trois lignes, ajouta M. Josias de Bunsen en ;tant sa calotte et se levant tout droit… Vous voyez de quelle main elles sont ;crites :

«;J’approuve express;ment la note ci-dessus, et je recommande sp;cialement ; Stieber de s’y conformer en tous points. La place du directeur de la s;ret; ; Berlin est vacante;; je la lui r;serve pour r;compenser son z;le et son d;vouement, sur lesquels je compte.

«;F. W. R. (Fr;d;ric-Guillaume, rex.);»

—;Vous avez bien compris et tout retenu, monsieur;? fit l’ambassadeur.

Stieber s’inclina en signe d’acquiescement.

—;;tes-vous pr;t ; partir;?

—;Aujourd’hui m;me, Excellence.

Stieber demeurait toujours ; sa place, bien que du geste l’ambassadeur l’e;t cong;di;.

—;Ah;! il vous faut de l’argent;?

—;Nullement, Excellence, mes fonds suffisent amplement pour le voyage, et puisqu’un cr;dit m’est ouvert ; l’ambassade de Paris…

—;Eh bien, alors;?

Et le regard du diplomate semblait dire : «;Pourquoi ne partez-vous pas;?;»

—;Dans l’instruction que Votre Excellence vient de me lire, reprit Stieber, il m’est enjoint de d;couvrir soit un haut fonctionnaire, soit une personne de la famille du pr;sident capable de servir de correspondant au gouvernement royal. Eh bien;! que Votre Excellence me permette de lui faire remarquer qu’Elle pourrait me faciliter grandement ma t;che sous ce rapport…

—;Vraiment, je voudrais savoir de quelle mani;re;?

—;Votre Excellence est en relations suivies avec la famille W… Elle conna;t tout particuli;rement le capitaine W…, dont le fr;re a ;pous; une Bonaparte. La fille de cette dame porte le nom de son a;eule L;titia, et elle a, dit-on, la beaut; radieuse de la m;re du grand Napol;on. De plus, la princesse L;titia est une artiste : elle compose des vers, elle peint, elle chante… Elle s’est mari;e, il n’y a pas longtemps, ; un gentilhomme wurtembergeois assez pauvre, mais le m;nage compte beaucoup sur le cousin de l’;lys;e. Louis-Napol;on, ; ce que l’on pr;tend, n’est pas insensible aux charmes de sa belle parente, et, m;me en admettant que les mauvaises langues aient tort, il est certain que la princesse L;titia, ou plut;t Mme de X…, a ses entr;es grandes et petites ; l’;lys;e, sans compter qu’elle est en fort bons termes avec plusieurs chefs du parti avanc;…

Stieber s’arr;ta, comme s’il attendait une r;ponse ou une observation.

—;C’est parfaitement exact, fit l’ambassadeur. La princesse L;titia de W…, aujourd’hui baronne de X…, est une jeune personne d’une beaut; rare et d’une instruction hors ligne. Mais, en quoi peut-elle vous int;resser;?

—;Je crois, Excellence, que Mme de X… pourrait ;tre la personne d;sir;e par M. de Manteuffel, et que son concours serait fort utile et fort pr;cieux. En tout cas, je crois de mon devoir d’essayer aupr;s d’elle une tentative, si toutefois Votre Excellence veut bien me munir d’une recommandation.

—;Oh;! non, ce n’est pas possible;!

—;Je ne demande pas ; ;tre pr;sent; ; Mme de X… sous mon nom personnel et pour ce que je suis r;ellement, ce serait de l’indiscr;tion, et, de plus, inutile. Mais Mme de X…, qui n’a aucune raison de recevoir l’agent Stieber, fera certainement bon accueil ; un gentilhomme pom;ranien ou westphalien attach; ; la l;gation royale de Londres et se pr;sentant sous les auspices d’un c;l;bre savant et d’un grand diplomate, d’un ami de la famille…

M. de Bunsen avait ;cout; Stieber avec une irritation croissante :

—;Sortez, monsieur, cria-t-il en ;tendant le bras, sortez, je ne comprends pas que vous osiez me faire une telle proposition;!

Froidement et d’un ton d;cid;, Stieber montra le papier rev;tu du sceau officiel.

—;C’;tait pour le service du roi, fit-il.

M. de Bunsen s’affaissa;; il parut sentir tout le poids du reproche.

—;C’est bien, c’est bien, dit-il, je r;fl;chirai ; votre proposition. A quelle heure part la malle pour Paris;?

—;A sept heures.

—;Bien. Vous recevrez ma r;ponse chez vous avant cinq heures.

Stieber sortit.

—;Quel malheur, s’;cria le vieux savant quand il fut seul, quel malheur d’;tre au service d’un pays semblable, qui demande ; ses agents d’;tre les aides de ses agents de police;! Depuis Fr;d;ric, tous les diplomates de la Prusse ; l’ext;rieur ne sont que des policiers d;guis;s, des mouchards, depuis le fier ambassadeur qui espionne le monarque jusqu’au dernier secr;taire qui espionne son chef pour parvenir plus rapidement… Si je refuse la demande de cet individu, il fera un rapport contre moi, il m’accusera d’avoir n;glig; le service du roi, comme il dit… Ah;! quel malheur;!

M. Josias de Bunsen essaya de se replonger dans les lectures qu’il avait interrompues au moment de l’entr;e de Stieber.

Le soir, ; cinq heures, l’agent de la police secr;te prussienne ;tait en possession d’une lettre d’introduction aupr;s de la baronne de X…, n;e princesse W. M. Josias de Bunsen recommandait tout particuli;rement ; la parente du prince-pr;sident un de ses secr;taires de l;gation, M. le comte de Herstall, gentilhomme parfait et diplomate d’avenir. A la lettre ;tait joint un passeport d;livr; au nom du «;comte de Herstall;».

Josias de Bunsen ;tait un honn;te homme, un savant diplomate sans malice, mais il tenait ; sa positon, au prestige dont il ;tait entour;, aux adulations de la haute soci;t; de Londres. Il avait ob;i aux suggestions de l’agent Stieber, et il s’;tait r;sign; ; pr;ter ses mains ; cette indigne com;die pour ne pas ;tre d;nonc; lui-m;me.

A Paris, l’homme de confiance du ministre Manteuffel se mit ; jouer son double r;le.

De la gare du Nord il se fit conduire avec sa femme et sa belle-m;re dans une modeste maison meubl;e de la rue Montmartre. Les voyageurs s’install;rent dans un appartement de trois pi;ces situ; au deuxi;me ;tage.

Le jour m;me de son arriv;e, Stieber se rendit ; la Pr;fecture de police, regardant d’un air de parfait connaisseur les all;es et venues dans les innombrables couloirs et dans le labyrinthe de pi;ces petites et grandes du sombre b;timent de la rue de J;rusalem. Il r;pondait par des clignements intelligents et des coups d’;il de reconnaissance ma;onnique aux regards curieux des mouchards et aux regards investigateurs des sergents de ville qui se tenaient partout, attendant des ordres. Apr;s avoir demand; son chemin une douzaine de fois sinon plus, l’envoy; de la police prussienne arriva enfin ; une grande antichambre tendue de vert, s;v;rement meubl;e et gard;e par deux huissiers ; cha;ne d’argent assis derri;re leurs bureaux. Il remit sa carte ; l’un d’eux.

—;Ah;! bien, monsieur, fit le cerb;re, qui avait pris d’abord un air solennel et gourm; et qui souriait maintenant d’une fa;on tr;s aimable… M. le pr;fet a donn; l’ordre de vous introduire imm;diatement;; il vous attend.

Au moment o; l’huissier posait la main sur la poign;e de la porte du cabinet pr;fectoral, un jeune homme de vingt-cinq ans environ, ;l;gamment v;tu, tr;s blond, tr;s ;lanc;, tr;s souple, entra en sautillant comme quelqu’un qui paraissait ;tre l; chez lui.

—;Le pr;fet y est-il;? demanda-t-il ; l’huissier avec un l;ger accent allemand.

—;Oui, monsieur Albert, mais il faut laisser passer d’abord monsieur, qui est attendu.

—;C’est bien, c’est bien, dit le jeune homme, j’attendrai. Et il prit place sur une banquette.

La conf;rence entre le pr;fet Carlier et l’agent de la police prussienne fut longue. Le pr;fet, habitu; aux communications, r;v;lations et d;nonciations qui, depuis les journ;es de Juin, pleuvaient rue de J;rusalem, se montra d’abord assez sceptique;; mais lorsque Stieber l’eut mis au courant et lui eut montr; les pi;ces originales, notamment les registres enlev;s nuitamment dans le bureau du secr;taire de Dietz;; lorsque l’affiliation d’un certain nombre de membres influents du parti socialiste fran;ais fut ;tablie, M. Carlier ne voulut pas jouer plus longtemps au saint Thomas. Il ;tait convaincu.

—;Tous mes compliments, cher monsieur, dit-il en tendant ses deux mains au policier prussien, tous mes compliments;! Voici une campagne bien men;e, et je voudrais que nous eussions ici beaucoup de collaborateurs de votre force. Encore une fois, je vous f;licite, vous allez nous permettre de faire un joli coup de filet, sans compter l’effet que produira cette r;v;lation dans les journaux. Elle va venir ; point…

Le pr;fet se retint, de crainte d’en dire trop.

—;Je vais, reprit-il, relever les noms des principaux meneurs… Voyons : Cheraval… Il y a longtemps que nous le surveillons, celui-l;. Il a ;t; ;lu d;put; en 1848, et il est devenu tout ; fait rouge. La rage de n’avoir pas ;t; renomm; en 1849 l’a jet; dans le parti extr;me;! Il est de bonne prise…

Le pr;fet continua ; parcourir la liste :

—;Mais je vois beaucoup de noms allemands… Vous ;tes s;r que ces gens-l; habitent Paris;?

—;Sans doute, puisque leurs adresses sont indiqu;es en marge;; du reste, rien de plus facile que de le v;rifier.

—;Vous avez raison… Tiens, mais au fait je crois que la personne qui pourrait le mieux nous informer n’est pas loin. C’est un de vos compatriotes, un jeune litt;rateur. Il nous traduit quelquefois des pi;ces ou des rapports. En moins d’un an, il est arriv; ; conna;tre toute la colonie allemande de Paris, et, chaque fois que nous avons besoin de renseignements sur un de ses compatriotes, il arrive ; nous les fournir mieux et plus vite que l’agent le plus rou;.

Le pr;fet avait frapp; sur un timbre.

A cet appel, l’huissier parut.

—;M. Albert est-il l;;? demanda M. Carlier.

—;Non, monsieur le pr;fet, il est venu ce matin;; mais, voyant que M. le pr;fet ;tait occup;, il est parti, promettant de revenir avant six heures.

—;Bien;; vous le ferez entrer de suite.

Et s’adressant ; Stieber :

—;Soyez assez bon, dit-il, pour me laisser ces papiers.

—;Certainement, r;pondit l’envoy; de la police prussienne.

—;Je compte, monsieur, que vous me ferez le plaisir de d;jeuner avec moi demain, ajouta M. Carlier, nous causerons ; l’aise des mesures qu’il importe de prendre. Votre concours nous sera tr;s n;cessaire.

Stieber put ; peine dissimuler sa satisfaction.

Le m;me jour, vers cinq heures, au moment m;me o; M. Carlier chargeait le jeune Albert d’aller aux renseignements sur les conspirateurs allemands habitant Paris, un ;l;gant coup; de remise s’arr;tait devant une des plus belles maisons de la Chauss;e-d’Antin. De l’;quipage descendit un ;l;gant gentleman, accusant de trente ; trente-cinq ans, de tournure fi;re et distingu;e, et dont la figure, correctement ras;e, ;tait encadr;e d’une paire de favoris d’une coupe tout ; fait diplomatique. Sa mise correcte, la rose qu’il avait eu soin de piquer dans la boutonni;re de son dorsey, tout, jusqu’aux gants et aux fines chaussures, indiquait le grand seigneur moderne. Nul n’aurait reconnu dans le «;comte de Herstall, attach; ; l’ambassade royale de Prusse ; Londres;», le policier Stieber qui confabulait quelques heures auparavant avec son coll;gue Carlier dans le salon tendu de vert de la rue de J;rusalem.

