Ñåêðåò Ïðóññêîé ïîëèöèè, 9 è 10 ãëàâà
Retour en arri;re. — Revirement dans la politique prussienne. — Stieber inculp; d’arrestations arbitraires. — M. de Mohrenheim confie ; Stieber une mission d;licate. — La princesse de S… et Edgard R… — Stieber entre au service de la police secr;te russe. — Son entrevue avec M. de Bismarck. — Il est envoy; en Saxe et en Boh;me. — Arrestation de l’espion prussien ; Trautenau. — L’attentat de Charles Blind. — Stieber reprend publiquement ses fonctions. — Comment il se vengea de sa m;saventure en Boh;me. — La presse fran;aise et M. de Bismarck. — M. Vilbort au grand quartier g;n;ral et d;cor; par le roi de Prusse. — Brunn et l’invasion prussienne. — M. Benedetti ; Nikolsbourg.
Nous avons anticip; sur les ;v;nements en suivant M. le chevalier Wollheim jusqu’en 1870. Pour que notre expos; de l’histoire de la police secr;te prussienne soit complet, nous sommes oblig; de revenir en arri;re, ; la fin de l’ann;e 1858.
A Berlin, le minist;re Manteuffel a ;t; remplac; par le cabinet lib;ral Hohenzollern.
On a d;clar; la guerre ; tous les abus de la r;action, la police secr;te est en plein krach. Pour bien affirmer le caract;re sinc;re de ce revirement, des poursuites sont exerc;es contre Stieber pour les diff;rentes ill;galit;s dont il s’est rendu coupable, notamment dans l’affaire du vol des d;p;ches (Teschen), dans celle du pr;tendu prince d’Arm;nie et dans les r;glements des billets d’officiers.
Ces poursuites, qui motiv;rent m;me un instant l’arrestation de Stieber, firent un bruit ;norme.
Pour se d;fendre, le chef de la s;ret; produisit des pi;ces qui compromettaient fortement le ministre de la justice, M. Simons, et le procureur g;n;ral, M. Schwark. Il est vrai qu’apr;s de longs d;bats, Stieber ayant pu prouver qu’il avait agi par ordre sup;rieur et quelquefois sur l’injonction personnelle du roi Fr;d;ric-Guillaume, mort au cours du proc;s, le policier fut acquitt;;; mais il n’;chappa pas ; la mise en disponibilit;, qui entra;nait une r;duction consid;rable de ses appointements.
Stieber, ; cette ;poque, fut non seulement inculp; d’arrestations arbitraires et d’abus de pouvoir, on l’accusa ;galement d’avoir fait mourir de faim un de ses propres enfants. Cette imputation se produisit d’abord dans un journal de Hambourg : la R;forme. Un ;crivain qui montrait alors une tr;s vive hostilit; contre Stieber raconta qu’en 1849 celui-ci avait confi; un de ses enfants, le premier n;, ; une rec;leuse qui avait re;u l’ordre de laisser mourir le petit d’inanition. Cette calomnie (car c’en ;tait une) gagnait un peu en consistance, en raison de la mort de l’enfant. Mais le proc;s intent; d’office par le procureur g;n;ral ; Eichhoff d;montra que le d;c;s de l’enfant, survenu beaucoup plus tard, devait ;tre attribu; ; la fi;vre scarlatine. L’action se termina par une condamnation ; neuf mois de prison du journaliste hambourgeois.
Voici donc le chef de la police occulte berlinoise rendu aux douceurs de la vie priv;e, mais pas pour bien longtemps, comme le prouvera la suite. L’acc;s de lib;ralisme qui s;vit en Prusse pendant le minist;re Hohenzollern fut de courte dur;e et le successeur du «;p;re Antoine[32];», M. le baron de Bismarck, n’;tait pas homme ; d;daigner les services des mouchards.
[32] Surnom populaire donn; au prince de Hohenzollern, dont le fils L;opold a servi plus tard de pr;texte ; la guerre de 1870.
Mais en attendant, le policier d;gomm; ne savait trop comment employer ses petits talents, peut-;tre songeait-il d;j; ; s’expatrier, quand une lettre l’invita ; se rendre ; l’ambassade de Russie.
Il n’eut garde de manquer ; cette convocation.
Quelques menus services rendus ; la troisi;me section lui avaient d;j; valu des tabati;res, des gratifications, m;me la croix de Saint-Stanislas. Ce n’;tait pas le moment de d;daigner de semblables aubaines. Il se rendit ; l’ambassade ; la tomb;e de la nuit, entre chien et loup, car il ;tait tellement impopulaire alors ; Berlin, que les gamins le poursuivaient dans les rues. Il fut introduit dans le cabinet d’un attach;, M. le baron de Mohrenheim, qui, dans les cercles diplomatiques, passait pour un homme d’avenir. Cette pr;vision n’a pas ;t; d;mentie, puisque l’ancien attach; de 1861 remplit en 1884 les hautes fonctions d’ambassadeur du Tsar ; Paris.
M. de Mohrenheim exposa rapidement les faits. Une tr;s grande dame russe avait ;t; remarqu;e par un grand-duc de la famille imp;riale, et si les choses n’;taient pas all;es plus loin, il y avait eu un ;change de lettres suffisamment compromettant. Or, les lettres du prince ;taient tomb;es on ne savait trop comment entre les mains d’un escroc affili; sans doute ; une bande de voleurs. Cet individu mena;ait de faire parvenir les missives princi;res au mari de la dame, pourvu d’un poste diplomatique tr;s ;lev;, si on ne lui payait une somme tellement forte que la dame en question, qui se f;t ex;cut;e en pr;sence d’une demande ; peu pr;s raisonnable, se voyait oblig;e d’;chapper ; une ran;on aussi forte.
Stieber r;fl;chit un instant.
—;Vous m’avez dit, fit-il, que ce ma;tre chanteur s’appelle Edgard R… et qu’il demeure Bruderstrasse, no…
—;Parfaitement, r;pondit M. de Mohrenheim.
—;Il y aura peut-;tre un moyen de nous tirer de l;, mais il faut que la dame en question nous aide un peu.
—;En quoi faisant;?
—;Il faut qu’elle ;crive ; cet individu une lettre suffisamment gracieuse, flattant son amour-propre, laissant supposer qu’elle l’a remarqu;.
—;Y songez-vous, monsieur;? se r;cria le diplomate, Mme la princesse de S… ;crire une semblable lettre;!…
—;Eh;! mon Dieu, elle ne sera pas compromise davantage que par les petits papiers que le dr;le a en sa possession. Et puis, qu’importe, nous lui enl;verons cette lettre avec les autres. Suivez bien mon raisonnement… Je connais cet Edgard R… C’est un ancien homme du monde r;duit aujourd’hui aux exp;dients, aux escroqueries. Mais il lui reste de son pass; une immense fatuit;. Qu’il re;oive de Mme de S… un billet tel que je l’indique, il n’aura aucun soup;on, si, par un messager que je me charge de lui d;p;cher, Mme de S… lui donne un pr;tendu rendez-vous ici-m;me. Il tombera dans le pi;ge comme un enfant. L’amener l;, c’est tout ce que je vous demande. Le reste me regarde, moi et deux ou trois solides gaillards r;solus et muscl;s ; souhait.
—;Mais s’il n’a pas les lettres sur lui;?
—;Eh bien, nous l’enfermerons sans boire ni manger dans une de vos caves, jusqu’; ce qu’il indique o; les papiers se trouvent. Mais je suppose que cela sera inutile.
En effet, les choses se pass;rent comme le tr;s perspicace Stieber l’avait pr;vu. Sur un billet assez galamment tourn;, Edgard R… s’imagina pour tout de bon que la grande dame qu’il voulait exploiter ;tait devenue amoureuse folle de lui. Il trouva donc tout naturel de se rendre ; un rendez-vous nocturne que la dame lui donnait dans l’h;tel mitoyen de l’ambassade qu’elle habitait. Introduit dans le jardin tr;s touffu situ; derri;re la maison, par une porte donnant sur une petite ruelle, il trouva une dame ayant ; peu pr;s la tournure et portant le costume de la princesse de S… C’;tait une femme de chambre ressemblant un peu ; sa ma;tresse, ; qui elle ;tait toute d;vou;e. Le doigt sur la bouche, la dame voil;e l’invita ; le suivre au fond du petit parc. Edgard R… ;tait aux anges, lorsque, tout ; coup, il se sentit saisi, b;illonn; et ficel;. C’;taient les deux gaillards de Stieber, qui, cach;s dans l’;pais feuillage des arbres, s’;taient ;lanc;s sur l’infortun; amoureux, l’avaient jet; ; terre avant m;me de lui laisser le temps de revenir de sa surprise et de crier. ;videmment, Stieber, qui aimait ; puiser ses trucs dans les romans, avait lu les Mohicans de Paris, qui venaient de para;tre.
Edgard R… fut imm;diatement fouill;, et on trouva cousus dans la doublure de son paletot les pr;cieuses lettres et le billet de la princesse.
D;s que les gens de Stieber se furent assur;s de cette bonne prise, ils relev;rent leur victime, mais sans lui ;ter son b;illon. Ils conduisirent Edgard R… dans l’une des pi;ces de l’ambassade, o; une certaine somme, qui ;tait bien loin d’atteindre celle qu’il avait eu l’audace de r;clamer, lui fut compt;e.
—;Il y en aura autant pour vous au bout de l’ann;e, lui dit la personne qui lui remit cet argent, si vous vous taisez sur ce qui s’est pass;;; c’est du reste dans votre int;r;t plus que dans le n;tre, car vous pourriez toujours ;tre poursuivi pour chantage et complicit; de vol.
Edgard R… promit de se taire et se tut.
Or, le plus curieux de l’affaire, c’est que Mme la princesse de S…, en grande dame slave et fantasque qu’elle ;tait, s’;prit de curiosit; et ensuite d’autre chose pour l’homme qui, sur quelques lignes de sa main, avait donn; dans un pi;ge en somme assez grossier.
Peu de temps plus tard, la princesse et Edgard R…, qu’un h;ritage avait remis ; flot, se rencontr;rent dans une ville d’eaux o; leur liaison causa grand scandale.
Mais ceci n’est plus de notre comp;tence. Si nous avons rapport; ce petit ;pisode, c’est parce qu’il eut pour Stieber les plus brillants r;sultats. L’insurrection polonaise venait d’;clater, on ne parlait que de complots contre la vie du Tsar, et les rapports secrets affirmaient que ces attentats ;taient pr;par;s en Allemagne, et que les conjur;s voulaient profiter du voyage annuel d’Alexandre II aux eaux d’Ems pour les mettre en ex;cution.
Stieber fut charg;, par l’interm;diaire de M. de Mohrenheim, d’organiser un v;ritable corps de police secr;te, dont la t;che consistait exclusivement ; surveiller les ;migr;s polonais[33] et ; garantir la s;ret; personnelle du Tsar, pendant son s;jour dans les villes d’eaux allemandes. Stieber re;ut carte blanche pour recruter son personnel. Outre le remboursement de tous les frais, des appointements superbes, qui le d;dommageaient amplement de la perte de son emploi en Prusse, lui furent accord;s. L’ex-chef de la s;ret; n’;tait, du reste, pas aussi ; plaindre qu’il avait voulu le faire croire un instant. Malgr; sa nombreuse famille, et bien que ses appointements officiels n’eussent jamais d;pass; 1,000 thalers, ou 3,750 francs par an, l’ing;nieux chef de la police secr;te avait trouv; moyen d’acheter sur ses «;;conomies;» un vaste terrain o; il fit b;tir, et qu’il revendit avec d’;normes b;n;fices. Pendant deux ou trois ans, les affaires russes l’absorb;rent compl;tement. Il avait embauch; la plupart de ses anciens sbires, que le minist;re lib;ral avait cong;di;s, et toute une escouade d’aventuriers et de chenapans ; mine patibulaire que l’on voyait errer ; toute heure du jour et de la nuit autour de la petite villa qu’Alexandre II avait l’habitude d’habiter lorsqu’il prenait les eaux d’Ems. Ces individus marquaient si mal, comme dit le peuple, qu’un jour l’empereur en fut effray;, croyant que c’;taient des voleurs m;ditant un mauvais coup.
[33] La plupart de ces ;migr;s vivaient ; Dresde et ; Francfort.
Quant aux ;migr;s polonais de Dresde, Stieber avait recours aux belles et faciles demoiselles de cette ville de joie allemande[34] pour d;couvrir leurs secrets. Il avait ; son service tout un escadron volant de cotillons qui souvent lui fournissait — le Polonais a le c;ur tendre et l’humeur volage — d’utiles et pr;cieuses informations.
[34] Voir l’Allemagne amoureuse. 1 vol. Dentu, ;diteur.
Trois ann;es se pass;rent ainsi, quand, en 1864, le sieur Brass, r;dacteur en chef de la Gazette de l’Allemagne du Nord, un ren;gat d;mocrate-socialiste qui avait vendu son journal ; M. de Bismarck, pria Stieber de passer le soir m;me au bureau de la r;daction de cette feuille.
Brass et Stieber se connaissaient et s’appr;ciaient mutuellement. Le grand «;reptile;» et le chef policier ;taient deux ;mes s;urs capables de se si bien comprendre;! Ils avaient donc des rapports fr;quents, presque journaliers.
Apr;s avoir, en bon p;re de famille, pris son th; avec les siens, Stieber, arm; d’un parapluie, car il pleuvait ; verse, se mit en route pour la Wilhelmstrasse, o; sont situ;s les bureaux de la feuille officieuse, qui avait alors les allures d’un v;ritable pamphlet quotidien, d;versant l’injure, la diffamation et la calomnie sur les lib;raux et les progressistes soutenant la lutte c;l;bre connue sous le nom de «;conflit parlementaire;».
La grosse besogne du jour ;tait termin;e, les bureaux ;taient compl;tement d;serts. Seul le r;dacteur en chef travaillait encore dans son cabinet directorial. M. Brass corrigeait des ;preuves qui lui avaient ;t; «;remises en double;», car un paquet de placards du m;me article ;tait pos; sur un coin de la table, devant un si;ge vide attendant un visiteur.
—;Mon cher ami, dit le r;dacteur en chef, lorsque Stieber eut ;t; introduit et tandis que le policier se chauffait aupr;s d’un grand po;le, cette soir;e peut avoir pour vous d’immenses r;sultats. Depuis longtemps, je voulais vous mettre en rapport avec le premier ministre. Il va venir dans quelques instants pour corriger, comme il le fait fr;quemment, un article r;dig; sur des notes envoy;es par lui ce matin. Vous aurez l’air de vous trouver ici comme par hasard. T;chez de lui plaire, je suis s;r qu’; la premi;re occasion il vous emploiera et vous rendra la position que ces gredins de lib;raux vous ont enlev;e.
Stieber n’eut pas le temps de remercier son ami.
Une petite porte en tapisserie communiquant par un escalier directement avec la rue s’;tait ouverte, et la puissante carrure surmont;e de la t;te de bouledogue de M. de Bismarck parut dans l’encadrement.
Le premier ministre ;tait assez difficile ; reconna;tre : d’une part le collet de son ample manteau relev; jusqu’aux oreilles, de l’autre sa casquette d’uniforme enfonc;e jusque sur les yeux, dissimulaient compl;tement sa figure.
A peine entr;, il se d;barrassa de son manteau, qu’il jeta n;gligemment sur un meuble, ;ta sa casquette et se montra dans cet uniforme de colonel de la landwehr, qui semble avoir ;t; cr;; expr;s pour lui, tellement il le porte bien. Il tendit la main ; M. Brass et r;pondit par une l;g;re inclinaison de t;te au profond salut de Stieber.
—;Ah;! voici les ;preuves, fit M. de Bismarck en apercevant les placards. Et imm;diatement — apr;s s’;tre toutefois donn; le temps d’allumer un cigare — il prit dans un plumier un ;norme crayon long de trente ; quarante centim;tres, taill; des deux bouts;; et, sans se pr;occuper autrement de MM. Brass et Stieber, il parcourut l’article, changeant une phrase par-ci, modifiant un mot par-l;, le tout rapidement, d’un coup de crayon brusque et sec.
—;C’est cela, c’est parfaitement cela, s’;cria-t-il, lorsqu’il eut fini, vous leur donnez leur compte;; d;cid;ment, mon cher Brass, vous ;tes un bon molosse et vous vous entendez ; mordre. MM. Virchow, Gneist et autres progressistes vont encore pousser des rugissements;!
D’un signe de t;te, M. de Bismarck indiqua Stieber, que M. Brass pr;senta enfin.
—;Je regrette beaucoup, fit le premier ministre, sans autre pr;ambule, de ne pouvoir vous rendre votre ancienne position, mais il y aurait trop de criailleries. Il faut encore laisser passer quelque temps… Mais en attendant je voudrais vous confier quelques missions tr;s confidentielles ; l’;tranger, en Saxe et en Boh;me. Il y a l; une foule de renseignements ; recueillir et dont j’aurai besoin quand les choses se g;teront d;cid;ment avec nos voisins et chers amis les Autrichiens… Ensuite, comme vous vous occupez des Polonais, je ne serais pas f;ch; de savoir ce que ces gens-l; font, et surtout ce qu’ils m;ditent relativement ; notre grand-duch; de Posen… Il ne faut pas que l’on soup;onne nos relations, cela ferait trop de bruit;; et, dans l’int;r;t m;me de vos renseignements, le public doit croire que votre disgr;ce continue. Brass se chargera de me faire parvenir vos notes;; de temps en temps, nous nous rencontrerons ici. Servez-moi bien;; je ne suis pas de ceux qui l;chent leurs collaborateurs. Le jour viendra o; je n’aurai plus de m;nagements ; garder, o; tous seront ; mes pieds, me demandant pardon de m’avoir m;connu. Ce jour-l;, nous pourrons r;gler nos comptes.
A la suite de cette entrevue, Stieber, d;guis; en mouchard ambulant, — tant;t en photographe, tant;t en saltimbanque ou en marchand de statuettes de pl;tre et d’objets de pi;t;, — parcourut les contr;es o; deux ans plus tard devait se jouer le drame de Sadowa.
Pendant cette tourn;e, il lui arriva une m;saventure dans la petite ville de Trautenau, o; il s’;tait pr;sent; en «;colporteur;», offrant ; tout le monde des marchandises qui ont le don de plaire aux paysans : foulards aux vives couleurs, bijoux en simili-or et simili-argent, livres de messe et livres d’images. Un voyageur de commerce de Berlin crut reconna;tre le pr;tendu «;camelot;», et le d;non;a aux buveurs rassembl;s dans la salle commune de la principale auberge. Justement des rumeurs relatives aux espions couraient par tout le pays;; la foule, excit;e par le voyageur, tr;s heureux de se d;faire d’un concurrent, se rua sur le faux camelot, le roua de coups et le conduisit ensuite devant le bourgmestre, M. Roth, qui le garda en prison pendant toute la nuit et le fit exp;dier le lendemain ; la fronti;re par la gendarmerie.
