Ñåêðåò Ïðóññêîé ïîëèöèè, 5-8 ãëàâà
M. de Hinkeldey et M. Stieber ; la t;te de la police. — Comment ;taient trait;s les cr;anciers de MM. les officiers. — Ordre du roi de supprimer les tripots. — L’exp;dition de M. de Hinkeldey au Jockey-Club. — Les susceptibilit;s de M. de Rochow. — Affront public fait ; M. de Hinkeldey. — Celui-ci prend la r;solution de se battre. — Un d;ner de gala ; Potsdam. — M. le pasteur Richter. — M. de Hinkeldey est tu; par M. de Rochow. — Souscription ; la Bourse de Berlin. — Le roi suit le convoi de M. de Hinkeldey. — Le prince Napol;on ; Berlin. — Folie et mort de Fr;d;ric-Guillaume.
Nous arrivons maintenant ; un ;v;nement des plus poignants, qui eut une grande port;e politique, et qui, en pr;cipitant peut-;tre le d;nouement d’une crise, provoqua un changement de front dans les proc;d;s et la mani;re d’;tre oppressive et tracassi;re de la police prussienne. Nous voulons parler du duel dans lequel fut tu; d’un coup de pistolet le grand ma;tre de cette police, le confident de Fr;d;ric-Guillaume, M. de Hinkeldey.
Pour comprendre les origines de cette rencontre, qui se termina d’une fa;on si tragique, il est n;cessaire que nous disions encore quelques mots de cette police, qui, avec MM. de Hinkeldey et Stieber pour chefs, fut l’instrument par excellence de la r;action en Prusse, alors que l’;tat de si;ge et la dictature militaire avaient cess; depuis longtemps.
Cette police ;tait un v;ritable Prot;e;; elle rev;tait toutes les formes, s’affublait de tous les costumes, se manifestait sous toutes les esp;ces. Elle se m;lait de ce qui ne la regardait et de ce qui ne la concernait pas;; elle ;tait une complice pour ceux qui jouissaient de hautes protections ou ; qui ;tait familier l’art de gagner les bonnes gr;ces de ses s;ides;; par contre, elle inspirait la terreur ; tous ceux qui ne r;unissaient pas les conditions indiqu;es. M. Stieber et ses sous-ordres avaient surtout ; intervenir dans les contestations entre cr;anciers et d;biteurs. En pareil cas, on arr;tait tout simplement les d;biteurs r;calcitrants ou les cr;anciers trop exigeants (selon que l’adversaire de l’un ou de l’autre s’;tait entendu avec l’autorit;) et on les gardait sous clef jusqu’; ce qu’ils se fussent arrang;s avec l’autre partie. Il va sans dire que celles des parties pour qui la police s’;tait mise en campagne ne manquait pas de t;moigner sa reconnaissance en esp;ces sonnantes et tr;buchantes. C’;tait l; le casuel attach; aux diff;rentes places;; et franchement, comme tout ce monde de fonctionnaires ;tait assez chichement pay;, il ne faut pas s’;tonner si ces messieurs battaient monnaie comme ils pouvaient.
L’intervention de la police ;tait surtout fr;quente quand il s’agissait de dettes d’officiers. H;tons-nous de dire que les individus contre lesquels on proc;dait n’;taient pas bien int;ressants. Il s’agissait, la plupart du temps, d’affreux usuriers, de marchands de crocodiles empaill;s comptant 100 ; 1,000 (oui, mille pour cent;!) d’int;r;ts, et parfois m;me de v;ritables escrocs, qui faisaient souscrire des billets, promettaient de les «;passer;» et ne remettaient rien ; leur victime, qui, ; l’;ch;ance, ;tait cependant oblig;e de payer l’effet. Ces oiseaux aux griffes et au bec crochus ne se contentaient pas de billets, ils exigeaient de leurs cr;anciers un «;revers;» dans lequel ceux-ci s’engageaient SUR LEUR HONNEUR DE GENTILHOMME ET D’OFFICIER ; payer ; l’;ch;ance l’effet souscrit.
Ce document s’appelait un Ehrenschein.
Entre les mains de l’usurier, c’;tait une arme terrible;; car, si le non-payement de la valeur souscrite n’exposait le malheureux qu’; des poursuites civiles, la production de l’Ehrenschein pouvait le faire chasser ignominieusement de l’arm;e et le mettre au ban de la soci;t;.
Les officiers contractaient beaucoup de dettes;; ils y ;taient forc;s par l’exigu;t; de leur solde, et puis c’;tait de bon ton. Il y eut de nombreux suicides et des d;sertions, ; un tel point que le roi Fr;d;ric-Guillaume s’en ;mut.
Il fit appeler Stieber ; Potsdam.
—;Il faut que vous tiriez mes officiers des griffes de ces juifs, dit-il;; cela devient inqui;tant;; informez-vous de tous ceux qui ont des dettes. Saisissez les billets, faites venir l’usurier et offrez-lui le remboursement de l’argent r;ellement avanc; avec les int;r;ts au denier cinq.
C’;tait, comme on le voit, le proc;d; dont use le p;re Poirier envers les cr;anciers de son noble gendre, dans la belle com;die d’Augier.
—;Et, demanda Stieber, si l’usurier refuse l’arrangement;?
—;Alors, il n’aura pas un liard et vous l’enverrez aux cinq cents diables.
Stieber a d;clar; plus tard au cours d’un des proc;s qui lui furent intent;s pour abus du pouvoir lors de l’av;nement du minist;re lib;ral, que si le roi lui e;t donn; l’ordre d’arr;ter le premier ministre et ses coll;gues, il n’aurait pas h;sit; ; ex;cuter cet ordre, sans se soucier de la Constitution et des lois existantes.
Il n’eut donc pas le moindre scrupule ; agir selon les instructions de son royal ma;tre. A partir de ce moment, ce fut dans le bureau du chef de la s;ret; que les affaires d’int;r;ts de MM. les barons, comtes et autres officiers titr;s de la garde furent «;arrang;es;», et aucun de ces preux ne songea ; r;cuser cette singuli;re juridiction.
L’usurier ;tait oblig; d’en passer absolument par les conditions que lui imposait son d;biteur.
Que pouvait-il faire;? La police commen;ait par s’emparer du billet;; si le porteur se refusait ; le livrer, on le fourrait en prison;; s’il l’avait remis ; un avocat (faisant fonction d’huissier) pour entamer les poursuites, un agent de police muni d’un ordre formel se rendait chez l’homme de loi et s’emparait du titre de la dette. Le d;biteur ;tait libre d’indiquer telle somme qui lui convenait, comme lui ayant ;t; r;ellement remise;; on ne croyait que sa parole et nullement le dire du cr;ancier : de cette mani;re il arrivait que le chr;tien, au lieu d’;tre vol; par le juif, le volait.
Le roi avait d;clar; qu’il payerait sur sa cassette le montant des traites, revu et consid;rablement r;duit, quand l’officier serait trop pauvre pour acquitter lui-m;me la somme. A cet effet, Stieber fut mis en rapport avec le tr;sorier de la liste civile, M. Sch;nnig, qui, ; diff;rentes reprises, lui remit des sommes importantes, trop importantes m;me au gr; du roi, qui commen;ait ; trouver que ses officiers avaient le double tort de souscrire trop facilement des billets et d’;tre trop souvent insolvables.
Sa Majest; s’entretenait un jour de l’inconv;nient de cette situation avec M. de Hinkeldey, qui ne voyait pas de fort bon ;il la faveur toujours croissante de son subordonn;. Bien que son chef hi;rarchique ne l’e;t pas propos; le moins du monde pour cette distinction, Stieber avait re;u tout r;cemment l’ordre de l’Aigle Rouge. M. de Hinkeldey, sachant combien cette affaire des dettes d’officiers tenait ; c;ur au roi, s’effor;a de se rendre utile.
—;Voyez-vous, sire, fit-il, ce qui perd nos officiers, c’est le jeu effr;n; auquel ils se livrent. Les rapports de mes agents me signalent tous les jours l’ouverture de nouveaux tripots, o; de petites fortunes sont aventur;es sur une carte.
Le roi, qui, depuis quelque temps et surtout depuis l’affaire des d;p;ches Teschen, donnait des signes d’une irascibilit; nerveuse extraordinaire, se traduisant par de v;ritables acc;s de fureur, frappa un grand coup de poing sur le gu;ridon de marbre devant lequel il ;tait assis :
—;Pourquoi tol;rez-vous ces tripots;?… Parbleu;! ces messieurs trouvent cela tr;s joli et tr;s commode;; ils perdent, ils s’en vont faire des billets, et ; l’;ch;ance c’est la cassette royale qui paye. Eh bien;! non, il faut que cela finisse, je ne comprends pas que vous n’ayez pas encore agi.
—;Mais, sire, objecta M. de Hinkeldey, c’est que les h;tes de ces tripots ne sont pas les premiers venus;; il y a parmi eux de grands noms, m;me des membres de la Chambre des Seigneurs.
—;Qui, par exemple;?
—;M. de Rochow, sire.
—;Oui, il a toujours eu des go;ts dissipateurs, celui-l;. O; se r;unissent ces messieurs;?
—;A l’h;tel du Nord, o; ils ont cr;; un «;Jockey-Club;».
—;Eh bien, monsieur de Hinkeldey, j’entends que dans les quarante-huit heures le Jockey-Club soit ferm; et les scell;s appos;s sur les locaux o; l’on joue;; c’est dit, n’est ce pas;?
M. de Hinkeldey s’inclina profond;ment et sortit, ne pouvant r;primer sur ses l;vres un sourire de satisfaction et de triomphe.
Une vieille inimiti; existait entre M. de Hinkeldey et ce comte de Rochow, issu d’une des plus nobles familles de l’ancienne Prusse. Cette aristocratie consid;rait toutes les charges de l’;tat comme autant de fiefs qui lui revenaient de droit. Lorsqu’un ;tranger de petite extraction arrivait ; une position importante, ces messieurs le regardaient comme un aventurier et ne lui marchandaient pas leur opinion. A plusieurs reprises, de petits conflits, des froissements avaient eu lieu entre le directeur de la police et le jeune comte;; M. de Hinkeldey ;tait donc enchant; de pouvoir lui faire sentir son autorit;.
Un soir de juillet 1855, pendant que la partie chauffait dans les salons du Jockey-Club, une exp;dition s’organisait ; l’h;tel de la direction g;n;rale de police. Un commissaire recevait les derni;res instructions du chef, tandis que quatre agents et une douzaine de gendarmes ;taient r;unis dans une grande salle vo;t;e, pr;ts ; partir au premier signal.
A minuit la colonne s’;branla. Agents et gendarmes ras;rent les maisons comme des larrons m;ditant un mauvais coup. Toutes les boutiques ;taient herm;tiquement closes, les bons bourgeois de la capitale dormaient du sommeil du juste, leurs appartements ;taient plong;s dans l’obscurit; la plus profonde. De loin en loin un rayon de lumi;re filtrait au ras du sol, par les soupiraux d’une de ces caves-restaurants qui, moyennant certains arrangements, avaient le droit de d;biter de la bi;re blanche et du kummel pendant toute la nuit.
Au milieu de la ville noire et silencieuse, le premier ;tage de «;l’h;tel du Nord;» resplendissait de lumi;res;; quelques fen;tres toutes grandes ouvertes laissaient p;n;trer dans les salons l’air ti;de de cette belle nuit d’;t;. Les membres du Jockey-Club, croyant n’avoir de comptes ; rendre ; personne, ne se cachaient pas.
En se dressant sur la pointe des pieds de l’autre c;t; du trottoir, le passant pouvait parfaitement suivre les p;rip;ties des diff;rentes parties engag;es autour de trois tables.
On jouait gros jeu pour l’;poque et pour les habitudes modestes de l’ancien Berlin. L’or ;tait r;uni en tas, les rouleaux de thalers et de doubles thalers s’alignaient ; l’infini et les billets de caisse s’amoncelaient en paquets d’une respectable ;paisseur. Le comte de Rochow tenait la banque;; c’;tait un bel homme, tr;s grand, tr;s sec et tr;s distingu; dans son maintien, un gentilhomme de race. Les autres joueurs appartenaient tous ; l’aristocratie, ils ;taient ;galement officiers de l’arm;e active ou de la landwehr.
—;Messieurs, il y a deux cents fr;d;rics en banque, dit M. de Rochow;; qui est-ce qui les tient;?
—;Moi;! moi;! r;pondirent de plusieurs c;t;s de jeunes seigneurs;; et en moins d’une minute le tableau fut couvert de nouveaux rouleaux de monnaie et de liasses fra;ches de bank-notes.
—;J’abats neuf, fit le banquier;; — ; vous le sort, ajouta-t-il en poussant le paquet de cartes vers un des «;pontes;».
Mais au moment o; celui-ci voulut «;donner;», l’attention des joueurs fut attir;e par un carillon ;nergique suivi du bruit d’une assez vive discussion.
Quelques-uns des partenaires quitt;rent les tables et coururent aux fen;tres pour voir ce qui se passait.
Ils aper;urent le portier de l’h;tel se querellant avec plusieurs individus qui voulaient p;n;trer dans l’int;rieur de la maison malgr; la r;sistance du concierge.
A quelque distance, on voyait briller les casques des gendarmes.
—;Mais c’est la police;! firent quelques jeunes gens, que peut-elle bien nous vouloir;?
—;Je vais le savoir, dit M. de Rochow en se levant de son si;ge.
Quelques instant apr;s, suivi de la plupart des joueurs, il intervenait dans le colloque tr;s anim; entre le portier de l’h;tel et le commissaire, qui, un ordre ; la main, demandait imp;rieusement qu’on lui livr;t passage ainsi qu’; ses gens.