—;Mme la baronne est sortie, fit le portier auquel le pr;tendu comte de Herstall s’;tait adress;, mais voici M. le baron qui rentre.

En effet, un homme de quarante ans environ, assez gros et trapu, venait de franchir le seuil de la porte coch;re.

Le faux comte de Herstall l’aborda le chapeau ; la main et se fit conna;tre, ajoutant qu’il serait heureux de pr;senter le plus t;t possible ; la baronne ses hommages et les compliments de M. de Bunsen.

—;Ah;! vous venez de Londres, fit le baron d’un ton particulier et m;me ironique, vous venez de Londres;; eh bien, la baronne sera enchant;e de vous recevoir : demain soir, c’est mercredi, et ce jour-l; nous avons quelques amis politiques et autres. Si vous ne craignez pas de vous ennuyer en leur soci;t;…

—;Au contraire, monsieur le baron… Tr;s charm; de cette invitation… Je n’y manquerai pas.

Le lendemain soir, un laquais en grande livr;e, fris; et poudr;, annon;ait M. le comte de Herstall, au seuil d’un grand salon richement meubl;, orn; de tableaux de prix et de bibelots pr;cieux dont le go;t commen;ait alors ; se r;pandre.

Une vingtaine de personnes ;taient d;j; r;unies;; il n’y avait pas de femme, sauf la ma;tresse de la maison, qui, assise dans un de ces fauteuils bas et larges appel;s crapauds, s’;ventait en causant avec trois ou quatre habits noirs formant demi-cercle autour d’elle.

Mme de X…, ou plut;t la princesse L;titia, ;tait alors une toute jeune femme de vingt ans, mais sa beaut; vraiment remarquable avait d;j; atteint tout son d;veloppement et tout son ;clat. Son profil d’imp;ratrice grecque, ses abondants cheveux noirs, la finesse de ses traits et l’animation de son visage formaient l’ensemble le plus s;duisant, que compl;tait l’opulence de sa gorge qu’on e;t dit model;e par quelque divin sculpteur.

En entendant annoncer le nouveau venu, Mme de X… se leva et fit quelques pas au-devant de lui :

—;J’ai re;u, dit-elle avec un l;ger z;zaiement, qui d’ailleurs lui allait ; ravir, la lettre de M. de Bunsen, que vous m’avez fait parvenir dans la journ;e, et soyez persuad;, monsieur, que vous ne pouvez ;tre introduit ici sous de meilleurs auspices. Permettez-moi de vous pr;senter ; quelques-uns de mes amis. M. le marquis de P…, mon parrain.

Un gentilhomme de belle prestance, bien qu’;g; d;j; d’une cinquantaine d’ann;es, r;pondit au salut de Stieber en s’inclinant froidement, avec une politesse d’ancien r;gime.

—;Tel que vous le voyez, continua Mme de X…, M. le marquis fait ; la Chambre une opposition acharn;e ; mon cousin;; cela ne l’emp;che pas d’;tre un de mes meilleurs amis…

La soir;e devenait de plus en plus anim;e. Deux ou trois po;tes avaient lu des vers in;dits;; la ma;tresse de la maison, accompagn;e d’un pianiste, aussi c;l;bre que chevelu, avait chant; l’air du Saule, d’Othello, et un hymne italien de sa composition;; deux tables de bouillotte avaient ;t; dress;es, les plateaux de rafra;chissements circulaient…

Dans le coin le plus retir; de ce salon, assis sur un sofa, compl;tement isol;s des autres assistants, le faux comte de Herstall et la ma;tresse de la maison s’entretenaient ; voix basse. Il e;t ;t; assez difficile de rendre l’expression de honte et de d;pit qui se peignait en ce moment sur les traits du faux attach; d’ambassade. On e;t dit un renard qu’une poule aurait pris.

—;Je vous prie, monsieur le comte, disait en riant la baronne de X…, de vous ;pargner la peine de continuer cette petite com;die. J’ai ;t; pr;venue de votre visite, je sais pourquoi vous venez et de la part de qui… Eh bien, je serai franche avec vous… Oui, je connais la mission d;licate que votre gouvernement vous a confi;e. Mais ne vous m;prenez pas. Si vous avez cru un seul instant que Mme de X…, une Bonaparte, la ni;ce du grand empereur et la cousine d’un empereur futur peut-;tre, se vendrait pour un salaire comme un simple agent, si vous avez r;ellement pu croire cela, vous me forcerez de douter de votre intelligence…

—;Ah;! madame… exclama le pr;tendu comte de Herstall en bredouillant et comme pour dire quelque chose.

—;Laissez-moi parler peu et bien pendant que tout le monde est absorb; par la partie engag;e et qu’on ne s’occupe pas de nous… Vous voyez comme je suis bien inform;e. Vous avez remis votre carte hier au baron;; imm;diatement j’ai envoy; aux renseignements, et j’ai appris que vous ;tiez M. Stieber, un agent tr;s habile de la police secr;te prussienne, et que vous aviez eu le jour m;me une longue entrevue avec le pr;fet, M. Carlier. Comment l’ai-je appris;? par quelle contre-police;? c’est mon secret, je ne serai pas assez candide pour le livrer… Ceci vous prouve que lorsque je me m;le d’informations, je sais agir avec rapidit; et s;ret;. Eh bien, je veux bien faire profiter votre gouvernement de certains renseignements, mais j’entends agir en diplomate;; on me traitera en cons;quence.

Le faux comte allait sans doute r;pondre qu’il transmettrait ; qui de droit cette proposition, lorsqu’un grand mouvement se fit ; l’entr;e du salon. Les joueurs de bouillotte, les partenaires du whist interrompirent leur partie et se pr;cipit;rent vers la porte. L’attention de tous avait ;t; subitement attir;e par un nouvel arrivant, qui ;tait entr; sans se faire annoncer. D;s qu’elle l’aper;ut, Mme de X… se leva et courut au-devant de lui :

—;Prince;! quelle surprise;! fit-elle, tandis que Louis-Napol;on s’inclinait devant sa cousine, et prenant sa main avec une certaine familiarit; la portait ; ses l;vres.

Le pr;sident de la R;publique avait d;j; franchi la quarantaine, mais il paraissait plut;t de quelques ann;es plus jeune. C’est ; peine si une ou deux rides sillonnaient son front;; sa moustache et ses cheveux ;taient noirs, et il avait des mouvements d’une ;lasticit; f;line. Imm;diatement un cercle empress; se forma autour du chef de l’;tat. Louis-Napol;on s’entretint avec tout le monde, et dit au marquis de P… :

—;Eh bien, monsieur le marquis, pr;parez-vous beaucoup de philippiques contre moi pour la rentr;e;?

Le marquis, faisant allusion aux bruits qui couraient alors, r;pondit :

—;La question, prince, est de savoir si on nous permettra de rentrer.

La figure de Louis-Napol;on se rembrunit. Mme de X…, en parfaite ma;tresse de maison, crut qu’il ;tait opportun de cr;er une diversion et elle pr;senta «;M. le comte de Herstall;», un diplomate allemand, un ami de M. de Bunsen.

Le pr;sident r;pondit de fort bonne gr;ce aux salamalecs de Stieber, qui s’inclinait aussi profond;ment qu’il l’avait vu faire ; la cour de Potsdam. Le prince lui ayant demand; d’o; il venait et ayant re;u pour r;ponse qu’il arrivait en droite ligne de Londres, une assez longue conversation s’engagea sur l’exposition, ; laquelle Louis-Napol;on s’int;ressait beaucoup et qu’il esp;rait bien faire revivre prochainement ; Paris. Il demanda une foule de d;tails que le pr;tendu comte ;tait mieux ; m;me de donner que qui que ce f;t.

Au moment o; la plupart des invit;s gagnaient la porte, le prince s’approcha de nouveau de sa cousine.

—;Il n’y aura rien avant quatre ou cinq mois, fit-il. Le projet de Carlier[11] est reconnu impraticable;; il faut que les rats soient dans la sourici;re pour les prendre.

[11] Le pr;fet de police avait ;labor; le plan tr;s d;taill; d’un coup d’;tat.

Puis, ayant de nouveau bais; les mains de sa belle parente, il partit.

Quelques instants auparavant, le faux comte de Herstall, sentant que la discr;tion ne lui permettait pas de rester davantage, s’;tait ;galement ;loign;. Sur l’escalier, il croisa le baron de X…, qu’il avait vu la veille et qui rentrait chez lui quand les derniers invit;s s’;loignaient.

Le baron de X… n’aimait gu;re le monde et les soir;es, mais en revanche, il ne devait pas avoir la m;me horreur pour le vin de Champagne, car Stieber remarqua que sa d;marche ;tait titubante.

L’agent prussien resta encore quelque temps ; Paris;; il avait des entrevues quotidiennes avec le pr;fet de police;; il avait encore revu une ou deux fois la belle baronne de X… et avait emport; de ces visites suffisamment d’indications livr;es non sans r;ticences, qui lui permirent de r;diger un rapport chiffr; ; l’adresse de M. de Manteuffel.

Il ;tait occup; ; cette besogne, dans la chambre ; coucher du petit appartement meubl;, rue Montmartre. Mme Stieber, l’ancienne Genevi;ve que nous avons connue chez son p;re, l’ex-com;dien, travaillait ; une layette;; ; premi;re vue, on pouvait s’apercevoir que ce genre d’occupation ;tait enti;rement justifi; par la situation tr;s int;ressante de cette jeune personne. Mme Goldschmidt, la belle-m;re, venait de rentrer d’une de ses courses ; travers Paris, elle reprenait haleine au fond d’un fauteuil.

Tout ; coup, le domestique de l’h;tel vint interrompre cette tranquille sc;ne d’int;rieur en annon;ant qu’un monsieur d;sirait parler ; M. Stieber. L’agent, f;ch; d’;tre d;rang; au milieu d’un travail qui exigeait une grande tension d’esprit, r;pondit brusquement qu’il n’avait pas le temps de recevoir. Mais, au bout de quelques instants, le domestique revint;; l’;tranger insistait absolument pour parler ; M. Stieber.

—;Va donc voir qui c’est, Genevi;ve, dit l’agent ; sa femme, et t;che de me d;barrasser de cet importun.

Mme Stieber se leva pour se diriger vers le petit salon, meubl; vulgairement et pauvrement comme les autres pi;ces de l’h;tel garni. Elle aper;ut le visiteur annonc;, qui se promenait de long en large avec tous les signes d’une agitation f;brile.

—;C’est vous, monsieur Cheraval, s’;cria-t-elle avec surprise, en reconnaissant son ancien professeur de fran;ais. C’est bien aimable ; vous de venir nous voir… Mais qu’avez-vous;?

Le jeune homme ;tait fort p;le, ses doigts crisp;s semblaient serrer quelque objet qu’il tenait cach; dans sa main.

—;Madame, fit-il, vous avez commis une infamie;!

—;Une infamie;! s’;cria la jeune femme. Que voulez-vous dire;?

—;Allons, ne joignez pas la moquerie ; la trahison;! Vous savez fort bien ce dont je veux parler.

—;Je vous jure que non.

—;Comment;? Vous ne savez pas que mon p;re est arr;t; depuis trois jours;; que, malade et presque mourant, il est au secret;; que je n’ai pas eu l’autorisation de le voir;; que ma m;re se d;sole…

—;Mais non, je ne savais rien de tout cela et je le regrette, monsieur Cheraval, dit Mme Stieber d’une voix tr;s douce.