Peu de jours avant la d;claration de guerre ; l’Autriche, M. de Bismarck traversait la Wilhelmstrasse, rentrant ; l’h;tel des affaires ;trang;res, quand un jeune homme d’une vingtaine d’ann;es, qui depuis quelques instants suivait le ministre, l’assaillit ; coups de revolver. Les balles s’aplatirent sur la cotte de mailles que le comte, pr;venu vaguement, portait sous ses v;tements. M. de Bismarck se jeta sur l’auteur de cette tentative, le d;sarma lui-m;me et le remit aux gardiens accourus au bruit des d;tonations. Conduit au poste le plus voisin, le jeune homme s’affaissa sur le plancher, et avant qu’il f;t possible de lui administrer le plus l;ger secours, il avait cess; de vivre. Au moment de son arrestation, il avait aval; un poison violent contenu dans le chaton d’une bague. Les papiers trouv;s dans ses poches ;tablirent que ce jeune Brutus germanique ;tait Charles Blind, fils adoptif d’un des principaux chefs du parti r;publicain allemand, r;fugi; ; Londres depuis 1848. Sans doute l’infortun; jeune homme avait voulu tuer celui que beaucoup de ses futurs adulateurs consid;raient alors comme le fl;au et le tyran de l’Allemagne. N’ayant pas r;ussi, il s’;tait h;ro;quement soustrait aux ge;liers. Cet attentat fit une impression profonde sur le chancelier. Il ne voulait pas admettre que l’acte de Charles Blind f;t isol;;; selon lui, le jeune fanatique ;tait l’;missaire d’une bande nombreuse de conjur;s. Il avait ;chou;, mais d’autres viendraient ; la rescousse;; or, au moment de risquer cette grosse partie, dont il pr;parait le jeu depuis cinq ans, ; la veille de toucher au but, M. de Bismarck redoutait par-dessus tout un coup de stylet ou une balle qui e;t mis un terme aux vastes esp;rances de son ambition.
S’il y avait complot, il fallait le d;jouer;; s’il y avait des complices, il fallait les d;couvrir.
Le seul homme capable de remplir une semblable t;che, c’;tait Stieber, le roi des limiers, connaissant sur le bout des doigts son personnel d;magogique.
Cette fois, le premier ministre n’h;sita plus;; sans s’inqui;ter des criailleries et des r;clamations, il t;l;graphia ; l’ex-chef de la s;ret;, qui prenait les eaux sur les bords du Rhin, d’accourir ; Berlin sans d;semparer pour reprendre ses anciennes fonctions.
Lorsque, quelques jours plus tard, la guerre fut effectivement d;clar;e, Stieber fut nomm; chef de la police de campagne au grand quartier g;n;ral. En cette qualit;, il devait veiller tout particuli;rement sur la s;curit; du roi et sur celle de M. de Bismarck. Deux commissaires de police et quelques agents tri;s sur le volet lui furent adjoints.
Les fonctions confi;es ; Stieber ;taient d’un genre particulier, et, en somme, assez difficiles ; d;finir. Il n’avait rien ; voir ; la police militaire proprement dite, qui d;pendait des chefs de corps et qui ;tait exerc;e par leurs pr;v;ts;; il n’;tait pas charg; non plus du «;service d’informations;», vulgairement appel; «;espionnage;», dont M. de Moltke avait tous les fils en main. Il n’;tait charg; de rien, et, au besoin, de tout;; c’;tait au «;chef de la police de campagne;» que devaient ;choir les besognes louches et inavouables, la surveillance de quelques princes suspects aux yeux de M. de Bismarck, et notamment du prince royal, la surveillance des journalistes autoris;s ; suivre le quartier g;n;ral, etc.;; bref, c’;tait l’homme que le chancelier voulait avoir ; port;e de son bras pour lui faire ex;cuter des ordres dont nul n’aurait voulu ;tre charg;.
A la veille de son d;part de Berlin, Stieber, gris; par la perspective de pouvoir de nouveau satisfaire ses go;ts pour l’arbitraire, trouva moyen de faire parler de lui afin que chacun s;t bien qu’il ;tait rentr; en fonctions et qu’il n’avait pas modifi; ses fa;ons d’;tre depuis six ans.
Un n;gociant de Berlin ;tait pr;venu d’avoir conclu avec l’arm;e bavaroise des trait;s pour fournitures.
Stieber vint avec fracas faire une perquisition dans les bureaux de M. Epner, le commer;ant en question. Il l’obligea ; produire ses livres et dressa proc;s-verbal.
M. Epner dont l’innocence avait ;t; compl;tement d;montr;e, se plaignit aupr;s du pr;sident de la police locale, et celui-ci, M. de Bernuth, infligea ; Stieber un bl;me avec amende. Mais M. de Bismarck couvrit son prot;g;, et remise lui fut faite de l’amende. Le lendemain, Stieber partit pour la Sil;sie par le m;me train qui emportait le roi et le premier ministre.
Il n’entre pas dans le cadre de notre r;cit de parler des principaux faits de guerre tr;s connus de la courte campagne de Boh;me, commenc;e le 22 juin 1866 et termin;e le 4 juillet par le coup de foudre de Sadowa. Rappelons seulement que l’arm;e prussienne fut divis;e en deux parties;; l’une traversa la Saxe, abandonn;e par son roi et ses troupes, tandis que l’autre p;n;trait en Autriche par la Sil;sie. Guillaume ;tait ; la t;te de la premi;re arm;e, qui eut ; lutter presque chaque jour contre les Autrichiens, d;fendant bravement, mais sans succ;s, le sol de la patrie.
Un de ces combats quotidiens tr;s opini;tres et excessivement meurtriers fut livr; autour de la petite ville de Trautenau, o; la m;saventure que nous avons rapport;e ;tait arriv;e au chef de la police de campagne. Les Prussiens s’empar;rent d’abord de la ville, mais ils en furent d;log;s par les Autrichiens, qui, ; leur tour, en furent d;finitivement chass;s, lorsque l’ennemi revint en force, avec de l’artillerie. Pendant la lutte, des tirailleurs imp;riaux s’;taient retranch;s dans les maisons et tiraient sur les assaillants par les fen;tres et les lucarnes. Stieber, impatient de venger l’affront qu’il avait subi, r;digea un rapport, portant que les habitants de Trautenau avaient pris part ; la lutte;; que les femmes avaient jet; du p;trole et de l’eau bouillante sur les grenadiers prussiens, et que cette r;sistance avait ;t; organis;e et pr;par;e par le bourgmestre de la ville, M. Roth. A la suite de ce rapport absolument mensonger, que plusieurs mis;rables faux t;moins avaient confirm;, la petite ville fut livr;e au pillage;; plusieurs maisons d;sign;es comme ayant servi de refuge ; ceux qui se d;fendaient furent br;l;es. Sur l’ordre de Stieber, on arr;ta le Dr Roth, membre du Parlement autrichien, et on le maltraita de la plus prussienne des fa;ons. Il aurait certainement ;t; fusill; sur place, si un g;n;ral qu’il avait connu autrefois n’avait obtenu un sursis et la comparution en conseil de guerre de l’infortun; bourgmestre, qui prouva enfin qu’il ;tait la victime innocente d’une erreur, il n’osait dire d’une «;vengeance;». Cet incident, en s’;bruitant dans l’arm;e, augmenta encore l’antipathie instinctive des militaires pour «;le chef de la police de campagne;», et pendant toute la dur;e de la guerre Stieber eut ; endurer diff;rentes avanies, et re;ut plusieurs le;ons dont le consolait mal la protection toute-puissante de M. de Bismarck.
Nous avons dit que la surveillance des journalistes autoris;s ; suivre les op;rations militaires faisait partie des attributions de M. Stieber. Il re;ut sous ce rapport les instructions tr;s particuli;res de M. de Bismarck, et il dut s’occuper surtout des r;dacteurs parisiens, dont trois ou quatre se trouvaient ; la suite du grand ;tat-major. Les journaux fran;ais ;taient alors divis;s en deux camps, les uns ;taient autrichiens, les autres prussiens. D’un c;t; comme de l’autre, les feuilles avaient ;pous; la cause de leurs clients respectifs avec une fougue extraordinaire, une v;ritable furia francese. Le Si;cle (dirig; alors par M. L;onor Havin, et dont la r;daction ;tait toute diff;rente de celle d’aujourd’hui)[35] et la d;funte Opinion nationale ;taient certainement plus prussiens que leurs confr;res la Gazette de la Croix ou la Gazette nationale, tandis que les journaux les plus patriotiques de Vienne p;lissaient certainement ; c;t; de l’«;ostracisme;» du Constitutionnel ou de la France. En lisant ces articles o; des Fran;ais s’;chauffaient si fort pour un drapeau qui n’;tait pas celui de leur pays, on se demandait pourquoi les auteurs de ces ardentes pol;miques restaient tranquillement sur le boulevard et pourquoi ils ne luttaient pas en Boh;me, celui-ci coiff; du casque ; pointe, celui-l; du shako noir bord; de jaune. Lorsque toutes les consid;rations personnelles pourront ;tre mises de c;t;, un m;moriste futur nous dira peut-;tre avec pi;ces ; l’appui si la conviction seule animait les Autrichiens et les Prussiens de Paris, et si cette conviction n’;tait pas aid;e et ;tay;e par d’autres consid;rations d’un ordre diff;rent.
[35] Personne n’a le c;ur plus loyal et plus fran;ais que le directeur actuel du Si;cle, l’honorable M. Jourde.
Quoi qu’il en soit, M. de Bismarck, qui affecte de d;daigner la presse, mais qui pendant toute sa carri;re a su appr;cier et tirer parti de cette «;sixi;me grande puissance;», estimait ; son prix le concours b;n;vole ou non que lui pr;tait une grande partie de la presse parisienne, et justement cette fraction qui, en raison de son attitude lib;rale, exer;ait la plus grande action sur l’opinion publique. Rien ne fut n;glig; pour encourager ces journaux ; pers;v;rer dans leur ligne de conduite, si profitable ; la maison de Hohenzollern. On ne leur m;nageait ni les ;gards ni les renseignements, cette manne pr;cieuse des publicistes. M. le baron Von der Goltz, l’ambassadeur du roi Guillaume, un grand seigneur s’il en fut, ;tait toujours visible pour les journalistes parisiens en qu;te d’informations, et M. Bamberg, le consul de Prusse, ;tait trop heureux de se mettre en quatre pour procurer une «;primeur;» aux ;crivains qui daignaient l’honorer de leur amiti; et accepter les succulents d;ners cuisin;s dans sa villa d’Enghien.
Parmi les journaux choy;s ; l’ambassade de Prusse, le Si;cle, en raison de son anciennet;, de son ;norme tirage et de l’autorit; qu’il avait acquise dans le monde diplomatique et dans le monde financier, et aussi en raison de l’;clat litt;raire de sa r;daction, ;tait au premier rang. Son correspondant en Boh;me, M. Vilbort, d’origine belge, fut accueilli et trait; au quartier g;n;ral avec tous les honneurs d;s ; un v;ritable pl;nipotentiaire. Il importait en effet que les correspondances ins;r;es par le journal de la rue Chauchat se ressentissent des attentions flatteuses dont son auteur ;tait l’objet, et que les centaines de milliers de lecteurs du Si;cle fussent ;merveill;s des qualit;s dignes d’admiration des soldats de Guillaume. D;s son arriv;e au camp, M. Vilbort fut recommand; aux bons soins de Stieber et ; sa plus z;l;e sollicitude.
Le chef de la police de campagne s’acquitta de son mandat ; la perfection, veillant ; ce que le journaliste parisien trouv;t partout g;te et nourriture, ce qui n’;tait pas toujours facile, car la Boh;me est un pays assez pauvre, et, avant les Prussiens, les Autrichiens avaient fait maison nette. Enfin, le jour de Sadowa, M. Stieber conduisit M. Vilbort dans sa propre voiture sur le champ de bataille, et poussa l’obligeance jusqu’; lui donner une foule de d;tails, qui naturellement figur;rent ; la plus grande gloire de l’arm;e prussienne dans les colonnes du Si;cle. Comment ;tre d;sagr;able ; des gens qui font tout pour vous plaire;? Les lettres du Si;cle furent si go;t;es ; la cour de Prusse, qu’apr;s la guerre le roi r;solut d’envoyer une d;coration ; M. Vilbort. Mais, sur ces entrefaites, la situation de l’Europe s’;tait compliqu;e;; de gros nuages de guerre s’;taient amoncel;s entre Paris et Berlin, et, soit qu’il ag;t de son propre mouvement, soit qu’il y f;t contraint par son directeur, l’ex-correspondant du journal parisien refusa cette croix. Le roi Guillaume fut, dit-on, furieux;; consid;rant ce refus comme une insulte personnelle, il jura sur sa couronne que jamais il n’accorderait plus de d;coration ; un journaliste.
Apr;s Sadowa, Stieber fut charg; d’administrer la riche cit; manufacturi;re de Brunn, capitale de la Moravie, o; Guillaume ;tablit pendant quelques jours son quartier g;n;ral. L;, ce policier vindicatif put se pavaner ; l’aise et faire la roue, gr;ce ; la platitude des habitants, qui accueillirent l’ennemi sans la moindre hostilit;.
«;Je me rendis ; la mairie, raconte Stieber dans ses M;moires, et je demandai qu’on me livr;t la police, le t;l;graphe et la poste. Je trouvai le plus grand empressement ; satisfaire mes d;sirs. Il y avait ici un gouverneur imp;rial et un directeur imp;rial de la police. Tous deux ont pris la fuite, c’est moi qui les remplace. A cinq heures de l’apr;s-midi, s;ance de la municipalit;;; j’y ai assist;, rev;tu de mon uniforme de gala, et j’ai inaugur; ainsi mes fonctions. Le roi et sa cour ne sont arriv;s que le soir;; j’ai eu l’honneur de saluer Sa Majest; aux portes de la ville, ; la t;te de la municipalit; et du haut clerg;. On n’a pas manqu; de prononcer les in;vitables discours. La ville de Brunn est tr;s riche et se conduit avec beaucoup de lib;ralit; ; notre ;gard. Je suis log; dans un h;tel de premier ordre, avec nourriture et vin ; discr;tion. J’ai ; ma disposition une cal;che et deux agents de police. Quand je sors, deux gendarmes prussiens galopent ; c;t; de ma voiture, un agent autrichien se tient sur le si;ge ; c;t; du cocher : je ne fais pas mince figure. J’ai supprim; cinq journaux qui se publiaient dans la ville;; quatre autres continuent de para;tre avec ma censure. Il y a aussi un th;;tre o; j’ai permis de jouer sous bonne et due surveillance.;»
On pourra comparer l’accueil que Stieber re;ut de la part des drapiers de Brunn avec la r;ception qu’on lui fit plus tard ; Versailles. Mais il n’est pas de roses sans ;pines. Les g;n;raux ;taient m;diocrement flatt;s de voir un mouchard ;taler son importance dans un carrosse escort; de cavaliers et jouer au potentat. Dans une lettre ; sa femme, Stieber exhale ses plaintes :
«;Bien que j’occupe ici ; Brunn une position importante, dit-il, je ne suis pas toujours sur un lit de fleurs. Il y a trop de sup;rieurs, et il est difficile de s’entendre avec les officiers de haut grade, surtout quand chacun veut commander. Heureusement, je me moque de tout puisque tout cela est passager. Je m’aper;ois que moins l’on en fait, moins l’on a d’ennuis. J’esp;re que la guerre finira bient;t. Je vois que M. Bismarck a aussi de la peine ; maintenir sa position au milieu de toute cette aristocratie militaire.;»
Pendant les n;gociations qui se poursuivirent ; Nikolsbourg et qui pr;c;d;rent la conclusion de paix de Prague, Stieber occupa un appartement dans le ch;teau m;me o; les pl;nipotentiaires se r;unissaient tous les jours.
Il devait surtout surveiller le diplomate fran;ais, M. Benedetti, qui venait d’arriver au quartier g;n;ral comme pour bien marquer l’intervention de Napol;on III, son ma;tre. C’est dans ce ch;teau, appartenant au ministre des affaires ;trang;res autrichien, que Stieber vit le comte de Bismarck et le magnat hongrois Karolyi, qui avait jadis ;bloui tout Berlin par l’;clat de ses f;tes ; l’ambassade d’Autriche, attabl;s devant une cruche en gr;s remplie de bi;re et discutant les pr;liminaires du trait; de paix.
Au commencement d’ao;t, le roi, M. de Bismarck et tout leur monde retourn;rent ; Berlin. Il y eut des r;compenses, des grades, des croix et des dotations pour les artisans de la victoire. Stieber ne fut pas oubli;. Il re;ut le titre de Geheim-Rath (conseiller intime) et fut plac; ; la t;te de la haute police d’;tat.
VIII
La police secr;te prussienne ; Paris pendant l’Exposition de 1867. — Stieber joue, pour le compte de ses patrons, le r;le d’agent provocateur. — Les conciliabules des r;fugi;s polonais aux Batignolles. — Comment fut complot;e la tentative d’assassinat contre le Tsar. — Entretien secret de Stieber et de M. de Bismarck. — Cons;quences politiques d’un attentat dirig;, en plein Paris, contre Alexandre II. — La journ;e du 6 juin ; Longchamps. — Un agent de Stieber fait d;vier l’arme de Berezowski. — R;alisation de ce qui avait ;t; pr;vu par M. de Bismarck. — La Russie laisse faire la Prusse en 1870.
Quel contraste entre l’;t; de 1866 et celui de l’ann;e suivante;! Au lieu des horribles tableaux de guerre, de meurtre et d’incendie auxquels le roi Guillaume assistait en Boh;me, c’;tait le magique et splendide panorama de la grande exposition du Champ-de-Mars qui se d;roulait devant les yeux du vainqueur de Sadowa.
Peu s’en ;tait fallu qu’au lieu de venir en h;te pacifique, le roi de Prusse n’entr;t trois ans plus t;t en conqu;rant dans ce beau pays de France, si fier des richesses, du luxe et de la pompe qu’;talait sa capitale. Mais ; la veille m;me de l’ouverture de l’Exposition, le conflit mena;ant du Luxembourg avait ;t; apais; en vertu de quelque myst;rieux quos ego;; la grande trag;die avait ;t; ajourn;e, il n’y eut de place que pour la f;erie ; grand orchestre avec accompagnement de flons-flons d’Offenbach et de d;tonations de bouchons de vin de Champagne.
La curiosit; des Parisiens fut vivement surexcit;e ; l’annonce de l’arriv;e de ce petit-fils de Fr;d;ric le Grand qui avait pouss; avec tant de vigueur l’;uvre commenc;e par son a;eul. Une l;gende s’;tait form;e autour de ce roi-soldat qui escamotait avec une prestesse inconnue depuis Napol;on Ier les provinces et les royaumes.
Pour les Parisiens, alors tout f;rus d’id;es de cosmopolitisme et d’humanisme, ce monarque casqu; ;tait un type d’un autre ;ge, le type du sabreur, qu’on ;tait plut;t tent; de consid;rer par le c;t; grotesque que par le c;t; s;rieux. Pour beaucoup, pour la masse priv;e de toute appr;ciation et de tout sain jugement des affaires d’Europe, le C;sar germain n’;tait que le g;n;ral Boum de la «;grande-duchesse de G;rolstein;».
Justement cette perspective de voir en chair et en os un h;ros de th;;tre-bouffe fit «;faire recette;», comme on dit en argot de th;;tre, ; l’arriv;e du roi de Prusse ; Paris. Non seulement les badauds et les oisifs afflu;rent ; la gare du Nord et s’;chelonn;rent sur tout le parcours royal, mais on vit les d;put;s du Corps l;gislatif d;serter en masse la salle des s;ances et aller faire haie sous les arcades de la rue de Rivoli pour apercevoir les traits de ces trois hommes, dont les trompettes de la renomm;e avaient proclam; la gloire avec tant de fracas : Guillaume, Bismarck et de Moltke.
Derri;res les cal;ches, sortant des remises imp;riales et qui avaient ;t; chercher au d;barcad;re les h;tes illustres de Napol;on III, venaient quelques coup;s d’aspect plus modeste.