M. de Rochow protesta tr;s vivement.
—;Nous sommes chez nous, nous ne sommes pas des escrocs, nous jouons entre nous, personne n’a rien ; y voir.
—;J’ai re;u mes ordres, monsieur le comte, r;pondit le commissaire, imperturbable, je suis oblig; d’ob;ir.
M. de Rochow prit le papier et l’examina ; la lueur d’un bec de gaz :
—;Ah;! c’est M. de Hinkeldey, dit-il, qui vous a donn; cet ordre, je le reconnais bien l;;; eh bien, j’en ferai mon affaire, vous pouvez le lui dire : il se conduit avec nous comme le dernier des cuistres;!
Le commissaire avait profit; de ce que la porte ;tait entreb;ill;e pour se glisser dans le vestibule de l’h;tel;; sur un signe, les agents l’avaient suivi.
Mais les joueurs n’;taient pas d’humeur ; se laisser troubler;; ; peine arriv;s dans le salon de jeu, le commissaire et son monde se virent entour;s de tous les c;t;s et s;rieusement menac;s. Un hobereau mecklembourgeois taill; en hercule avait saisi un des policiers par la peau du cou et se disposait tout tranquillement ; le jeter par la fen;tre. Le commissaire avait re;u un formidable coup de poing, quand, sur un appel, les gendarmes accoururent, bousculant le malencontreux concierge, qui cherchait toujours ; s’opposer ; cette invasion. La vue des uniformes refroidit beaucoup l’ardeur des gentilshommes, ; qui la livr;e du roi inspirait instinctivement un certain respect. Ils laiss;rent saisir les enjeux, mettre les scell;s et ils sortirent ensuite jusque sur le trottoir de Unter den Linden, o; ils pass;rent une bonne partie de la nuit, d;blat;rant ; plein gosier contre la police et en particulier contre M. de Hinkeldey.
Le lendemain M. le comte de Rochow envoyait des t;moins au directeur g;n;ral. M. de Hinkeldey re;ut tr;s brutalement les envoy;s et se retrancha derri;re les obligations professionnelles, d’autant plus imp;rieuses dans ce cas, qu’il agissait d’apr;s les ordres du roi. M. de Rochow ;crivit alors une lettre au directeur g;n;ral de la police, dans laquelle il le traitait de l;che et lui exprimait tout son m;pris. M. de Hinkeldey jugea bon de ne pas y r;pondre. Seulement, le soir m;me il mettait ce papier sous les yeux du roi.
—;Promettez-moi de ne pas vous battre, lui dit Fr;d;ric-Guillaume. C’est en vertu de mes prescriptions formelles que vous avez agi;; s’il vous arrivait un malheur, c’est sur moi qu’il retomberait.
A la suite de cet incident, la faveur du directeur g;n;ral de la police ne fit que cro;tre;; il ;tait certainement le personnage le mieux vu de Sa Majest;;; il faisait la pluie et le beau temps ; Sans-Souci, o; Fr;d;ric-Guillaume s’;tait d;cid;ment fix;.
Vers le milieu du mois de mars 1856, les officiers de cavalerie de la landwehr du Brandebourg organis;rent un grand carrousel, qui eut lieu dans le man;ge des gardes du corps.
Les meilleurs cavaliers du royaume, costum;s en chevaliers du moyen ;ge, arm;s de toutes pi;ces, montant de superbes chevaux empanach;s et capara;onn;s comme ; Bouvines et ; Azincourt, suivis de leurs ;cuyers portant leurs ;p;es et leurs boucliers, devaient ex;cuter les plus brillantes passes d’armes en pr;sence des nobles dames et demoiselles magnifiquement par;es et mollement renvers;es dans des fauteuils aux dossiers armori;s, dans des tribunes drap;es de brocart et d’;toffes richement brod;es. La cour tout enti;re, les hauts dignitaires de l’arm;e, les grands fonctionnaires, les ambassadeurs avaient ;t; invit;s;; — seul, soit effet du hasard, soit ; dessein, le directeur g;n;ral de la police n’avait pas re;u de carton histori; et enlumin;, couvert d’arabesques au milieu desquelles se d;tachaient des lettres gothiques portant que M. X… ;tait pri; d’honorer de sa pr;sence la f;te dont tout le high-life s’entretenait. D;j; la soci;t; la plus aristocratique, la plus exclusive qu’un d’Hozier e;t pu r;ver, ;tait rassembl;e dans les loges et sur les gradins;; des h;rauts, dont le costume emprunt; au Mus;e ;tait d’une authenticit; rigoureuse et dont le pourpoint portait par devant et par derri;re l’aigle de Prusse aux ailes d;ploy;es, avaient sonn; une fanfare retentissante pour saluer l’entr;e de la famille royale;; on n’attendait plus que l’ordre de Sa Majest; pour commencer les exercices, quand la porti;re du fond, qui fermait l’entr;e du man;ge, se souleva, et M. de Hinkeldey, en grand uniforme, avec toutes ses d;corations, parut, donnant le bras ; une jeune dame d’une beaut; extraordinaire.
C’;tait la comtesse R…, celle-l; m;me aupr;s de qui le malheureux pseudo-prince d’Arm;nie avait montr; tant d’assiduit;, une Autrichienne de race roturi;re, qui avait ;pous;, Dieu sait gr;ce ; quels sortil;ges, un g;n;ral de S. M. Imp;riale dont elle portait tr;s all;grement le deuil. M. de Hinkeldey, connu comme un soupirant malheureux aupr;s de la superbe Viennoise, ;tait rayonnant. A l’entr;e de l’ar;ne, le couple s’arr;ta quelques instants;; le directeur g;n;ral de la police sembla chercher du regard un fauteuil disponible pour sa compagne. Il allait s’avancer, quand un jeune homme en uniforme de dragon bleu, portant au bras le brassard blanc et noir auquel on reconnaissait les commissaires de la f;te, lui barra le passage. M. de Hinkeldey, malgr; son assurance, p;lit en reconnaissant ce commissaire : c’;tait M. de Rochow. Celui-ci s’inclina profond;ment devant la dame, et d’un ton froidement poli :
—;Veuillez me montrer votre invitation, monsieur, dit-il au directeur g;n;ral.
M. de Hinkeldey sentit le sang lui monter au visage. Il devint rouge cramoisi.
—;Je n’en ai pas, monsieur, fit-il, en cherchant ; se contenir;; mais je suis le directeur g;n;ral de la police, ajouta-t-il, et comme tel j’ai le droit d’entrer partout o; se trouve Sa Majest;.
—;Pardon, monsieur, r;pondit M. de Rochow avec hauteur;; ici le roi est l’h;te de ses officiers, il est en parfaite s;ret; au milieu de nous et nous n’avons pas besoin de la police pour le garder. Si vous n’avez pas d’invitation, veuillez vous retirer pour ;viter un ;clat… Quant ; madame la comtesse, fit le gentilhomme avec une exquise politesse, si elle veut me faire l’honneur d’accepter mon bras, je la conduirai au fauteuil qui lui est r;serv;.
Mme de R…, sans se soucier de son cavalier, remercia M. de Rochow d’une gracieuse inclinaison de la t;te;; elle prit le bras que l’officier lui offrait, et tous deux s’;loign;rent.
Ce petit colloque avait attir; l’attention de quelques spectateurs;; la honte, la confusion et la col;re du directeur g;n;ral en furent augment;es. «;Ah;! je le tuerai;! je le tuerai;!;» fit-il en quittant le man;ge.
—;O; faut-il conduire Votre Excellence;? demanda le valet de pied.
—;Chez le g;n;ral M;nchhausen, r;pondit M. de Hinkeldey en montant dans sa voiture, dont il ferma la porti;re avec tant de violence que les vitres vol;rent en ;clats.
Le g;n;ral M;nchhausen, aide de camp du roi, ;tait le seul qui, dans tout l’entourage de Fr;d;ric-Guillaume, v;t sans jalousie et sans amertume l’;l;vation de M. de Hinkeldey. Les deux hommes s’;taient li;s d’une amiti; solide. En cette circonstance d;licate, la premi;re pens;e de M. de Hinkeldey fut d’aller demander conseil ; son ami.
Apr;s avoir ;cout; le r;cit du chef de la s;ret; :
—;Cette fois, dit le g;n;ral, il est difficile, sinon impossible, d’;viter une rencontre. L’offense a ;t; publique, il faut une r;paration publique.
—;Aussi, dit M. de Hinkeldey, suis-je bien r;solu ; me battre;; vous serez mon second[20].
[20] Dans les duels allemands, un seul t;moin, un «;second;», est regard; comme suffisant.
—;Je ne puis vous refuser ce service, mon ami… Esp;rons en Dieu et prions-le de se prononcer pour vous, car vous ;tes dans votre bon droit. Vous savez que M. de Rochow est une des plus fines lames de l’arm;e;; pour que les chances soient plus ;gales, nous choisirons le pistolet.
—;Je m’en remets compl;tement ; vous;; ;p;e ou pistolet, quelle que soit l’arme qu’on me mettra entre les mains, je saurai la manier, et malheur au mis;rable qui m’a humili; devant elle;!
Le g;n;ral parut r;fl;chir quelques instants, puis saisissant les deux mains de Hinkeldey :
—;Oh, mon ami;! fit-il d’un ton de pr;dicateur, souvenez-vous que nous sommes tous dans la main de Dieu, souvenez-vous aussi des devoirs que vous avez ; remplir envers votre ma;tre et des ;ventualit;s qu’il faut pr;voir, m;me si elles ne devaient pas se r;aliser, comme je l’esp;re bien.
—;Vous avez raison, g;n;ral, dit froidement le directeur de la police, et pour vous prouver qu’il n’y a pas besoin de me rappeler au sentiment du devoir, je vous remets d;s ; pr;sent cette clef. Elle ouvre une petite cassette de fer scell;e dans l’int;rieur du mur de mon cabinet de travail. Le panneau qui la cache est masqu; par le portrait du roi, au-dessus de mon secr;taire. Il suffit de presser l;g;rement un clou dor; dans la partie inf;rieure du cadre pour faire jouer un ressort et ouvrir le panneau. Dans cette cassette se trouvent rang;s, par ordre de date et soigneusement class;s, tous les papiers secrets de la police, et notamment les lettres que notre ma;tre m’a fait la gr;ce de m’adresser. S’il m’arrive malheur, vous remettrez cette clef ; Sa Majest;;; nul ne doit toucher ; ces archives secr;tes avant lui;!
M. de M;nchhausen prit d’un air solennel la petite clef en fer forg; :
—;Je suis s;r, dit-il, que demain, ; la m;me heure, je vous aurai rendu cette clef, mais ce que vous faites l; est d’un noble et digne serviteur de la royaut;;! Dans deux heures, M. de Rochow aura re;u votre cartel, et ce soir je m’aboucherai avec son second. Irez-vous au d;ner donn; au palais en l’honneur de l’ambassadeur de Su;de;?
—;Sans doute, le ma;tre ne doit pas avoir le moindre soup;on;; vous savez avec quelle insistance il m’a d;fendu de me battre.
—;Eh bien, apr;s le repas, nous aurons occasion de nous rencontrer pendant quelques instants dans une embrasure de fen;tre, ou dans quelque coin, — je vous communiquerai ce qui aura ;t; d;cid;.
Une neige ;paisse ;tait tomb;e vers le soir, apr;s le carrousel. De ses longues nappes blanches, ;tendues sans pli, elle couvrait la grande avenue conduisant de la gare de Potsdam au ch;teau de Fr;d;ric le Grand. Il avait suffi de quelques heures pour changer en un paysage sib;rien, en une froide plaine glac;e, les plus beaux gazons de ce parc servilement copi; sur celui de Versailles. Les arbres, m;lancoliquement align;s, laissaient pendre leurs branches, auxquelles ;taient accroch;es des draperies de neige. ;; et l; se dressait une statue de d;esse ou d’Amour dont la nudit; frissonnante ;tait ; demi voil;e par un manteau d’hermine. Les voitures avan;aient p;niblement, soulevant avec leurs roues de gros paquets de neige qui retombaient en s’effritant. Le cou tendu, les naseaux fumants, les chevaux marchaient avec lenteur et sans bruit, comme sur de la ouate.
Les cal;ches des invit;s au d;ner de la cour p;n;traient dans le parc par la grande grille;; puis, tournant pour gagner le perron, elles s’arr;taient devant le vestibule du rez-de-chauss;e, qui pr;c;dait la salle ; manger o; ;tait dress; le couvert de trente-deux personnes. Les h;tes ;taient tous des ambassadeurs ou des g;n;raux;; le ministre de Manteuffel et M. de Hinkeldey ;taient les seuls hauts fonctionnaires civils admis ce jour-l; ; la table royale. Quand M. de Hinkeldey, l’air hautain, rev;tu de son grand uniforme, la poitrine constell;e de d;corations, p;n;tra dans le salon, des propos rapides et des clignements d’yeux s’;chang;rent autour de lui;; il surprit au milieu des chuchotements les mots de «;carrousel;», «;comtesse de R…;»;; ;videmment son aventure ou sa m;saventure ;tait connue et donnait lieu ; des commentaires indiscrets ou malveillants.
Le roi, depuis deux jours assez souffrant, fit un effort pour se lever du fauteuil dans lequel il ;tait assis, et allant au-devant de M. de Hinkeldey, il lui tendit la main. Aussit;t les conversations ; demi voix cess;rent.
L’heure du d;ner ayant sonn;, Fr;d;ric-Guillaume offrit le bras ; la reine et se dirigea vers la salle ; manger.