—;Allons donc;! vous n’allez pas m’en faire accroire;? C’est votre mouchard de mari qui a d;nonc; mon p;re, qui l’a fait tra;ner en prison;!… Ah;! le mis;rable;!… Lui, qui faisait semblant l;-bas d’;tre mon ami. L’hypocrite;! mais je me vengerai…

L’exaltation du jeune homme augmentait ; tel point qu’involontairement Mme Stieber poussa un cri.

Stieber et sa belle-m;re accoururent.

En apercevant l’agent, Cheraval se pr;cipita sur lui, et, avan;ant le bras, il frappa Stieber d’un coup de stylet. Heureusement pour lui, l’agent put parer le coup ; temps, l’arme du meurtrier ne fit qu’effleurer l’avant-bras ; travers l’;toffe du veston. N;anmoins, quelques gouttelettes de sang teignirent les manchettes. Les deux femmes se jet;rent sur Cheraval afin de lui faire l;cher prise. Le jeune homme, enti;rement hors de lui, se d;fendait comme quatre. Il mordit Mme Stieber au bras gauche, et la belle-m;re re;ut un coup de poing des plus soign;s sur l’;il droit. Les gens de l’h;tel, attir;s par le bruit de la lutte, r;ussirent enfin ; arracher le stylet des mains de Cheraval et ils le remirent aux sergents de ville.

Dans la m;me journ;e, le pr;fet de police Carlier faisait prendre des nouvelles de «;ces victimes d’un attentat socialiste;», car on avait grossi jusqu’; ce point l’acte d’accusation d’un malheureux frapp; dans ses affections de famille.

Le lendemain, une d;p;che du cabinet royal de Berlin annon;ait ; Stieber qu’une forte gratification lui ;tait allou;e pour le courage dont il venait de faire preuve. En m;me temps, on lui ordonnait de revenir dans la capitale prussienne pour prendre la direction du service de la s;ret;.

La nomination de Stieber au poste important destin; ; le r;compenser de ses exploits ; Londres et ; Paris avait caus; du d;pit dans une certaine coterie de l’entourage du roi, qui voyait d’un ;il soup;onneux et jaloux un nouveau venu s’insinuer dans la confiance du souverain, un nouveau co-partageant des faveurs que la main royale dispensait aux ;lus.

Le directeur de la police, M. de Hinkeldey, t;moigna ; son coll;gue une d;fiance hautaine et blessante. Il le tenait ; l’;cart de toutes les affaires importantes, de celles qui auraient pu attirer sur lui l’attention et d’autres r;compenses du monarque. On l’employait aux choses infimes, ; l’ex;cution des basses ;uvres. Mais Stieber avait pour lui sa bonne ;toile. Un incident inattendu devait faire briller de nouveau le m;rite du jeune policier.

Le public de Berlin applaudissait alors au Schau-Spielhaus (Th;;tre-Royal) une actrice qui jouait les h;ro;nes au th;;tre et les «;grandes toqu;es;» ; la ville. Parmi les excentricit;s de Mlle Charlotte de Hagen, il convient de noter en premi;re ligne un mariage rapidement b;cl; avec un gentilhomme d;cav;, M. von Orven, qui avait offert ; la belle son c;ur, comme beaucoup d’autres. A d;faut de sa bourse, qui ;tait vide, il avait pr;sent; sa main.

Le premier mois, tout alla bien;; le second, monsieur avait repris ses habitudes de gar;on;; le troisi;me mois, on se jeta les assiettes ; la t;te;; et le quatri;me, monsieur et madame ;taient compl;tement ;trangers l’un ; l’autre. Mais qui a bu, boira. La trag;dienne, m;contente de son premier mariage, ne r;vait qu’une chose, en contracter un second, destin; ; la compenser de sa d;convenue.

Justement elle venait d’;baucher une ;glogue avec un chambellan de la cour de S…, d;j; sur le retour, mais tr;s bien vu et tr;s influent parmi cette coterie, qui jusqu’alors avait trait; l’ex-agent secret avec un d;dain qui, sans qu’il voul;t rien en laisser para;tre, blessait profond;ment son amour-propre.

Pour que la trag;dienne et le chambellan, qui ;tait d;cid; ; passer par tout ce que voudrait son ;g;rie, pussent convoler, il fallait rompre le mariage no 1 et faire proclamer le divorce au profit de la femme, libre en ce cas de s’unir ; l’;poux de son choix, no 2. La loi ne permettait de prononcer ce divorce que si le mari s’;tait rendu coupable de graves s;vices, ou en cas «;d’habitudes de d;bauche et d’adult;re d;ment constat;;».

Stieber connaissait la Hagen pour l’avoir vue chez son beau-p;re, l’ex-acteur;; sachant quels ;taient ses d;sirs, il lui offrit son concours, ; la condition que le chambellan de S… le garantirait contre tous les d;sagr;ments pouvant r;sulter de la petite mission extra-officielle qu’il allait remplir.

Ce que Stieber avait pr;vu arriva.

Non seulement le chambellan lui donna l’assurance qu’il pourrait agir ; sa guise avec l’autorisation et l’approbation de ses chefs, mais, en cas de r;ussite, il lui promit sa protection toute-puissante.

C’;tait tout ce que le policier demandait.

Aussit;t il se mit en campagne.

M. von Oven, le mari cong;di;, vivait au jour le jour de gains au jeu, d’emprunts, avec les hauts et les bas qui dans tous les pays caract;risent la grande boh;me aussi bien que la petite. Il devait certainement avoir des aventures, mais on ne lui connaissait pas de ma;tresse attitr;e. Quand m;me il en aurait eu une, cela n’aurait gu;re avanc; les affaires de la trag;dienne, il fallait un scandale public, ;clatant. C’est ce scandale qu’il s’agissait de pr;parer.

Il existait alors, et peut-;tre encore aujourd’hui, dans la d;vote capitale du pi;tisme allemand, un certain nombre de ces matrones qui n’ont absolument rien de v;n;rable, et dont la haute mission consiste ; rapprocher les c;urs aimants et ; ;carter les obstacles qu’une pruderie surann;e ;l;ve encore entre des vieillards cossus, pleins de sentiments, et des jeunes cr;atures peu cruelles de caract;re.

Parmi ces «;faiseuses d’occasions;» (gelegenheitsmacherinnen), la plus active, la plus renomm;e, pour l’;tendue et la vari;t; de son r;pertoire, la plus connue pour sa complaisance et l’am;nit; de ses relations, ;tait, vers 1853 ou 1854, une dame Krause. C’;tait dans la rue Doroth;e, dans un bon quartier, ; deux pas des «;Tilleuls;», que cette pr;tresse de la V;nus tarif;e avait dress; ses autels. Une maison d’apparence honn;te, tr;s discr;te et pas compromettante pour deux pfennings. Les banquiers en joyeuse humeur, les conseillers auliques ou intimes, que l’app;t des pommes vertes ou suffisamment m;res attirait, avaient l’air de se rendre ; une visite d’affaires. Quant aux «;honn;tes;» dames et demoiselles qui arrivaient l;, le voile sur les yeux et un peu frissonnantes, elles auraient pu r;pondre hardiment ; l’indiscret, qu’elles allaient chez leur modiste ou ; une r;union de dames patronnesses. Il est vrai qu’une fois la porte franchie le tableau changeait d’aspect. On p;n;trait dans un grand salon tendu de tapis persans, du tissu le plus moelleux et assez ;pais pour ;touffer tous les chants, tous les cris, tous les ;voh;s d’une orgie. Le parquet ;tait couvert de peaux de b;tes, ours blancs, ours des montagnes;; de peaux de tigre et de panth;re, constell;es de mille taches. Tout autour de la pi;ce r;gnaient des divans de velours sombre, larges comme des lits, et dont la vue seule invitait ; la posture horizontale. Le plafond, assez grossi;rement peint, repr;sentait une s;rie de sc;nes galantes emprunt;es au D;cam;ron. Des lustres de cristal garnis de bougies bleues et roses pendaient de ce plafond, et un petit jet d’eau de Cologne, toujours murmurant, r;pandait sa fra;cheur et son parfum dans ce boudoir oriental. Quant aux autres chambres du second et du troisi;me ;tage, qu’on nous en ;pargne la description. Elles se ressemblaient toutes et contenaient ce qu’il faut pour ;tre confortablement heureux — pendant quelques instants ou pendant toute une nuit.

La «;client;le;» de la Krause ;tait des plus distingu;es;; nulle part on n’avait plus belle occasion d’;tudier sur le nu (c’est le cas de le dire) l’aristocratie, la haute finance, les grands fonctionnaires, ce que l’auteur d’un livre r;cent a appel; «;la soci;t; de Berlin;». L’arm;e, repr;sent;e par les officiers de la garde les plus hupp;s, les plus pommad;s et les plus musqu;s, y coudoyait les dignitaires de la cour, solennels et vicieux vieillards, et les diplomates convaincus qu’en pays ;tranger il faut avant tout faire des ;tudes de m;urs, conna;tre et approfondir la femme.

La situation prosp;re de cette maison avait une raison d’;tre particuli;re. Tandis que les autres lieux de d;lices similaires ne pouvaient offrir ; leurs visiteurs que des bacchantes du commun, et que la rencontre d’un «;rat;» du corps de ballet ou d’une actrice de province en rupture d’engagement passait pour le non plus ultra d’une aventure, chez la Krause, au contraire, les visiteuses se recrutaient non pas sur le trottoir, mais parmi les «;femmes honn;tes;»[12], dans les rangs de la bourgeoisie et m;me quelquefois plus haut. Mme Krause poss;dait un certain petit carnet reli; en maroquin vert, v;ritable Almanach Gotha de la galanterie.

[12] L’expression est de Stieber lui-m;me.

Comment la bonne dame s’y prenait-elle pour attirer dans son salon oriental tous ces oiseaux rares;? C’;tait son secret professionnel. On raconte seulement que, gr;ce ; des relations nombreuses et efficaces dans le corps m;dical, l’h;tesse de la Dorotheen-Strasse ;tait au courant de tous les cas de grande fougue amoureuse que les Esculapes berlinois ;taient appel;s ; traiter. Munie de ces pr;cieuses adresses, l’excellente dame ;tait assez maligne pour faire savoir ; ces int;ressantes agit;es o; elles trouveraient un prompt soulagement, gr;ce au concours de partenaires qui ne craignaient point de faire, ; d;faut de maris timor;s ou insuffisants, le jeu de celles qui sentaient couler dans leurs veines ce feu ardent que V;nus communique ; sa «;proie;» quand elle s’y est «;tout enti;re attach;e;».

En dehors de ces clientes pathologiques, il y avait les «;lionnes pauvres;», femmes de fonctionnaires;; les coquettes de la petite aristocratie sans le sou, qui ne pouvaient se passer de toilettes;; il y avait enfin les d;prav;es et les curieuses, qui, ;troitement surveill;es, trop connues pour se risquer dans les restaurants ou les h;tels garnis, ne trouvaient gu;re que dans la discr;te Dorotheen-Strasse ; satisfaire leurs go;ts pervertis.

La Krause entendait fort bien son m;tier. Celle qui avait mis une fois le pied chez elle devait renoncer ; la vertu pour toujours, quand m;me le caprice ou le remords auraient pouss; la p;cheresse ; imiter Madeleine dans son repentir. Si l’honn;te dame se refusait par hasard ; accepter un autre rendez-vous «;arrang;;» par la Krause, l’aimable matrone mena;ait de tout d;voiler au mari ou au p;re. Quelques-unes voulurent payer d’audace et parl;rent avec d;fi des «;preuves;» ; fournir. La Krause s’;tait born;e ; sourire et avait tir; d’un cabas, qui ne la quittait jamais, pas plus que sa tabati;re en argent et son griffon «;Arlequin;», une photographie o; la coupable ;tait portraitur;e traits pour traits dans un costume et dans une posture qui ne permettaient aucun doute sur le genre d’occupation qui avait motiv; sa pr;sence dans la rue Doroth;e. L’op;ration avait ;t; faite dans un moment o; la belle ne songeait certes pas ; la r;cente invention de MM. Daguerre et Niepce. Il fallait ou c;der ou verser une jolie somme pour ;viter le scandale.