L’une de ces voitures ;tait occup;e par le conseiller intime Stieber. Depuis quelques jours, le chef de la police prussienne avait envoy; sur place les plus habiles de ses limiers. M;l;s ; la foule, ceux-ci pouss;rent, au passage du roi de Prusse et de sa suite, des «;vivats;» qui n’eurent aucun ;cho.
En m;me temps que S. M. Guillaume, le Tsar Alexandre s’;tait rendu ; l’invitation de Napol;on III. On ne voyait alors dans cette visite simultan;e des deux souverains du Nord qu’une co;ncidence fortuite;; mais depuis, les lecteurs attentifs d’ouvrages historiques tr;s s;rieux (entre autres les Origines de la guerre de 1870, par Rothan) ont pu se convaincre que cette co;ncidence avait ;t; voulue et pr;par;e par la diplomatie prussienne afin d’emp;cher un rapprochement trop sensible entre le Tsar et Napol;on III, rapprochement qui se serait certainement produit, si Alexandre II s’;tait trouv; seul livr; ; l’influence de son h;te, qui n’avait pas encore perdu toutes ses qualit;s de «;charmeur;».
Un incident dramatique devait d’ailleurs servir les intentions de la diplomatie prussienne.
Stieber, qui, malgr; sa position officielle en Prusse, s’;tait bien gard; d’abandonner ses relations avec la police secr;te russe, avait ; veiller ; la fois sur Alexandre et sur Guillaume. Sachant que des Polonais tr;s nombreux vivaient en France, et que parmi eux se trouvaient des fanatiques ayant ; venger des proches, fusill;s, pendus ou d;port;s, il concentra tous ses efforts et toute son activit; pleine de ruse ; deviner et ; pr;venir les plans et les complots des r;fugi;s. Longtemps ; l’avance une s;rie d’espions s’;taient r;pandus aux Batignolles, o; habitait une grande partie de l’;migration;; tout Polonais suspect ;tait fil; par un de ces agents. Gr;ce ; de faux fr;res que les mouchards attitr;s surent embaucher, Stieber fut tenu au courant des conciliabules qui avaient lieu une ou deux fois par semaine dans un petit pavillon situ; avenue de Clichy, au fond d’un jardin, ; une petite distance des fortifications.
Tout d’abord on se communiquait les nouvelles du pays, on lisait les journaux clandestins, on discutait parfois des conditions d’alliance avec la secte des Nihilistes russes, qui venait de s’affirmer par la tentative d’assassinat commise par Karakasoff sur le Tsar, au jardin d’hiver de Saint-P;tersbourg. Et il est fort probable que, comme cela arrive tr;s souvent, ce fut un des agents provocateurs ; la solde de Stieber qui mit en avant l’id;e de profiter du passage d’Alexandre II ; Paris pour l’assassiner. Quoi qu’il en soit, l’id;e fut accueillie favorablement par la plupart des comp;res, tandis que d’autres, les vrais patriotes, protest;rent ;nergiquement contre une telle action, qui ne pourrait, en aucun cas, am;liorer la situation de la Pologne, et qui compromettrait la bonne renomm;e de la France. Les dissidents s’abstinrent d;sormais de venir avenue de Clichy, et, comme ils repr;sentaient les ;l;ments les plus intelligents et les plus mod;r;s, la r;union fut livr;e tout enti;re ; la direction et aux inspirations des agents provocateurs. Stieber ;tait tenu journellement au courant de ces conciliabules, tandis que la police fran;aise, trop occup;e ailleurs, ne s’apercevait de rien.
A la fronti;re, Stieber avait re;u dans le train royal une d;p;che tr;s pressante d’un de ses principaux agents, lui indiquant un rendez-vous pour le soir m;me, dans un petit cabaret borgne situ; pr;s des Halles. Il s’agissait, ajoutait la d;p;che, d’une affaire tr;s urgente. Aussi, ; peine descendu ; l’ambassade de la rue de Lille, o; il logeait, ainsi que M. de Bismarck, tandis que le roi et le prince royal ;taient install;s aux Tuileries, Stieber, affubl; d’une perruque et d’une barbe postiche, se rendit ; l’endroit indiqu; par son agent. Au moment o; le chef de la police secr;te franchit le seuil du restaurant, il fut pris ; part par celui qui l’attendait : «;Ils ont d;cid;, fit-il d’un ton bref, d’assassiner le Tsar. Le crime sera commis demain au retour de la grande revue donn;e au bois de Boulogne en l’honneur du souverain. On a tir; au sort pour savoir celui qui devait frapper. Voici le nom sorti de l’urne.;»
Et l’agent tendit ; son chef un bulletin sur lequel on lisait : Boleslas Berezowski.
—;C’est un gar;on tr;s r;solu, dit l’agent, un fanatique, le hasard ne pouvait pas en d;signer un meilleur, il ne reculera pas.
—;Vous le connaissez;?
—;Parbleu;! fit l’agent, nous sommes du m;me village;; il est mon ami intime. Quelquefois nous nous disputons, quand je lui reproche de n’;tre pas assez chaud.
—;Eh bien;! ne le perdez pas de vue, vous entendez;? Faites-le suivre pas ; pas, je vous donnerai des instructions nouvelles. Revenez ici ce soir ; minuit.
Stieber h;la un fiacre et se fit rapidement conduire ; la Pr;fecture de police. Il voulait mettre M. Pi;tri au courant de ce qu’il venait d’apprendre et l’engager ; agir sans retard. Mais, par une de ces circonstances qui font le jeu de la fatalit;, le pr;fet de police d;nait au ch;teau de Saint-Cloud.
De l’h;tel de la pr;fecture, Stieber se rendit au palais de l’;lys;e, o; logeait le Tsar;; mais, l; aussi, la maison ;tait vide, le Tsar ;tait dans un petit th;;tre du boulevard o; brillait une com;dienne fort en vogue, et les aides de camp s’;taient ;parpill;s ; travers la ville.
Au moment o; Stieber se faisait descendre devant l’ambassade d’Allemagne, une ;l;gante victoria, sup;rieurement attel;e, franchit la porte coch;re de l’h;tel. Dans cette voiture ;tait M. de Bismarck, qui, apr;s avoir copieusement d;n;, se disposait ; faire un tour de Bois.
Sur un signe de Stieber, le chancelier donna ordre ; son cocher d’arr;ter.
—;J’ai une communication de la plus haute importance ; faire ; Votre Excellence, fit ; voix tr;s basse le conseiller intime.
—;Sera-ce long;? demanda le chancelier d’un air enjou;.
—;Cela d;pend.
—;Eh bien, je ne veux pas me priver de ma promenade. Qui sait quand j’aurai encore une heure ; moi;?… Montez.
Le policier prit place sur les coussins de la victoria.
M. de Bismarck, habill; en bourgeois, ;tait difficile sinon impossible ; reconna;tre pour ceux qui se le figuraient en uniforme de dragon, tel que le repr;sentaient les nombreuses gravures et les innombrables photographies r;pandues dans Paris. Avec son ample redingote de coupe quelque peu d;mod;e, avec son chapeau de haute forme enfonc; jusque sur les yeux, il pouvait passer pour un riche gentilhomme campagnard venu ; Paris visiter l’exposition, en compagnie du notaire de son chef-lieu, dont Stieber r;alisait assez bien le type. Le fait est que la victoria se perdit sans exciter la moindre attention au milieu de la cohue de voitures qui allaient et venaient dans cette large avenue des Champs-;lys;es, si belle les soirs d’;t;.
—;Voyons, de quoi s’agit-il;? demanda le comte au conseiller intime, lorsqu’ils furent install;s l’un ; c;t; de l’autre.
—;On veut assassiner demain l’empereur de Russie;!
—;Encore quelque sornette… ou quelque conte imaginaire;! fit M. de Bismarck en haussant les ;paules.
—;Non pas… je connais l’assassin, il m’a ;t; d;sign; par un des affili;s… J’ai couru ; la pr;fecture de police pour le faire arr;ter.
—;Alors, il est sous clef, et il n’y a rien ; craindre;?
—;Non, la pr;fecture ;tait vide, et si je ne joins pas M. Pi;tri cette nuit, un malheur peut arriver, car qui sait;?… demain, ce sera trop tard…
—;Oui;! oui;! ce serait un grand malheur si un prince aussi noble, aussi bon que S. M. Alexandre II tombait sous le coup d’un vulgaire assassin… C’est un crime tellement odieux, qu’il faut le pr;venir ; tout prix… J’esp;re que vous ferez tout pour cela, Stieber;?
—;Naturellement, j’ai donn; ordre ; un de mes hommes de suivre pas ; pas l’assassin, de ne pas le quitter…
—;A merveille… De cette fa;on, si par hasard la police fran;aise ne l’arr;tait pas ; temps, il y aurait autour de lui, au moment m;me de l’attentat, des gens qui saisiraient son bras et feraient d;vier le coup mortel.
—;Sans doute…
—;Le crime serait ;vit;, mais la tentative subsisterait… Avez-vous r;fl;chi aux cons;quences politiques d’un pareil ;v;nement, M. Stieber;? fit M. de Bismarck apr;s un moment de r;flexion… Le Tsar Alexandre, voyant que la police imp;riale n’a pas su le prot;ger, quitterait la France… Et sous quelle impression;!… Je le connais… Bien des projets politiques tomberaient ; l’eau, et le «;charmeur;» risquerait d’en ;tre pour ses frais d’amabilit; et ses projets d’alliance… Oui… Et si l’auteur de la tentative ;chappait au dernier ch;timent, si un jury de bons bourgeois, pleurant comme des veaux, quand l’avocat les apitoiera sur le sort de la malheureuse Pologne, ne condamnait pas l’assassin ; mort, il y aurait bien de l’irritation ; Saint-P;tersbourg et la nappe serait d;chir;e[36] pour bien longtemps entre la France et la Russie… et j’aurais, moi, un grand souci de moins en t;te… Cette tentative serait pour nous autres Allemands quelque chose de providentiel;; tandis qu’en faisant arr;ter l’assassin, la police fran;aise aura pour elle l’honneur de la d;couverte du complot, elle recevra des f;licitations et des remerciements pour son activit; et sa sollicitude. Alexandre se consid;rera comme l’oblig; de Napol;on, et nous, nous serons forc;s de nous garder ; pique ; Saint-P;tersbourg, et ; carreau ; Paris…
[36] Das Tischtuch w;re zerrissen, locution famili;re pour exprimer une brouille.
La voiture avait d;pass; l’Arc de Triomphe;; des centaines de petits points bleus, rouges, verts, brillant dans l’air transparent et ti;de de la nuit, se croisaient et voltigeaient de tous c;t;s comme des feux follets : c’;taient les lanternes d’une foule d’autres voitures, dont l’interminable file s’allongeait jusqu’au bout de la route du Bois. Beaucoup de Parisiens et de nombreux ;trangers ;taient venus l; pour respirer les fra;cheurs de la campagne, les senteurs embaum;es qui se d;gageaient des massifs. Assez longtemps, le comte de Bismarck se tut;; puis il se mit ; ;num;rer diff;rents incidents survenus pendant le voyage, et fit quelques observations assez piquantes sur des personnages de la cour imp;riale.
Sur un ordre du chancelier, le cocher tourna tout ; coup bride;; on revint ; l’h;tel de la rue de Lille.
—;Qu’est-ce donc que votre assassin;? demanda n;gligemment M. de Bismarck.
—;Il para;t qu’il est tout jeune, vingt ; vingt-deux ans.
—;Un enfant… et Polonais, jamais un jury parisien ne le condamnera ; mort;; ce serait contraire ; toutes les sympathies bourgeoises de M. Prudhomme… D;cid;ment, c’est bien dommage que ce gar;on ne puisse pas l;cher son coup de pistolet.
La voiture franchit la porte coch;re de l’ambassade. Le portier s’avan;a casquette basse.
—;Monsieur le conseiller intime, fit-il en s’adressant ; Stieber, il y a l;, dans ma loge, un homme qui vous attend depuis une demi-heure.
Et il d;signa du doigt un individu assez peu proprement v;tu et muni d’une grosse canne. Le quidam remit un pli ; Stieber. Apr;s l’avoir ouvert, celui-ci passa le billet au chancelier, qui lut ceci :
«;M. le pr;fet de police regrette beaucoup d’avoir manqu; la visite de M. le Conseiller Stieber, et dans le cas o; il s’agirait d’une affaire de service, M. le pr;fet de police sera heureux de recevoir ; n’importe quelle heure de la nuit M. le Conseiller.;»
Les deux Allemands ;chang;rent deux regards rapides.
—;Dites ; M. le pr;fet, fit Stieber, que je le remercie, mais que l’affaire dont je voulais l’entretenir ne presse nullement.
L’envoy; de la rue de J;rusalem se retira.
Une heure plus tard, Stieber, qui avait remis sa barbe postiche et sa perruque, sortait de l’h;tel de l’ambassade et allait rejoindre son agent ; l’endroit convenu. Celui-ci lui confirma tous les renseignements ant;rieurs et ajouta que le jeune Polonais, qui avait ;t; «;fil;;» toute la journ;e, avait fait emplette d’un revolver et d’un paquet de cartouches chez un armurier du boulevard S;bastopol. Il avait d;n; tr;s frugalement dans un ;tablissement de bouillon du quartier;; l’agent s’;tait install; ; une table voisine. Le soir, le jeune Polonais ;tait rentr; dans sa chambre d’h;tel garni;; et il ;tait certain qu’il n’en ressortirait que le lendemain matin.
L’agent re;ut pour instruction de ne pas quitter, le lendemain, Berezowski d’une semelle et de s’adjoindre deux autres agents. Il fallait surtout se trouver aupr;s du Polonais au moment o; il tenterait d’ex;cuter son projet, de fa;on ; en emp;cher l’accomplissement.
Le conseiller intime re;ut de son s;ide l’assurance que tout se passerait selon ses instructions.
Le 6 juin 1867, plus de 300,000 curieux ;taient mass;s autour de la grande enceinte de Longchamps et dans toutes les parties du Bois. Les tribunes ;tablies sur le champ de courses craquaient sous le poids des spectateurs et des spectatrices;; celles-ci rivalisaient entre elles de richesse, de luxe et de go;t. Toute la «;cr;me;» de la soci;t; parisienne et la fleur des ;trangers que l’Exposition avait attir;s ;taient l;, le regard attach; sur l’imposante arm;e de 40,000 hommes mass;s dans l’enceinte des courses, arm;e d’;lite compos;e des plus beaux r;giments, splendidement v;tus. Les cuirasses d’argent et d’acier, les larges plastrons, les plaques des bonnets ; poils, les piques des lances, les milliers de ba;onnettes ;tincelaient au soleil, car le ciel aussi ;tait de la f;te.
A midi, un immense mouvement se produisit dans cette foule, mouvement de joie, d’enthousiasme chez plusieurs, chez tous, mouvement de profonde curiosit;.
Des hourras ;clatent, on agite des mouchoirs et des chapeaux, des acclamations saluent l’arriv;e des cal;ches de la cour attel;es ; la Daumont, qui viennent de d;boucher de la Cascade, amenant l’empereur Napol;on III, ses h;tes et la cour. Tandis que l’imp;ratrice, rayonnante de beaut; et d’orgueil satisfait, prend place avec ses dames dans la grande tribune du milieu, les trois souverains montent de magnifiques chevaux que des piqueurs en livr;e verte tiennent en main ; la grille d’entr;e du champ de courses. L’empereur Napol;on au milieu, Alexandre II ; sa droite, Guillaume de Prusse ; sa gauche, les trois monarques s’avancent sur le front de bandi;re, suivis ; quelque distance d’un fouillis brillant de 200 officiers de toutes nations, empanach;s, casqu;s, bott;s, couverts d’or, de broderies, de rubans, de d;corations.
Les troupes pr;sentent un admirable coup d’;il.
Napol;on III est radieux;; la figure fatigu;e d’Alexandre II s’;panouit et sourit doucement ; la vue de ce beau spectacle militaire;; le roi de Prusse, s;rieux, presque renfrogn;, semble tout examiner, tout ;tudier, jusqu’au moindre d;tail des buffleteries ou des cartouchi;res.
Apr;s avoir salu; galamment l’imp;ratrice dans sa loge, les souverains se portent devant la tribune, au centre d’un vaste demi-cercle form; par le brillant ;tat-major qui les suit. Alors d;filent devant eux les grenadiers graves et silencieux, les zouaves aux pittoresques costumes, les chasseurs de Vincennes alertes et vifs, les voltigeurs ; la d;marche gaie et pimpante, le plumet fix; ; leur shako;; puis viennent les cent-gardes, ces centaures dont l’armure est ; peu pr;s aussi compl;te que celle des chevaliers du moyen ;ge;; les guides au costume chatoyant et th;;tral, les ;l;gants dragons de l’imp;ratrice, r;giment de sportsmen;; les cuirassiers, les cavaliers noirs;; et, pour finir, plus de cent pi;ces de canon magnifiquement attel;s roulent avec fracas sur le gazon, suivies de cinq ou six myst;rieux engins recouverts d’une housse de toile et tra;n;s par deux chevaux.
Le public, dont la vieille fibre chauvine avait tressailli ; la vue de ce bel attirail de guerre, saluait chaque nouveau r;giment par de nouveaux hourras et des battements de mains prolong;s. Et se parlant bas, tout bas ; l’oreille, on se d;signait du doigt ces engins myst;rieux envelopp;s d’une housse d’;toffe. C’;tait l; cette terrible invention dont on parlait depuis quelque temps, l’instrument certain et irr;sistible des futures victoires de la France, — la mitrailleuse.
Les cal;ches de la cour venaient de reprendre la route de la capitale ou tout au moins elles essayaient d’y parvenir, car de tous c;t;s affluaient les ;quipages et les voitures, chacun ayant h;te de gagner la grande avenue centrale pour effectuer le retour en ;vitant la cohue. Mais comme chacun avait eu la m;me id;e, l’encombrement se produisait inextricable et enchev;tr;, ; tel point que les gendarmes et les plantons avaient d; bient;t renoncer ; y mettre un peu d’ordre. Les ;quipages imp;riaux se trouvaient bloqu;s. Napol;on, assis dans la premi;re cal;che, avec le Tsar et le prince Wladimir, dit ; l’;cuyer de service qui galopait ; la porti;re de se frayer de force un passage, afin de gagner une all;e lat;rale, peut-;tre moins encombr;e. M. Raimbeaux, l’;cuyer de service, fit ranger les v;hicules les plus proches, et la cal;che imp;riale prit la direction d’une contre-all;e. La foule ;tait tr;s compacte en cet endroit, une foule endimanch;e et de belle humeur, riant, jacassant, s’amusant franchement. M. Raimbeaux, regardant de tous c;t;s pour savoir quelle direction il convenait de prendre, aper;ut un jeune homme qui, se d;tachant d’un petit groupe, s’;lan;ait au-devant de la voiture. Instinctivement et sans se rendre compte du motif qui le faisait agir, l’;cuyer donna de l’;peron ; son cheval, la b;te se cabra… et tout ; coup s’abattit sur le sol. Une balle de pistolet tir;e par l’homme venait de la frapper au front. Une seconde d;tonation retentit, mais la balle se perdit dans les arbres. L’agent de Stieber, qui n’avait pas quitt; Berezowski, et qui l’observait avec des yeux de lynx, avait vu le jeune Polonais diriger son arme sur le Tsar. Prompt comme l’;clair, il avait donn; un coup de poing au bras du meurtrier, et le projectile destin; ; l’empereur de toutes les Russies avait pass; par-dessus la t;te de l’autocrate.