L’ambassadrice de Su;de, — le d;ner ;tait donn; en l’honneur de son mari, — s’assit ; la gauche du roi, tandis que l’ambassadeur prit place ; c;t; de la reine. Le repas eut lieu selon l’;tiquette : des valets gigantesques rev;tus d’une livr;e chamois orn;e de broderies, de tresses et d’aiguillettes, passaient silencieusement les plats, emplissaient les verres, tandis que les convives ;changeaient quelques mots sans ;lever la voix. Selon son habitude le roi mangea peu mais but beaucoup. Du sherry, servi apr;s le potage, il passa au vin de Champagne, et apr;s chaque rasade son humeur devenait moins officielle et plus expansive.
Quand on fut pass; dans le salon, le roi aborda de nouveau M. de Hinkeldey et lui demanda pourquoi il n’avait pas ;t; au tournoi. — «;Affaire de service, n’est-ce pas;?;» dit Sa Majest;.
Le chef de la police s’inclina silencieusement.
Le roi parla de la petite f;te, loua fort l’habilet; d;ploy;e par plusieurs ;cuyers pendant les diff;rents exercices. «;On reconna;t bien ; premi;re vue, ajouta-t-il, ceux qui, dans leur pr;c;dente vie, ont d;j; ;t; des hommes d’armes, et qui, au moyen ;ge, se sont mesur;s dans de vrais tournois ou dans des jugements de Dieu.
«;Vous riez, messieurs, fit Fr;d;ric-Guillaume en apercevant quelques sourires discrets sur des l;vres de diplomates, tandis que les invit;s qui ne venaient pas fr;quemment ; la cour se regardaient d’un air ;tonn;, mais je vous assure que je ne plaisante pas, je crois fermement ; une existence ant;rieure, ; une continuit; de l’;tre ou de l’;me sous une forme physique diff;rente… La m;tempsycose n’a rien d’absurde… Et c’est peut-;tre un des privil;ges royaux de pouvoir se souvenir de ce qu’on a fait et de ce qu’on a ;t;… Ainsi moi, par exemple, je me rappelle tr;s bien avoir v;cu dans une petite cour d’Italie, en 1456… Quel beau palais;! Quels jardins superbes;! Et quelle musique, mesdames;! Et quelles adorables princesses, messieurs;! Il me semble y ;tre encore. Le duc passait des journ;es enti;res ; la chasse. De temps en temps on rencontrait un paysan, et Son Altesse, selon son humeur, lui jetait une bourse remplie de sequins ou le faisait pendre aux branches de l’arbre le plus proche… Le duc ne pouvait se passer de moi, je ne le quittais pas d’une semelle… Il m’aimait beaucoup, car je l’amusais, j’;tais son bouffon…;»
Les courtisans les plus habitu;s aux divagations du ma;tre ;changeaient maintenant des regards inquiets.
—;Que dites-vous de cela, monsieur de Humboldt;? demanda brusquement le roi.
L’illustre savant r;pondit d’une voix grave et avec beaucoup de sang-froid :
—;Je crois, sire, que vous venez de lire le dernier ouvrage du professeur Gaunesar sur la m;tempsycose, et que cette lecture a frapp; votre belle et vive imagination au point de lui ouvrir les m;mes horizons qu’; un pauvre diable de po;te. Comme vous avez une pr;dilection pour l’Italie, le cadre s’est trouv; tout naturellement…
—;Alors vous croyez que j’invente ou que je vous conte des histoires pour me moquer de vous;?…
—;Non, sire, non;; mais…
Et le bon savant se mit ; expliquer l’effet de certaines lectures sur les organisations d’;lite «;comme celle du roi;». Son discours, qui dura une demi-heure, eut le don de faire revenir Sa Majest; ; elle. M. de Humboldt fut ;cout; avec la plus profonde attention par toute l’assistance.
Seul, le g;n;ral de Gerlach, selon son habitude, s’;tait install; dans un fauteuil;; il avait ;cout; d’abord le roi causant avec M. de Hinkeldey, mais peu ; peu la fatigue et une digestion laborieuse eurent raison du conseiller intime du souverain. Il ferma les yeux et ne bougea plus;; en revanche des sons gutturaux tr;s significatifs s’;chappaient de ses narines.
Quand l’;loquent Humboldt jugea enfin ; propos de s’arr;ter, cette petite musique nocturne emplit seule le salon.
Alors le roi, frappant sur l’;paule de son aide de camp :
—;Voyons, Gerlach, lui dit-il, dormez si vous voulez, mais ne ronflez pas si fort[21];!
[21] Historique.
Le lendemain matin, ; sept heures, la voiture du g;n;ral de M;nchhausen s’arr;tait devant l’h;tel de la police. Le g;n;ral n’;tait pas seul. Un homme correctement v;tu de noir, coiff; d’un petit chapeau ; larges bords, comme en portaient les quakers, l’accompagnait. Les deux hommes mont;rent lentement un petit escalier ;troit qui conduisait directement, sans passer par les bureaux, dans le logement du chef de la s;ret;. Au second ;tage, ils s’arr;t;rent. M. de M;nchhausen frappa discr;tement trois coups.
Un vieux domestique v;tu d’une livr;e noire introduisit le g;n;ral et son compagnon dans la chambre ; coucher de M. de Hinkeldey. Le lit, au fond de la pi;ce, n’;tait pas d;fait, des monceaux de cendres, des d;bris de papiers ; demi consum;s montraient ; quelle occupation le directeur de la police avait consacr; une partie de la nuit.
—;Je suis pr;t, fit M. de Hinkeldey en se levant.
Ce fut alors seulement qu’il aper;ut le compagnon de M. de M;nchhausen.
—;Oh;! monsieur le pasteur, vous ;tes venu aussi;; j’esp;re que vous n’aurez pas besoin de m’assister ; l’article de la mort, mais n;anmoins je vous remercie, ajouta-t-il avec un sourire.
Le pasteur Richter, de la secte des Herrenh;ter[22], qui luttaient alors d’influence avec les pi;tistes, prit un air inspir; :
[22] Anabaptistes.
—;Mon fils, je ne suis pas venu pour vous assister pendant le combat, je suis venu pour vous rappeler que le Seigneur d;fend de verser le sang… N’acceptez pas cette rencontre;; au nom de Dieu, n’y allez pas;!…
—;Au point o; en sont les choses, c’est impossible. Qu’en dites-vous, M;nchhausen;? fit M. de Hinkeldey, fort surpris.
Le g;n;ral parut m;diter quelques instants :
—;Moi aussi, j’ai cru d’abord qu’il ne vous ;tait plus possible de reculer, et la demande de notre savant et v;n;rable ami m’avait paru inadmissible. Mais j’ai r;fl;chi ; votre position, et surtout ; la promesse que vous avez faite au roi de ne pas vous battre. Cette promesse est une promesse sacr;e. Vous avez ;t; en butte ; l’inimiti; de votre adversaire parce que vous avez agi selon les ordres de votre ma;tre;; il s’agit de service officiel et non d’affaire personnelle;; par cons;quent, restez chez vous, votre honneur est hors de cause, votre conscience vous absoudra.
—;Et puis, Dieu vous approuvera;! fit le pasteur avec componction, en joignant les mains. Que vous importe le monde;?
Mais le directeur g;n;ral de la police, d;j; chancelant et d;cid; peut-;tre ; c;der, car il n’;tait pas d’un temp;rament ferrailleur, vit surgir devant lui la figure charmante et railleuse ; la fois de la comtesse de R… Il se rappela le coup d’;il qu’elle lui avait jet; lorsqu’elle s’;loignait au bras du comte de Rochow;; M. de Hinkeldey se dit qu’il n’oserait jamais repara;tre devant elle, s’il ne lavait dans le sang l’affront qu’il avait subi en sa pr;sence.
Brusquement, comme pour rendre inutile toute nouvelle discussion :
—;Partons, partons, messieurs, s’;cria-t-il.
Et il sortit le premier.
La voiture fut rapidement hors de Berlin. Elle prit la direction de la petite ville de Charlottenbourg, qui est rattach;e aujourd’hui ; la capitale par une suite non interrompue de constructions, mais qui, alors, ;tait une localit; distincte, habit;e par des rentiers et des petits fonctionnaires, attir;s l; par le bon march; relatif des loyers.
Rendez-vous avait ;t; pris dans un champ situ; au del; de Charlottenbourg, et appel; la Hasenheide[23].
[23] La Bruy;re aux li;vres.
La voiture s’arr;ta sur la grand’route.
M. de Hinkeldey, le g;n;ral et le pasteur suivirent pendant quelque temps la chauss;e durcie par la gel;e;; puis ils coup;rent ; travers champs, dans la direction d’un petit bouquet de bois. La neige tomb;e la veille s’;tait solidifi;e, elle brillait de mille paillettes et craquait comme du verre sous leurs pas. Apr;s cinq minutes de marche, ces messieurs aper;urent le comte de Rochow qui les attendait en fumant son cigare. Il ;tait accompagn; d’un parent qui devait lui servir de second.
Les adversaires se salu;rent avec froideur. Les seconds tir;rent les pistolets au sort, puis plac;rent M. de Hinkeldey et M. de Rochow l’un en face de l’autre, ; cinquante pas.
Au signal donn;, les deux coups partirent en m;me temps.
Mais quand la fum;e se fut dissip;e, on ne vit plus que M. de Rochow debout.
Son adversaire gisait sur la neige, comme une masse inerte;; un flot de sang sortait de sa bouche.
Le pasteur et le g;n;ral s’;lanc;rent vers M. de Hinkeldey. Ils ne relev;rent qu’un cadavre. Le c;ur avait cess; de battre. La mort avait ;t; instantan;e.
Tandis que M. de Rochow et son second s’;loignaient tranquillement et regagnaient l’;quipage qui les avait amen;s, le g;n;ral de M;nchhausen contemplait le corps inanim; de son ami avec toute l’attention, tout le recueillement qu’il convenait de consacrer non seulement ; un homme mort, mais ; un syst;me politique qui s’;croulait.
Le pasteur s’;tait agenouill; et priait.
Dans la soir;e, la nouvelle de la catastrophe se r;pandit dans la ville. On l’accueillit avec des sentiments tr;s divers. Certes M. de Hinkeldey ;tait d;test; de la plus grande partie de la population;; ses proc;d;s terroristes, ses mesures arbitraires, qui pesaient lourdement sur chacun, ne lui avaient pas cr;; des amis. Il semblait que l’on ;tait plus ; l’aise, qu’on respirait, depuis que le fatal coup de pistolet avait retenti dans la plaine de la «;Hasenheide;». Pourtant il n’y eut aucune explosion de joie, aucune d;monstration mals;ante;; au contraire, on vit avec surprise le vent de la faveur populaire changer de direction. Maintenant que le policier ;tait mort, on se pronon;ait en sa faveur et contre son meurtrier. La Gazette nationale, organe des lib;raux, ;crivait que M. de Hinkeldey n’avait pas un ennemi dans le peuple.
Si, en r;alit;, M. de Hinkeldey n’;tait gu;re aim; par les Berlinois, on d;testait et l’on redoutait bien davantage le parti petit mais puissant auquel appartenait son adversaire, le «;parti f;odal;», le clan des hobereaux, pour qui, selon l’expression du prince de Windischgraetz, «;tous les hommes qui n’;taient pas pour le moins barons ne comptaient pas.;» Tout r;cemment, M. de Hinkeldey avait ;t; violemment pris ; partie par l’organe f;odal par excellence, la Gazette de la Croix, et le public, qui avait suivi cette pol;mique avec beaucoup d’int;r;t, croyait que le duel ;tait une suite toute naturelle de ces attaques;; et puisque le repr;sentant des f;odaux ;tait sorti vainqueur de la lutte, son parti ne devait pas tarder ; recueillir les fruits de la victoire. Or, r;action pour r;action, on pr;f;rait encore aux traditions des Junker, qui ram;neraient l’ancien r;gime, le syst;me bureaucratique et pseudo-constitutionnel auquel se rattachait le chef de la police.
Quand on sut que M. de Hinkeldey, qui n’avait pour toutes ressources que les appointements de sa place, laissait sa famille dans une situation financi;re f;cheuse, une souscription s’ouvrit imm;diatement ; la Bourse;; en quelques heures elle produisit plus de cinquante mille francs.
Quelle animation offrait alors la Bourse de Berlin;! Une foule fi;vreuse s’agitait ; l’int;rieur et autour de l’;difice, un public affol; se ruait ; l’assaut de la sp;culation et de la richesse. L’agiotage avait mis toutes les t;tes ; l’envers. En quelques heures, comme par enchantement, surgissaient des centaines de maisons de banque et de soci;t;s par actions qui ;taient autant de pr;textes de hausse et d’;missions nouvelles, Quand les faiseurs demandaient cinq millions, on leur en apportait dix, vingt, trente;; les fortunes les plus fantastiques s’;difiaient en un jour… et s’;croulaient le lendemain, entre l’aurore et le cr;puscule. Et tandis que les nobles de vieille race, qui n’avaient pas pris part ; la danse h;bra;que autour du Veau d’Or, ;taient rel;gu;s au troisi;me plan et faisaient triste figure, les banquiers et les sp;culateurs tenaient le haut du pav;, ;blouissaient tout le monde par le luxe de leurs ;quipages et de leurs ma;tresses.
Cinquante mille francs pour les tripoteurs berlinois de 1856, c’;tait une goutte d’eau ;chapp;e de la coupe pleine;!
Lorsque vers midi le g;n;ral M;nchhausen se pr;senta ; Sans-Souci pour porter au roi la triste nouvelle, il trouva Sa Majest; en proie ; la plus vive impatience.