La police s’;tait ; diff;rentes reprises occup;e de Mme Krause, qui avait ;t; frapp;e de fortes amendes;; et tout derni;rement elle avait subi une condamnation ; plusieurs mois de prison pour prox;n;tisme, mais elle n’avait cure de ces accidents. Une heureuse ;toile ou quelque autre astre plus terrestre et tr;s puissant semblait la prot;ger. Jusqu’; pr;sent elle n’avait pas pay; un sou de toutes ses amendes et nul «;schutzmann;» ne s’;tait pr;sent; pour la conduire ; la maison encore plus hospitali;re que la sienne du Molkenmarkt[13].

[13] Le D;p;t.

Aussi, grande, tr;s grande fut la stup;faction de la bonne dame, quand le nouveau directeur de la s;ret; l’ayant fait appeler dans son cabinet, elle entendit ce fonctionnaire lui dire tr;s tranquillement :

—;Vous savez que je vous garde, et si vos amendes ne sont pas pay;es dans les quarante-huit heures, nous vendrons ; l’encan vos beaux meubles et vos superbes tapis de la rue Doroth;e.

Mme Krause se mit ; pousser des cris d’orfraie, jurant qu’elle avait ;t; condamn;e injustement, qu’elle ;tait la plus digne et la plus innocente des femmes, qu’on la ruinait.

—;Mon bon commissaire, mon doux monsieur, criait-elle, dites, que faut-il faire pour vous fl;chir;?… Que voulez-vous;? ajouta-t-elle ; voix basse, et elle exhiba de son cabas un vieux portefeuille graisseux dont elle tira une bank-note.

—;Tenez, voulez-vous vous charger de remettre ces cinquante thalers aux pauvres… je ne vous en demanderai pas de re;u… Mon bon monsieur le commissaire, vous les donnerez quand et ; qui vous voudrez… faut-il encore en mettre cinquante, demanda-t-elle en poussant un gros soupir… Je ne suis pas riche, mais pour faire le bien, je me saignerais ; blanc… et que personne n’en sache rien;! Cela restera entre vous et moi, mon bon commissaire.

Stieber fit de la main un geste de refus.

—;Eh bien, soit, dit-il, je veux bien encore une fois interc;der pour vous et vous accorder un sursis, mais vous ex;cuterez de point en point mes instructions.

—;C’est entendu, cher monsieur le commissaire;; ; vos ordres;; tout ce que vous voudrez, fit la Krause en r;int;grant prestement dans le portefeuille les deux bank-notes.

—;Vous allez r;unir chez vous demain soir une douzaine de «;vos clientes;», dit Stieber;; vous les choisirez parmi les plus volcaniques, — celles qui se pr;tent le mieux ; toutes les fantaisies, m;me les plus risqu;es… R;fl;chissez, pouvez-vous convoquer votre monde pour demain;?

La Krause eut un mouvement d’orgueil :

—;Pour ce soir s’il le faut, monsieur le commissaire, dit-elle en tirant de sa poche un paquet qui ressemblait ; un jeu de cartes, mais qui n’;tait qu’une collection de photographies. Elle les ;tala devant Stieber sur la table recouverte du tapis administratif.

—;Comment;? la femme du Justizrath[14] de H…! La fille de Z…, le banquier;! Madame la doctoresse R…, une m;re de famille qui a quatre enfants;! Qu’est-ce que cette plaisanterie;?

[14] Conseiller de justice.

—;Ce n’est pas une plaisanterie, mon bon monsieur le commissaire : je vous jure sur la t;te d’«;Arlequin;», que j’aime comme mon enfant, je vous jure que toutes ces dames sont mes clientes…

—;Tiens… c’est bon ; savoir ; l’occasion, pensa Stieber. Puis, tout haut, il r;pondit : Pour ce qui est du choix, je m’en remets ; votre exp;rience. Vous veillerez ; ce que le champagne ne manque pas et qu’on fasse flamber un punch o; le rhum domine tout ; fait. Ne vous inqui;tez pas de la d;pense, vous pr;senterez votre note ici le lendemain. Ne m;nagez rien, une orgie compl;te;!

—;Bien, monsieur le commissaire, bien;; et ; quelle heure viendrez-vous avec vos amis;?

—;Ne dites donc pas de b;tises… La f;te n’est pas pour moi;; vous saurez demain pour qui je la commande. On arrivera vers neuf heures du soir.

—;C’est fort bien, mon bon commissaire;; vous serez ob;i de point en point. Je vais imm;diatement me mettre ; la recherche de mes tourterelles pour demain.

A peine la Krause, portant l’;ternel «;Arlequin;» sous son bras, se fut-elle ;loign;e, que sur un signe de Stieber l’huissier introduisit un individu de trente ; trente-cinq ans, d’une figure trop jolie, trop eff;min;e pour plaire, fris; comme un caniche, pommad;, sentant le musc et tir; ; quatre ;pingles. Ce dandy tenait entre ses mains gant;es un jonc ; pomme d’or;; un monocle fix; artistement sous l’arcade sourcilli;re de gauche achevait de donner ; sa physionomie le cachet «;petit crev;;» le plus prononc;.

—;Monsieur le baron, fit Stieber, M. le directeur g;n;ral de la police a re;u la demande d’augmentation que vous lui avez adress;e;; mais je ne dois pas vous cacher que Son Excellence ne para;t pas dispos;e favorablement en votre faveur.

—;Et pourquoi, monsieur;? fit le dandy en affectant de parler du nez et en mangeant les pronoms et les adverbes selon la mode ;l;gante des dandys berlinois. Qu’ai-je pu faire;?

—;Rien, justement, monsieur le baron;; on se plaint que vous ne fassiez rien;! Vous devez fr;quenter les r;unions de la soci;t;, les bals, les concerts et les soir;es diplomatiques, o; vous avez vos petites et grandes entr;es, gr;ce au nom que vous portez. On vous rembourse tous vos frais, on vous permet de vivre sur un certain pied, on vous fait une pension… et vous n’adressez pas seulement un rapport par mois;!… Et cela, pourquoi;? Parce que, au lieu de remplir votre mission, d’;tre partout afin de nous tenir au courant de ce qui se dit et se chuchote, vous vous ;tes sottement amourach; d’une intrigante, qui vous prend tout votre temps et qui mange tout votre… pardon… notre argent…

—;Ah;! fit l’espion homme du monde, ah;! savez… Irma… divine cr;ature… divine… ;tonnante, parole d’honneur;!… soyez tranquille, durera pas… Dans quinze jours, s;paration amiable… alors tout ; vous… service avant tout;!… Vous le jure;!

—;Je suis enchant;, monsieur le baron, de cette promesse, et j’esp;re que lorsque Son Excellence apprendra vos dispositions, dont je lui ferai part, elle consentira ; accorder au moins une partie de ce que vous demandez… seulement j’y mets une condition…

—;Laquelle… laquelle;?… accepte d’avance… parole d’honneur;!

—;Vous connaissez M. van Owen;?

—;Si je connais van Owen;!… mon meilleur ami… ancien camarade de r;giment… a fait b;tise… ;pous; la Hagen… y pense toujours… pauvre gar;on;!

—;Eh bien;! puisque vous ;tes son ami, il faut le distraire, lui faire oublier ses chagrins conjugaux… Que diriez-vous d’un grand d;ner chez Hiller pour demain;?

—;Parfait… parfait;!…

—;Ensuite un tour au cirque;?

—;Bonne id;e… bonne id;e;!

—;Et ensuite une visite chez Mme Krause de la Dorotheen-Strasse… Hein;! que pensez-vous de ce programme;?

—;Tr;s joli… fort complet… sur l’honneur;! mais je crains que van Owen ne veuille pas…

—;Il faut qu’il le veuille, il faut que vous l’y d;cidiez, monsieur le baron… votre augmentation en d;pend…

—;On fera son possible. Mais l’argent… h;;!… suis sans le sou.

—;Ne vous inqui;tez pas. Voici pour les premi;res d;penses. Et Stieber remit un rouleau de fr;d;rics d’or au «;baron;», qui le fit glisser dans la poche de son pantalon.

Le lendemain soir, chez la Krause, les volets ;tant clos, les rideaux et doubles rideaux tir;s, le salon aux tapis persans pr;sentait un aspect fort anim;. Une douzaine de jeunes femmes, la plupart assez belles, le corsage entr’ouvert, les traits en feu, ;taient ;tendues mollement sur les divans et vidaient des coupes de vin de Champagne que remplissaient des cavaliers servants on ne peut plus empress;s.

Il y avait l; des ;chantillons nombreux et divers de la race germanique : de grandes cr;atures, hautes en chair, d’une taille qui aurait enthousiasm; un sergent recruteur des grenadiers de Potsdam et dont les traits n’avaient plus rien de f;minin;; des maigres, sentimentales, mi;vres et int;ressantes, avec les cheveux d’un blond p;le, d’un blond scandinave, qui entouraient, comme une aur;ole, une figure p;lie de d;sirs;; des petites filles boulottes et repl;tes, semblables ; des poup;es abondamment garnies de son.

L’orgie n’;tait qu’; son d;but;; mais lorsque vers dix heures le «;baron;», que nous avons vu en conf;rence avec le chef de la s;ret;, fit son entr;e avec M. van Owen et deux autres amis, les choses prirent imm;diatement une tournure plus anim;e. Ces messieurs ;taient abominablement gris. Le «;baron;» avait bien fait les choses, et presque tout le rouleau y avait pass;.

M. van Owen, le mari de la trag;dienne, ;tait un homme de quarante ans environ, ; l’allure militaire, et qui devait ;tre de mani;res assez distingu;es lorsqu’il n’avait pas bu. Mais ce soir-l;, il avait de la peine ; se tenir. Le «;baron;», qui connaissait les autres convives, le pr;senta. Il y avait un capitaine de la garde, un Landrath (sous-pr;fet) en cong; et deux «;candidats;» (aspirants pasteurs), qui ;videmment pr;ludaient ; l’exercice de leur saint minist;re. La connaissance une fois faite, le «;baron;» proposa d’allumer un punch monstre;; et comme si ce d;sir e;t ;t; pr;vu, deux petits grooms attach;s ; l’;tablissement apport;rent un immense bol, grand comme une baignoire, o; la boisson ;tait d;j; pr;par;e. Il ne restait qu’; la faire flamber. Les lueurs bleues et rouge;tres qui emplissaient le salon et se refl;taient dans les glaces arrach;rent des exclamations ; quelques-unes de ces dames. «;Que c’est beau, que c’est beau;!;»

Une id;e vint alors au «;baron;».

—;Ce serait bien plus beau encore, dit-il, si on ;teignait les lustres;!

—;Oui, oui, r;pondit-on de toutes parts.

Les deux candidats en th;ologie grimp;rent sur des chaises, et bient;t apr;s le salon ne fut plus ;clair; que par les lueurs bleu;tres qui voltigeaient au-dessus du bassin de simili-argent contenant la boisson alcoolique.

Le baron proc;da ; une premi;re distribution de punch;; les dames s’;cri;rent avec une grimace que c’;tait «;trop fort;». Mais elles burent tout de m;me.

Le baron ;tait en veine. Il fit une autre proposition. Il demanda ; deux de ces dames, qu’il connaissait au point de les appeler par leur petit nom, de donner ; l’honorable soci;t; une «;petite s;ance;», en reproduisant un groupe acad;mique que l’on venait d’envoyer au Mus;e et qui faisait fureur et scandale. Cela repr;sentait l’Amour et l’Amiti;.