La foule s’;tait empar;e de l’auteur de l’attentat. Elle le roua de coups avant de le remettre aux sergents de ville. Les deux souverains s’;taient embrass;s et avaient adress; de chaleureuses f;licitations ; l’;cuyer. D;j; la nouvelle de l’attentat s’;tait r;pandue avec la plus vertigineuse rapidit;, et de toutes parts on accourait pour t;cher d’apercevoir l’assassin, qui, tout jeune, tr;s convenable d’aspect et fort modeste de maintien, n’avait nullement l’air d’un criminel f;roce.
Le reste est suffisamment connu. Interrog; par M. Rouher et le comte Schouwaloff, chef de la police russe, Berezowski d;clara qu’il avait voulu venger la Pologne, sa patrie. Il refusa d’ailleurs de nommer des complices et assuma toute la responsabilit; de l’acte qu’il avait commis.
Le jury de la Seine, comme l’avait pr;vu M. de Bismarck dans son entretien avec Stieber, se laissa ;mouvoir par la jeunesse et les bons ant;c;dents de l’accus;;; d’ailleurs, les sympathies pour la Pologne ;taient tr;s vives dans la bourgeoisie parisienne. On accorda ; Berezowski des circonstances att;nuantes, et Alexandre II se montra tr;s froiss; du verdict.
Trois ans plus tard, ; la veille de la guerre entre l’Allemagne et la France, et pendant toute la dur;e de la campagne de 1870-1871, le Tsar ne prouva que trop qu’il n’avait pas oubli; cet affront.
Ainsi se r;alisaient toutes les pr;visions de M. de Bismarck.
IX
M. de Bismarck et l’art d’accommoder l’opinion publique. — Pourquoi fut fond; le «;bureau de la presse;». — L’allocation de 305,000 francs destin;e aux journaux ;trangers. — Relations des agents diplomatiques prussiens avec les journalistes. — Le bureau de la presse divis; en deux sections. — Comment fut pr;par;e la guerre de 1866. — Stieber ; la t;te du bureau de la presse. — Ses voyages ; Paris. — Surveillance de l’;migration hanovrienne. — Stieber r;ussit ; inventer un complot. — Ses relations avec la haute boh;me internationale des journalistes. — L’espionnage prussien ;tabli ; Lyon, Bordeaux et Marseille.
Pendant la p;riode qui pr;c;da la guerre de 1870, le gouvernement de Berlin s’appliqua tout particuli;rement ; propager ses vues et ses plans ; l’int;rieur et ; l’;tranger.
L’action sur les journaux fut une des principales pr;occupations de M. de Bismarck.
La R;volution de 1848 avait arrach; le b;illon qui tenait la presse muette. Il n’y avait plus de censure, les feuilles de l’opposition avaient toute latitude de dire des choses qui d;plaisaient au gouvernement. Si les journaux officieux avaient joui de quelque cr;dit, le gouvernement s’en serait consol;. Mais quelque mielleuse que f;t la prose des journalistes ; la solde du minist;re, elle n’attirait pas la plus petite mouche. Le public ne mordait qu’aux fruits d;fendus de l’opposition. Il importait donc de r;agir au plus t;t. Ce n’;tait pas tout de tromper la diplomatie et les cours ;trang;res, il fallait encore tromper le peuple allemand lui-m;me.
Ce fut alors que fut fond; ce fameux «;bureau de la presse;» destin; ; faire p;n;trer d’une mani;re tout ; fait occulte les id;es minist;rielles dans les journaux de l’opposition.
Stieber ne fut pas ;tranger ; cette organisation dont les trames invisibles ne devaient pas tarder ; envelopper presque toute la presse allemande. On enr;la une bande de plumitifs n;cessiteux qui, ; raison de 100 ; 150 francs par mois, faisaient passer en contrebande, dans leurs correspondances aux journaux de province, des notes re;ues directement du «;bureau de la presse;».
L’art de manier et de confectionner l’opinion publique s’appliqua bient;t autre part qu’en Allemagne : en 1855, quand le gouvernement prussien demanda une allocation de 80,000 thalers (305,000 fr.) pour la police secr;te, le minist;re fit, le 19 mars, en pleine Chambre des d;put;s, la d;claration suivante :
«;On ne saurait exiger que la Prusse reste expos;e sans d;fense aux attaques de la presse ;trang;re;; plus du tiers de la somme r;clam;e sera employ; ; r;futer et ; repousser ces attaques.;»
A dater de cette ;poque, les agents diplomatiques de la Prusse ; l’;tranger furent charg;s d’entretenir des rapports clandestins avec les correspondants des journaux allemands et des journalistes indignes de ce nom.
A Paris, ces correspondants couraient les r;dactions des principaux journaux sous le pr;texte d’;changer des nouvelles, mais en r;alit; ils ;taient plut;t charg;s d’en donner, et comme ils les recevaient directement de Berlin par l’interm;diaire de l’ambassade de Prusse, ils apportaient quelquefois de v;ritables primeurs, ce qui leur valait les bonnes gr;ces des r;dacteurs en chef, qui, la plupart, ignoraient que ces correspondants de diverses nationalit;s fussent inspir;s par le bureau de la presse.
L’existence de ce bureau de l’esprit public n’;tait du reste pas encore connue en Allemagne. Un opuscule anonyme publi; ; Hildesheim, en 1855, avait fait de timides r;v;lations. C’;taient les premi;res. La brochure fut imm;diatement confisqu;e, et l’affaire ;touff;e.
Le bureau de la presse rendait de tels services au gouvernement, qu’il l’avait divis; en deux sections : l’une, attach;e au minist;re de l’int;rieur, ;tait sp;cialement charg;e d’agir sur l’opinion en Allemagne;; l’autre, d;pendant du minist;re des affaires ;trang;res, s’appliquait ; obtenir en France, en Autriche, en Italie, en Angleterre, l’insertion d’articles favorables ; la Prusse.
Ces articles, aussit;t retraduits en allemand, ;taient communiqu;s aux journaux et servis au public comme l’opinion des Fran;ais, des Italiens, des Anglais sur la politique prussienne. Ne fallait-il pas pr;parer l’annexion du Schleswig-Holstein et la guerre de 1866;? A force de l’entendre dire par les cent mille voix de la presse de l’Europe enti;re, le peuple allemand finit par croire que la Prusse seule ;tait capable de pr;sider aux destin;es de l’Allemagne, et qu’; elle seule appartenait la supr;matie politique.
Pendant l’armistice et les pr;liminaires de paix de Brunn et de Nikolsbourg, Stieber, qui comprenait quel puissant auxiliaire le gouvernement avait trouv; dans les journaux, proposa au comte de Bismarck d’;tablir une annexe au «;Bureau central des nouvelles;». L’id;e fut vivement approuv;e par M. de Bismarck, qui mit Stieber ; la t;te de cette agence cach;e.
La presse europ;enne fut alors inond;e de t;l;grammes, de correspondances, d’articles de fond, qui tendaient ; repr;senter la majorit; de l’Allemagne comme d;sireuse de s’unifier sous la dictature prussienne;; on r;p;tait jusqu’; sati;t; que tous les adversaires de la Prusse ;taient inspir;s par Rome et devaient ;tre consid;r;s comme des ultramontains plus ou moins d;guis;s. Ce dernier argument ;tait surtout calcul; de mani;re ; faire impression sur la presse lib;rale en France et ; endormir sa vigilance.
Ce bureau central des nouvelles prit d’autant plus d’extension, que les fonds rest;s ; titre d’indemnit; pour le roi de Hanovre ayant ;t; refus;s par ce prince, qui maintenait l’int;grit; de ses droits, ces millions purent ;tre consacr;s ; alimenter la fameuse «;caisse des reptiles;», et employ;s ; acheter des journaux, ; en cr;er d’autres, et ; apaiser par des arguments irr;sistibles les scrupules de conscience de certains ;crivains. Stieber fut souvent charg; de ces n;gociations d;licates;; il eut un certain temps le maniement de la «;caisse des reptiles;».
Depuis cette ;poque, la fortune personnelle de Stieber prit une grande extension.
Le secret de l’attentat de Berezowski, ce «;cadavre;» que le chancelier et le conseiller intime avaient enterr; de concert, dans la promenade nocturne du 5 juin, semblait les avoir rapproch;s d’une mani;re tout intime. Leurs fr;quentes conf;rences n’avaient plus lieu clandestinement dans le bureau de la Gazette de l’Allemagne du Nord, mais ; la chancellerie m;me, dans la Wilhelm-Strasse. M. de Bismarck ne se lassait pas de demander ; son grand policier des renseignements sur la petite cour du roi de Hanovre, qui r;sidait alors ; Gmunden, dans la Haute-Autriche, mais qui entretenait ; Paris un ;tat-major nombreux et actif auquel les fonds ne manquaient pas.
A deux reprises, Stieber vint sur les bords de la Seine pour observer de pr;s ce qui se tramait dans le petit entresol du faubourg Montmartre qui avait d’abord servi de bureau de r;daction au journal du roi de Hanovre : la Situation[37]. Tous les jeudis se r;unissaient l; les principaux chefs de l’;migration hanovrienne, les fid;les du vaincu de Langensalza, d’anciens g;n;raux, des ministres, des courtisans du malheur qui continuaient ; percevoir les ;moluments de leur charge avec de fortes indemnit;s en sus. L; venait aussi, traversant la rue, le secr;taire de la r;daction du Temps, M. Albert Beckmann, qui faisait valoir son origine hanovrienne pour r;clamer sa part de fid;lit; ; son roi. Autour d’une table charg;e de moos et de bocks, au milieu des nuages bleu;tres des meilleurs havanes et des plus purs caza-dor;s, on discutait les chances d’une restauration prochaine, on composait m;me des chants et des couplets de revanche qui ;taient ensuite colport;s dans le pays.
[37] Un publiciste de grand talent, M. Grenier, ;tait ; la t;te de la r;daction de cette feuille ;ph;m;re, qui fut en quelque sorte supprim;e par le gouvernement fran;ais, sous la pression de M. von der Goltz, ambassadeur de Prusse.
Une de ces chansons commen;ait ainsi :
Kuckuck, Kuckuck warte,
Bald kommt der Bonaparte
Der wird uns wiederholen
Was du uns hast gestohlen.
Coucou, coucou attends,
Bient;t Bonaparte viendra
Qui nous rendra
Ce que tu nous as vol;.
Le Kuckuck ;tait l’aigle prussien habitu; ; s’emparer du nid des autres.
Avec quelques efforts, pas mal d’argent et quelques-uns de ses espions, Stieber r;ussit enfin ; impliquer quatre ou cinq officiers et gentilshommes hanovriens dans un complot de haute trahison qui fut jug; devant la Cour de Berlin.
En m;me temps Stieber, nouait au nom de son gouvernement, des relations intimes parmi cette haute boh;me internationale qui, depuis l’exposition de 1867, semblait plus que jamais avoir jet; son d;volu sur Paris, o; la facilit; de l’accueil, le ton libre et d;gag; qui r;gnait dans les salons, favorisaient tous les espionnages. Mais Stieber ne s’en tint pas ; Paris;; il raconte dans ses lettres qu’il s’assura aussi des relations et de tr;s pr;cieux auxiliaires dans les grandes villes de France, telles que Lyon, Bordeaux, Marseille.
Les renseignements qui lui parvinrent de ces diff;rentes sources ne furent pas ;trangers ; la promptitude de la d;claration de guerre, en 1870.
X
La police prussienne pendant la campagne de France. — Les exploits de Stieber ; Bar-le-Duc, ; Reims et ; Ferri;res. — Les am;nit;s de la police de campagne. — Entr;e des Allemands dans Versailles. — L’attitude du conseil municipal. — Comment les Allemands respectent les conventions sign;es. — Arriv;e du prince Fritz et du roi Guillaume. — Une manifestation d’agents secrets. — Le bureau du chef de la police. — Un enfant espion sans le savoir. — Zerniki ; la mairie. — Un vaudevilliste allemand ; Versailles. — Entretien de M. de Bismarck avec le directeur de la police. — Expulsion d’O’Sullivan. — Les r;quisitions prussiennes. — Relations difficiles entre les officiers et la police. — M. de Bismarck voit des assassins partout. — M. Angel de Miranda. — Les m;saventures d’un journaliste allemand. — L’h;tel des R;servoirs pendant l’occupation. — Mort tragique de Hoff. — Le restaurant des fr;res Gark. — Espions et journalistes.
En raison des services rendus en 1866 et de la haute faveur dont il jouissait depuis lors, Stieber ;tait d;sign; d’avance pour remplir pendant la campagne de 1870-1871 les m;mes fonctions que pendant la guerre de Boh;me.
Le 31 juillet, le g;n;ral de Moltke et tout le personnel civil et militaire composant le «;grand quartier g;n;ral;» partirent de Berlin pour Mayence. Stieber, ; qui l’on avait adjoint trois lieutenants de police et un certain nombre d’agents, avait pris place dans un des compartiments du train royal.
A peine arriv; ; Mayence, premi;re ;tape de la marche triomphale de l’invasion, le chef de la police de campagne lan;a ses limiers pour d;nicher les espions fran;ais, car on les supposait nombreux dans la ville. Mais les g;n;raux de Napol;on d;daignaient ces accessoires et ces petits moyens si utilement employ;s par la Prusse : dans l’entourage de l’empereur on ;tait si certain d’arriver ; Berlin tout d’une traite;! Aussi les agents du conseiller intime firent-ils le plus souvent buisson creux, ou s’ils ramenaient des prisonniers, c’;taient des curieux inoffensifs, des journalistes, ou des artistes en qu;te de croquis, comme ce dessinateur bien connu d’une grande feuille illustr;e, qui fut d;clar; suspect parce qu’il portait la moustache et la barbiche taill;es ; la fran;aise, et qui dut traverser toute la ville de Mayence par une pluie battante entre deux soldats.
Bient;t arriv;rent les nouvelles des premiers d;sastres de l’arm;e de Mac-Mahon. Le grand quartier g;n;ral, quittant le territoire allemand, suivit de pr;s les avant-gardes de l’invasion.
Au moment d’entrer en France, Stieber avait re;u des instructions plus pr;cises. Voici en quoi consistait son mandat :
1o Veiller sur la s;curit; de la personne du roi, des ministres et des hauts fonctionnaires. Les autorit;s militaires ;taient tenues de pr;ter main-forte chaque fois qu’elles en seraient requises par le chef de la police.
2o La d;couverte des espions au grand quartier g;n;ral et dans son voisinage, par cons;quent la surveillance rigoureuse de tous les ;trangers. Les mesures prises par Stieber dans ce but, ainsi que pour assurer la s;ret; du quartier g;n;ral, mesures approuv;es par l’autorit; militaire, doivent ;tre observ;es par toute personne faisant partie ; un titre quelconque du grand quartier g;n;ral.
3o Le contr;le des lettres et des d;p;ches au quartier g;n;ral et dans ses environs;; pourtant le chef de la police de campagne ne pourra prendre connaissance des correspondances suspectes qu’autant qu’il sera autoris; par l’autorit; militaire.
4o Le contr;le minutieux de tout ce qui touche ; la presse et des correspondances de journaux ;manant du quartier g;n;ral.
Enfin Stieber devait :
5o Pr;ter son concours aux autorit;s militaires en leur fournissant des renseignements sur l’arm;e ennemie, sur ce qui se passait dans les r;gions qu’elle occupait, et lui procurer des personnes capables de fournir des informations, — c’est-;-dire recruter les espions et acheter les tra;tres.
Pendant les premi;res semaines de la campagne, le r;le du chef de la police de l’arm;e se borne ; faire pr;parer de gr; ou de force des logements et des vivres dans les premi;res localit;s occup;es ; la suite des batailles de W;rth et de Reichshoffen, et aussi ; faire respecter quelque peu la discipline que certains corps de troupes non prussiennes semblaient assez peu dispos;s ; observer. Dans ses M;moires, qui ont suscit;, sous ce rapport, de nombreuses r;clamations et protestations, mais qui n’ont pas ;t; r;fut;s, Stieber raconte avec une franchise qui l’honore les d;sordres et les exactions dont se sont rendus coupables, ; Faulquemont entre autres, les contingents hessois et bavarois. Cette malheureuse petite ville de 3,000 ;mes fut travers;e par plus de 80,000 hommes de troupes allemandes.
Le comte de Bismarck et son ;tat-major de fonctionnaires des affaires ;trang;res s’install;rent dans une petite hutte de paysans. Stieber fut invit; ; souper. Tout en pr;parant lui-m;me le caf; pour toute la soci;t;, Bismarck pronon;a ces paroles qui devaient se r;aliser six mois plus tard : «;C’est bien d;cid;, nous ne rendrons plus l’Alsace et la Lorraine ; la France.;»
Apr;s souper, Bismarck s’entretint assez longuement avec le chef de la police.
«;Nous caus;mes de notre pass;, dit Stieber dans une de ses lettres;; je me montrai tr;s franc et tr;s ouvert, le ministre aussi. Il termina par ces mots : «;Voyez donc tout ce que le sort peut faire d’un hobereau de Pom;ranie, ; qui tout le monde en voulait;!;» Je dois convenir que cette soir;e est la plus belle de ma vie. Notre entretien sera peut-;tre historique. Certes, Bismarck est le plus grand homme de l’histoire moderne, et je suis fier d’occuper une telle position aupr;s de lui[38].;»
[38] Denkw;rdigkeiten des geheimen Regierungsrathes Stieber, Berlin, 1883.
Cet int;ressant colloque fut interrompu par le maire de Faulquemont, qui accourut tout ;plor; se jeter aux pieds de Stieber, le suppliant de mettre un terme aux sc;nes d’horreur qui signalaient le passage incessant des r;giments allemands.
«;Malgr; tous mes efforts et bien que j’eusse mis en r;quisition 50 gendarmes, ;crit Stieber ; sa femme, en date du 13 ao;t, je ne r;ussis que tr;s superficiellement ; r;primer les exc;s.
«;J’;tais d;j; sur le point de tuer ; coups de revolver des vivandiers qui pillaient et refusaient de m’ob;ir. Ce g;ant de Krinnig (un sergent de ville attach; ; la police de campagne) a fait des efforts surhumains. Le prince Charles (fr;re du roi) a arr;t; de ses propres mains six Hessois, car nous tenions ; sauvegarder l’honneur de l’arm;e prussienne et ; emp;cher le pillage… Je me suis tellement fait de bile ; cause de ce remue-m;nage, que je suis parti subitement, bien que les chefs m’aient demand; de mettre un peu d’ordre. Mais c’;tait absolument impossible.;»
D’autres lettres dat;es de Herney et de Pont-;-Mousson attestent ;galement les exc;s de toutes sortes des envahisseurs. A Pont-;-Mousson r;gnait la famine la plus compl;te;; le propri;taire de la maison o; logeait le chef de la police, un neveu du mar;chal Davoust, vint prier Stieber de lui procurer un peu de pain pour lui et sa femme, une «;dame d’une grande distinction;», car ils n’avaient pas mang; depuis trois jours.