Fr;d;ric-Guillaume avait fait demander M. de Hinkeldey ; plusieurs reprises, par le t;l;graphe d’abord, puis par un aide de camp;; mais le grand ma;tre de police n’;tait pas encore venu. Le roi, tr;s contrari; de ce retard, ;tait de fort mauvaise humeur. En d;pit de toutes les pr;cautions qu’on avait prises, le vol des d;p;ches s’;tait ;bruit;, et les journaux anglais le relataient tout au long avec des commentaires d’une extr;me malveillance[24]. Fr;d;ric-Guillaume voulait absolument conna;tre l’auteur de ces nouvelles indiscr;tions. M. de Hinkeldey seul ;tait capable de le d;couvrir.
[24] Voir un curieux article du Times, du mois de mars 1856, signalant avec indignation la conduite d’un ministre prussien faisant espionner et surveiller les gens de l’entourage du roi. «;Jamais chose pareille ne s’est vue et ne se verrait en Angleterre,;» ajoutait le Times.
Le g;n;ral M;nchhausen ne savait par quel bout commencer pour annoncer au roi la mort de son chef de police.
S’inclinant profond;ment, il pr;senta ; Sa Majest; la lettre que M. de Hinkeldey lui avait remise la veille. Dans cette lettre, l’adversaire de M. de Rochow demandait pardon ; son souverain de manquer ; sa promesse et d’enfreindre la loi en allant sur le terrain. Il priait Sa Majest; d’accepter sa d;mission.
Le roi n’acheva pas la lecture de cette lettre;; d’un geste d’impatience il la jeta sur la table :
—;Je n’ai que faire de sa d;mission, s’;cria-t-il. J’ai besoin de le voir, je veux le voir, je l’ai attendu toute la matin;e… Le duel s’est-il bien pass;, au moins;?… Dites-lui qu’il vienne me le raconter…
—;Sire, balbutia le g;n;ral…
Le roi remarqua l’extr;me p;leur de son adjudant :
—;Eh bien;! fit-il, que s’est-il pass;;?… A-t-il tu; son adversaire;? Ce serait grave;!… Non… C’est Hinkeldey qui a ;t; bless;;?… Dites vite, que j’aille le voir… R;pondez donc;!
—;H;las, sire, c’est trop tard… Hinkeldey n’est plus;!
Le roi fut comme an;anti.
Une p;leur mortelle se r;pandit sur ses traits;; il resta un moment sans pouvoir articuler une parole.
—;Mort;!… tu;;! dit-il enfin d’une voix sourde, comme se parlant ; lui-m;me… Tu; ; cause de moi;! C’est sur mon ordre qu’il a fait une descente dans leur tripot… On l’a insult;, on l’a provoqu;… il a d; se battre ; cause de moi;!… Je l’ai pouss; dans la tombe… Dieu me pardonnera-t-il;?
A l’abattement profond, accablant, dans lequel ;tait tomb; Sa Majest;, succ;da un de ces acc;s de violente col;re qui, par leur fr;quence, donnaient d;j; de s;rieuses inqui;tudes aux m;decins de Fr;d;ric-Guillaume.
—;Ah;! c’est vous, g;n;ral, s’;cria-t-il, qui lui avez servi de second;! Eh bien, je vous destitue de vos fonctions, je vous chasse, je vous bannis… Je ne veux plus vous voir… Vous entendez;?
—;Mais sire, essaya de r;pliquer M. de M;nchhausen…
—;Laissez-moi, ne me parlez pas, je vous d;teste, vous me faites horreur… Sortez, je vous chasse;!
Une contraction nerveuse donnait ; la figure du roi un aspect effrayant. Il y avait aussi dans son regard une fixit; ;trange. M. de M;nchhausen eut peur et sortit. Il courut chez le premier m;decin de Sa Majest;, l’avertir que son auguste ma;tre aurait tr;s probablement besoin de ses soins. Puis il partit le soir m;me pour la campagne.
Sa disgr;ce ne fut pas longue.
Quelques jours apr;s, il ;tait rappel; et il reprenait ses fonctions au palais.
M. de Rochow s’;tait pr;sent; d;s la premi;re heure chez le juge d’instruction, et, sur l’ordre de ce magistrat, il avait d; se constituer prisonnier. Mais vingt-quatre heures ne s’;taient pas ;coul;es que le jeune gentilhomme ;tait r;clam; par l’autorit; militaire.
Aux yeux de la Commandature, le duel n’;tait pas un d;lit entra;nant une d;tention pr;ventive, et comme l’adversaire de M. de Hinkeldey ;tait officier de la r;serve, il fut mis en libert;.
M. de Rochow put reprendre son si;ge ; la Chambre haute. La veille, le pr;sident de cette assembl;e, le prince de Hohenlohe, avait exprim; en ces termes la sympathie qu’il ;prouvait pour M. de Rochow :
«;Un de nos coll;gues, plac; entre la loi du pays et les exigences de l’honneur, a ob;i ; celles-ci, ce qui l’a emp;ch; de se trouver au milieu de nous.;»
L’enterrement de M. de Hinkeldey eut lieu le 17 mars.
Le roi voulut accompagner jusqu’au cimeti;re celui qui avait ;t; son fid;le serviteur.
Malgr; les bruits alarmants mis en circulation, malgr; la menace d’un projet d’attentat contre sa personne, Fr;d;ric-Guillaume ne recula pas. Ses conseillers eurent beau le supplier de ne pas se montrer en public, la reine elle-m;me se jeta ; ses genoux pour le dissuader de sortir, il resta in;branlable. Auteur moral et involontaire du duel entre Hinkeldey et M. de Rochow, il devait, disait-il, cette derni;re marque d’attachement et de reconnaissance ; un collaborateur d;vou;.
Stieber, qui avait remis ; Sa Majest; la cassette de fer renfermant les papiers du d;funt, avait du reste garanti sur sa t;te que le roi ne courait aucun risque.
Tout se passa en effet le plus correctement du monde.
Le carrosse du roi venait imm;diatement apr;s le char fun;bre, et pendant le long trajet de la maison mortuaire au cimeti;re, on vit plus d’une fois Sa Majest; essuyer ses larmes.
Une foule immense et respectueusement silencieuse s’;tait mass;e sur le passage du cort;ge.
Rentr; au palais, Fr;d;ric-Guillaume fut pris d’une syncope. Et ; partir de ce jour, sa sant; d;clina rapidement, certaines perturbations c;r;brales se produisirent, qui inqui;t;rent vivement ses m;decins. C’;taient des troubles accidentels ou f;briles de la raison, des hallucinations qui l’obs;daient d;s qu’il ;tait couch;. A ses c;t;s, il voyait le cadavre de son ami Hinkeldey, remuant les yeux et le regardant d’un air de reproche. C’est en vain qu’il cachait sa t;te dans ses mains ou sous les draps, la fun;bre vision ;tait toujours l;, devant lui. Son caract;re changeait. Il interpr;tait tout en mal. Le cours de ses pens;es semblait se ralentir, s’;puiser. Il r;p;tait les m;mes mots;; il y avait des arr;ts dans ses paroles;; et son ;criture ;tait devenue un barbouillage ind;chiffrable. Des mots manquaient, des lettres ;taient tronqu;es, les jambages se heurtaient, couraient en zigzags, couverts de ratures et de taches d’encre. L’intonation de la voix n’;tait plus la m;me.
Ces sympt;mes ;taient trop alarmants pour que les m;decins n’agissent pas avec toutes les ressources de la science. Ils parvinrent, sinon ; pallier le mal, du moins ; en arr;ter les trop rapides progr;s.
Mais une crise in;vitable ;tait prochaine.
Le 16 septembre 1857, il y eut grande parade sur la Schlossfreiheit, c’est-;-dire sur la place circulaire et tr;s large qui s’;tend devant le Vieux Ch;teau royal, ; Berlin. La plus grande partie de la garnison de la capitale d;fila aux sons des fifres et des tambours devant la statue ;questre du «;vieux Fritz;».
En passant au pied de l’image de granit du conqu;rant de la Sil;sie, les grenadiers pr;sentaient les armes ; la fois ; la statue et aux personnages vivants qui se tenaient group;s devant le pi;destal.
Le roi Fr;d;ric-Guillaume ;tait l;, ; la t;te d’un nombreux ;tat-major. Il avait ; sa droite un g;n;ral portant l’uniforme fran;ais, que les v;t;rans ; barbe grise, d;cor;s de la Croix de Fer de 1813, regardaient avec stupeur, comme le spectre ressuscit; du h;ros l;gendaire d’Austerlitz et d’I;na.
Ce n’;tait pourtant pas Napol;on 1er sorti de son tombeau de marbre des Invalides pour venir parader ; Berlin;; ce n’;tait que son neveu, le prince J;r;me, fils du roi de Westphalie, envoy; en Allemagne par son imp;rial cousin Napol;on III afin de sonder le roi de Prusse et son entourage sur l’;ventualit; d’une alliance contre l’Autriche, dont la politique ;veillait alors de plus en plus les susceptibilit;s des Tuileries.
Une s;rie de f;tes avait ;t; organis;e en l’honneur de celui que les feuilles officielles traitaient d’Altesse, mais que le Kladeradatsch appelait irr;v;rencieusement Plon-Plon.
Cette revue cl;turait le programme dress; par le grand mar;chal de la cour, car depuis longtemps le roi ne s’occupait plus de rien. Sa sant;, s;rieusement ;branl;e, s’;tait cependant un peu remise, mais pas au point de lui permettre de donner de nouveau ses soins aux affaires.
Il avait tenu ; prendre part ; toutes les f;tes, les fatigues qu’il en avait ressenties l’avaient fortement ;prouv;. Le matin, il ;tait tomb; en syncope;; peu s’en ;tait fallu que l’on d;command;t la parade. Mais par un singulier effort d’;nergie, il fit assez bonne contenance pendant la revue, bien qu’il ne r;pond;t que par des monosyllabes aux compliments flatteurs que le prince Napol;on lui adressait sur la bonne tenue de ses troupes et la pr;cision de leurs mouvements.
Quand la revue fut termin;e, on vit d;filer devant le roi et la statue du «;vieux Fritz;» les plus beaux ;quipages de Berlin. Il y avait l; toute la noblesse et tout le corps diplomatique.
Dans une des derni;res cal;ches, le roi reconnut Mme de R…, la belle Autrichienne, en compagnie du comte de Rochow, le meurtrier de Hinkeldey.
Aussit;t la figure du roi changea;; le souvenir funeste de la trag;die de Charlottenbourg revint ; son esprit dans toute sa sanglante horreur. Il s’imagina revoir devant lui le cadavre de Hinkeldey. Ses hallucinations ;taient revenues.
C’est ; peine si, arriv; devant le palais, il eut la force de descendre de cheval et de monter dans la chaise de poste qui le ramena au galop ; Sans-Souci.
Deux domestiques durent le soutenir pour l’aider ; monter dans ses appartements. Entr; dans sa chambre ; coucher, il s’assit devant un petit gu;ridon sur lequel il y avait toujours un flacon d’eau-de-vie de grains et un de kummel Gilka comme en boivent les ma;ons.
Il prit le flacon de kummel et se mit ; le vider ; gorg;es bruyantes, pr;cipit;es, le goulot sur les l;vres. Les deux valets de chambre se tenaient ; ses c;t;s, respectueux et impassibles, comme des gens habitu;s ; un pareil spectacle. En vain les m;decins avaient prescrit ; Sa Majest; un r;gime rigoureux s’il voulait ;viter d’autres crises. Pendant quelque temps, il s’;tait mod;r; dans son abus des boissons alcooliques, et sa sant; s’;tait un peu r;tablie;; mais depuis un mois, m;me le champagne, qu’il aimait tant jadis, n’avait plus de saveur pour son royal gosier;; il lui fallait de l’alcool, du «;dur;», comme disent les ivrognes de profession.
Quand il eut fini le flacon, un sourire h;b;t; d;rida sa figure;; il demanda qu’on le couch;t;; tout tournait autour de lui. Il parlait par saccades, avec beaucoup de peine, comme si sa bouche e;t ;t; pleine de bouillie. Une ;cume blanch;tre moussait au coin de ses l;vres. Ses yeux, aux pupilles horriblement dilat;es, ;taient hagards. Il contractait ses membres, serrait les poings, se pelotonnait, comme sous une impression de terreur, au fond du lit.
Les deux valets de chambre, effray;s, firent imm;diatement chercher le m;decin.
Quand celui-ci arriva, Fr;d;ric-Guillaume ;tait en proie ; une crise terrible :
—;Ah;! brigands… hurlait-il;; et ; tort et ; travers il agitait ses bras nus pour se d;fendre contre des fant;mes imaginaires.
L’ivresse l’avait plong; dans cette prostration du r;ve accompagn; d’hallucinations et de cauchemars, qui est le commencement de la folie.
L’agitation produite par l’irritation du cerveau et l’excitation des liqueurs alcooliques se prolongea pendant plusieurs jours. Puis, sous l’action de rem;des puissants, les convulsions douloureuses des muscles cess;rent;; il y eut une accalmie;; mais les m;decins ne purent rien contre l’oblit;ration des facult;s mentales. Les id;es ;taient de plus en plus confuses, incoh;rentes, l’imagination d;r;gl;e, le discernement obscurci. On e;t dit qu’il r;vait tout haut.
Souvent, il restait des heures enti;res sans rien dire, muet, assis dans son fauteuil, les regards fix;s sur quelque chose qu’il voyait dans le monde imaginaire o; il ;tait.