Les deux dames — l’une appartenait ; la cat;gorie des athl;tes et l’autre ; celle des blondes mi;vres — ne se firent pas prier bien longtemps. D;pouill;es de tous leurs atours, ajustements et colifichets, elles se montr;rent sans le plus l;ger voile, reproduisant fid;lement le groupe acad;mique. Cela leur valut des bravos et des compliments.

—;A la bonne heure, fit le baron… en faisant circuler de nouveaux verres de punch, voil; qui est bien… Vrai… tout le monde ne pourrait pas en montrer autant… H;;! h;;!

Une toute jeune femme, tr;s brune, tr;s grassouillette, sur laquelle le champagne et le punch avaient visiblement op;r;, s’avan;a vers l’espion :

—;Qu’est-ce qu’il dit ce baron sans le sou;?… ce pleutre… nous ne pourrions pas en montrer autant que ces chiffes… Tiens, regarde donc… regarde donc… mais regarde donc…

Et pour bien convaincre de mensonge l’audacieux qui paraissait douter de l’authenticit; de ses charmes, ; chaque «;regarde donc;», la petite brune enlevait et jetait au hasard un objet faisant partie de son costume. Robe, jupons et le reste, tout y passa.

Le baron pr;senta ses excuses.

—;Pas voulu parler de vous…, fit-il, tout est vrai ici;!… Voyez, messieurs… aussi ferme que mur de forteresse… pourrait r;sister aux bombes;! pas voulu parler de vous, belle enfant;!

—;De qui, de qui avez-vous voulu parler, de qui;? demand;rent les autres dames, dont les yeux ;merillonn;s avaient des lueurs de phosphore… Est-ce de moi;? est-ce de moi;? Et toutes imit;rent l’exemple de la petite brune. En moins de cinq minutes, un v;ritable vestiaire s’;tait amoncel; dans un des coins du salon, et toutes, Caroline, Henriette, H;l;ne, Juliette, Lina, avaient le droit d’ambitionner un seul nom, celui d’;ve, puisqu’elles portaient toutes le costume sommaire de la compagne d’Adam.

Un tel spectacle ne pouvait laisser froids les habitu;s du bazar de Mme Krause. Que diable;! on n’est pas «;de bois;». Van Owen lui-m;me, qui paraissait d’abord taciturne et morose, et n’avait pas prononc; une seule parole, se d;rida;; il s’en prit ; la petite brune repl;te.

Seul le capitaine de la garde regardait le tableau en philosophe impassible, le cigare ; la bouche, en achevant de vider une bouteille de vin de Champagne d;pos;e ; c;t; de lui.

Quelqu’un proposa de danser. Le Landrath se mit au piano et attaqua une valse viennoise de Lanner, le rival du vieux Strauss.

—;Halte;! fit le «;baron;» quand les couples commenc;rent ; tourner, halte;!… une proposition… ces dames en costume naturel… adorables;!… nous autres pouvons pas garder v;tements… impossible, sur l’honneur… impossible;! Propose que nous dansions en costume naturel… nouvelle danse… quadrille des Sauvages…

—;Nous garderons nos bottes et nos lorgnons, s’;cria l’un des candidats en th;ologie.

Cette proposition fut accept;e ; l’unanimit;.

Bient;t le quadrille des Sauvages fut organis;, le vestiaire des hommes ;tabli en face du vestiaire des dames, et les couples se firent vis-;-vis. Van Owen s’;tait d;cid;ment apprivois;;; il regardait tendrement la blonde, dont il entourait de son bras nu le corps ; la peau ros;e et douce.

—;Allons, en place, premi;re figure;!… fit le «;baron;».

Le Landrath attaqua un quadrille parisien. D’abord on dansa avec une gravit; affect;e, comme dans un salon collet-mont;, ; une soir;e de contrat. Les dames feignant de ramasser leurs robes absentes s’inclinaient en faisant la r;v;rence, les messieurs ex;cutaient gravement et en mesure les pas, contre-pas et entrechats que leur ma;tre ; danser leur avait enseign;s. L’effet de ces balancements, de ces ;changes de r;v;rences, de ces crois;s, de ces pirouettes, ;tait des plus comiques, ;tant donn; le costume tr;s sommaire des danseurs. Mais peu ; peu, de part et d’autre, on commen;ait ; sentir la griserie de l’orgie;; on marquait les figures avec plus d’animation;; le c;r;monial raide et pr;tentieux fut remplac; par le plus grand laisser-aller;; ; la fin, les r;gles du quadrille furent compl;tement m;connues, danseurs et danseuses s’enlac;rent comme dans une ronde de d;mons. Les flammes raviv;es du punch ;clairaient comme de grands jets ;lectriques cette sc;ne, qu’un peintre aurait pu intituler «;l’Apoth;ose de la luxure;», lorsque les porti;res se soulev;rent et une voix formidable fit entendre ces mots : «;Que personne ne bouge;!;»

En m;me temps Mme Krause apparut en gesticulant, suivie de son «;Arlequin;», qui poussait des aboiements aigus :

—;La police;! la police;! criait-elle, oh;! quel malheur;!

Un des agents imposa silence ; la vieille;; on fit passer les dames ; gauche et les hommes ; droite, et lorsque ceux-ci furent habill;s, ils durent donner leurs noms, adresses et qualit;s.

Assis devant un gu;ridon, Stieber verbalisait.

Un mois apr;s, Mme de Hagen obtenait son divorce, et un an plus tard, elle ;pousait son chambellan, qui tint sa promesse et fit le plus grand ;loge de Stieber dans son clan.

A partir de ce moment, le chef de la s;ret; n’eut plus ; lutter contre les hostilit;s qui avaient entrav; sa carri;re au d;but.

Quant ; M. van Owen, on ignora ce qu’il ;tait devenu.

Le directeur de la police g;n;rale, M. de Hinkeldey, avait eu l’art de capter la confiance du roi.

L’;clat de sa position aupr;s du souverain excitait l’envie et la jalousie d’une foule d’autres courtisans. Les adversaires les plus violents du directeur g;n;ral de la police ;taient les membres du parti f;odal pur.

Cependant le minist;re alors aux affaires en Prusse, avec M. de Manteuffel pour pr;sident du conseil, ;tait suffisamment r;actionnaire;; il avait habilement escamot; une ; une toutes les conqu;tes de 1848, toutes les garanties que la Constitution de 1830, dite «;charte Waldeck;», avait assur;es ; la libert; de la presse et ; la libert; individuelle. Mais, tout r;actionnaire qu’il f;t, M. de Manteuffel maintenait la fiction constitutionnelle;; il n’annihilait pas les deux Chambres, il se refusait ; r;tablir le roi absolu, et le seul pas qu’il fit pour retourner au syst;me f;odal, ce fut de charger les grands propri;taires de rendre la justice sur leurs terres dans les cas de simple police.

Ce n’;tait pas assez aux yeux des seigneurs, qui avaient d;sir; r;tablir la supr;matie absolue de la noblesse et faire revivre les traditions du moyen ;ge dans toute leur primitive candeur.

La reine ;lisabeth, — l’;pouse mystique beaucoup plus que r;elle du roi, — favorisait ces tendances ultra-r;actionnaires et encourageait toutes les conspirations dirig;es contre le minist;re et la plupart des hauts fonctionnaires accus;s de lib;ralisme.

M. de Hinkeldey ;tait surtout «;vis;;» par les «;f;odaux;». On savait qu’il conf;rait tous les jours avec le roi, soit dans le petit salon tendu de damas jaune et orn; de la statue de Fr;d;ric le Grand, au ch;teau de Berlin, soit ; Potsdam, dont le roi pr;f;rait de beaucoup le s;jour ; celui de la capitale. Sa Majest; se faisait raconter par le menu les petits scandales, les histoires de tripots et d’alc;ves, les aventures croustillantes dont la police ;tait appel;e ; s’occuper. Le roi, qui m;ritait de plus en plus le sobriquet de «;Fritz-Champagne;», que le peuple lui avait donn;, ;tait toujours de fort belle humeur quand M. de Hinkeldey arrivait avec son bagage d’anecdotes et d’indiscr;tions piquantes. Tout en ;coutant le grand chef de la police, Fr;d;ric-Guillaume prenait du th;, mais un th; fortement ;tendu de rhum de la Jama;que et «;d’arrac;»;; et, ; chaque historiette qui lui ;tait cont;e, sa belle humeur augmentait;; il l;chait des mots de plus en plus risqu;s, il se livrait ; des ;clats de rire qui ;branlaient les murs du palais. Parfois ces ;clats de rire duraient plus longtemps que ne le comportaient des acc;s de gaiet; chez un homme tout ; fait sain d’esprit. Ils se terminaient par un hoquet et des contorsions qui pouvaient faire pr;voir d;j; alors quelque f;cheuse catastrophe.
IV

M. de Hinkeldey gagne la confiance du roi. — Le minist;re Manteuffel et la coterie r;actionnaire. — Go;t du roi pour les histoires piquantes. — Petites man;uvres de l’Autriche ; Francfort. — O; M. de Bismarck commence ; se faire conna;tre. — La Prusse veut prendre sa revanche d’Olm;tz. — M. et Mme de Bismarck. — Le repr;sentant de la Prusse enseigne la politesse au repr;sentant de l’Autriche. — La police de M. de Bismarck et celle de M. Prokesch-Osten. — Comment M. de Bismarck s’empara de la correspondance de M. Prokesch-Osten. — Le peu de popularit; du repr;sentant de la Prusse ; Francfort. — Vol de d;p;ches commis par le lieutenant Teschen. — Teschen ; la solde de l’ambassadeur de France. — Entrevue de Teschen avec M. Rothan. — Le roi de Prusse sur le Rhin. — Un secr;taire de l’ambassade de Russie cach; dans une armoire. — Le myst;rieux «;prince d’Arm;nie;». — L’agent secret Hassenkrug ; Mazas. — Opinion de Stieber sur le «;prince d’Arm;nie;».

Apr;s l’entente d’Olm;tz, en 1851, l’ancienne Conf;d;ration germanique fut r;tablie conform;ment aux trait;s de 1815.

Les affaires f;d;rales, qui, selon la tradition populaire, devaient ;tre discut;es et r;solues dans un Parlement ;lu, ;taient port;es devant le Bundesrath (Conseil f;d;ral ou Di;te), si;geant ; Francfort et compos; de repr;sentants diplomatiques d;sign;s par la cour de chaque ;tat.

Les petites principaut;s minuscules ;taient r;unies en groupes, form;s de cinq ou six de ces ;tats difficiles ; percevoir sans verre grossissant.

L’Autriche s’;tait r;serv; la pr;sidence du Conseil f;d;ral et elle employait toutes les ressources imaginables pour tenir la majorit; dans sa main.

Le cabinet de Vienne profitait de ses relations, souvent fort intimes, avec les gouvernements des petits ;tats pour faire nommer ambassadeurs ; la Di;te des gentill;tres dont les cadets, selon l’ancienne coutume, servaient dans l’arm;e autrichienne. Ces jeunes officiers ;taient consid;r;s comme des otages, ils r;pondaient des bons sentiments et des votes de leurs p;res ou oncles;; l’avancement et toutes les faveurs dont les d;butants dans la carri;re militaire sont si friands, d;pendaient de l’attitude de leurs ascendants au Bundesrath.

Les r;sultats de cette politique ;taient fort appr;ciables et la Prusse avait beaucoup de peine ; combattre et ; contrebalancer l’influence autrichienne.

Or, l’ambassadeur de Prusse charg; de lutter contre la politique de Vienne n’;tait autre qu’un gentilhomme de Pom;ranie, qui s’;tait fait remarquer ; la Chambre des d;put;s de Berlin par la fougue r;actionnaire de ses discours et quelques mots tr;s mordants ; l’adresse des d;mocrates[15].