«;Nous ruinons de fond en comble cette jolie petite ville, ;crit Stieber. Bient;t le typhus et la fi;vre d’h;pital s’y feront sentir.;»
«;Bien que nous nous comportions tr;s convenablement[39], dit-il dans une autre lettre, et que nous autres Allemands nous soyons de nature tellement d;bonnaire qu’il nous est tr;s difficile d’;tre cruels, nous saignons le pays ; blanc. Nous enlevons chevaux et voitures, ainsi que tout le b;tail;; nous d;truisons tous les chemins de fer, et depuis trois semaines on n’a pas fait un sou de recette sur un tiers du r;seau fran;ais. Nous gardons pour nous tous les vivres, des quantit;s ;normes de bi;re et de vin sont perdues, les arbres de toutes les avenues et promenades sont abattus, tout le bois transportable sert ; allumer les feux de bivouac. Les magasins sont ferm;s, les affaires suspendues, les fabriques compl;tement arr;t;es…;»
[39] Si Stieber s’;tait trouv; au milieu des Bavarois ; Bazeilles, il n’aurait certes pas vant; la «;nature d;bonnaire du caract;re allemand;». Parmi les vingt t;moignages recueillis sur les lieux m;mes et de la bouche des Bazeillais, par M. Georges Bastard, il suffira de citer celui-ci pour ;difier le lecteur sur la fa;on dont «;l’Allemand d;bonnaire;» fait la guerre :
«;R;my p;re, — c’est l’un des noms qui figurent sur le monument comm;moratif — :
«;Mon fils ;lis;e ;tant malade d’une pleur;sie qui le contraignait ; garder le lit depuis deux mois, nous n’avons pu, comme la plupart, fuir ; l’approche de l’ennemi. Bazeilles venait d’;tre occup;, le premier jour, et le feu commen;ait ; d;vorer les maisons. Le lendemain, ce fut le tour de notre habitation. Au moment o; les flammes atteignaient la toiture, un officier bavarois se pr;senta sur le seuil de notre chambre, la face contract;e, le sabre au poing et le revolver de l’autre. N’;coutant ni les cris, ni la douleur, ni les pri;res de ma bru, qui se tenait suppliante et tout en larmes au pied du lit, avec son enfant dans les bras, il fit feu sur lui deux fois, ; bout portant. L’arme encore fumante, il se retira, laissant pour mort mon cher ;lis;e, qui, quinze jours apr;s, succombait ; ses deux blessures, une balle au menton et l’autre ; la main droite.
«;Ces faits, dit R;my, m’ont ;t; rapport;s par ma belle-fille, peu d’instants apr;s l’;v;nement, lorsque, au retour d’une courte absence que j’avais faite afin de chercher mes ouvriers, j’accourais pour sauver son mari de l’incendie. Pendant que je le transportais au ch;teau de Montvilliers, avec l’aide de Bertrand, de Henri, de No;l et d’Eug;ne Li;geois, je fus alors fait prisonnier, ainsi que mes compagnons. Nous support;mes les plus durs traitements. Frapp; pour ma part, bouscul; indignement, li; ; l’;troit, je fus finalement condamn; ; ;tre pass; par les armes. Les soldats m’avaient d;j; d;pouill; du peu que j’avais sur moi, quand apparut un chef qui leur intima l’ordre de me laisser libre. Bref, je m’alitai, apr;s ;tre parvenu ; retrouver ma pauvre femme, qui, elle, avait ;t; arr;t;e, conduite par une troupe barbare, trait;e de la fa;on la plus ignoble, et sur le point de subir les derniers outrages.;»
Et Stieber exhale les m;mes plaintes que pendant la campagne de 1866, sur les rapports de la police avec l’arm;e :
«;Les fonctionnaires de la police de campagne ne sont pas sur un lit de roses et nous nous faisons beaucoup de mauvais sang. Il est toujours tr;s difficile de s’entendre avec les officiers de haut grade, toutes les passions sont surexcit;es ici au dernier degr;, chacun est ombrageux et l’on se d;fie de chaque mot. On ne saurait se montrer assez circonspect. D’une part il faut ;tre patient et indulgent, mais d’un autre c;t; il faut agir r;solument et avec ;nergie lorsqu’on se trouve en pr;sence de gens grossiers et arrogants. Je repr;sente dans notre d;partement l’;l;ment ;nergique et grossier. M. de Zerniki, mon aide de camp, lui, repr;sente la politesse et l’amabilit;[40];».
[40] Nous pourrons appr;cier plus loin, ; Versailles, toute la politesse et toute l’amabilit; du lieutenant de mouchards Zerniki.
Si quelque paysan exasp;r; par ces exc;s, que le chef de la police se d;clarait lui-m;me impuissant ; r;primer, si quelque malheureux, vol;, pill;, ruin;, dont la femme ou la fille avait ;t; outrag;e sous ses yeux, se laissait aller ; des repr;sailles, voici comment il ;tait trait;.
C’est encore Stieber qui raconte :
«;J’ai ordre d’agir avec la plus grande s;v;rit; et sans les moindres ;gards. Hier, dans un village appel; Gorce, un paysan fran;ais a tir; sur une voiture remplie de bless;s prussiens. Ce gaillard a trouv; ; qui parler;; deux des bless;s ;taient encore fermes sur leurs jambes, ils se sont pr;cipit;s dans la maison et ont appr;hend; l’homme;; on l’a pendu sous les aisselles devant sa propre maison, puis on l’a tu; lentement avec trente-quatre balles qu’il a re;ues l’une apr;s l’autre. Pour servir d’exemple, le corps est rest; pendu deux jours sous la garde de deux sentinelles.;»
A toutes les r;clamations, ; toutes les plaintes des populations qu’ils ran;onnaient ou pillaient, les Prussiens avaient coutume de r;pondre en r;;ditant le fameux mot de Napol;on Ier : «;C’est la guerre;!;» Mais ce pauvre paysan tu; «;lentement;», recevant trente balles l’une apr;s l’autre, et expos; pendant quarante-huit heures avec ses chairs saignantes et d;chir;es, cela ne s’appelle plus «;la guerre;», cela ne s’appelle d’aucun nom, m;me dans le langage des peuplades les plus sauvages;; les cannibales eux-m;mes ;gorgent d’un seul coup l’ennemi vaincu qu’ils vont manger.
Elles sont vraiment bien curieuses, les confidences posthumes de ce policier. Un jour, ; Bar-le-Duc, o; venaient d’arriver l’empereur, M. de Bismarck et M. de Moltke, Stieber raconte qu’il conclut un march; avec une dame qui voulait absolument voir «;le comte de Bismarck;». En ;change, il se fit donner par elle un repas compos; de pain, de beurre, de fromage et de vin. «;Si elle avait ;t; plus jeune, ajoute le galant chef de la police, au lieu de pain et de fromage, j’aurais exig; une autre marchandise.;» Et c’est ; «;sa ch;re bonne femme;» que Stieber fait ces r;v;lations violentes;!
Une autre fois qu’on se trouvait sans lumi;re, Stieber rapporte que ses joyeux agents lui propos;rent «;d’allumer une maison;».
L’empereur, M. de Bismarck, le grand ;tat-major, arriv;rent le 5 septembre ; Reims, o;, comme nous l’avons d;j; dit, le chef de la police de campagne re;ut, avec ses quatre agents, l’hospitalit; dans la maison de la veuve Pomery : «;Nous avons, ;crit Stieber ; sa femme, un salon sp;cial pour d;guster chaque cru : un pour le vin de Champagne, un pour le vin de Bordeaux et un autre pour le vin du Rhin.;»
Au moment o; l’;tat-major prussien ;tait entr; en ville, tous les magasins s’;taient ferm;s;; mais sur un ordre mena;ant de Stieber, on avait d; les rouvrir imm;diatement.
Les rapports du chef de la police prussienne avec la municipalit; ne furent pas toujours faciles.
En apprenant la proclamation de la R;publique, une commission municipale d;mocratique tenta de remplacer l’ancien conseil imp;rial. Stieber en pronon;a la dissolution imm;diate, et dans une lettre ; sa femme, il ;crit : «;Si cela avait ;t; n;cessaire, j’aurais fait pendre les dix membres de la Commission sur la place de l’H;tel-de-Ville, aussi vrai que je m’appelle Stieber.;»
Reims pr;sentait le plus singulier spectacle. Tandis que les rues fourmillaient de soldats prussiens, des bourgeois placides ;chelonn;s le long de la Vesle p;chaient philosophiquement ; la ligne. Les fabriques ;taient ferm;es, la mis;re ;tait grande, les enfants couraient apr;s les soldats, mendiant du pain. Des chanteurs ambulants braillaient devant les caf;s. Et le dimanche, pendant que dans le petit temple protestant, le roi, le prince Charles, le grand-duc de Weimar, le grand-duc h;ritier de Mecklembourg, Bismarck, de Roon, assistaient au service avec accompagnement de la musique militaire, la cath;drale ;tait pleine de femmes, le chapelet ; la main, et de cuirassiers et de fantassins polonais et sil;siens qui priaient, ; genoux, la t;te inclin;e sur la poitrine.
Le soir, on ne rencontrait que des soldats portant des litres et des bouteilles de vin. Dans les restaurants et les caf;s, les officiers sablaient le champagne avec de bruyants ;clats de joie. A la porte des maisons ; grands num;ros, on se battait pour entrer.
De Reims, le quartier g;n;ral fut transf;r; au magnifique ch;teau de M. le baron de Rothschild, ; Ferri;res. L’;merveillement de Stieber ne connut cette fois plus de bornes;; les salons dor;s, les peintures «;classiques;», les beaux marbres, tous les tr;sors d’art qu’il avait admir;s chez la veuve Pomery, ;taient d;pass;s;! «;L’homme le plus riche du monde, ;crit le policier ; sa femme, c’est Rothschild, de Paris, et le pays le plus beau de la terre, c’est la France.;»
A Ferri;res, Stieber n’avait cependant pas retrouv; la succulente table de Mme Pomery, ni ce «;lit de soie;» de la «;veuve au champagne;», qu’il aurait tant voulu emporter avec lui ou envoyer ; sa femme. L’entr;e du ch;teau ;tant interdite, sa chambre ;tait le rendez-vous de tout le monde;; on y couchait en commun, sur le plancher;; on y faisait du th;, du caf;, et toute la journ;e et une partie de la nuit c’;tait un va-et-vient de gens envoy;s aux «;renseignements;», de marchands ;piciers, d’agents confidentiels de Napol;on III ou du pape, de d;l;gu;s de toutes sortes, de courriers, une procession de comtes et de princes en qu;te de places de pr;fets dans les d;partements occup;s, de paysans et de paysannes venant se plaindre des exactions des soldats, pleurer et g;mir sur le b;tail et les vivres qu’on leur avait enlev;s de vive force.
«;Heureusement, ;crit Stieber, qu’une instruction secr;te chasse l’autre, et que je suis la moiti; de la nuit chez Bismarck ou chez d’autres conseillers. Nous n’avons du reste pas le temps de fl;ner;; il faut que nous fassions bonne garde : nous sommes ici au milieu d’une population des plus dangereuses, et devant Paris.;»
....... .......... ...
Depuis le 17 septembre, les troupes allemandes ;taient install;es dans ce Versailles majestueusement silencieux, dont le vieux po;te Deschamps a dit avec justesse :
Tout pr;s du mouvement, calme et libre s;jour.
Le jour m;me o; le combat de Ch;tillon assurait l’investissement de Paris, en rejetant les r;giments de la d;fense nationale sous le feu des forts, un parti de cavaliers prussiens, dont l’arriv;e avait ;t; annonc;e la veille par un sous-officier de hussards noirs (hussards de la Mort) envoy; en parlementaire, se pr;sentait ; la porte des «;Chantiers;», qui donne acc;s sur la grande route de Sceaux et de Choisy, o; s;vissait dans son plein, ; quelques kilom;tres seulement, la lutte engag;e depuis le matin entre le g;n;ral Vinoy et le prince royal. Il y avait trois jours que toutes les troupes fran;aises avaient ;vacu; Versailles pour se replier sur Paris;; l’unique force militaire pr;sente dans la ville ;tait la garde nationale, dont une partie ;tait ;quip;e et arm;e de fusils ; piston ou m;me ; pierre, absolument incapables de r;sister aux armes de nouveau mod;le. Aucune d;fense n’;tait possible. La r;sistance n’e;t produit d’autre r;sultat que de faire incendier les propri;t;s des particuliers et massacrer une population paisible.
Si encore le sacrifice de Versailles et de sa population avait eu des r;sultats strat;giques m;me momentan;s;! Mais sous ce rapport aussi il n’y avait rien ; esp;rer. Avec les masses ;normes dont disposait l’envahisseur, avec sa redoutable artillerie, la prise de vive force de Versailles n’e;t pas retard; d’une demi-heure l’investissement de Paris. Le conseil municipal de la ville se rendit compte de cette situation;; il vit bien qu’il faudrait se r;signer ; recevoir l’ennemi lorsqu’il se pr;senterait;; mais, ne pouvant opposer de r;sistance militaire et arm;e, la municipalit; de Versailles r;solut de montrer par la dignit; et la fermet; de son attitude, que moralement et civiquement elle ;tait d;cid;e ; disputer pied ; pied le terrain aux envahisseurs et ; ne c;der qu’au dernier moment, lorsqu’elle se trouverait impuissante en face de la force brutale et de la sup;riorit; num;rique.
Pendant cinq mois, le corps municipal de Versailles ne se d;partit point de cette attitude. Seuls dans une ville que remplissait l’arm;e ennemie, plac;s sous la menace perp;tuelle des lois de la guerre, qui n’admettent aucune justice, aucune ;quit;, risquant bien souvent de se heurter ; quelque chef violent, capable de faire passer par les armes, dans un moment de mauvaise humeur, le maire et ses adjoints, en vertu de cette raison du plus fort qui est la base du droit des vainqueurs vis-;-vis des vaincus, M. Rameau et ses collaborateurs combattirent les exigences de l’ennemi avec autant d’;nergie et de fiert; que s’ils eussent trait; de puissance ; puissance. Ils lutt;rent contre l’arbitraire du pr;fet prussien avec plus d’ind;pendance assur;ment que bien des municipalit;s n’en avaient montr; vis-;-vis de l’arbitraire des pr;fets de l’empire.
Souvent cette r;sistance fut inutile, mais parfois elle aboutit;; en tout cas elle ;tonna les Allemands, car elle contrastait fort avec la platitude, pendant la campagne de 1866, des municipalit;s autrichiennes, de ces maires allant recevoir le vainqueur aux portes de la ville, de ces fonctionnaires d;nant ; la table du roi et acceptant des d;corations prussiennes. Cette fi;re conduite des autorit;s de Versailles, qui ne rappelait en rien non plus l’humilit; timide et r;sign;e que l’on avait rencontr;e dans quelques villes de l’Est, inspira ; l’ennemi des sentiments de respect non seulement pour MM. Rameau, Scherer, Bersot et leurs coll;gues, mais aussi pour la population qu’ils repr;sentaient. On ;tait loin des m;pris malheureusement justifi;s de Bl;cher, qui, en 1814, voyant de ses fen;tres la population parisienne acclamer les soldats alli;s et les femmes se pendre au bras des Cosaques, s’;cria, ;c;ur; : «;Vous ;tes tous des mis;rables;!;» (Miserabel seid ihr alle;!)
En 1870, M. de Bismarck tendait la main au maire de Versailles. M. Rameau h;sitait ; la prendre : «;Ce n’est pas comme chancelier, insista l’homme d’;tat, c’est personnellement que je vous prie de me donner la main.;» Et quelques semaines plus tard, le maire ayant d; revenir dans la villa de Mme Jess;, habit;e par M. de Bismarck, celui-ci lui tendait encore la main : «;Toujours personnellement,;» r;p;ta-t-il en souriant.
Donc, loin d’ouvrir les portes ; l’ennemi, le maire de Versailles avait fait fermer les grilles, et lorsque les cavaliers allemands se pr;sent;rent, M. Rameau et ses adjoints, aussit;t pr;venus, se rendirent ; la porte des Chantiers pour discuter avec l’officier commandant le d;tachement les conditions d’une capitulation formelle, devant garantir les habitants de Versailles de toute exaction et conserver ; la garde urbaine ses armes et ses fonctions pour le maintien de l’ordre dans la cit;.
Tandis que le maire, assist; d’interpr;tes, n;gociait avec le chef du d;tachement allemand, on entendait la canonnade et le cr;pitement de la mousqueterie dans la direction de Sceaux. L’officier demanda que des vivres fussent apport;s ; ses hommes. Le maire refusa ;nergiquement. «;Des Fran;ais, monsieur, fit-il, ne peuvent vous nourrir pendant que vous vous battez contre nos compatriotes.;»
A midi, la capitulation fut sign;e par M. Rameau pour la ville de Versailles, et par M. Pinscher, commandant du g;nie du 5e corps, pour l’arm;e prussienne, «;sauf ratification du g;n;ral commandant.;» Cette r;serve eut sa raison d’;tre, car ; peine les troupes furent-elles r;pandues dans la ville, que le g;n;ral Kirschbach, le commandant du corps d’arm;e, se pr;senta ; l’h;tel de ville pour annoncer au conseil municipal assembl; que le commandant Pinscher ;tait d;savou; et que la capitulation ;tait annul;e. Le g;n;ral ajouta fort courtoisement d’ailleurs que Versailles ;tant une ville ouverte, sans remparts ni fortifications, ne pouvait conclure de capitulation. Elle devait se soumettre ; subir l’occupation avec tous les accessoires que le bon plaisir du vainqueur jugerait ; propos de lui infliger.
Le g;n;ral Kirschbach ayant ajout; que si les habitants de Versailles r;sistaient aux ordres des autorit;s prussiennes et notamment s’ils ne livraient pas leurs armes et leurs munitions, ils y seraient contraints par la force, M. Rameau se leva, et d’une voix vibrante que faisait trembler l’;motion patriotique : «;Vous avez prononc; le mot, g;n;ral, s’;cria-t-il, c’est par la force que vous ;tes ici, et si cela avait d;pendu de nous, vous n’y seriez pas. C’est en ennemi que je vous re;ois, et je tiens ; vous le dire hautement.;»
Bient;t on fit voir aux habitants de Versailles qu’en effet la capitulation sign;e par un officier de l’arm;e allemande n’;tait qu’un lambeau de papier, bon ; jeter au panier. Le trait; promettait dans son article 1er «;le respect des personnes, des propri;t;s, des monuments publics et objets d’art;».
Que faisaient les soldats;?
Ils enfon;aient les portes des maisons non habit;es pour les piller et s’installer en ma;tres dans les appartements qui leur convenaient le mieux;; les bless;s venant du champ de bataille de Ch;tillon ;taient directement dirig;s sur le Ch;teau, dont les plus belles salles furent transform;es en ambulances.
La capitulation disait en outre que la garde nationale conserverait ses armes et serait charg;e de la police int;rieure de la ville.
Les Allemands s’empar;rent imm;diatement de tous les postes, et les gardes nationaux ainsi que les autres habitants furent somm;s d’avoir ; livrer leurs armes sous peine de mort.
La capitulation disait aussi que les troupes seraient log;es dans les casernes et les ;tablissements publics.
A peine arriv;s ; Versailles, les d;tachements allemands furent install;s chez les habitants.
Enfin la capitulation portait express;ment que Versailles ne payerait aucune contribution de guerre.
Vingt-quatre heures plus tard, la municipalit; versaillaise ;tait mise en demeure de verser une contribution de guerre de «;400,000 francs;», repr;sentant sa quote-part pour les indemnit;s pay;es aux Allemands expuls;s de France et aux armateurs dont les navires avaient ;t; captur;s[41].
[41] Cette somme de 400,000 francs fut, il est vrai, remise ; la ville de Versailles, apr;s l’arriv;e du roi.