Quand on lui demandait des nouvelles de sa sant;, il r;pondait : «;Vous voulez savoir comment va le roi Fr;d;ric;? Mais il n’y a plus de roi Fr;d;ric. Il est mort. Ils l’ont assassin; avec Hinkeldey. Ce que vous voyez devant vous est un mannequin qui lui ressemble. Vous devriez bien leur dire d’en faire un autre. Ce r;le de mannequin est ridicule et fatigant.;»
Parfois, il se sentait si lourd qu’il ne pouvait marcher, ou si l;ger qu’il voulait voler, ou si gros qu’il ne pouvait plus remuer dans la chambre qu’il croyait remplir tout enti;re.
Il vieillissait et maigrissait ; vue d’;il. Il ne mangeait plus et demandait toujours ; boire. A la tomb;e de la nuit, des peurs subites le prenaient, secouant tout son corps, provoquant un roulement convulsif des yeux.
Il tra;na ainsi pendant trois ans, n’;tant plus que l’ombre de lui-m;me.
Son ;tat fut soigneusement cach; au public. Son fr;re, le prince de Prusse[25], exigea que la r;gence lui f;t conf;r;e.
[25] L’empereur actuel.
Enfin, un soir, le 30 d;cembre 1860, Fr;d;ric-Guillaume s’;teignit doucement et presque oubli;.
On l’enterra, conform;ment au v;u qu’il avait exprim;, dans la petite ;glise de la Paix, ; Potsdam.
VI
Entrevue secr;te d’un journaliste prussien avec un homme d’;tat autrichien. — Mission confidentielle de M. Wollheim en Italie. — Son retour ; Paris. — Ses relations avec M. de Girardin et l’Agence Havas. — Petit voyage ; la recherche de subventions allemandes. — Entretien de M. de Bismarck avec M. Wollheim. — M. le chevalier retourne au service de la Prusse. — Son voyage de Berlin ; Reims pendant la campagne de 1870. — Il se fait passer pour un Espagnol. — M. Wollheim, r;dacteur en chef du Moniteur de Reims. — Instructions relatives ; la presse fran;aise. — M. de Saufkirchen et la peste bovine. — Un duel ridicule. — Gracieuse hospitalit; de la veuve Pomery. — Perte des traces du «;reptile;» Wollheim.
Bien que l’h;tel de Bristol ne ressemble gu;re ; un h;tel, car ce mot n’est pas m;me inscrit au-dessus de ses deux portes s;v;rement encadr;es de noir qui donnent sur la place Vend;me et conduisent chacune dans une cour diff;rente, il n’est pas de Parisien un peu au courant de Paris qui ne le connaisse et sache que c’est encore aujourd’hui un des h;tels les plus fashionables de la capitale. Son ext;rieur correct, ne se distinguant presque pas de celui des aristocratiques h;tels particuliers qui l’entourent, indique une client;le s;rieuse et choisie d’hommes d’;tat, de diplomates, d’ambassadeurs, de hauts dignitaires ;trangers. L;, rien du va-et-vient ;tourdissant et banal de ces grands caravans;rails modernes qui ressemblent ; des Babels o; se confondent toutes les langues et toutes les nationalit;s. Les escaliers et les couloirs sont discrets et silencieux. Pas de nu;es de sommeliers qui s’abattent sur vous, pas de portier en uniforme et ; casquette galonn;e post; en sentinelle;; on se croirait dans une maison priv;e, on y est aussi tranquille et ; l’aise que chez soi.
D;j; sous Louis-Philippe les grands seigneurs venant de Londres, de Vienne ou de Berlin, descendaient de pr;f;rence ; l’h;tel de Bristol, dont ils savaient mieux que personne appr;cier la nuance de tenue. Mme de Montijo et sa fille, qui habitaient place Vend;me, y faisaient de fr;quentes apparitions. En 1848, le prince Napol;on y logea;; mais comme il ne put obtenir du propri;taire, orl;aniste enrag;, un appartement avec balcon sur la place, il transporta ses p;nates ambitieuses ; l’h;tel du Rhin, devant lequel se produisirent les manifestations populaires que l’on sait. C’est ; l’h;tel du Rhin que fut arrang;e sa candidature et que se tinrent les conciliabules imp;rialistes jusqu’; l’installation du prince ; l’;lys;e.
Au mois de mars 1856, par une de ces jolies et fines matin;es parisiennes qui ont d;j; le charme riant du printemps, un personnage ; tournure germanique, les lunettes d’or ; cheval sur un gros nez, des gants neufs mal boutonn;s, la d;marche p;dante et solennelle, se pr;sentait devant la loge du concierge de l’h;tel de Bristol. Avec un accent tudesque des plus prononc;s et d’une voix emphatique, il demanda :
—;S. Exc. M. le comte de Buol, ministre des affaires ;trang;res de S. M. Imp;riale d’Autriche, est-elle chez Elle;?
—;Veuillez, s’il vous pla;t, monsieur, me remettre votre carte ou me dire votre nom.
Le visiteur d;boutonna son paletot marron, prit dans la poche de sa redingote un petit portefeuille en maroquin orn; de ses initiales surmont;es d’une couronne et en retira une carte qu’il tendit au concierge.
Quand celui-ci eut vu le nom de l’;tranger, il s’inclina en souriant :
—;Parfaitement, monsieur… Son Excellence est chez Elle.
Il sonna. Un domestique conduisit l’;tranger au premier ;tage, ; la porte de l’appartement occup; par S. Exc. le ministre des affaires ;trang;res d’Autriche, ; ce moment ; Paris pour prendre part aux s;ances du Congr;s.
M. le comte de Buol ;tait devant son bureau, en robe de chambre de soie richement brod;e et en cravate blanche. D;s qu’il aper;ut le matinal visiteur, ses petits yeux s’aiguis;rent de malice, et il r;pondit par un salut sec et froid de nobleman anglais ; la profonde r;v;rence de l’Allemand.
—;Monsieur le chevalier, dit le ministre, je vous ai ;crit de venir me rejoindre ; Paris, o; vous pourrez m’;tre tr;s utile pendant le Congr;s… Tous les matins, ; la m;me heure, vous vous pr;senterez chez moi, et je vous dirai les points ; traiter dans vos correspondances… Nous sommes tr;s attaqu;s depuis quelque temps. Il s’agit de ne pas se laisser manger… La Russie nous en veut;; la Prusse cherche ; circonvenir l’empereur Napol;on, et les Pi;montais ameutent la presse contre nous en nous repr;sentant comme des barbares… Le jeu du Pi;mont et de la Prusse est de s’attirer les sympathies de la France en affichant un lib;ralisme exag;r;, oppos; aux vieilles id;es pr;tendues r;trogrades de l’Autriche… Les journaux fran;ais donnent dans le panneau… Sans qu’ils s’en doutent, ils re;oivent des inspirations de Turin et de Berlin… L’Autriche est conspu;e… Il faut que nous accommodions ce Congr;s ; notre sauce, et comme vous ;tes bon cuisinier, je vous ai fait venir… A demain, monsieur le chevalier, fit M. le comte de Buol en se levant pour prendre cong; du visiteur.
—;A propos, reprit le ministre, j’oubliais de vous recommander de fr;quenter les cabinets de lecture, les caf;s de Paris o; se r;unissent vos compatriotes, afin de me tenir au courant de leurs faits et gestes…
L’Allemand se plia en r;v;rences r;p;t;es et se retira.
M. le chevalier Wollheim da Fonseca, docteur en droit, ancien privat docent ; l’Universit; de Berlin, ex-directeur du th;;tre de Hambourg, auteur de plusieurs trait;s de droit international et d’une infinit; de brochures ex;cut;es sur commande comme des pantalons ou des bottes ; l’;cuy;re, avait mis depuis deux ans sa plume f;conde au service de l’Autriche.
D;tach; du «;bureau de l’esprit public;», qui fonctionnait alors sur les bords du Danube, il ;tait venu rejoindre M. de Buol, son patron, ; Paris.
Pendant toute la dur;e du Congr;s qui suivit la guerre de Crim;e, il envoya ; une dizaine de journaux allemands, danois et am;ricains des lettres inspir;es par le ministre des affaires ;trang;res d’Autriche, et il recueillit pour ce haut fonctionnaire divers renseignements qui ne se chuchotaient que dans les coulisses de la diplomatie interlope.
M. le chevalier Wollheim da Fonseca personnifie le type le plus accompli du reptilis vulgaris domesticus. On l’emploie ; toutes les besognes, aux ;uvres les plus basses, et il s’en glorifie avec une na;vet; cynique. Dans une sorte d’autobiographie qu’il vient de publier[26], il fait ;talage de ses accointances «;myst;rieuses;», de ses besognes occultes, racontant avec une prolixit; de policier tous ses tours de b;ton, d;voilant ses intrigues, se vantant d’avoir touch;, tel jour, ; telle heure, telle somme sur la caisse des fonds secrets.
[26] Neue Indiscretionen von Wollheim da Fonseca, Berlin. Krempel ;diteur, 1883. — Le volume doit avoir une suite.
En 1857, ce «;reptile;», encore ; la solde de l’Autriche, se glissa en Italie jusqu’aux pieds de Cavour, qu’il avait connu ; Paris pendant le Congr;s, et que le cabinet de Vienne l’avait charg; de confesser. Mais Cavour ;tait sur ses gardes. Il l’;couta avec une patience d;nu;e d’int;r;t et finit par lui demander comment il se faisait qu’il portait un nom ; moiti; germanique et ; moiti; latin.
Le gouvernement de Vienne payait alors bien plus largement que celui de Berlin. A la suite de ce voyage, l’habile chevalier re;ut les sommes n;cessaires ; la cr;ation d’une revue politique hebdomadaire : Die Controlle, destin;e ; d;fendre les int;r;ts de l’Autriche, qui commen;aient ; ;tre s;rieusement menac;s par la Prusse. M. Wollheim fit para;tre ce journal ; Hambourg, sa ville natale.
En 1864, le Contr;le disparut, et M. le chevalier s’;tant brouill; avec ses patrons, vola sous d’autres cieux ; la recherche de la meilleure des subventions. Il revint sur les rives de la Seine, o; fleurissait dans tout son ;clat l’espionnage prussien. Man;uvrant avec l’habilet; d’un vieux loup de mer, M. le chevalier Wollheim da Fonseca commen;a par se rapprocher lentement de M. Bamberg, consul de Prusse, agent attitr; de M. de Bismarck, et grand dispensateur des r;compenses secr;tes. M. Bamberg ne manqua pas de pr;senter un aussi pr;cieux personnage ; M. Drouyn de l’Huys. Le ministre des affaires ;trang;res s’entretint longtemps avec l’ex-«;reptile;» au service de l’Autriche et lui demanda un M;moire sur la question danoise, qu’il lui paya en belles paroles. M. le chevalier, qui pr;f;rait les esp;ces sonnantes et tr;buchantes, se plaint avec amertume de ce manque d’;gards et trouve les Fran;ais, en g;n;ral, assez «;serr;s;». Dans ses Indiscr;tions, il m;dit ;galement beaucoup de M. ;mile de Girardin, qui lui marchandait ses informations et ses articles comme une livre de beurre ; la halle. Pour d;cider l’illustre ma;tre de l’alin;a, M. Wollheim le mena;ait de porter «;la marchandise;» ; la concurrence du coin, — ; M. Nefftzer, directeur du Temps.
Gr;ce ; ses relations, M. Wollheim entra au M;morial diplomatique, r;dig; par un Autrichien, M. Delabrauz, et il fut en m;me temps engag; par l’Agence Havas en qualit; de traducteur.
L’Agence Havas avait alors ; sa t;te, dit M. da Fonseca, les deux fr;res, Auguste et Chr;tien, pour la partie administrative et commerciale, tandis que M. Ernaud, «;un homme tr;s instruit et tr;s aimable;», s’occupait de la partie litt;raire. M. Auguste Havas ;tait, au dire du chevalier, un homme habile mais brutal. M. Chr;tien ;tait plus sympathique. L’Agence subissait alors l’influence du gouvernement imp;rial, comme elle fut depuis sous la coupe des cinquante et quelques minist;res qui se sont succ;d; en France. Quand une d;p;che douteuse ou suspecte arrivait, M. Auguste sautait en voiture et allait demander des instructions particuli;res ; M. Rouher.
Au cours de son travail quotidien, M. Wollheim remarqua combien le kh;dive Isma;l ;tait bien trait; dans les fameuses «;feuilles bleues;»;; on ne n;gligeait aucune occasion de le mettre en relief, de le proclamer un grand prince;; on citait son administration comme un mod;le de sagesse et d’;conomie.
M. Wollheim voulut aller au fond des choses. En furetant, il d;couvrit dans les papiers que le souverain ;gyptien avait souscrit une quantit; inusit;e d’abonnements ; l’Agence Havas.