[15] Voici une des nombreuses anecdotes attribu;es ; M. de Bismarck ; l’;poque dont nous parlons (1849). Il si;geait dans une commission avec un des principaux orateurs de l’extr;me gauche, connu par sa petite taille, M. d’Ester. Un jour, le d;mocrate ayant fortement d;jeun; proposa ; M. de Bismarck un ;change de promesses portant que, si l’un ou l’autre parti, les f;odaux ou les radicaux, arrivait au pouvoir, les deux contractants se garantissaient la vie sauve. — «;Non, mon petit d’Ester, r;pondit le futur chancelier, si jamais vos amis arrivent au pouvoir, il ne vaudra plus la peine pour moi de vivre;; si mes amis y arrivent, nous vous pendrons;; — mais soyez tranquille, nous serons polis… jusqu’au n;ud coulant;!;»

M. Otto de Bismarck-Sch;nhausen ;tait parti pour Francfort avec la volont; bien arr;t;e de battre en br;che l’Autriche, de prendre en d;tail — en attendant le moment o; il la prendrait en grand — la revanche pour les humiliations subies par la Prusse ; Olm;tz.

L’humeur batailleuse du repr;sentant prussien se manifestait dans toutes les occasions. D;s les premi;res s;ances de la Di;te, il se posa tr;s carr;ment en adversaire syst;matique du cabinet de Vienne, et il groupa dans sa villa de la Bokenheimer-Strasse tous les ;l;ments susceptibles d’;tre entra;n;s dans un mouvement hostile ; l’Autriche.

Ces soir;es de la Bokenheimer-Strasse ne tard;rent pas ; devenir c;l;bres dans les fastes de Francfort. L’int;rieur de la villa, le service, un domestique assez nombreux et v;tu de livr;es somptueuses, tout cela avait fort grand air;; dans les salons, au contraire, on affectait la simplicit; et la cordialit;, telles qu’on les c;l;bre dans les vieux bouquins et dans les antiques «;lieder;» germaniques.

Mme de Bismarck faisait les honneurs de la maison comme une bonne m;re de famille allemande. Quant au «;ma;tre;», il simulait toujours une gaiet; sans nuages, ou une hilarit; qu’il s’effor;ait, souvent sans r;sultat, de communiquer ; ses h;tes. Le buffet ;tait abondamment pourvu, les tables de whist ou de bouillotte attendaient les amateurs.

Le premier ambassadeur autrichien, M. le comte de Thun, faisait encore assez bon m;nage avec son partenaire prussien. M. de Bismarck avait, d;s le d;but, mis son pr;sident au pas. La diplomatie autrichienne n’affectait de hauteur aristocratique que dans ses notes, elle avait des habitudes famili;res et m;me d;braill;es dans ses rapports avec les repr;sentants d’;tats moins consid;rables.

C’est ainsi que, peu de temps apr;s son arriv;e ; Francfort, M. de Bismarck crut devoir faire une visite au comte de Thun, pr;sident de la Di;te.

C’;tait, il faut le dire, en plein ;t;, par un apr;s-midi tr;s chaud.

Le visiteur fut introduit dans un cabinet o; il trouva le comte travaillant en manches de chemise. Sans interrompre sa besogne, M. de Thun indique un si;ge ; son coll;gue. Au bout de quelques instants, lorsqu’il l;ve le nez de dessus ses papiers, M. de Thun pousse une exclamation de surprise.

M. de Bismarck avait ;t; sa redingote et son gilet;; son buste de cuirassier n’;tait plus recouvert que par un simple plastron de toile.

—;Votre Excellence a bien raison, fit en v;ritable pince-sans-rire M. de Bismarck;; il fait si chaud, vous voyez, j’ai suivi votre exemple.

Le comte de Thun ;tait un homme d’esprit : il prit la chose du bon c;t;, en rit, et depuis, malgr; les dissentiments politiques, ses relations avec M. de Bismarck furent supportables.

Il n’en fut pas de m;me avec le comte de Prokesch-Osten, qui succ;da ; M. de Thun.

Le nouveau repr;sentant de l’Autriche ;tait d’un caract;re acari;tre, d’allures cassantes;; de plus, il arrivait de Constantinople, o; il avait rempli les hautes fonctions «;d’internonce;» (ambassadeur), et o; l’influence autrichienne ;tait alors consid;rable.

M. de Prokesch-Osten, que l’on a pu revoir plus tard ; Paris, o; il se reposait sur ses lauriers, ;tait un diplomate de l’;cole de Talleyrand et de Fouch;, se servant indistinctement de tous les moyens et de tous les individus quand il s’agissait d’obtenir un r;sultat convoit;.

Ennemi de la Prusse, il enr;gimentait tous ceux qui avaient des griefs contre la cour de Berlin. On avait d;j; signal; ses accointances avec des d;mocrates du plus beau rouge, des chefs de corps francs, des orateurs de l’Assembl;e nationale de 1848. Ce repr;sentant des sabreurs et des j;suites — qui r;gnaient alors ; Vienne — devenait l’alli; des proscrits, des Hecker et des Struve, lorsqu’il s’agissait de battre la Prusse en br;che.

M. de Bismarck aurait donn; beaucoup pour convaincre son adversaire de liaisons d;magogiques et d;montrer de la sorte quel fonds on pouvait faire sur la politique du cabinet autrichien, ultra-r;actionnaire et cl;ricale ; Vienne, r;volutionnaire ; Francfort.

Pour prouver cette duplicit; et en tirer parti, il aurait fallu prendre M. de Prokesch-Osten sur le fait et avoir quelques-unes de ces preuves ;crites et accablantes qui d;fient les d;mentis et les protestations.

Chacun des deux ambassadeurs avait naturellement sa petite police qui surveillait l’autre, et il n’entrait aucun personnage politique chez M. de Prokesch-Osten sans qu’aussit;t M. de Bismarck en f;t inform;, et r;ciproquement;; cependant, les informations recueillies par l’envoy; prussien ;taient plus nombreuses, plus exactes, plus pr;cises que celles du repr;sentant viennois. C’est ainsi que M. de Bismarck apprit que, deux fois par semaine, le soir, M. de Prokesch-Osten s’enfermait dans son cabinet de travail avec un ;crivain tr;s d;mocrate jadis, gagn; ; l’Autriche, et que le diplomate et le journaliste r;digeaient ensemble des articles dirig;s contre la Prusse, articles que l’;crivain en question ;coulait ensuite dans des feuilles de nuance ;carlate du sud de l’Allemagne et de la Suisse.

L’ambassadeur autrichien avait coutume de r;diger ; l’avance les brouillons de ces articles, et, en attendant la prochaine conf;rence avec son collaborateur, il les enfermait dans le tiroir d’un secr;taire ; cylindre, dans un grand salon qui lui servait aussi de cabinet de travail. Cette pi;ce ;tait encombr;e de meubles curieux que le diplomate avait rapport;s de ses voyages en Orient, de bibelots de prix, d’objets d’art, pour la plupart des cadeaux de souverains. M. de Prokesch-Osten ;tait un amateur, et, comme beaucoup de ses pareils, s’il ne r;sistait pas ; l’attrait d’acheter, m;me fort cher, un objet qui lui plaisait, il ne pouvait se d;fendre du plaisir de r;aliser un gros profit sur tout bibelot qui avait cess; de lui plaire.

Quand il voulait se d;faire d’un objet, il s’adressait ; un marchand d’antiquit;s tr;s habile de la Zeil[16], qui ;tait en relation avec beaucoup de collectionneurs et qui, bien entendu, touchait un honn;te courtage sur tous les march;s conclus par son entremise.

[16] Principale rue de Francfort.

Or, un jour, l’ambassadeur autrichien vit arriver un individu ; tournure de Yankee, avec une longue barbe fauve, la figure color;e par le soleil et le whisky, des bagues plein les doigts et parlant le jargon anglo-allemand le plus grotesque.

Le visiteur exotique pr;senta une carte de ma;tre Samuel Gelbschnabel, l’antiquaire de la Zeil, et manifesta le d;sir de voir un meuble ; incrustations, rapport; de Constantinople, que l’Excellence d;sirait vendre. L’Am;ricain parut ;merveill;, on s’entendit facilement sur le prix. Le Yankee paya imm;diatement, en ajoutant qu’il ferait enlever le meuble le lendemain. M. de Prokesch-Osten r;pondit qu’il ;tait forc; de quitter Francfort pour trois jours, mais qu’il laisserait des ordres ; son majordome.

Le lendemain, en effet, M. de Prokesch-Osten ;tait parti;; deux vigoureux commissionnaires se pr;sent;rent de la part de l’Am;ricain pour enlever le secr;taire achet; la veille. Le majordome les conduisit dans le salon, mais quelle fut sa surprise lorsqu’il les vit charger sur leurs ;paules, non pas le pr;cieux meuble oriental, mais le vulgaire secr;taire ; cylindre.

—;Vous vous trompez, braves gens, leur dit-il, ce n’est pas l; le meuble que vous devez emporter, c’est celui-l;.

Et il d;signa du doigt l’objet achet; la veille.

Mais les commissionnaires insist;rent;; ils d;clar;rent ;tre s;rs de leur affaire;; on leur avait d;crit le meuble tr;s exactement;; aucune erreur n’;tait possible et ils ne tenaient pas ; m;contenter un client g;n;reux, qui leur avait donn; un bon pourboire. Sous ce rapport, ils pouvaient avoir raison;; ils semblaient pris de vin et dispos;s ; faire du vacarme, si on les contrariait. Pour ;viter tout tumulte, le majordome les laissa faire, persuad; qu’il les verrait revenir au bout d’une heure pour r;parer leur erreur…

Mais les commissionnaires ne revinrent pas, et lorsqu’; son retour M. de Prokesch-Osten, tr;s perplexe au sujet de cette substitution, envoya aux renseignements, il apprit que l’Am;ricain ;tait parti le jour m;me o; l’achat avait ;t; conclu, en donnant l’ordre de faire envoyer ses bagages ; Berlin.

Or, le Yankee n’;tait autre qu’un des collaborateurs les plus assidus de Stieber, un agent nomm; Bormann, exp;di; de Berlin sur la demande de M. de Bismarck. Les deux commissionnaires simulant l’ivresse ;taient aussi deux d;tectives, et, une fois ma;tres du meuble, ils l’avaient port; ; la villa de la Bockenheimer-Strasse.

L;, on fit sauter les serrures des tiroirs avec des pinces monseigneur, et M. de Bismarck se frotta les mains en d;couvrant ce qu’il cherchait : une volumineuse correspondance tr;s compromettante, et les minutes de plusieurs articles ;crits de la main de M. de Prokesch-Osten, et dont l’un, entre autres, contenait de violentes attaques contre le syst;me monarchique.

M. de Bismarck s’empressa d’envoyer ; Berlin tout le paquet, avec des indications sur la mani;re de s’en servir.

Sa d;p;che se trouve tout au long dans le recueil de pi;ces publi;es par M. de Poschinger : la Prusse ; la Di;te.

M. de Manteuffel, craignant de blesser les partisans de l’Autriche, encore tr;s nombreux ; la cour de Prusse, ne fit pas publier ces documents;; il se contenta de pr;venir le cabinet de Vienne et d’obtenir le rappel de M. de Prokesch-Osten.

N;anmoins, l’affaire fut ;bruit;e, et les proc;d;s dont s’;tait servi M. de Bismarck n’augment;rent pas la sympathie qu’on avait pour lui ; Francfort[17].

[17] M. Busch, dans son apologie du chancelier (Unser Kanzler), publi;e r;cemment, mentionne ce curieux incident, mais en attribuant la d;couverte de ces pi;ces au hasard;! C’est le cas de rappeler les vers de Ruy Blas :
Hasard;!
Mets que font les fripons, pour les sots qui le mangent.