D;s le premier jour de l’occupation, le 17 septembre 1870, plus de soixante mille Prussiens, Bavarois et Wurtembergeois travers;rent la ville du grand roi;; la moiti; y passa la nuit, soit dans les logements particuliers, soit dans les b;timents publics. Ceux qui ne trouv;rent pas de toit pour s’abriter camp;rent autour des feux de bivouacs allum;s dans les avenues.
Le soir, une heure environ avant le coucher du soleil, plusieurs r;giments bavarois, encore tout noirs de poudre et surexcit;s par le combat, revinrent du champ de bataille de Ch;tillon. Ils avaient plac; au milieu d’eux une cinquantaine de zouaves faits prisonniers, sans doute des soldats de cette arme, recrut;s ; la h;te, et qui n’avaient que le nom et l’uniforme de ce corps si c;l;bre;; jeunes conscrits qui avaient l;ch; pied aux premi;res vol;es de mitraille r;pandant la terreur et l’affolement jusque sur le boulevard Montmartre.
La population de Versailles, qui contemplait avec un silence sto;que et presque d;daigneux l’installation des vainqueurs, ne put se d;fendre d’un sentiment de profonde ;motion ; la vue de ces compatriotes d;filant, honteux et abattus, entre leurs gardiens.
—;Pauvres amis;! fit un vieillard ; demi voix.
Un zouave, authentique celui-l;, au teint bronz; par le soleil du Sahara, la longue barbe fauve s’;talant sur sa poitrine orn;e des m;dailles de Crim;e et d’Italie, le visage coutur; de balafres et de cicatrices, entendit cette exclamation. Il se retourna et envoya ; celui qui la lui avait adress;e, un long regard de reconnaissance.
Bient;t apr;s le «;Kronprinz;», appel; par les siens «;notre Fritz;», depuis une d;p;che c;l;bre annon;ant ses prouesses ; la bataille de W;rth, arriva au petit trot de son cheval, entour; d’une suite nombreuse. C’est lui qui commandait en chef l’arm;e d’investissement, dont le quartier g;n;ral allait s’installer dans cette pr;fecture de l’avenue de Paris, magnifique et vaste b;timent tout neuf, achev; depuis le commencement de l’ann;e 1870, et occup; depuis cinq ou six mois seulement par le pr;fet imp;rial, M. Corruau, ; qui avait succ;d; pendant quelques jours seulement M. Edouard Charton, charg; par le gouvernement du 4 septembre d’administrer le d;partement de Seine-et-Oise. Autrefois, la pr;fecture se trouvait dans un vieux b;timent de la rue des R;servoirs, contigu ; l’h;tel. Le nouvel ;difice, somptueusement b;ti sur l’avenue de Paris, meubl; avec un luxe extraordinaire, avait ;t; construit comme expr;s pour servir de r;sidence au prince Fritz, au roi Guillaume ensuite, et enfin ; M. Thiers ainsi qu’au mar;chal de Mac-Mahon;; tandis que l’ancienne pr;fecture, achet;e par le propri;taire de l’h;tel, devenait une annexe tout ; fait propre ; recevoir les h;tes nombreux que les ;v;nements allaient attirer ; Versailles.
L’invasion s’organisait chaque jour mieux dans cette ville voisine de la grande capitale. Paris n’ayant pas succomb; sous le coup de la premi;re attaque, et la population, loin d’;tre abattue, r;clamant la «;guerre ; outrance;», l’;tat-major allemand vit bien qu’il faudrait prendre ses quartiers d’hiver en France. Versailles devint donc peu ; peu une grande ville de garnison prussienne;; les r;giments s’y install;rent tout comme ; Potsdam et ; Spandau. D;s les premiers jours d’octobre, ce fut le centre de la direction g;n;rale de toutes les arm;es allemandes et le si;ge de la politique prussienne, qui, gr;ce au prestige des grandes victoires et ; l’attitude passive des puissances, devait de l; rayonner sur toute l’Europe.
Le 4 octobre, le pr;fet nomm; par l’autorit; prussienne, M. de Brauchitsch, qui s’;tait empar; jusqu’au titre de conseiller d’;tat et du papier ; en-t;te de son pr;d;cesseur fran;ais, se pr;senta dans la grande galerie de l’h;tel de ville o; les conseillers municipaux s’;taient r;unis extraordinairement. Dans un discours soigneusement ;tudi;, — car le nouveau pr;fet tenait ; montrer qu’il ;tait vers; dans la langue fran;aise[42], il s’effor;ait de rassurer les conseillers, leur promettant la sauvegarde de leurs personnes et le respect de leurs d;lib;rations;; puis il les invita ; se rendre, avec des sauf-conduits qu’il leur donnerait volontiers, au del; des lignes allemandes, afin d’aller chercher des vivres qui pourraient bien manquer dans Versailles, de l’argent, et, — ajoutait-il, — des renseignements. Cette invitation cauteleuse ; la trahison et ; l’espionnage fut accueillie par un silence glacial, mais dans le «;speech;» du nouveau pr;fet, une phrase surtout avait frapp; les conseillers;; M. de Brauchitsch annon;ait pour le lendemain 5 octobre l’arriv;e du roi Guillaume et de sa nombreuse suite.
[42] M. de Brauchitsch ;tait tellement soucieux de r;diger en langage correct et choisi les proclamations et ordonnances qui r;glaient l’exploitation et l’;corchement des habitants de Seine-et-Oise qu’il pria M. le pasteur Passa de lui procurer un Fran;ais lettr; qui voul;t bien remplir les fonctions de secr;taire-rebouteur et revoir ses ;lucubrations officielles. M. Passa ayant r;pondu qu’il ne connaissait personne dispos; ; accepter ce poste : — «;Eh bien, fit M. de Brauchitsch, s’il n’y a pas de Fran;ais, trouvez-moi un Suisse.;» — M. Passa r;pondit s;chement qu’il ne connaissait pas davantage de Suisse que de Fran;ais.
Ce jour-l;, en effet, d;s midi, un mouvement inaccoutum; r;gnait dans les larges et belles avenues qui rayonnent vers le ch;teau. Les soldats de la garnison en grande tenue, casque en t;te, soigneusement astiqu;s, les mains gant;es, se promenaient gravement par groupes;; les officiers aux moustaches affil;es par la pommade hongroise, la vitre ; l’;il, faisaient sonner leurs sabres;; toutes les maisons o; se trouvaient soit une des grandes administrations de l’arm;e, soit un chef quelconque, ;taient pavois;es. Les habitants de Versailles qui ;taient sortis de chez eux pour jouir d’une belle et douce apr;s-midi d’automne, se demandaient ce que ces pr;paratifs signifiaient. On allait instinctivement aux renseignements ; la mairie, o; la municipalit; avait l’habitude d’annoncer par des affiches manuscrites les ;v;nements accomplis ou en pr;paration.
La population apprit qu’; quatre-vingts ann;es de distance, Versailles allait redevenir une r;sidence royale. La nouvelle se r;pandit rapidement dans toutes les rues;; bient;t chacun fut sur pied pour satisfaire une curiosit; compr;hensible sinon digne de louanges. Seulement, les promeneurs s’aper;urent que parmi eux surgissaient ; chaque instant des figures inconnues, des gens qui avaient l’air tr;s emprunt;s dans leurs blouses ou leurs jaquettes, car presque tous ces hommes, «;qui n’;taient pas d’ici;», portaient le costume des ouvriers ou des gens du peuple.
A trois heures, des d;tachements bavarois et prussiens se dirig;rent, musique en t;te, vers la porte des Chantiers et form;rent la haie jusqu’; la grille de la pr;fecture.
A quatre heures pr;cises, des tourbillons de poussi;re annonc;rent l’apparition du cort;ge. Un peloton de uhlans, la lance en arr;t, pr;c;dait une file interminable de voitures, dont les premi;res ;taient d’;l;gants et confortables landaus, tandis que le reste offrait les sp;cimens les plus vari;s de tous les v;hicules que la r;quisition avait pu d;couvrir chez les paysans de Seine-et-Oise.
Dans la premi;re de ces voitures se trouvait le roi Guillaume, ayant ; ses c;t;s son fils et en face de lui le chancelier. Le roi de Prusse, ;g; alors de soixante-treize ans, se tenait droit et raide comme un sous-officier;; sa physionomie offrait un singulier m;lange de bonhomie et de rudesse : c’;tait en tout cas une figure caract;ristique avec son encadrement de favoris blancs comme la neige.
M. de Bismarck ne ressemblait pas non plus ; ses portraits d’aujourd’hui. Il ne portait ni perruque ni toute la barbe. Une ;paisse moustache cachait sa l;vre sup;rieure. Avec sa grosse t;te, ses ;paules carr;es, son buste ;norme, il paraissait dou; d’une vigueur extraordinaire.
Ce jour-l;, il avait plus que jamais son air de bouledogue de mauvaise humeur.
Le Kronprinz ou prince royal, grand, ;lanc;, avec ses cheveux blonds et sa barbe de fleuve, tenait assez bien le milieu entre la physionomie souriante du monarque et l’air rogue du ministre.
Dans les autres voitures, on voyait M. de Moltke, ras; de pr;s comme un pr;tre, le g;n;ral de Roon, ministre de la guerre, et toute une kyrielle d’altesses royales et s;r;nissimes, avec leurs aides de camp et leurs courtisans.
Le roi s’installa imm;diatement ; l’h;tel de la pr;fecture que son fils lui avait c;d;. Le prince Fritz avait jet; son d;volu sur une jolie et gracieuse habitation appel;e «;Les Ombrages;». C’;tait, comme la villa choisie par M. de Bismarck, la propri;t; d’une dame qui avait abandonn; sa maison aux hasards de l’occupation pour se r;fugier en Provence.
La chronique locale raconte que Son Altesse n’y v;cut pas toujours seul. Peut-;tre n’insisterions-nous point sur ces rumeurs, — qui apr;s tout peuvent n’avoir ;t; que de simples cancans, — si la raret; de semblables aventures ne m;ritait pas qu’on les signale, m;me ; l’;tat hypoth;tique. La galanterie avec ses joyeuses ;quip;es, affirmant l’;troite et classique alliance de Mars et de V;nus, ne tient que tr;s peu de pages dans l’histoire du s;jour ; Versailles de l’;tat-major allemand. On chercherait vainement — sauf les visites diurnes et nocturnes aux maisons omnibus de la «;Petite-Place;», — ces hors-d’;uvre qui donnent leur saveur aux histoires des guerres de Louis XIV et de Louis XV, et aux exp;ditions des arm;es de la R;publique et de Napol;on, qui s’entendaient si bien, en Italie, en Espagne, et surtout dans la chaste et pudique Allemagne, ; m;langer, selon l’expression usit;e alors, leurs lauriers d’un brin de myrte. A Versailles, tous ces gaillards ; forte encolure, muscl;s et r;bl;s, qui mangeaient comme des ogres, buvaient comme des chantres, emmagasinant des forces ; plein gosier, se conduisaient comme des petits saints. Il est vrai que ce qui restait de femmes dans la ville occup;e avait le c;ur trop fran;ais pour r;pondre aux avances d’un Allemand. Les aventures galantes attribu;es au prince imp;rial d’Allemagne firent donc quelque bruit, surtout parmi ces h;ros qui semblaient ;tre ; l’engrais et dont l’exc;s de continence avait quelque chose d’;tonnant.
Au moment o; le roi franchit la grille de la pr;fecture, quelques hourras partirent, non pas des rangs des soldats, mais du milieu de la foule. Ces cris ;taient rares, et il ne fut pas difficile de reconna;tre qu’ils ;taient pouss;s par ces individus ;trangers et d’;trange allure qu’on avait remarqu;s dans le courant de l’apr;s-midi. Un n;gociant de Versailles se trouvant c;te ; c;te avec un de ces dr;les, au moment o; il venait d’acclamer le conqu;rant, s’;cria, indign; de ce manque de patriotisme :
—;N’avez-vous pas honte d’acclamer celui qui met la France ; feu et ; sang;?
—;Taisez-vous donc, dit au n;gociant un conseiller municipal qui se trouvait l;, vous ne voyez donc pas que ces gens-l; sont des agents de la police prussienne;!
L’observation du conseiller municipal ;tait juste. Du ch;teau de Ferri;res o; il venait de passer quelques semaines avec le quartier g;n;ral, buvant le champagne de «;l’Oncle d’or[43];» et tirant les faisans en d;pit de la d;fense du roi, Stieber avait exp;di; quelques-uns de ses estafiers charg;s de se m;ler ; la population de Versailles, de l’espionner et de faire croire au roi, ; son arriv;e, que parmi les habitants de l’ancienne r;sidence royale, il y avait des Fran;ais qui l’attendaient comme un sauveur, comme un Messie qui les d;livrerait de la R;publique.
[43] Surnom donn; par M. de Bismarck ; M. de Rothschild.
Apostroph; par le n;gociant, l’homme en blouse qui avait pouss; le hourra s’;tait ;loign; d’un pas rapide. Si quelque curieux se f;t avis; de le suivre, il l’aurait vu entrer dans une des plus belles maisons du boulevard du Roi, au no 3, o; il ne tarda pas ; ;tre rejoint par d’autres individus habill;s ; peu pr;s de la m;me fa;on.
C’;tait l; que le chef de la police secr;te, le conseiller intime Stieber, avait rapidement organis; son administration. L’habitation avait ;t; abandonn;e par ses locataires;; une vieille servante alsacienne ;tait le seul ;tre vivant rest; au logis dont l’ameublement cossu, les tableaux et les tentures disaient la bonne situation de ceux qui l’habitaient.
Au rez-de-chauss;e se trouvaient les bureaux de la police, les chambres d’attente destin;es aux agents et aux espions qui venaient au rapport, et le cabinet o; Stieber donnait ses ordres et ses instructions. Le premier avait ;t; r;serv; pour le logement du chef, tandis que son lieutenant Zerniki et un commissaire de police badois nomm; Kaltenbach occupaient les chambres du second ;tage. Les mansardes ;taient peupl;es d’agents, un poste de gendarmes avait ;t; ;tabli dans un pavillon situ; dans le jardin.
Cette maison du boulevard du Roi fut pendant toute l’occupation une ruche bourdonnante, toujours en travail. Il y r;gnait une activit; f;brile, un va-et-vient continuel, un mouvement prodigieux. Fortement discut; d’abord par les g;n;raux et les chefs de corps, Stieber avait fini par s’imposer ; tous ces militaires pleins de d;dain pour un policier de basse extraction. La protection imm;diate du roi et l’amiti; de M. de Bismarck lui avaient servi d’armure contre toutes les attaques et les insultes. Avec cet aplomb que donne l’exercice d’une certaine puissance, Stieber avait peu ; peu modifi; sa mani;re d’;tre. Ce n’;tait plus le personnage ondoyant, cauteleux, sachant au besoin se rendre tout petit, comme pour se faire pardonner la place qu’il tenait et se rattrapant en brutalit;s sur les pauvres diables qui n’en pouvaient mais. Maintenant, il ne se g;nait plus, il avait carr;ment adopt; une allure de bourru bienfaisant, un «;bon gar;onisme;» familier et d;braill;, entrem;l; d’;clats de col;re, d’acc;s de violence, qui passaient comme des ouragans. C’;tait ; la fois un capitaine Fracasse et un Roger Bontemps cousu dans la peau du plus fieff; mouchard. Il enlevait la besogne lestement et en assaisonnant chaque ordre, chaque mesure arbitraire, d’un bon mot, qui la plupart du temps ;tait bien mauvais, mais qu’il fallait bien admettre ; cause de l’intention.
Pour donner une id;e de la besogne du chef de la haute police prussienne, p;n;trons, quelques jours apr;s l’installation des Allemands ; Versailles, dans l’une des grandes pi;ces du rez-de-chauss;e o; Stieber a l’habitude de recevoir son monde et de donner ses audiences.
Il n’est que huit heures du matin, mais le chef de la police de campagne est d;j; serr;, sangl; et boutonn; dans son uniforme de drap bleu sombre avec de larges galons au collet et aux manches. Trois d;corations s’;talent sur sa poitrine. Son k;pi richement galonn; est pos; sur un gu;ridon surcharg; d’une foule de papiers, parmi lesquels il est ais; de reconna;tre plusieurs journaux de Paris : le Figaro, le Si;cle et le Monde illustr;.
Tandis que Stieber se prom;ne, ses acolytes, le commissaire Kaltenbach et le lieutenant de police Zerniki, sont assis autour d’une grande table, qui tient presque tout le milieu de la pi;ce. Zerniki a tout ; fait l’air d’un de ces goujats d’arm;e qui suivaient les camps au moyen ;ge et dont la vie d’aventures et de rapines finissait le plus souvent par une vilaine grimace au bout d’une corde. Le visage en lame de couteau, d’une teinte naturellement sale, le nez crochu et tr;s pro;minent en raison de la maigreur de la figure, des yeux ;normes, qui semblaient toujours pr;ts ; sortir de leurs orbites, des cheveux roux tr;s drus, des mains de paysan et des pieds d’un calibre invraisemblable au bout de jambes sans fin, tel ;tait l’escogriffe qui, selon une lettre de Stieber, repr;sentait «;la politesse et l’amabilit;;».
Kaltenbach ;tait la vivante antith;se du lieutenant de police Zerniki. Il avait une bonne figure r;jouie avec un soup;on de double menton, un ventre rondelet de buveur de bi;re, une figure placide et bourgeoise, une v;ritable figure d’imb;cile, telle qu’un policier ne saurait la payer assez cher. Son air inoffensif inspirait ; premi;re vue la confiance. Kaltenbach portait une large redingote d’Elbeuf d’une coupe commode mais surann;e. On l’e;t pris pour un petit rentier.
Zerniki, au contraire, avait adopt; un uniforme assez semblable ; celui de l’infanterie prussienne, et de plus, il avait sangl; autour de sa taille un ;norme sabre de cavalerie.
—;Messieurs, dit Stieber ; ses collaborateurs, ce n’est pas une petite t;che que la n;tre. En dehors de la police courante, c’est-;-dire en dehors de ce que nous avons fait quotidiennement depuis le d;but de la campagne, il s’agit maintenant de procurer tous les jours au roi et ; M. de Bismarck des nouvelles authentiques et s;res de Paris, et autant de journaux que nous en trouverons. Avec le nombre ;norme de feuilles qui paraissent en ce moment, avec la libert; dont jouit la presse, il doit se passer bien peu de choses dans la grande Babylone sans que les gazettes le racontent avec force d;tails. Donc il nous faut des journaux ; tout prix. Ce sont nos meilleurs espions.
Apr;s une pause, M. Stieber reprend :
—;Il va falloir surveiller ici un tas de gens qui semblent ; tort ou ; raison suspects ; notre illustre chancelier et dont il m’a remis la liste. Il para;t que dans l’entourage du duc de Cobourg on fait de la politique qui ne va pas ; notre grand homme d’;tat. Ayons l’;il ouvert sur le Casino de l’h;tel des R;servoirs.