Gr;ce ; cette subvention indirecte, le kh;dive se faisait porter aux nues. «;Cela une fois constat;, raconte M. da Fonseca, il me vint une id;e que je crus sainement patriotique;; j’avais remarqu; que la rubrique Allemagne ;tait g;n;ralement fort ;court;e dans les feuilles Havas[27], et que les articles concernant ce pays n’;taient pas r;dig;s sur un ton des plus bienveillants. J’en conclus que la plupart, sinon tous les gouvernements allemands, avaient n;glig; de se faire inscrire sur la liste des abonn;s de la correspondance. Cinquante francs (13 thalers 1/3) par mois pour quelques lignes de publicit;, c’;tait ;videmment trop cher, ;tant donn; les principes d’;conomie de nos sages ministres des finances. Les journaux fran;ais eux-m;mes trouvaient le prix de la correspondance Havas trop ;lev;. Ne pouvant obtenir une r;duction, ils firent leur pronunciamiento et organis;rent une contre-agence. Mais comme le gouvernement leur refusait toute communication, ils retomb;rent sur le sol, les ailes bris;es, et se virent forc;s de dire leur pater Havas peccavi et de continuer ; abouler leurs cinquante balles par mois.;»
[27] Il s’agit ici des feuilles dites bleues, qui sont communiqu;es par l’agence aux journaux abonn;s et qui contiennent des correspondances de toutes les capitales europ;ennes. Les journaux font g;n;ralement pr;c;der la publication de ces correspondances de la mention : «;On nous ;crit de…;»
Cette derni;re phrase, aussi ;l;gante qu’expressive, se trouve en fran;ais dans le livre de M. Wollheim, qui tient ; prouver que l’argot des brasseries parisiennes lui est familier.
Mais ;coutons la suite. «;Ne serait-il pas possible, se demanda le chevalier, qu’un roi allemand fasse ce que fait un simple vice-roi d’;gypte;?
«;N’;coutant que mon z;le patriotique, je dis un jour ; M. Havas :
«; — J’ai une proposition ; vous faire, monsieur Auguste. Que diriez-vous, si je vous procurais quelques abonnements parmi les diff;rents gouvernements qui r;gnent sur les trente-deux ;tats de la Conf;d;ration germanique;? Seriez-vous dispos;, le cas ;ch;ant, ; consacrer une plus grande attention dans votre feuille aux affaires d’outre-Rhin;?;»
«;Les traits bilieux et parchemin;s du ministre des finances de la maison Havas s’;clair;rent tout ; coup. Il devint aimable, ou ; peu pr;s :
«; — Voil; une proposition qui vaut la peine qu’on l’examine, me dit-il. Demain, apr;s le courrier, attendez-moi au caf; Cardinal, au coin de la rue Richelieu et du boulevard des Italiens.;»
Il para;t que cette id;e de conqu;rir de nouveaux abonn;s trottait tellement par la t;te de M. Auguste, qu’il n’attendit pas le rendez-vous fix; par lui-m;me. Il alla trouver son collaborateur dans son bureau et le pria de laisser de c;t; pour ce jour-l; les feuilles su;doises, danoises, grecques, etc., que M. Wollheim, polyglotte ;m;rite, avait l’habitude de traduire.
«; — Partez pour Berlin et pour Vienne, fit M. Auguste : nous vous donnons six semaines de cong;;; vos appointements courront et vous voyagerez aux frais de la maison;; t;chez d’obtenir six ; huit abonnements ; cent francs par mois, dont cinquante pour la maison et cinquante pour vous, — seulement, ajouta M. Auguste, en homme qui ne perd pas la carte, comme vos visites aux diff;rents ministres vous laisseront du temps de reste, vous aurez l’obligeance d’aller voir tous les journaux qui se publient dans les capitales allemandes, pour vous entendre avec eux au sujet de nos annonces et pour leur demander quelle commission ils veulent nous accorder[28].;»
[28] Neue Indiscretionen.
M. da Fonseca, transform; en double commis-voyageur, «;fit;» dans la politique et dans les annonces. Suivons-le dans ce qu’il appelle lui-m;me son exp;dition des Argonautes ; la recherche des fonds secrets, cette toison d’or gard;e non par des dragons, mais par une infinit; de ministres, de conseillers auliques, intimes et secrets.
M. Wollheim alla droit au but. Arriv; ; Berlin au mois de f;vrier 1865, il demanda une audience ; M. de Bismarck, ministre pr;sident du conseil de Prusse. Au moment o; l’huissier introduisit le solliciteur dans le cabinet du ministre, celui-ci ;tait assis derri;re son bureau, ; moiti; cach; par un amoncellement de brochures, de documents et de cartes g;ographiques.
«;L’homme d’;tat prussien, raconte M. Wollheim, me toisa d’un seul regard, rapide comme un ;clair;; il se leva, vint ; ma rencontre d’un pas ;lastique, bien qu’il ne f;t pas exempt, dans son maintien, de quelque raideur. Apr;s m’avoir d;visag;, il me montra du geste un si;ge devant lequel ;tait ;tendue la peau d’un ours, tu; sans doute par l’officier-diplomate pendant son s;jour en Russie…
«; — Je suis tr;s heureux, dit-il, non sans une nuance d’ironie dans la voix, de faire la connaissance personnelle d’un de nos plus intimes ennemis.;»
«;Tr;s surpris par cette apostrophe dite d’un ton enjou; et ; laquelle j’;tais loin de m’attendre, je r;pondis en souriant vaguement :
«; — Votre Excellence est trop bonne.;»
Et M. Wollheim s’informa tr;s candidement pour quel motif M. de Bismarck le consid;rait comme un ennemi de la Prusse.
Le premier ministre rappela ; l’oublieux ex-reptile ; la solde de l’Autriche qu’il avait ;crit, par ordre du cabinet, diff;rentes brochures dirig;es contre la Prusse, qui ne devaient pas le faire noter d’une fa;on bien avantageuse ; Berlin. M. le chevalier da Fonseca prit son air b;te, ce qui sans doute ne lui co;tait gu;re d’effort, et fit comme s’il ne comprenait pas.
L’entretien dura longtemps, et le commis-voyageur de la maison Havas ne manqua point de donner libre cours ; son babillage sur la question autrichienne, la question danoise, les affaires des duch;s, etc. Quant ; l’objet de sa visite, les abonnements ; la correspondance Havas, il obtint la promesse que le gouvernement prussien en prendrait quelques-uns.
«; — Il faut vous adresser ; M. le conseiller de l;gation Keudell, ajouta le futur chancelier;; c’est lui qui s’occupe de la presse. Au fond, tout ce que les journaux ;crivent ou n’;crivent pas m’est indiff;rent. Mais je ne voudrais pas cependant que vous vous fussiez d;rang; inutilement.;»
A la fin de cette entrevue, M. de Bismarck ayant appris que son interlocuteur allait se rendre ; Vienne :
«; — Connaissez-vous le ministre des affaires ;trang;res autrichien actuellement en fonctions;? demanda-t-il.
«; — Je n’ai pas cet honneur, r;pondit M. Wollheim, mais j’esp;re qu’il me recevra aussi favorablement que Votre Excellence.
«; — Vous connaissez plusieurs de ces messieurs des affaires ;trang;res ; Vienne;?
«; — Oh;! oui. Il y en a m;me qui sont de mes bons amis.
«; — Eh bien;! rendez-moi le service, fit M. de Bismarck, d’un ton solennel et d;cid;, de dire ceci en mon nom ; messieurs les Viennois : Ils ne savent pas ce qu’ils veulent, mais moi je sais ce que je veux et je le leur prouverai…;»
Le lendemain M. Wollheim se rendit chez l’alter ego de M. de Bismarck, le conseiller Keudell, dont le talent musical (il est excellent pianiste) produisait sur M. de Bismarck le m;me effet calmant que la lyre d’Orph;e sur les b;tes fauves. M. de Keudell re;ut tr;s froidement le pl;nipotentiaire de «;M. Auguste;», mais il l’informa que le gouvernement prussien consentait ; prendre quatre abonnements ; la correspondance Havas, et que le grand dispensateur de la manne «;reptilienne;», M. Bamberg, ;tait charg; d’en verser le montant contre re;u en bonne et due forme. Mais notre excellent chevalier ajoute qu’il eut beaucoup de peine ; tirer de M. Bamberg la somme convenue. Ce ne fut que trois mois plus tard, en mai, que la caisse des fonds secrets de Prusse s’entr’ouvrit au profit de la c;l;bre Agence[29].
[29] Tous ces renseignements, nous le r;p;tons, sont emprunt;s ; l’ouvrage d;j; cit; : Neue Indiscretionen, par M. Wollheim da Fonseca. C’est donc ; cet auteur que remonte la responsabilit; de ces r;v;lations.
Les Autrichiens se montr;rent plus empress;s;; leurs quatre abonnements furent pay;s rubis sur l’ongle.
M. de Beust, alors ministre de Saxe, ; qui M. da Fonseca s’adressa ;galement, ne prit pas d’abonnement.
Voyant d;cid;ment qu’il n’y avait plus rien ; glaner du c;t; de l’Autriche, et comme d’autre part M. Drouyn de L’Huys continuait ; appr;cier tr;s platoniquement les services de M. Wollheim, celui-ci r;solut de se tourner ouvertement vers la Prusse et de saluer le soleil levant. Il eut l’id;e de cr;er une grande agence t;l;graphique ; la d;votion du gouvernement prussien, et dans sa proposition il insista sur l’utilit; d’un tel projet au moment o; la guerre de 1866 allait ;clater. Mais la premi;re offre fut assez d;daigneusement repouss;e par M. de Bismarck;; quant ; la seconde demande, qui devait ;tre remise directement au roi par le lecteur ordinaire de Sa Majest;, un ancien com;dien, M. Schneider, elle resta en souffrance ; Berlin : Sa Majest; ;tait d;j; partie pour l’arm;e avec le grand ;tat-major, quand arriva la missive de M. le chevalier Wollheim da Fonseca.
C’;tait pour combattre l’Autriche que M. da Fonseca proposait de cr;er le bureau en question. Mais son id;e fut d;finitivement ;cart;e. Comme fiche de consolation, on lui accorda une maigre subvention de cent thalers par mois, dans le but de faire repara;tre ; Hambourg, o; il ;tait retourn;, son journal hebdomadaire : Die Controlle.
Cette feuille, autrichienne avant 1866, devint prussienne. La couleur politique changeait avec la couleur de l’argent.
Comme ce sont ceux qui payent le moins qui se montrent le plus exigeants, on ne fut pas satisfait, para;t-il, en haut lieu, des services rendus par le Contr;le, qui ne contr;lait pas grand’chose. On trouvait qu’il y avait trop de nouvelles th;;trales et pas assez de renseignements politiques;; on chicana bient;t M. de Wollheim sur ces mis;rables 375 francs qu’on lui attribuait par mois, et finalement on les lui supprima. C’;tait peu de temps avant la guerre de 1870. Pour la seconde et derni;re fois la Controlle mourut de sa triste mort.
M. le chevalier Wollheim da Fonseca, redevenu disponible, ;tait entr; en pourparlers avec un grand journal anglais pour l’envoi de correspondances de Berlin, lorsqu’il re;ut, au mois de septembre 1870, une d;p;che du prince Charles de Hohenlohe, ainsi con;ue :
Reims. Si vous ;tes dispos; ; accepter un poste de journaliste aupr;s du gouvernement militaire de cette ville, je vous prie de venir imm;diatement ici.
Ayant le choix entre la position ind;pendante de correspondant d’une grande feuille britannique et celle de Presshusar[30] ; la solde d’un gouvernement, le fier chevalier n’h;sita pas une minute.
[30] Hussard ou cosaque de la presse.
D;s le lendemain, un train express l’emportait vers la France envahie.
Comme tant d’autres, apr;s y avoir joui de l’hospitalit; la plus enti;re et v;cu pendant un an de l’argent des contribuables fran;ais (il avait rempli en 1867 les fonctions d’interpr;te en chef au bureau de poste ;tabli dans l’enceinte du Champ de Mars), ce preux Hambourgeois revenait en France en vainqueur;; il accourait ; l’heure de la cur;e.
Le voyage ne s’effectua pas sans encombre, sans quelques petites m;saventures. Jusqu’; la fronti;re, cela alla bien;; mais ; partir de Forbach, toute exploitation r;glementaire ayant cess;, pour continuer sa route il fallait s’en remettre ; la gr;ce de Dieu.
Bien que muni d’un billet de premi;re classe, M. le chevalier voyage de Forbach ; Pont-;-Mousson dans un wagon ; bestiaux, avec des prisonniers fran;ais qui le prennent d’abord pour un «;mouton;» charg; de les espionner, mais qui s’apprivoisent lorsque M. le chevalier se met ; raconter en argot militaire ses campagnes de 1832 en Portugal, o; il a servi dans un bataillon de tirailleurs fran;ais auxiliaire;; et lorsqu’il offrit des cigares et du vin, M. de Wollheim raconte que les «;les pauvres diables lui serr;rent la main;»;; il pr;tend m;me qu’il fut acclam;, mais la Prusse aussi a ses gascons.
A Commercy, notre «;reptile;» essaye de s’introduire dans un wagon de seconde classe. Trois officiers qui s’y trouvent repoussent brutalement leur compatriote. M. le chevalier nous dit qu’il serait rest; en panne sur le quai de la gare, si de simples soldats, plus humains et plus hospitaliers que leurs chefs, n’avaient consenti ; le recueillir dans un compartiment des troisi;mes, o; il passa la nuit ; jeun, mais r;vant qu’il faisait un excellent souper chez Hiller, le Br;bant de Berlin.
Le lendemain soir, on arrive ; Ch;lons. Nouvelle halte de nuit ; cause des francs-tireurs et des d;tachements d’infanterie qui battent l’estrade et coupent fr;quemment la voie. Tourment; par la faim et surtout par la soif, M. de Wollheim se met en qu;te d’un restaurant, d’un marchand de vin, d’une auberge ou de tout autre ;tablissement de ce genre. Il s’adresse ; quelques officiers qui se promenaient dans la rue et dans les «;vignes du Seigneur;». L’un de ces guerriers lui d;signe une maison d’assez belle apparence, dont les fen;tres sont illumin;es. Aiguillonn; par le d;sir de faire un bon repas, le noble chevalier se dirige rapidement vers l’endroit d;sign;, mais il est tout ;tonn; de trouver, au lieu d’un ma;tre d’h;tel, de gar;ons et de femmes de chambre, des soldats de la landwehr r;pandus dans le vestibule et couch;s sur les escaliers. Il avise un brigadier et lui demande par o; l’on va dans la salle ; manger.