L’ambassadeur prussien n’;tait gu;re aim; des habitants de la cit; libre. On se moquait de son air hautain, de ses fa;ons arrogantes, du monocle qu’il avait constamment fich; dans l’;il et de sa calvitie orn;e des trois cheveux devenus l;gendaires depuis cette ;poque. Quand il sortait, les gamins l’accompagnaient de leurs sifflets et de leurs hu;es. Aussi, en 1866, M. de Bismarck s’est-il noblement veng; de ces petites piq;res d’;pingle en imposant une ;norme contribution de guerre aux Francfortois et en confisquant pour toujours leur antique libert;.

Pendant la guerre de Crim;e, la police secr;te de Berlin eut beaucoup ; s’occuper des diff;rents agents russes et fran;ais, ainsi que d’une foule d’aventuriers qui venaient tenter la fortune et essayer leur savoir-faire dans la capitale de la Prusse, terrain neutre o; les influences tant;t favorables, tant;t hostiles ; la Russie l’emportaient tour ; tour.

La plus c;l;bre de ces affaires, celle qui eut le plus grand retentissement, fut le «;vol des d;p;ches;» commis par le lieutenant de Teschen et que d;couvrit l’infatigable Stieber.

Nous avons dit un mot des coteries qu’il y avait ; la cour de Prusse. L’une de ces coteries, tr;s puissante, parce que ses chefs, le g;n;ral de Gerlach, aide de camp du roi, son fr;re, juge ; la cour de cassation, et M. Niebuhr, secr;taire particulier du roi, vivaient dans l’intimit; du souverain, ;tait la coterie f;odale, appel;e aussi parti de la Gazette de la Croix. Ce journal, la plus haute expression de la r;action, ;tait son Moniteur. Le juge de Gerlach y publiait des Revues hebdomadaires, que tous les hobereaux et tous les momiers d;gustaient ligne par ligne.

Le ministre Manteuffel avait ses raisons pour se m;fier des intentions des hommes de la Gazette de la Croix, et il avait gagn; ; beaux deniers comptants un ancien officier, M. de Teschen, vieillard ;g; de soixante-dix ans, qui ;tait arriv; ; accaparer la confiance de MM. de Gerlach et Niebuhr.

L’agent Teschen eut recours aux traditions rudimentaires de la police prussienne;; il acheta les valets de chambre de ces messieurs, et ces fid;les serviteurs lui communiquaient toutes les lettres que leurs ma;tres recevaient.

Parfois l’ex-lieutenant prenait copie lui-m;me de ces lettres, mais souvent les domestiques lui ;vitaient cette peine;; ils copiaient de leur plus belle ;criture les communications dont ils r;servaient la primeur ; l’agent de M. de Manteuffel.

Teschen s’empressait de communiquer ces lettres ; son chef, qui les payait plus ou moins grassement sur les fonds secrets et faisait servir les renseignements qu’il apprenait de la sorte aux intrigues qui se tramaient autour du roi.

Pr;venu ; l’avance des intentions et des projets du parti de la Gazette de la Croix, le ministre pouvait dresser ; temps ses batteries et parer les bottes qu’on voulait lui porter.

Quand ces lettres contenaient des choses d;sobligeantes pour tel ou tel personnage, le ministre s’arrangeait de fa;on ; ce que l’int;ress; appr;t de quelle mani;re les amis de M. de Gerlach et de M. Niebuhr le traitaient. Il grossissait ainsi le nombre des ennemis de ses propres adversaires. C’;tait de bonne guerre. Pour se mettre ; couvert vis-;-vis de sa propre conscience, M. de Manteuffel, qui ;tait casuiste ; ses heures, ne demandait jamais ; l’honn;te Teschen de quelle fa;on il s’;tait procur; ces missives. ;videmment, il devait croire qu’elles lui ;taient tomb;es du ciel. Parmi ces lettres, il y en avait plusieurs qui contenaient des imputations tr;s graves, tr;s blessantes, contre le directeur g;n;ral de la police, M. de Hinkeldey.

M. de Manteuffel promit une forte prime ; Teschen s’il pouvait se procurer les originaux et les faire tomber, comme «;par hasard;», sous les yeux de M. de Hinkeldey. Gr;ce ; ses ;minents collaborateurs d’antichambre, l’ex-lieutenant r;ussit ; merveille.

Quarante-huit heures apr;s, M. de Hinkeldey trouva sur son bureau toutes ces lettres qui l’accommodaient de si belle fa;on.

Lorsque l’occasion de traiter de la m;me mani;re ces messieurs de la Gazette de la Croix s’offrit, il ne la manqua pas.

Pendant deux ans, le ministre Manteuffel accepta et paya les services de Teschen. Mais au commencement de l’ann;e 1856, un rapprochement s’op;ra entre le premier ministre et le g;n;ral de Gerlach. Les services de Teschen devinrent inutiles, et bient;t, au lieu de l’accueillir avec empressement au minist;re, on le traita en solliciteur importun;; les subsides se firent plus rares, enfin ils tarirent compl;tement.

Cela ne faisait pas le compte de l’espion.

Ne trouvant plus preneur pour sa marchandise au minist;re d’;tat, il se mit en qu;te d’autres clients. Cet honn;te homme en ;tait arriv; ; se persuader qu’il exer;ait une industrie des plus honorables, et qu’il ;tait parfaitement naturel de chercher un d;bouch; pour les produits de son espionnage.

M. le g;n;ral de Gerlach ;tait en relations tr;s suivies avec l’attach; militaire de Prusse ; Saint-P;tersbourg, le comte de Muenster-Mainh;rel. Celui-ci, tr;s bien vu ; la cour et dans les cercles militaires, tenait le g;n;ral au courant des mouvements de l’arm;e russe et des principaux incidents du si;ge de S;bastopol. Toutes ses lettres ;taient religieusement copi;es par les domestiques et communiqu;es ; Teschen. Celui-ci comprit quelle importance ces renseignements militaires pouvaient avoir pour les assi;geants de la grande forteresse russe, et il ne douta pas qu’on les lui payerait un bon prix.

Apr;s avoir h;sit; pendant quelque temps entre l’ambassade britannique et l’ambassade fran;aise, Teschen donna la pr;f;rence ; cette derni;re.

Il y avait alors ; l’h;tel du «;Pariser Platz[18];» un jeune secr;taire d’origine alsacienne, parlant parfaitement l’allemand, tr;s au courant des hommes et des choses du pays qu’il habitait, et r;put; dans le monde diplomatique pour son esprit d’initiative et son humeur remuante.

[18] «;Place de Paris;», o; se trouve l’h;tel de l’ambassade de France ; Berlin.

Gr;ce ; ses connaissances et ; l’activit; qu’il d;ployait, on le consid;rait comme le bras droit de l’ambassadeur. Ce fut ; ce jeune secr;taire, M. Rothan, que Teschen s’adressa.

Il lui ;crivit un billet non sign;, l’informant «;qu’un ami de la France;» d;sirait lui faire une communication de la plus haute importance pour son pays. Le billet portait que si M. Rothan consentait ; ;couter cet «;ami de la France;» il n’avait qu’; faire ins;rer dans les annonces de la Gazette de Voss qu’il ;tait pr;t ; se trouver tel jour, ; telle heure, au village de Zehlendorf pr;s Berlin. L’inconnu ne manquerait pas de s’y rendre.

Le 24 juillet 1855, la Gazette de Voss, celle que les Berlinois appellent la «;tante Voss;», sans doute parce que dans la langue famili;re berlinoise «;tante;» est synonyme de radoteuse, contenait l’avis suivant :

    Oui;; aujourd’hui 24 juillet, ; cinq heures de l’apr;s-midi.

A l’heure indiqu;e, Teschen ;tait au rendez-vous avec la pr;cision d’un vieux militaire. Mais grand fut son d;sappointement, lorsqu’; la place du diplomate fran;ais, qu’il connaissait de vue, il fut abord; par un de ses compatriotes qui l’interpella par son nom.

Cet individu exhiba une carte de visite de M. Rothan, en ajoutant qu’il ;tait le fond; de pouvoirs du secr;taire d’ambassade;; il dit qu’il s’appelait Hassenkrug, autrefois employ; dans les bureaux de la pr;fecture de Berlin, et pour le moment agent secret de l’ambassade de France.

Hassenkrug, pour mieux gagner la confiance de Teschen, se lan;a dans un interminable r;cit de ses prouesses, des services rendus ; l’ambassade fran;aise, et fit sonner bien haut combien un tel concours ;tait r;compens; largement.

—;Ce ne sont pas des grippe-sous comme nos gens ; nous, fit-il, qui retournent cent fois un billet de cent thalers et se d;cident ; la fin ; ne l;cher qu’un louis d’or.

Mais Teschen se montra tr;s boutonn;.

L’ancien employ; de la police ne lui disait rien qui vaille;; il craignait quelque pi;ge;; il se refusa ; toute communication s’il n’;tait pas mis en pr;sence de M. Rothan lui-m;me.

Son d;sir fut satisfait peu de temps apr;s.

M. Rothan et Teschen se rencontr;rent au Thiergarten, devenu depuis le Bois de Boulogne de Berlin, mais qui, il y a trente ans, ;tait un endroit presque d;sert, rendez-vous des r;deurs et des malfaiteurs.

Le secr;taire d’ambassade fut tr;s frapp; des r;v;lations de l’agent;; les renseignements sur le si;ge de S;bastopol pouvaient ;tre tr;s pr;cieux pour les g;n;raux alli;s, et lorsque Teschen, apr;s avoir lu les lettres du g;n;ral Muenster ; son ami M. de Gerlach, produisit un carnet o; le g;n;ral avait l’habitude de r;sumer au jour le jour ses entretiens les plus confidentiels avec le roi, M. Rothan, ravi d’admiration, ne put cacher son enchantement.

Dans ces conversations quotidiennes du roi avec son ministre, il n’y avait rien moins que le secret de l’attitude de la Prusse pendant toute la guerre de Crim;e. Ce que l’ambassadeur de France et celui d’Angleterre, ce que les ministres des affaires ;trang;res des deux ;tats se cassaient la t;te ; deviner, ;tait l;;! Fr;d;ric-Guillaume pensait tout haut avec ses amis du parti de la Gazette de la Croix.

M. Rothan demanda de lui-m;me ; revoir Teschen, et il fut convenu que les entrevues auraient lieu au domicile des ;poux Hauptmann, famille de petits n;gociants, et dont l’appartement modeste et retir; devait ;chapper ; toute surveillance.

Lorsque, deux jours plus tard, Teschen se rendit ; l’endroit indiqu;, il n’y trouva que la dame Hauptmann. Elle lui apprit que M. Rothan ;tait emp;ch; de venir ce jour-l;, mais qu’elle ;tait charg;e de lui remettre quelque chose. Ce «;quelque chose;» ;tait une enveloppe contenant cinq billets de mille francs. Teschen, qui n’;tait pas habitu; ; tant de g;n;rosit;, faillit se trouver mal de joie.

Il continua pendant plus de six mois ; tenir l’ambassade de France au courant de tout ce qu’il savait et celle-ci paya largement ses services.

Au mois de septembre 1855, le roi Fr;d;ric-Guillaume entreprit une excursion sur les bords du Rhin. M. Rothan chargea Teschen de se rendre dans ce pays enchanteur et d’observer de tr;s pr;s ce qui allait s’y passer.

L’id;e de la conqu;te des bords du Rhin obs;dait d;j; quelque peu les Tuileries;; il importait de conna;tre exactement le degr; de popularit; dont le roi jouissait dans cette partie de ses ;tats.

Fid;le ; ses traditions de lib;ralit;, M. Rothan remit mille francs ; son agent ; titre de frais de voyage. Pour le coup, le secr;taire de l;gation fut roul; comme une simple cigarette. M. Teschen empocha la somme et partit pour Neustadt, ; quelques lieues de Berlin, o; il se reposa au sein de sa famille de ses glorieuses fatigues.