«;On annonce l’arriv;e de nombreux diplomates de toute nationalit;, anglais, autrichiens, russes, espagnols et m;me n;gres. Les uns viennent pour proposer la paix, les autres pour entretenir le chancelier de leurs petites affaires particuli;res. Le chef m’a dit : «;Il se peut que parmi ces Excellences ou Sous-Excellences, ou parmi leur monde, il se glisse des espions qui, munis de passeports diplomatiques, s’en vont ; Paris ou ; Tours raconter ce qu’ils ont vu et entendu. Il faut donc observer ce monde de tr;s pr;s;; d;s que vous aurez d;couvert un sympt;me suspect, pr;venez-moi : que l’individu soit prince ou altesse, dans les vingt-quatre heures, on le fera reconduire par la gendarmerie.;»
«;Mais ce n’est pas tout, ajoute Stieber, il faut ; tout prix que nous nous assurions des intelligences parmi la population de Versailles. La municipalit; continue ; donner de la tablature au pr;fet, M. de Brauchitsch;; le maire r;pond par des notes insolentes aux r;quisitions du commandant de place. «;Le chef;» s’en plaint beaucoup. Je lui ai dit : «;Mais, Excellence, ce serait si simple de faire pendre le maire entre ses deux adjoints et d’envoyer le reste de la clique dans une forteresse;!;» Il para;t que cela ne se peut pas. Le roi tient essentiellement ; ce que dans la ville qu’il habite, les choses se passent r;guli;rement et que l’on ;vite autant que possible toute brutalit;… Pourtant quand on songe que ce M. Rameau, un petit bourgeois, un simple avocat, a eu le front de refuser une invitation ; d;ner chez Sa Majest;[44];! C’est incroyable, ma parole d’honneur;! Ensuite, il y a dans la ville un M. Franchet d’Esperey, dont le p;re a ;t; professeur du prince royal. Il para;t que son Altesse royale et ce Monsieur ont jou; quelquefois ensemble dans les jardins de Sans-Souci. Vite les aimables Versaillais ont imagin; de nommer ce Monsieur Franchet commandant de place, et notre Kronprinz, qui est tr;s sentimental comme vous le savez, a toute la journ;e «;sur le dos;» son ex-compagnon, qui invoque les parties de barres et les g;teaux partag;s pour interc;der en faveur de ses compatriotes. Ah;! si nous pouvions le prendre en d;faut, celui-l;, de fa;on ; le faire exp;dier ; Minden ou ; K;nigsberg, on nous tirerait une fameuse ;pine du pied…;»
[44] Le roi de Prusse, ; son arriv;e ; Versailles, avait fait remise ; la ville, comme nous avons d;j; dit, d’une grosse contribution de guerre de 400,000 francs. M. Rameau s’;tait rendu ; la pr;fecture pour exprimer ; Guillaume les remerciements de la municipalit;. Au moment o; M. Rameau se pr;sentait pour accomplir ce devoir de courtoisie, le roi ;tait absent. Le maire laissa sa carte en annon;ant qu’il reviendrait le lendemain. La seconde fois, il trouva un aide de camp qui l’invita de la part du roi au d;ner du soir. — «;Permettez-moi, Monsieur, r;pondit M. Rameau, de consid;rer cette invitation comme ne m’ayant pas ;t; adress;e. Il est loin de mon intention de r;pondre par un refus blessant ; la marque de bienveillance de Sa Majest;, mais il me serait absolument impossible de m’asseoir ; la table de l’ennemi de mon pays.;» Les choses en rest;rent l;.
Stieber parla ainsi un temps assez long, exposant ; ses collaborateurs tout ce que l’on attendait d’eux. Il y avait ; surveiller les march;s et les approvisionnements, les «;maisons;» de la Petite-Place, sans compter les nombreux journalistes anglais, allemands, autrichiens et am;ricains qui s;journaient dans la ville. Apr;s cet expos;, le chef de la police conclut ainsi :
—;Moi, je me charge des diplomates et des journalistes;; vous, Zerniki, chargez-vous du conseil municipal, et vous, mon bon Kaltenbach, qui parlez fran;ais comme un welche authentique, c’est sur vous que je compte pour nous procurer les journaux et les renseignements de Paris.
—;Soyez tranquille, monsieur le conseiller, fit le gros homme, vous voyez que j’ai d;j; commenc;;; et il montra un paquet de journaux jet;s sur la table.
Stieber prit les feuilles et les d;plia avec satisfaction.
—;Parfait, parfait, je les porterai au «;chef;». Comment diable avez-vous pu les avoir;? L’investissement est complet et rigoureux.
—;Voici l’aventure, fit le gros policier :
«;Nous nous promenions avec quelques officiers du c;t; de Meudon, les forts se taisaient, nous regardions avec des longues-vues la grande ville que l’on d;couvre tout enti;re du haut du plateau. A ce moment, deux soldats am;nent un galopin d’une dizaine d’ann;es. Ces petits Parisiens, ils sont malins comme des singes;!
«;Les n;tres racontent qu’ils ont trouv; le gamin dans les vignes, et, comme il ne comprenait pas plus l’allemand que nos Pom;raniens n’entendaient le fran;ais, ils le conduisaient au premier poste. Un des officiers me pria d’interroger le petit. Il me r;pondit qu’il s’appelait Jean Raymond, que ses parents demeuraient au Chesnaye, pr;s Versailles, qu’il ;tait en apprentissage chez un tailleur de Paris qui avait ;t; forc; de fermer boutique. Alors, se trouvant sur le pav; et s’ennuyant beaucoup, l’enfant avait r;solu de reprendre la route du Chesnaye. Il avait r;ussi ; se glisser entre deux postes hors de la ligne d’enceinte. C’;tait la nuit. Ne reconnaissant plus son chemin, il ;tait rest; dans une cabane au milieu des vignes, attendant le jour, mais il avait dormi trop longtemps et la patrouille l’avait d;couvert.
«;;coute, mon petit, fis-je, continua Kaltenbach, tu vois que je suis Fran;ais comme toi et, de plus, de Versailles;; je vais prier ces Messieurs, et je d;signai les officiers, de te laisser aller demain au Chesnaye, mais ; une condition : tu vas rentrer ; Paris par le m;me chemin que tu as pris, tu ach;teras tous les journaux que tu trouveras, tu les cacheras bien, et demain matin, ; la premi;re heure, trouve-toi dans la cabane qui est l;-bas au milieu des vignes. Nous irons ensemble au Chesnaye chez tes parents.;» — En m;me temps, je fis briller une pi;ce d’or : «;Voici pour les journaux, et le reste sera pour toi.;» Le petit h;sitait… — «;C’est bien s;r au moins que vous ;tes Fran;ais;? demanda-t-il. — Voyons, tu en doutes, regarde donc, est-ce que je ressemble ; ces t;tes carr;es;? Tu comprends que nous sommes sans nouvelles de Paris, c’est pour cela qu’il nous faut des journaux.;»
«;Le gamin parut r;fl;chir;; enfin il prit la pi;ce d’or. — «;Si tu rapportes des journaux, demain tu en auras une autre.;» — Je fis un signe d’intelligence aux officiers, dont l’un donna l’ordre d’accompagner le petit jusqu’; l’extr;me limite de nos avant-postes pour qu’on ne l’emp;ch;t pas de franchir les lignes.
«;Le lendemain, le petit gars ;tait fid;le au rendez-vous, il m’apportait un premier paquet de journaux. Je pris un air contrist;. «;Mon pauvre petit ami, lui dis-je, mon pauvre petit, que vas-tu devenir;? Tes parents sont partis, leur maison a ;t; br;l;e, il n’en reste plus rien. J’ai ;t; au Chesnaye hier, j’ai interrog; les voisins, ils ne savent pas o; les tiens sont all;s.;» Le petit se mit ; pleurer. «;;coute, lui dis-je, veux-tu gagner tous les jours une belle pi;ce de cinq francs et manger autant que tu voudras;? — Oh oui;! oh oui;! — Eh bien;! continue ; aller tous les jours ; Paris et ; me rapporter les journaux que tu entendras crier dans les rues.;»
«;Cette fois, le petit n’h;sita plus;; et, depuis trois jours, je vais chercher dans la cabane, ; l’heure convenue, le paquet de journaux, et je lui donne sa pi;ce de cinq francs. Mais ce matin, il n’y ;tait pas, et je suis un peu inquiet. Peut-;tre une sentinelle l’aura-t-elle aper;u et aura-t-il ;t; tu;.
—;Ce serait dommage… pauvre petit;! fit Stieber d’un ton presque larmoyant. Ce haut policier avait une famille de quinze ; vingt enfants, et il aimait ; se donner l’air d’un bon papa.
—;Et vous, Zerniki, savez-vous quelque chose;? continua Stieber.
—;Oui, monsieur le conseiller, j’ai d;nich; un digne couple qui nous tient au courant de tout ce qui se passe ; la mairie. Ce n’est pas la fleur des honn;tes gens, mais faute de mieux… L’homme est balayeur, et la femme a install;, avec notre permission, un d;bit de schnaps en plein vent, dans la cour de l’h;tel de la mairie.
«;Il para;t que cette particuli;re a eu quelques accidents judiciaires dans son pass; : d;tournement de mineures et quelques autres peccadilles du m;me genre. L’homme a ;t; impliqu; dans une grosse affaire, mais on l’a rel;ch; faute de preuves.
—;Ah;!… et ces braves gens vous fournissent de bonnes indications;?
—;Voici le rapport d’hier, fit Zerniki en tirant un feuillet d’un assez volumineux dossier. Puis il se mit ; lire : «;M. Rameau est arriv; ; son bureau ; neuf heures du matin. Il s’est enferm; ; double tour, selon son habitude, pour d;pouiller le courrier. A onze heures, il a re;u la visite de plusieurs habitants de la ville : bouchers, ;piciers, charcutiers, qui venaient l’entretenir sans doute de l’approvisionnement. A midi, il a d;jeun; d’une c;telette, d’une salade et d’un morceau de fromage de brie…;»
—;Assez, assez, fit Stieber, je vois que nous n’apprendrons jamais des secrets d’;tat par l’entremise de votre agent.
—;Mais enfin il est bon de savoir qui entre ; la mairie et qui en sort, reprit Zerniki.
«;Voici ce que rapporte la femme : «;On s’entretenait surtout parmi les gens qui venaient aux nouvelles dans la cour de la mairie, d’une grande victoire remport;e par l’arm;e de Metz. Le prince Fr;d;ric-Charles avait ;t; tu;, les Fran;ais avaient fait 60,000 prisonniers. Un magistrat de Versailles, M. Harel, assurait que, selon toute apparence, le roi aurait quitt; la ville avant huit jours.;»
—;Tiens, il faut noter ce monsieur Harel et ne pas le perdre de vue.
—;Parfaitement, fit Zerniki. Et il continua la lecture du rapport :
«;La s;ance du conseil municipal a dur; tr;s longtemps;; en sortant, les conseillers s’entretenaient avec vivacit;;; il a sembl; qu’ils avaient discut; une adresse de d;vouement et de f;licitations ; la d;l;gation de Tours.;»
—;Oh;! oh;! s’;cria Stieber, il faudrait v;rifier ce qu’il en est. Zerniki, en allant ; la mairie pour cette r;quisition de bougies, t;chez donc de jeter un coup d’;il sur le proc;s-verbal.
A ce moment, la porte s’ouvrit, et un personnage d’une quarantaine d’ann;es, v;tu d’un pantalon ; pied, chauss; de pantoufles, le torse emprisonn; dans un veston de chambre en flanelle rouge, une cravate de foulard ; gros pois n;gligemment nou;e autour du cou, entra en fredonnant. Il tenait d’une main un crayon, et de l’autre un calepin d’assez grande dimension.
—;Eh bien, Salingr;, mon cher, fit Stieber, la muse vous inspire-t-elle ce matin;?
—;Jugez-en vous-m;me, «;patron;», fit le nouvel arrivant, un des auteurs comiques alors les plus en vogue et qui, pour faire en amateur la campagne de France, s’;tait laiss; embaucher par Stieber en qualit; de secr;taire particulier, une sin;cure qui ne l’emp;chait nullement de nouer des intrigues de vaudeville. Pour l’instant, M. Salingr; ;tait occup; ; confectionner une pi;ce de circonstance qu’il voulait faire jouer sur le th;;tre de Versailles par des officiers.
—;Jugez vous-m;me, patron, reprit le vaudevilliste, et il se mit ; fredonner un couplet ; peu pr;s ainsi con;u :
Maintenant, messieurs, pardonnez
Si le rideau tombe;; mais nous sommes fr;res.
Ici, selon les r;gles du th;;tre,
On joue la grande pi;ce apr;s la petite.
Notre r;le pour rire est termin;,
Et, apr;s les d;guisements comiques
Sous lesquels nous avons voulu vous distraire,
Nous reprendrons l’armure s;v;re qui donne la gloire.
—;Tr;s bien, tr;s bien, firent en ch;ur les trois policiers.
—;Et le directeur du th;;tre se montre-t-il de meilleure composition;? demanda Stieber.
—;Ne m’en parlez pas;! un v;ritable mulet pour l’obstination, fit Salingr;. Il n’y a pas moyen de discuter avec lui. A toutes mes observations, il r;pond toujours la m;me chose : «;La France est en deuil, l’;tranger est ; Versailles, ce n’est pas le moment de jouer la com;die.;» Et d’autres sornettes semblables. Je crois qu’il faudra une r;quisition en r;gle pour d;cider cet impresario t;tu ; nous livrer son magasin de d;cors. Vous vous chargerez de ;a, papa Stieber.
«;Papa Stieber;» fit entendre un sourd grognement :
—;Si cela ne d;pendait que de moi;! Mais vous savez que le roi, notre ma;tre, veut que l’on mette des gants… t;chez de vous arranger ; l’amiable;; du reste je verrai ce directeur f;roce…
—;Oui, patron, voyez-le, voyez-le. Je retourne ; mon vaudeville, il faut que j’ach;ve le dernier acte… A propos, il n’y a pas de cigares ici;?
—;Si fait, si fait, r;pondit M. Kaltenbach en montrant une caisse sur la table.
—;Pas de blagues, fit le vaudevilliste, je ne veux pas de ces dons d’amour «;envoy;s par les ;mes charitables de la m;re patrie;», ; raison de quatre gros le paquet…
—;Soyez tranquille;! r;pondit le commissaire, voyez le cachet, les cigares viennent de Br;me… ce sont des havanes…
—;A la bonne heure, fit l’auteur comique en bourrant ses poches de cigares. Et il se retira en fredonnant les derniers vers de son couplet.
—;Revenons aux affaires s;rieuses, dit Stieber. Je m’en vais rue de Provence porter ces journaux ; M. de Bismarck… Mais quel est ce bruit;?
Comme Stieber franchissait le seuil de la porte, son attention fut attir;e par un groupe de gens qui entouraient un homme de quarante ans environ, ; l’allure paysanne, au visage bronz; et ;nergique, occup; ; administrer une correction tr;s rude ; un enfant d’une dizaine d’ann;es, qu’il tenait par l’oreille. Dans la foule, les uns prenaient parti pour l’enfant en s’indignant contre l’homme, d’autres au contraire disaient : «;Laissez-le faire, laissez faire, cela apprendra au petit ; porter des journaux aux Prussiens.;» Ces mots firent dresser l’oreille au conseiller intime;; il appela par un signe un des gendarmes qui se promenaient constamment devant la maison du boulevard du Roi : «;Conduisez-moi ces gens-l; au commissaire Kaltenbach,;» dit-il au grand gaillard haut de six pieds, coiff; d’un ;norme casque et arm; d’un coupe-chou aux redoutables proportions. Sur l’ordre de son chef, le gendarme joua des coudes, ;carta la foule ; droite et ; gauche, et prenant au collet l’homme et l’enfant, il les poussa tous deux dans la maison.
Cette arrestation excita les murmures de la foule qui s’;tait amass;e. «;Cela le regarde, c’est son fils, s’;cria une femme du peuple, il le corrige et il a bien raison, faut pas ;lever des petits espions;!…;» Quelques murmures se firent encore entendre, mais sur un autre signe de Stieber les gendarmes tomb;rent ; poings ferm;s sur les premiers curieux qui se trouvaient ; port;e de leurs mains.
M. le conseiller intime poursuivit sa route vers la rue de Provence, tandis que le gendarme, fid;le ; la consigne, introduisait l’homme et l’enfant dans les bureaux de la police de campagne. D;s que le gamin aper;ut Kaltenbach, il le montra du doigt et se mit ; pleurer : «;Voici le monsieur qui m’a donn; l’argent, hi, hi, hi… tu vois bien… p;re, que ce n’est pas un Prussien, hi, hi, hi.;»
L’affaire fut expliqu;e. Voulant aller voir lui-m;me si vraiment ses parents ;taient partis du Chesnaye et ob;issant ; une sorte d’instinct, le petit Raymond, au lieu de s’arr;ter ; la cabane de Meudon, avait pouss; droit sur Versailles, marchant ; travers bois, se glissant comme une couleuvre au milieu des sentinelles;; il avait r;ussi enfin ; p;n;trer dans la ville par la porte de Montreuil. La premi;re personne qu’il rencontra, ce fut justement son p;re, qui ce jour-l; avait eu affaire chez un entrepreneur. Bien entendu le p;re et le fils s’embrass;rent de bon c;ur, tout ; la joie de se retrouver. Le petit raconta son aventure, l’histoire de la cabane, des pi;ces de cinq francs et des journaux qu’il allait chercher ; Paris pour le «;monsieur de Versailles…;»
Le p;re Raymond n’aimait gu;re les Prussiens;; il les d;testait m;me depuis qu’ils lui avaient enlev; par r;quisition sa jument «;Cocotte;». Aussi, en apprenant, — car il vit clair tout de suite, — que son gar;on avait servi d’espion inconscient aux «;t;tes carr;es;» comme il les appelait, il entra dans une grande fureur et administra au pauvre petit colporteur une vol;e de taloches et de bourrades qui ameut;rent la foule et attir;rent l’attention du chef de la police.
Kaltenbach parut tr;s vex; en se voyant ainsi mis en pr;sence de son petit messager. Il tenait essentiellement ; ne pas ;tre reconnu ; Versailles;; il mena;a le p;re Raymond et son fils de les faire mettre en prison tous deux s’ils se montraient dans la ville. Puis il les fit reconduire tous deux au Chesnaye par un gendarme.
—;Allons, se dit Kaltenbach en allumant un des cigares br;mois, il va falloir chercher un autre pourvoyeur de journaux.
Stieber s’;tait rendu chez M. de Bismarck. Apr;s avoir suivi d’un pas d;j; familier le boulevard du Roi, il avait tourn; court ; l’avenue de Saint-Cloud et s’;tait engag; dans une rue qui paraissait encore plus tranquille, plus d;serte, plus morne que les autres. Dans cette partie ;cart;e de Versailles, les maisons ;taient presque toutes dissimul;es derri;re les grands arbres des jardins;; c’est ; peine si les toitures per;aient les feuillages, ou si un paratonnerre dressant sa pointe au-dessus des marronniers et des acacias annon;ait que cette solitude ;tait habit;e. Vers le milieu de cette paisible rue de Provence, au no 12, une banderole sale, fix;e ; une branche, flottait au vent, avec cette inscription en grosses lettres : Norddeutsche Bundeskanzlei (Chancellerie de l’Allemagne du Nord). Deux gendarmes se promenaient devant la grille;; ; l’int;rieur un factionnaire montait la garde;; devant un pavillon r;serv; autrefois au jardinier, servant ; pr;sent de poste, quatre ou cinq soldats fumaient de courtes pipes et r;vassaient de victoires, de patrie, de Gretchen et de kn;del ; la choucroute.
Au coup de sonnette de Stieber, un sous-officier sortit du petit pavillon;; ayant reconnu le chef de la police, il ouvrit aussit;t la grille ferm;e ; clef et laissa passer le conseiller intime en le saluant militairement.
Stieber se dirigea vers la villa dont on apercevait ; travers les arbres les blanches ma;onneries, orn;es de quelques fresques.
Au moment de monter le perron, un individu de moyenne taille, plut;t petit que grand, un peu replet, portant lunettes et tenant un gros livre sous le bras, vint du jardin et h;la le conseiller intime.