—;Quelle salle ; manger;? r;pond le brigadier. O; vous croyez-vous donc ici;?
—;Dans une auberge;; un officier ; qui je me suis adress; m’a d;sign; cette maison comme telle.
Le peloton entier partit d’un bruyant ;clat. Ce jour-l; on rit dans l’arm;e prussienne comme dans la gendarmerie fran;aise.
—;Comment, comment, s’esclaffait le brigadier, comment;? Ils vous ont dit que c’;tait une auberge;! Eh bien, ils se sont joliment f… de vous. Savez-vous o; vous ;tes;? Dans la prison de la ville, tout bonnement. Suivez la rue jusqu’au coin, tournez ; gauche, puis ; droite, et vous aurez un h;tel devant vous.
Le lendemain, nouvelle ;tape qui s’arr;te ; ;pernay. L;, le chevalier Wollheim da Fonseca se fait passer pour Espagnol;; il trouve, gr;ce ; ce changement de nationalit;, un bon bourgeois de Reims qui s’engage, moyennant la somme de dix francs, ; le prendre dans son v;hicule pour le transporter en ville.
On file rapidement. En route, le p;re Valmot — c’est le nom du R;mois — s’arr;te dans un cabaret, pour laisser souffler ses chevaux et vider un flacon.
La salle basse de l’auberge est remplie de buveurs, de paysans arm;s de fusils ; tabati;re, de pistolets et de sabres. M. de Wollheim boit sec et, selon son habitude, il bavarde. Il adresse m;me une harangue en trois points ; ses auditeurs, qui ;coutent bouche b;ante cette rh;torique de privat docent, quand tout ; coup des cris du dehors se font entendre : «;Voici les uhlans, voici les uhlans;!;» Aussit;t les paysans d;talent et se cachent dans une cave dont la trappe se referme sur eux. Vite le p;re Valmot grimpe sur son si;ge;; son voyageur monte ; c;t; de lui et la voiture roule ; fond de train. Mais les uhlans la rattrapent, et le digne bourgeois de Reims voit avec stupeur son Espagnol exhiber un passeport sign; du commandant de place d’;pernay, et sa surprise augmente quand il l’entend causer en patois allemand avec les porte-lance.
En arrivant ; Reims, le p;re Valmot, qui n’avait plus desserr; les dents, dit d’un ton de reproche au voyageur : «;Vous ;tes un petit Prussien, monsieur l’Espagnol.;»
Mais M. de Wollheim ;tait arriv; ; destination;; c’;tait pour lui l’essentiel.
C’est de la bouche m;me du grand-duc r;gnant de Mecklembourg, gouverneur g;n;ral militaire de la Champagne, que M. Wollheim apprend quel genre de service on attend de lui et pour quel motif on l’a fait venir. Il s’agissait de cr;er un journal officiel, destin; ; servir de truchement aux autorit;s allemandes aupr;s des populations fran;aises qu’elles ;taient appel;es ; r;gir.
—;Avant tout, dit le grand-duc, et avant que je me prononce sur l’esprit et la tendance qui doivent pr;sider ; la r;daction de ce Moniteur, il faut que nous trouvions une imprimerie. Je vous autorise ; vous en procurer une, et je vous laisse le soin de recourir ; tous les moyens pourvu que nous en ayons une le plus t;t possible. Le prince Charles de Hohenlohe vous pr;tera tout son concours officiel, en qualit; de commissaire civil. Comme je sais que vous avez une plume tr;s ac;r;e, je vous prie de bien vouloir, autant que possible, en att;nuer les ;carts. Votre pol;mique doit avoir un caract;re d;fensif et non offensif. Je vous prie de ne pas faire ;talage d’animosit; envers la France et les Fran;ais;; au contraire, je d;sirerais vivement que l’amour-propre national des Fran;ais f;t m;nag;. Voulez-vous me promettre de vous tenir dans ces limites;?
C’;taient l;, ; coup s;r, de g;n;reuses paroles, qui d;celaient un adversaire chevaleresque. Mais M. de Wollheim n’entendait pas de cette oreille. Il s’engagea, il est vrai, ; «;respecter;» l’ordre de Son Altesse;; mais il fit remarquer qu’;tant donn; l’excitation des esprits en France et l’irritation produite par les ;v;nements, il serait bien difficile de laisser passer sans r;ponse les nombreuses et violentes attaques des journaux fran;ais, et que son patriotisme pourrait parfois r;pliquer avec vigueur ; des agressions injustes.
Le grand-duc r;pondit qu’il tenait beaucoup ; ne pas envenimer l’esprit d’hostilit; des habitants du territoire occup;, et que le prince de Hohenlohe avait re;u des instructions d;taill;es relativement ; la presse. — Mais, continua l’Altesse, vous ;tes d;j; depuis hier ; Reims, pourquoi n’;tes-vous pas venu me voir imm;diatement;?
—;Ah;! r;pliqua le journaliste, ma toilette ;tait tellement d;fectueuse, que jamais je n’aurais os; me pr;senter ainsi devant Votre Altesse.
—;Bah, fit le grand-duc, vous auriez pu vous pr;senter m;me avec des pantalons en loques, vous ;tiez tout excus;… Mais ce sont l; des d;tails, l’important est d’avoir une imprimerie.
M. Wollheim se mit aussit;t en campagne. Apr;s avoir essuy; diff;rents refus, il s’adressa enfin ; M. Lagarde, un des principaux imprimeurs r;mois. Celui-ci ne paraissait pas tenir ;norm;ment ; pr;ter ses presses ; l’impression du Moniteur de l’invasion.
Voici, ou ; peu pr;s, la conversation qui s’engagea entre l’industriel fran;ais et le journaliste allemand :
—;Monsieur, bien votre serviteur, dit ce dernier;; j’ai besoin d’une imprimerie pour un journal dont j’ai l’honneur d’;tre le directeur et le r;dacteur en chef. Je viens m’entendre pour les conditions.
—;C’est que… j’ai beaucoup d’ouvrage… plus que je n’en puis livrer, et puis la plupart de mes ouvriers sont partis… enfin je regrette infiniment… vous feriez peut-;tre bien de vous adresser ; F…, mon coll;gue.
—;J’en viens de chez F…, de chez R…, de chez V… ;galement;; partout on r;pond ; mes offres par des d;faites. Cependant il faut que le journal paraisse. Aussi, je vais jouer cartes sur table. Si vous consentez de bon gr; ; imprimer notre feuille, vous ferez une excellente affaire, on sera tr;s coulant sur les prix. Si vous refusez, le journal para;tra quand m;me, et chez vous, seulement votre imprimerie sera mise en r;quisition, s;questr;e s’il le faut. Si vos compositeurs d;sertent, eh bien, nous ne sommes pas embarrass;s : dans nos bataillons il ne manque pas de «;typos;» qui ont travaill; en France, et une ;quipe sera bien vite trouv;e. Ainsi choisissez : d’un c;t;, la fermeture de votre maison, une grosse perte, peut-;tre la ruine;; de l’autre c;t;, une bonne op;ration avec des b;n;fices certains.
M. Lagarde comprenait fort bien quelles d;sastreuses cons;quences aurait pour lui la mesure dont on le mena;ait.
—;Mais songez donc, fit-il, que si la population apprend que j’imprime le Moniteur prussien, on brisera tout chez moi. Apr;s la guerre, le gouvernement me poursuivra pour intelligence avec l’ennemi.
—;Pour ce qui est d’une ;meute, nous sommes de force ; la comprimer et ; vous prot;ger, et ceux qui voudraient se livrer ; des violences envers vous seraient cruellement punis;; quant au second point, je vous garantis, moi Wollheim, doctor juris et auteur d’une foule de brochures, d’articles et de volumes sur le droit des gens, que vous ne pouvez pas ;tre inqui;t;. Tous les trait;s de paix portent que les parties bellig;rantes s’interdisent de rechercher leurs nationaux pour les faits de connivence avec l’ennemi, qui auraient pu se produire au cours des op;rations.
Nous ne savons pas de quelle fa;on l’entretien fut continu;, mais il aboutit ; la r;quisition suivante, qui fut envoy;e ; M. Lagarde le jour m;me o; il signait son contrat pour l’impression du Moniteur :
Le gouvernement g;n;ral de Reims a d;cid; de faire para;tre un journal officiel. En vertu de cette r;solution et vu votre refus d’accorder de bon gr; le concours de votre imprimerie, je vous fais parvenir l’ordre de publier sans retard et d;s que vous aurez re;u le manuscrit : Le Moniteur officiel du gouvernement g;n;ral de Reims.
Pour le cas o; vous refuseriez encore ; mettre votre imprimerie ; ma disposition, l’autorit; militaire sera invit;e ; l’occuper. Pour le cas o; vos compositeurs refuseraient le travail, je les avertis que je prendrai les dispositions n;cessaires pour les y contraindre.
Le commissaire civil du gouverneur g;n;ral,
Sign; : Charles, prince de Hohenlohe.
Le premier num;ro de ce «;Moniteur;», qui paraissait ; intervalles in;gaux, selon les ;v;nements et l’importance du service, fut publi; le 8 octobre;; il ne cessa son apparition qu’; la conclusion de la paix. Chaque exemplaire ;tait sign; par M. Wollheim da Fonseca comme r;dacteur, et par l’imprimeur, dont le nom ;tait pr;c;d; de la mention : Imprimerie mise en r;quisition.
Un des premiers et des plus curieux documents communiqu;s par l’autorit; sup;rieure au nouveau r;dacteur en chef de son «;Moniteur;» contenait les instructions relatives ; la presse fran;aise dans les d;partements occup;s. Le gouverneur y exprimait le d;sir «;qu’en principe;» les journaux fran;ais continuassent leur publication;; mais comme il vaut mieux pr;venir que r;primer, ils ;taient assujettis ; un «;contr;le pr;ventif;», — bel euph;misme pour d;signer la censure.
D’apr;s ces instructions, les censeurs avaient ; envisager les articles qu’ils ;taient appel;s ; «;contr;ler;», sous deux aspects diff;rents : les articles contenant le simple r;cit des faits et les articles d’appr;ciation.
Pour les premiers, le devoir du censeur ;tait de veiller ; ce que les r;cits de faits ne fussent pas de nature ; entretenir parmi les populations fran;aises des esp;rances et des illusions pouvant provoquer des soul;vements contre les autorit;s militaires allemandes. «;Seulement, disait le document, il convient d’examiner si les nouvelles de ce genre doivent ;tre simplement supprim;es ou s’il ne vaut pas mieux les laisser publier en les faisant pr;c;der ou suivre d’une rectification officielle. De cette fa;on, ajoute l’instruction donn;e par le commissaire civil, on parviendrait ; ruiner de fond en comble le cr;dit des journaux fran;ais aupr;s de leurs lecteurs. Quant aux articles de raisonnement ou articles de fond, le censeur devra biffer tout appel ; la d;sob;issance ou ; la r;sistance envers les autorit;s allemandes, mais il pourra permettre la discussion calme et mod;r;e des affaires int;rieures de la France;; surtout lorsqu’il s’agira d’articles tendant ; faire pr;valoir chez le lecteur la reconnaissance du fait accompli.;»
Enfin le r;dacteur de ce curieux document, fid;le au principe de certains dentistes : «;gu;rissez, mais n’arrachez pas;», recommande de «;modifier autant que possible les articles hostiles;», et «;non de les supprimer;», et prescrit de ne tol;rer la mention des actes du gouvernement de Paris, que sous la rubrique : Nouvelles d’origine fran;aise. Les actes du gouvernement allemand seuls peuvent ;tre d;sign;s comme «;documents officiels;».
Le m;me jour o; cette circulaire ;tait adress;e aux pr;fets (prussiens) de Ch;lons, Rethel, Laon, Meaux, Versailles et Reims, M. Wollheim recevait ses instructions particuli;res relatives ; la publication du Moniteur. Le chevalier avait d;cid; de confectionner le journal ; lui tout seul, il avait repouss; avec indignation l’offre de faire venir un ou deux collaborateurs d’Allemagne.
Il s’;tait born; ; demander que les appointements destin;s ; ces aides lui fussent attribu;s. Le grand-duc de Mecklembourg lui avait gracieusement accord; ce suppl;ment de solde : «;Allez, ne vous g;nez pas, vous auriez pu demander davantage, fit le prince en riant;; en temps de guerre, tout sort de la grande caisse.;»
La «;grande caisse;» ;tait celle des contribuables fran;ais, dont l’argent devait, en vertu d’un autre ordre de l’autorit; prussienne, ;tre vers; entre les mains du receveur principal allemand, M. Pochhammer, conseiller de n’importe quoi, et dont le nom tudesque fut chang; par les R;mois en celui de Poche-am;re.
Si M. Wollheim da Fonseca avait r;ussi ; ;viter le concours importun de collaborateurs, il n’avait pu ;chapper au joug d’un surveillant officiel, qui lui fut octroy; dans la personne d’un diplomate bavarois, M. le comte de Taufkirchen, commissaire civil adjoint, que ses propres compatriotes ne se g;naient pas d’appeler comte de Saufkirchen[31], ; cause de sa virtuosit; dans l’art de s;cher les moos de bi;re de son pays.
[31] Saufen veut dire, en allemand, boire un peu plus qu’un Polonais, presque comme un Bavarois.