De retour dans la capitale, il raconta ; son patron qu’il avait ;t; aux bords du Rhin, qu’il s’;tait donn; ;norm;ment de mal, mais comme le roi ;tait entour; d’une nu;e d’agents, il lui avait ;t; impossible d’apprendre m;me combien Sa Majest; buvait de bouteilles de vin de Champagne dans la journ;e.

Quelque temps plus tard, M. Rothan re;ut ; l’h;tel de l’ambassade de France la visite d’un inconnu qui insista vivement pour le voir.

Introduit dans le cabinet du secr;taire de l;gation, cet individu mit M. Rothan en garde contre le m;me Hassenkrug, qui, depuis plusieurs ann;es, servait d’agent ; l’ambassade de France, et que M. Rothan avait envoy; ; Zehlendorf lors du premier rendez-vous donn; par Teschen.

Au dire de l’inconnu, Hassenkrug, comme beaucoup de ses confr;res, jouait double jeu, ou plut;t mangeait ; deux r;teliers. Il touchait ; l’ambassade de France et renseignait ;galement l’ambassade de Russie. Et comme M. Rothan parut douter du fait, l’inconnu lui r;suma tr;s fid;lement un entretien qui avait eu lieu quelques jours auparavant entre le diplomate fran;ais et son agent, dans le domicile de ce dernier.

Selon l’inconnu, un secr;taire de l’ambassade de Russie, cach; dans une armoire, avait ;cout; cet entretien et s’;tait empress; de mander ce qu’il avait entendu ; son gouvernement. Le d;lateur avait eu connaissance de la d;p;che.

Sans savoir positivement jusqu’; quel degr; cet individu, qui d;clarait se nommer Henfelder, m;ritait cr;ance, M. Rothan se h;ta d’avertir Teschen d’;tre sur ses gardes, car Hassenkrug pouvait ;galement d;noncer ses relations avec l’ambassade de France. Mais d;j; il ;tait trop tard. Hassenkrug avait parl;. Stieber faisait filer l’ex-lieutenant;; et lorsqu’on sut que l’on trouverait enfin chez lui les preuves de sa culpabilit;, on l’arr;ta sous l’accusation de vol de d;p;ches et de haute trahison.

En m;me temps, les ;poux Hauptmann et Henfelder (l’inconnu qui avait averti M. Rothan) furent mis en lieu s;r.

Le soir m;me, M. de Hinkeldey pr;sentait au roi un rapport sur cette affaire et il recevait l’ordre formel de faire instruire le proc;s non pas par voie ordinaire, mais par la police, en gardant les accus;s au secret le plus rigoureux. L’innocence de Henfelder fut bient;t d;montr;e. Sollicit; par les parents de l’inculp;, M. de Hinkeldey signa pendant un d;ner chez le ministre de la justice l’ordre de sa mise en libert;. Plus tard, les ;poux Hauptmann, qui avaient servi d’interm;diaires, b;n;fici;rent aussi d’une ordonnance de non-lieu;; seul, Teschen passa en jugement vers la fin de l’ann;e 1856.

Quant ; M. Rothan, on sait qu’il a continu; sa brillante carri;re, interrompue par la chute de l’empire. Il est devenu depuis un ;crivain remarquable dont les ouvrages pleins de r;v;lations et d’aper;us hardis et nouveaux contribueront certainement ; fixer l’histoire contemporaine.

Pendant la guerre de Crim;e, la police berlinoise eut des d;m;l;s avec un pr;tendu agent russe nomm; Klindmorff, que l’on soup;onnait d’;tre envoy; pour d;couvrir le secret du fusil ; aiguille, dont on parlait d;j; tout bas.

La police prussienne s’occupa ;galement beaucoup ; la m;me ;poque d’une individualit; rest;e ;nigmatique, malgr; toutes les tentatives qu’on fit pour d;couvrir son identit;.

Sous le titre un peu fantastique de prince d’Arm;nie, ce personnage parvint ; s’introduire dans la soci;t; berlinoise, gr;ce ; des recommandations ;manant de cette m;me Mme de X… que nous avons vue figurer dans un chapitre pr;c;dent.

Cette parente de Napol;on III n’avait pas tard; ; se brouiller avec le chef de sa famille pour des raisons qui n’ont jamais ;t; exactement connues, mais o; le sentiment, la politique et les questions d’argent entraient ; doses diff;rentes. Elle s’;tait retir;e en Savoie, dans une belle propri;t; qu’elle venait d’acqu;rir, et o; l’on faisait des vers, de la musique, tout en devisant de choses tendres. Le mari existait toujours pour ceux qui le connaissaient, sauf pour sa femme, qui avait toutes les allures libres d’une jeune veuve. Les relations nou;es par Mme de X… avec la diplomatie allemande continuaient, bien qu’elle ne f;t plus si bien pos;e pour fournir sur son cousin des renseignements aussi d;taill;s et aussi pr;cis qu’; la veille du coup d’;tat. Elle avait donc qualit; pour donner des recommandations et elle ne les marchandait pas quand elle avait affaire ; un beau cavalier, d’une mine avenante, dont les traits avaient la correction et la gr;ce s;duisante du type grec le plus accompli et qui se pr;sentait avec le titre quelque peu hypoth;tique mais ronflant d’Altesse. Malheureusement la police berlinoise se m;fiait du bel oriental prot;g; par Mme de X…, et M. de Hinkeldey l’avait particuli;rement en grippe sans que l’on s;t pourquoi.

Le pseudo prince s’;tait plaint ; la police de ce que la propri;taire de l’appartement garni qu’il occupait ouvrait toutes ses lettres. La bonne femme, qui agissait en vertu d’ordres secrets de la police, ne fut nullement inqui;t;e. En revanche, le pr;tendu prince fut happ; au collet;; mais comme on ne pouvait pas le faire passer en jugement, puisqu’il n’avait commis aucun d;lit, le directeur g;n;ral de la police l’enferma dans une maison de correction, o; les mendiants et les vagabonds ;taient d;tenus par ordre de l’administration. On raconte que le beau prince d’Arm;nie avait beaucoup plu ; certaines dames de Berlin, et que parmi celles sur lesquelles il exer;ait la plus grande impression se trouvait une femme ; qui M. de Hinkeldey s’effor;ait vainement de faire agr;er ses hommages. L’acharnement que M. de Hinkeldey mit ; poursuivre le malheureux semble d;montrer qu’il devait entrer quelque grief personnel dans cette «;fringale;» de pers;cution.

M. de Hinkeldey alla lui-m;me un jour ; la maison de correction o; le prince ;tait d;tenu, et il le fit amener devant lui.

Quand il vit arriver le jeune homme, qui portait les v;tements bourgeois qu’il avait au moment de son arrestation, le directeur de la police entra dans une violente col;re, demandant pourquoi on n’avait pas mis ; l’Altesse le costume de la prison. — Il donna l’ordre de l’en rev;tir imm;diatement. Pendant tout cet entretien ou plut;t cet interrogatoire, M. de Hinkeldey se montra brutal, emport;, grossier, tandis que le prince d’Arm;nie lui opposa le plus grand calme. Malgr; tout son d;sir d’;tre d;sagr;able au jeune homme et en d;pit de toutes ses rancunes diverses, il ne put le garder sous les verrous et dut se contenter de l’expulser. L’affaire avait commenc; ; s’;bruiter et diff;rentes influences s’;taient mises en campagne en faveur du noble jeune homme, ; qui l’on s’int;ressait beaucoup, non seulement dans les chancelleries, mais encore dans les boudoirs.

Plus tard la police berlinoise fit tous ses efforts pour percer le myst;re que le d;tenu avait laiss; planer sur son origine et sur sa personne;; diff;rents rapports furent adress;s au successeur de M. de Hinkeldey : tant;t on repr;sentait cet ;nigmatique personnage comme le b;tard d’un prince oriental, tant;t on l’identifiait avec des escrocs, condamn;s par les tribunaux;; mais tous ces renseignements se rapportaient ; d’autres, et aujourd’hui encore on serait embarrass; de dire si ce fut un prince authentique qui, vers 1855, porta pendant quelques jours le pantalon et le sarrau de toile bise des d;tenus correctionnels. Une chose est certaine, c’est qu’il ;tait oriental, et peut-;tre ne s’avance-t-on gu;re en affirmant qu’il devait ;tre ; peu pr;s chez lui dans le palais du souverain de Cettinje.

Les deux incidents que nous venons de relater eurent des ;pilogues qui sont rapport;s dans les m;moires de Stieber.

M. Rothan avait gard; une forte dent — cela se con;oit — contre l’agent Hassenkrug, qui introduisait les diplomates russes dans les armoires pour surprendre les confidences des diplomates;; qui touchait ; la fois des subsides des Fran;ais et des Russes, et qui faisait incarc;rer les meilleurs espions de l’ambassade[19].

[19] Parmi les papiers surpris par Teschen et livr;s ; M. Rothan, se trouvait entre autres une lettre autographe de l’empereur Nicolas, donnant des d;tails tr;s pr;cis sur l’;tat des forces russes dans S;bastopol et indiquant jusqu’; quelle date la forteresse pourrait tenir. On juge combien ces renseignements ;taient pr;cieux pour le gouvernement de Napol;on III.

Feignant d’ignorer la double trahison de l’espion, M. Rothan continua de l’accueillir et de l’employer dans des circonstances peu importantes, mais qui suffisaient ; confirmer Hassenkrug dans l’id;e qu’il pouvait toujours se consid;rer comme un agent dont la fid;lit; n’;tait pas suspect;e.

Au commencement de l’ann;e 1857, M. Rothan, qui avait son plan, pria Hassenkrug de se charger de quelques commissions pour sa famille ; Paris, ne pouvant se rendre lui-m;me en France en ce moment. Hassenkrug, enchant; de faire sans bourse d;lier une excursion dans la «;Babylone moderne;», accepta avec empressement;; mais ; peine eut-il pass; la fronti;re qu’un commissaire de police lui mit la main au collet et le dirigea sous bonne escorte ; Mazas, o; il fut gard; pendant quatorze mois. On ;tait alors en plein despotisme imp;rial, on s’inqui;tait m;diocrement d’un ;tranger arbitrairement d;tenu, surtout s’il n’;tait pas r;clam; par son ambassade. Or, le ministre prussien se serait bien gard; d’intervenir en faveur de Hassenkrug, dont on redoutait les r;v;lations sur l’espionnage des conservateurs prescrit par M. de Manteuffel.

En 1859, Hassenkrug fut rendu ; la Prusse. On ignore ce qu’il est devenu.

L’autre ;pilogue regarde le pseudo-prince mont;n;grin. Stieber assure que M. de Hinkeldey croyait deviner dans ce personnage un agent politique, ; cause de lettres trouv;es en sa possession et dans lesquelles il ;tait question, en termes tr;s sympathiques, de Louis Blanc et de Kossuth. Ce fut l; une des raisons qui fit si durement traiter le malheureux oriental.

Vingt ann;es plus tard, l’;crivain Gustave Rasch, voyageant dans le Mont;n;gro, visita la prison d’;tat de Cettinje, car la petite principaut; s’est offert ce luxe. Il fut frapp; de la bonne mine et de l’allure distingu;e d’un d;tenu, qui ;tait particuli;rement bien trait; et dont toute l’occupation consistait ; donner des le;ons de langues ;trang;res au personnel de la prison. Ce captif raconta au voyageur prussien qu’il ;tait le «;prince d’Arm;nie;», dont l’affaire avait caus; tant de bruit ; Berlin.

Pourquoi l’ex-prince ;tait-il r;duit ; la condition de prisonnier d’;tat;? C’est ce que M. Gustave Rasch a n;glig; de nous apprendre;; mais il est probable que, contrairement au cas de Bilboquet dans les Saltimbanques, la politique n’;tait pas ;trang;re ; l’;v;nement.
V


Ðåöåíçèè