M. de Tauf ou de Saufkirchen fut donc charg; de revoir, avant leur insertion, les ;lucubrations de M. Wollheim, qui, du reste, fit tous ses efforts pour ;chapper ; cette tutelle. Il y r;ussit assez bien, le diplomate bavarois n’;tait pas un mentor bien s;v;re;; il fuyait d’ailleurs avec empressement les longues dissertations remontant au d;luge et les digressions p;dantes dont le r;dacteur du Moniteur ne manquait jamais de le r;galer, quand le comte se permettait une observation ou faisait une r;serve au sujet d’un article.
Si M. Taufkirchen laissait la bride sur le cou ; l’ex-privat docent pour la partie politique du journal, il s’occupait en revanche, personnellement et avec une louable persistance, d’extirper la peste bovine qui, au d;but de la guerre, ravageait la Champagne.
Chaque num;ro du journal officiel contenait une ou plusieurs circulaires, ordonnances, etc., concernant cette ;pid;mie;; les colonnes du journal en ;taient si encombr;es, que les R;mois appel;rent la feuille de M. Wollheim le Moniteur bovin. Les efforts de M. Taufkirchen ne furent du reste point st;riles, la maladie ne s’;tendit pas aux Prussiens, elle disparut au d;but de l’hiver;; et jugeant sans doute sa t;che termin;e, M. de Taufkirchen s’en retourna en Allemagne.
M. Wollheim, se sentant compl;tement libre de toute entrave, poussa un grand ouf;! il se mit alors ; entasser dans le Moniteur une montagne d’articles lourds et indigestes, bourr;s de citations, pour d;montrer que l’Allemagne ;tait la premi;re nation du monde et que les Fran;ais n’avaient plus qu’; se prosterner devant les souverains, les g;n;raux, les privat docent venus d’outre-Rhin.
Dans un article ins;r; en t;te d’un des premiers num;ros du Moniteur, M. Wollheim avait mis la main sur son c;ur et protest; de son amour pour la France, «;o;, disait-il, il avait ;tudi;, qu’il avait habit;e, et o; il comptait des relations de famille.;»
Il promettait de prendre pour devise de son journal : La v;rit;, toute la v;rit;, rien que la v;rit;.
Cette profession de foi ;tait sign;e : «;Dr Wollheim, chevalier da Fonseca, ancien docent ; l’universit; de Berlin;», etc., etc. Il va sans dire que, rev;tu de cette qualit;, M. da Fonseca se prenait pour un grand personnage;; mais il ne cessait de faire r;sonner son importance, tout comme les lieutenants de uhlans faisaient r;sonner les fourreaux de leurs sabres sur le pav; de la ville. Le trait suivant montre jusqu’o; ce reptile pouvait pousser l’outrecuidance :
Averti que, sous pr;texte d’effectuer des achats pour des maisons de Reims, des agents de la Prusse, dont tous malheureusement n’;taient pas des Allemands, s’introduisaient dans le d;partement du Nord et recueillaient des renseignements de nature ; servir l’ennemi, le pr;fet (fran;ais) de Lille avait interdit par un arr;t; tout rapport avec les territoires occup;s, et prohib; l’entr;e en Champagne des denr;es alimentaires, combustibles et tissus, que Reims et Ch;lons ont de tout temps tir;s des environs de Lille et dont le commerce avait ;t; tol;r; jusque-l;. Cette prohibition, n;cessaire au point de vue militaire, pouvait entra;ner pour Reims les plus d;sastreuses cons;quences au point de vue ;conomique. Le conseil municipal d;cida donc l’envoi d’une adresse au pr;fet du Nord pour lui exposer que son ordonnance affamerait et livrerait aux rigueurs d’un hiver extraordinairement dur une cit; fran;aise de 60 ; 70,000 ;mes, qui avait d;j; le malheur de subir l’invasion ;trang;re.
Quelques jours apr;s le vote de cette adresse, les ;diles r;mois ;taient r;unis ; l’h;tel de ville, dans la salle ordinaire de leurs s;ances;; le maire, M. Dauphinot, pr;sidait. Soudain la porte s’ouvre et livre passage ; un quidam qui s’avance vers le maire et lui dit : «;Je suis le chevalier Wollheim, r;dacteur en chef du Moniteur de Reims.;»
Avant que les p;res de la cit; se fussent remis de leur ;tonnement, l’intrus, prenant une posture oratoire, leur d;bita avec force gestes le petit speech suivant :
«;Monsieur le maire et vous tous, messieurs, je viens de mon plein gr; vous pr;senter mes compliments au sujet des mesures que vous avez prises pour opposer une digue ; la mis;re, qui malheureusement s;vit dans de fortes proportions. Messieurs, j’ai ;tudi; ; Paris, j’ai pass; de longues ann;es en France. Vous voudrez bien croire ; la sinc;rit; de ce que je dis en exprimant le v;u que toutes les villes de ce beau pays soient administr;es par une municipalit; semblable ; celle de cette magnifique cit;. Alors, — croyez que mon immense amour de l’humanit; seul me porte ; vous adresser ces quelques paroles, — alors nous jouirions bient;t de cette paix, que la Bible promet aux hommes de bonne volont;;».
A la suite de cette allocution ou plut;t de cette hom;lie prononc;e le sourire sur les l;vres, M. le chevalier Wollheim s’attendait ; recevoir des remerciements et des compliments;; mais il apprit ; ses d;pens qu’en d;pit de la r;putation faite aux Fran;ais par quelques romanciers et quelques chroniqueurs, il ne suffit pas toujours, du moins, de jouer au cabotin pour en imposer aux gens et pour r;colter des applaudissements. Un silence glacial accueillit ces paroles;; il ne resta plus au r;dacteur du Moniteur qu’; battre en retraite avec le sentiment peu agr;able d’avoir manqu; son effet.
Ce mod;le du parfait «;reptile;» avait su s’arranger une vie des plus confortables. Une jeune dame fort avenante, — honni soit qui mal y pense;! — faisait les honneurs de son int;rieur. Et aujourd’hui encore l’estomac reconnaissant de M. Wollheim lui inspire des accents presque lyriques pour c;l;brer les merveilles de la cuisine r;moise, soit au «;Lion d’Or,;» soit au restaurant P;cheur, mais surtout ; la table de Mme veuve Pomery, l’heureuse propri;taire de la fameuse fabrique de vin de Champagne.
L’h;tel de Mme Pomery est un des plus luxueux de Reims;; aussi M. le prince de Hohenlohe, commissaire civil pour la Champagne, le trouva-t-il ; son gr; et y ;tablit-t-il son quartier g;n;ral pendant toute la dur;e de l’occupation. Presque tous les soirs, M. le commissaire civil recevait les fonctionnaires ainsi que les officiers sup;rieurs de passage, et le champagne de la veuve coulait ; flots. Dans les cas extraordinaires, c’est-;-dire quand les visiteurs ;taient gens de marque, on organisait une partie fine ; grand menu dans l’un des premiers restaurants, et l’on mangeait, on buvait toute la nuit, «;on s’en fourrait jusque-l;,;» comme le baron de Gondermark dans la Vie parisienne. Des voitures vides attendaient ceux qui ;taient pleins pour les reconduire chez eux. Le digne chevalier ;tait invit; ; tous ces gueuletons, et lorsqu’il avait plusieurs verres de surcharge, on s’amusait ; le «;monter;», il servait de bouffon ; la noble soci;t;.
Vers le mois de d;cembre, un grand d;ner fut offert au prince de Ratibor, parent de M. de Hohenlohe.
Le richissime prince allait rejoindre un r;giment de hussards rouges, dont il portait l’uniforme.
Un des dadas du chevalier Wollheim ;tait de pr;tendre que les dragons, dans lesquels il avait servi autrefois, ;taient les premiers cavaliers du monde, tous les autres ne leur allaient pas ; l’;trier. Un des convives du festin mit, pour ;gayer la soci;t;, la conversation sur ce chapitre.
M. Wollheim da Fonseca, qui avait d;j; son plumet, ne manqua pas de proclamer la sup;riorit; de ses anciens fr;res d’armes.
—;Prince, dit-il en s’adressant au h;ros de la petite r;union, vous ;tes tr;s aimable, tr;s spirituel, mais vous le seriez cent fois davantage si, au lieu de servir dans les hussards, vous serviez dans les dragons.
Le prince, qu’on avait averti, feignit de se f;cher et r;pondit par quelques paroles d;daigneuses pour les dragons.
Alors le r;dacteur du Moniteur, oubliant toute mesure et m;me le respect inn; ; tout Allemand pour une Altesse s;r;nissime, riposta :
—;Eh bien, moi, j’affirme qu’un dragon, m;me avec une canne, est capable de se d;fendre contre le sabre d’un hussard;!
D;cid;ment la com;die devenait int;ressante.
—;Eh bien, puisqu’il en est ainsi, r;pondit le prince, sortons, nous allons bien voir;!
—;Oui, sortons;! rugit le chevalier en enfon;ant son gibus sur l’occiput.
Les bons R;mois qui ; cette heure d;j; avanc;e gagnaient h;tivement leur logis, virent alors, en passant devant le restaurant P;cheur, une sc;ne fort comique, malgr; la rigueur et la tristesse des temps.
Arm; de son grand sabre, un hussard rouge s’escrimait contre la canne d’un monsieur en habit noir, pouvant ; peine se tenir et paraissant furieux. Une dizaine d’officiers de toutes armes assistaient ; cette sc;ne h;ro;-comique en s’esclaffant de rire. Apr;s plusieurs passes, le sabre du prince de Ratibor s’abattit sur le couvre-chef de Wollheim, qui roula dans le ruisseau. Le chevalier sentant alors combien il ;tait ridicule fut comme d;gris;.
Il ramassa d’un air penaud et m;lancolique le chapeau tout neuf qu’il avait immol; ; la gloire des dragons, et s’esquiva.
Dans ses Indiscr;tions d’ancien «;reptile;» et d’employ; aux besognes publiques et clandestines du gouvernement prussien, M. le chevalier Wollheim da Fonseca consacre de nombreux chapitres ; son s;jour ; Reims. La science culinaire du chef de Mme Pomery ayant ;galement ;t; c;l;br;e par le directeur de la police secr;te, Stieber, dans ses M;moires, M. Wollheim tourne en ridicule l’;bahissement de ce Berlinois, qui, nourri de vulgaires pommes de terre et de radis noirs, ne semblait pas se douter, l;-bas dans le nord, de ce qu’;taient les beaux fruits et les bons vins en France.
Ah;! ces d;ners de Mme Pomery, avec quels transports en parlent ceux qui purent s’en r;galer;!
«;Mme Pomery, ;crit Stieber ; sa femme, a mis toute sa maison ; ma disposition plut;t que d’avoir ; loger de simples soldats. J’ai autant de Champagne, marque Pomery, ; ma disposition que je puis en d;sirer. Cette dame est seule avec sa fille, qui tremble de peur;; car lors de l’entr;e de l’arm;e, nos troupes, par erreur, ont tir; sur elle. Nos d;ners sont splendides;; quatre domestiques nous servent ; table. Apr;s tant de privations, quel changement ; vue;!… Je voudrais seulement pouvoir vous envoyer les p;ches et les raisins du dessert;!;»
Quelle bonne maison;! Et comme le chef s’ing;niait;! Ses plats ;taient de vrais chefs-d’;uvre. On ne regardait pas ; la d;pense, on servait les primeurs les plus d;licates, les vins les plus exquis. Et le champagne, c’;tait une averse continuelle, on en ;tait impr;gn; jusqu’aux os;!
La veuve Pomery pr;sidait ; ces goinfrades.
M. Wollheim a enregistr; soigneusement les reparties spirituelles qui s’;changeaient entre elle et lui. Un jour, la ma;tresse du logis lui ayant offert de la salade :
—;Merci, dit en fran;ais M. le chevalier, — je ne broute pas.
Une autre fois, on parlait d’une nouvelle favorable donn;e par un journal fran;ais :
—;Mais j’ai d;menti cela dans le Moniteur, fit M. Wollheim.
—;Pardonnez-moi, monsieur, r;pondit Mme Pomery, mais je ne lis jamais le Moniteur (prussien).
—;Voyons, madame, fit alors le r;dacteur de cette feuille, vous n’allez pas me la faire ; l’oseille;!
Ces deux «;traits d’esprit;», qui donnent la mesure de la hauteur du «;plafond;» de M. le chevalier, sont en fran;ais dans le livre qu’il a publi;.
Malheureusement le volume d’indiscr;tions de M. Wollheim s’arr;te au mois de d;cembre 1870, sur le r;cit d’une pantagru;lique ripaille en l’honneur de la f;te de No;l. Nous ignorons donc ce que M. le chevalier da Fonseca a fait dans la suite pour la plus grande gloire de M. de Bismarck. Tout ce que nous pouvons dire en terminant ce long chapitre, destin; ; faire conna;tre d’apr;s ses propres aveux un des plus beaux ;chantillons de «;reptiles de presse;» et d’agent politique secret, c’est que M. le chevalier Wollheim da Fonseca adressa de Reims un m;moire tr;s d;taill; ; M. de Bismarck pour la cr;ation, ; Paris, d’un grand journal en langue fran;aise, destin; ; d;fendre apr;s la guerre les int;r;ts de la Prusse.
Ce beau projet n’a pas ;t;, que nous sachions, mis ; ex;cution. M. de Bismarck n’avait pas besoin d’un organe particulier, dont on aurait bient;t vu le bout de l’oreille. On pouvait, par d’autres moyens et sans ;veiller l’attention, arriver aux m;mes fins.
VII
Ñâèäåòåëüñòâî î ïóáëèêàöèè ¹223012101553