—;Tiens;! monsieur le docteur Busch, fit celui-ci. Comment cela va-t-il;?
—;Tr;s bien, monsieur le conseiller;; c’est «;le chef;» que vous venez voir;?
—;Sans doute.
—;Ah;! t;chez donc de le d;rider, je ne sais pas ce qu’il a, il est d’une humeur massacrante. Il a d;n; hier soir chez le prince royal;; quelque chose doit lui avoir d;plu… Wollmann, son valet de chambre, raconte qu’il est rentr; des «;Ombrages;» furieux. Et cela continue… Je devais lui soumettre aujourd’hui un grand article qu’il m’a command; pour pr;parer les esprits ; la proclamation de l’empire d’Allemagne. Ce matin, je vais lui porter mon travail, il me re;oit comme un chien dans un jeu de quilles : «;Je me moque pas mal de votre grimoire;», m’a-t-il dit, ; moi, son journaliste favori;!… T;chez de l’apaiser, monsieur le conseiller… n’est-ce pas;? nous vous en remercierons tous.
Dans la maison du chancelier, le Dr Busch ;tait le journaliste ; tout faire, l’agent secret servant d’interm;diaire entre les feuilles complaisantes et la caisse des «;reptiles;». Il ;tait charg; de pr;parer, sous l’inspiration du chancelier, l’opinion publique en Europe. Quand un article lui plaisait, M. de Bismarck ne manquait pas de lui dire : «;Il faut que cet article fasse des petits.;» A chaque instant, le chancelier recommandait ; Busch de parler dans les journaux des cruaut;s des Fran;ais, de leurs violations de la convention de Gen;ve, de leurs instincts sauvages[45].
[45] Quand, au mois de d;cembre 1870, il fut question d’un nouvel emprunt de la D;fense nationale, M. de Bismarck appela M. Busch et lui dit : «;Il serait bon de faire ressortir dans la presse le danger que l’on court en pr;tant son argent ; ce gouvernement. Il peut se faire, faudrait-il insinuer, que l’emprunt du gouvernement actuel ne f;t pas reconnu par celui avec lequel nous ferons la paix, et que nous fassions mettre cela au nombre des conditions de paix. Il faudrait, en particulier, que cet avis soit donn; par la presse anglaise et par la presse belge…;»
A la date du 21 d;cembre, voici ce qu’on lit encore dans les Tablettes du Dr Busch :
«;Apr;s d;ner, lu des d;p;ches et des minutes. Le soir, L… fait ins;rer dans l’Ind;pendance belge le chapitre Gambetta-Trochu.;»
Souvent, dans le journal de M. Busch, cette phrase se r;p;te :
«;;crit diff;rentes lettres, avec invitation ; r;diger des articles…;» Il fallait surtout entretenir «;l’incertitude et la discorde parmi les partis en France;». Le secr;taire de M. de Bismarck fait, dans son journal intime, cette remarque bonne encore ; m;diter : «;… Napol;on nous est indiff;rent;; nous n’avons nul souci de la R;publique;; mais c’est le chaos qui nous est utile.;»
Laissant le docteur Busch se lamenter sur le palier, Stieber avait p;n;tr; dans le vestibule;; un domestique, correctement v;tu de noir, avait ouvert une porte vitr;e, et le chef de la police ;tait entr; dans le cabinet de travail de M. de Bismarck.
Le chancelier, v;tu d’une longue robe de chambre de satin noir doubl;e de soie jaune et nou;e par une grosse cordeli;re blanche dont il maniait nerveusement les glands, se promenait avec agitation, sa grosse face contract;e par la col;re. Ses yeux lan;aient des ;clairs.
—;Eh bien, je vous fais mes compliments sur votre police, monsieur;! fit-il en apercevant le conseiller Stieber. Vous surveillez bien les gens, on peut s’en rapporter ; votre fameux flair. Qu’est-ce que ce M. O’Sullivan, Am;ricain ou soi-disant tel, qui a l’air d’;tre ici comme chez lui;?…;» Et sans attendre la r;ponse, M. de Bismarck continua : «;On finira par me d;go;ter du m;tier. Hier, je d;ne chez le prince royal, cela m’ennuyait d;j;, parce qu’enfin je ne d;ne nulle part aussi bien que chez moi avec mon secr;taire Bucher, mon cousin Bohlen et le petit Busch, mais enfin je m’;tais r;sign;. On s’assied, je me trouve ; c;t; d’un monsieur que je n’avais jamais vu et qui d;s le potage commence ; m’assassiner de ses conseils, de ses id;es sur la politique, sur la conduite de la guerre, le bombardement de Paris, sur l’alliance prusso-russo-am;ricaine, que sais-je encore;? Cela a dur; ainsi jusqu’au caf;. Chaque mot, une b;tise;! Et tout cela en ayant l’air de me faire la le;on, me traitant de cher coll;gue sous pr;texte qu’il a ;t; ministre des ;tats-Unis ; Lisbonne ou quelque part. Pas moyen d’;chapper ou m;me de dire ; cet infatigable bavard : «;F…-moi la paix, m;lez-vous de ce qu’il y a dans votre assiette et laissez-moi tranquille.;» Il a bien fallu me taire et me contenir. J’;tais juste en face de son Altesse qui nous observait tous deux. Cet imb;cile d’Am;ricain, qui prenait mon silence pour de l’attention et du recueillement, continuait de plus belle. Finalement j’ai attrap; une migraine ; tout casser… Comment laisse-t-on circuler dans Versailles des gens aussi bavards et aussi ennuyeux;?;»
Stieber put enfin prendre la parole. Il expliqua que ce M. O’Sullivan, diplomate am;ricain et journaliste, ;tait sorti de Paris sous pavillon parlementaire avec plusieurs de ses compatriotes;; qu’il paraissait tr;s bien vu en haut lieu, puisqu’il ;tait un des h;tes les plus assidus du casino du duc de Cobourg-Gotha. C’est ce prince qui l’avait pr;sent; ; notre Fritz, et c’est sur sa recommandation qu’il devait d’avoir ;t; invit; ; ce d;ner. «;Comment, dit Stieber, aurais-je song; ; me d;fier d’un personnage qui a de si puissantes relations, et comment me serais-je permis de prendre des mesures contre un homme invit; ; d;ner chez son Altesse;?
—;Je ne veux pas, fit M. de Bismarck un peu radouci, mais toujours grondant, que Versailles serve de rendez-vous ; tous les aventuriers politiques, ; tous les faiseurs de combinaisons internationaux, ; tous les bummler (badauds). Nous en avons assez dont nous ne pouvons pas nous d;barrasser… Qu’est-ce que cet Am;ricain vient faire ici;? Il se trouvait mal ; Paris, il en est sorti, ce n’est pas une raison pour qu’il reste ; Versailles. D’abord, tout ce qui arrive de l;-bas est suspect. Vous allez le faire filer d’ici dans les vingt-quatre heures. C’est entendu, n’est-ce pas;?
—;Mais, objecta Stieber, M. O’Sullivan a d;n; hier chez Son Altesse le prince royal…
—;Eh bien, Monsieur, ;tes-vous sous les ordres du prince ou sous les miens;? Faites comme je vous dis, je prends tout sur moi.
Stieber s’inclina et tendit au chancelier les journaux qui venaient de lui ;tre remis par son coll;gue Kaltenbach. A cette vue, les traits de M. de Bismarck s’;clair;rent.
—;A la bonne heure;! s’;cria-t-il. La lecture des feuilles parisiennes, — cela me renseigne et me distrait… Autre chose. Voici maintenant un nouvel avis que j’ai re;u au sujet d’un attentat que l’on pr;pare contre moi… Faites le n;cessaire pour savoir ce qu’il en est. — A propos, et l’individu qu’on a suivi hier et que j’ai fait arr;ter;? Sait-on qui c’est;?
—;Excellence, cet individu a ;t; imm;diatement conduit au lyc;e, puisqu’il pr;tendait y ;tre employ; comme domestique;; le concierge ainsi que l’;conome l’ont reconnu. Il para;t que ce gar;on avait donn; rendez-vous dans la rue de Provence, qui est tr;s propice pour ce genre d’entretien, ; une cuisini;re qu’il courtise. Le fait a ;t; reconnu exact et l’;conome du lyc;e a d;clar; ; l’homme qu’il serait chass; ; cause de son inconduite.
—;Que l’on s’en garde bien;! s’;cria M. de Bismarck, cet homme n’aurait qu’; s’en prendre ; moi parce qu’il a perdu sa place… Il tenterait alors peut-;tre r;ellement de m’assassiner…
Stieber savait combien, depuis son arriv;e ; Versailles, le chancelier avait l’esprit hant; de toutes sortes de visions d’assassinat, de tentatives de toute esp;ce dirig;es contre lui. Il n’ignorait pas que M. de Bismarck voyait dans chaque passant qui s’arr;tait par curiosit; devant le num;ro 14 de la rue de Provence, un farouche meurtrier;; il se souvenait que pendant la journ;e du 21 octobre, alors que l’approche des Fran;ais marchant sur Bougival et Saint-Germain avait caus; une v;ritable panique dans Versailles, M. de Bismarck avait failli tuer ; coups de revolver quelques badauds qui le regardaient monter ; cheval, toujours sous l’impression que ces inoffensifs curieux ;taient autant de Brutus, dissimulant des poignards sous leur redingote.
Tandis que M. de Moltke ;tait ; peine gard;, qu’on entrait chez lui presque comme on voulait, le chancelier se retranchait derri;re les murs de la villa de Mme Jess; comme dans une forteresse. Trois domestiques adroits et d;vou;s, veillaient jour et nuit sur lui. Il ne sortait jamais sans ;tre suivi ou pr;c;d; par eux, et il ;tait toujours arm;. A cheval, il portait un grand sabre de cavalerie;; ; pied, — m;me pour aller cueillir dans le jardin des violettes qu’il envoyait ; sa femme, — il avait un revolver.
Stieber se gardait bien de rassurer le chancelier et de lui prouver qu’au milieu d’une population paisible, ennemie de toute violence comme celle de Versailles, sa vie ne courait aucun danger;; cette crainte perp;tuelle d’un attentat rendait le chef de la police pr;cieux, n;cessaire, indispensable. Il promit donc d’enjoindre au directeur du lyc;e de ne pas renvoyer le domestique qui, la veille, avait en effet suivi, sans se douter sur quelles bris;es il marchait, M. de Bismarck revenant de la pr;fecture. Le chancelier s’;tait retourn; ; plusieurs reprises en donnant de vives marques d’impatience. Arriv; devant la grille de la villa Jess;, il ordonna aux gendarmes de faction de s’emparer de l’homme qui, malgr; ses protestations et ses d;n;gations, fut tra;n; au bureau central de la police.
M. de Bismarck, tout ; fait rass;r;n;, s’entretint avec Stieber de diff;rents objets, puis au moment o; le chef de la police prenait cong; de lui : «;N’oubliez pas de nous d;barrasser de ce bavard d’O’Sullivan, r;p;ta le chancelier… Et puis priez le petit Busch de m’apporter son article. J’ai rudoy; ce matin ce pauvre docteur, il faudra que, pour le d;dommager, je trouve sa prose excellente.;»
M. O’Sullivan ;tait non pas un espion, mais un diplomate amateur qui, ennuy; d’;tre en disponibilit; depuis qu’un incident l’avait contraint ; r;signer ses fonctions de ministre de la r;publique am;ricaine en Portugal, avait imagin; de s’entremettre comme messager de paix entre l’h;tel de ville de Paris et le quartier g;n;ral de Versailles. Profitant des relations qu’il avait nou;es en Am;rique avec un jeune ;crivain fran;ais, M. E.-A. Portalis qui, peu de temps avant la guerre, avait cr;; avec M. Ernest Picard un journal : L’;lecteur libre, M. O’Sullivan avait eu acc;s aupr;s du gouvernement de la D;fense nationale. Mais on n’avait pas tard; ; reconna;tre que l’on avait affaire ; un personnage d;nu; de toute esp;ce d’autorit; et sans mandat.
Une s;rie d’articles que M. E.-A. Portalis, qui tenait surtout ; singulariser son journal et ; attirer l’attention quand m;me, au risque de faire de la politique germanophile, avait accueillis et dans lesquels M. O’Sullivan s’exprimait en termes tr;s flatteurs et tr;s sympathiques sur l’arm;e allemande, achev;rent de rendre l’Am;ricain tout ; fait suspect ; l’h;tel de ville. Ce fut donc avec une tr;s grande satisfaction qu’on lui d;livra le passeport l’autorisant ; quitter la grande cit; assi;g;e sous pavillon parlementaire. A Versailles, M. O’Sullivan avait obtenu la reproduction de ses articles dans le feuilleton du Moniteur de Versailles, qui venait d’;tre cr;;, et gr;ce ; ce passeport il s’;tait insinu; d’abord dans la soci;t; du duc de Cobourg et des princes, qui faisaient leur campagne autour des tables ; six de l’h;tel des R;servoirs et des gu;ridons de jeu du «;Quinze;» install;s dans les appartements particuliers du duc Ernest, au premier ;tage des R;servoirs. C’;tait par cette fili;re que le remuant Am;ricain ;tait arriv; jusqu’au prince royal. Celui-ci, qui ne d;daignait pas de temps ; autre de jouer un petit tour d’;colier ; M. de Bismarck, n’avait rien trouv; de mieux que de placer le diplomate amateur ; c;t; du chancelier.
L’Am;ricain ;tait loin de se douter des r;sultats f;cheux qu’aurait pour lui la faveur inesp;r;e de la veille;; il ;tait au contraire persuad; d’avoir fait une impression tr;s grande sur l’homme d’;tat allemand, il se voyait d;j; appel; ; collaborer aux destin;es de l’Europe. Aussi fut-ce d’un pas plein d’assurance, portant haut la t;te, qu’ob;issant ; une convocation de Stieber, il se rendit boulevard du Roi, bien persuad; qu’on allait lui confier une mission extraordinaire. H;las;! il tomba de son haut quand le conseiller intime lui enjoignit de faire ses malles et de vider le territoire de Versailles dans les vingt-quatre heures.
Il ne se priva pas du reste de protester, il invoqua ses hauts protecteurs, mais Stieber se borna ; lui r;pondre froidement : «;Invoquez Dieu le p;re si vous voulez, Monsieur, mais si demain ; pareille heure vous ;tes encore ; Versailles, je vous fais enlever par mes gendarmes et conduire en Prusse, o; vous passerez en conseil de guerre.;» L’Am;ricain se le tint pour dit et partit. Sa m;saventure se r;pandit bient;t ; travers la ville, et d;sormais lorsqu’on apprit qu’un officier ou un fonctionnaire quelconque avait eu l’honneur d’une invitation ; d;ner chez le prince royal, on ne se privait pas de dire : «;Encore un qui va ;tre expuls;;!;»
Tandis que Stieber conf;rait avec son grand «;chef;», le lieutenant M. Zerniki se dirigeait d’un pas de conqu;rant vers l’h;tel de ville. Ce b;timent, tr;s spacieux, qui pr;sente une fa;ade de grand style au centre d’une terrasse plant;e d’arbres magnifiques, contigu ; la gare de la rive gauche, communique aussi par une sorte de couloir ; ciel ouvert, avec l’avenue de Paris. Dans un pavillon situ; ; l’entr;e de ce boyau, la commandature prussienne avait install; un poste tr;s nombreux ainsi que l’indiquaient les fusils dispos;s en faisceaux;; mais cette limite franchie, on se trouvait en territoire fran;ais.
Le drapeau tricolore flottait sur le toit de l’h;tel de ville. Des appariteurs rev;tus de l’uniforme municipal, le bras orn; d’un brassard tricolore, veillaient aux portes de l’;difice. Ils ne laissaient p;n;trer que des visiteurs ayant leur laisser-passer en r;gle ou justifiant de l’urgence de leur visite. Les conseillers municipaux ;taient sur les dents;; en dehors des affaires courantes, les incessantes r;quisitions leur donnaient fort ; faire. Pour ;viter le contact entre l’arm;e allemande et les particuliers, le conseil municipal s’;tait charg; de r;partir tous les objets que les autorit;s prussiennes exigeaient;; ils les leur d;livraient s;ance tenante.
La belle terrasse et la cour de l’h;tel de ville pr;sentaient l’aspect d’un v;ritable capharna;m;; des denr;es de toute esp;ce dans des sacs, dans des bo;tes ou ; l’air ;taient amoncel;es p;le-m;le. Pour donner une id;e de cet assortiment, empruntons ; un remarquable ouvrage plein de faits et ;crit avec une v;ritable ;l;vation[46], par M. Delerot, le savant traducteur des Entretiens d’Eckermann et de G;the, le relev; d’une de ces journ;es de r;quisition pris au hasard sur le feuillet des registres de la commission ad hoc :
[46] Versailles pendant l’occupation, etc., par E. Delerot, chez Plon, 1873.
«;11,000 kilogrammes de bois ; br;ler (pour un seul jour;!), 125 grammes de cire ; cacheter, 50 kilogrammes de chandelles, 500 kilogrammes de bois, 150 terrines en terre, 72 cruches moyennes, 200 kilogrammes de bougies, 500 kilogrammes de bois, pour un poste, 150 kilogrammes de charbon de terre, 100 margotins pour le roi de Prusse, 500 clous de fonte pour le prince royal, 12 manches ; balai pour l’ambulance prussienne (au lyc;e), 2 kilogrammes de pain bis pour les menus plaisirs de Sa Majest;[47], une porti;re, un casier, et d’autres objets pour M. de Bismarck, 50 margotins pour M. de Bismarck, 250 kilogrammes de bois, 200 kilogrammes de charbon pour M. de Moltke, 5 kilogrammes d’huile pour la poste, 50 kilogrammes de coke, idem, 6 kilogrammes de chandelles pour la garnison de Saint-Cloud, 1 bi;re au ch;teau, 2 bi;res au lyc;e, 3 fosses au cimeti;re, 20 kilogrammes de chandelles pour les casernes, 2 grandes soupi;res, 40 bouteilles d’eau de Seltz, 1 br;loir ; caf;, 46 cale;ons, 3,000 kilogrammes de bois, 20 kilogrammes de sucre, 12 1/2 kilogrammes de savon, un ouvrier fumiste pour r;parations, 4 st;res de bois, 10 kilogrammes de bougies.;»
[47] Le roi de Prusse s’amusait fr;quemment ; p;cher dans les bassins du parc;; ce pain servait d’amorce.
Toutes ces marchandises ;taient ; port;e de la main des sous-officiers et des soldats charg;s de les enlever, mais comme la besogne ;tait difficile, les Prussiens s’arr;taient de temps ; autre pour «;siffler;» un verre de schnaps que leur versaient des marchandes qui, en d;pit des protestations du maire, avaient pu s’installer dans la cour et sur la terrasse.
Ces H;b;s surann;es, appartenant ; la lie d’une ville de garnison, ne se faisaient aucun scrupule d’embaucher des filles de la pire esp;ce pour attirer et «;allumer les clients;». Les soldats allemands riaient et buvaient avec elles.
Zerniki traversa le couloir. Arriv; dans la cour, il s’arr;ta devant l’;tabli d’une des marchandes d’eau-de-vie, une horrible m;g;re, aux traits bouffis, fl;tris et d;figur;s par la d;bauche, au nez ;cras; en patate, un duvet assez fourni au-dessus des l;vres. En mauvais fran;ais, Zerniki s’entretint avec la marchande d’eau-de-vie;; c’;tait l’ancienne pensionnaire de maison centrale que le policier Stieber avait embrigad;e. Mais les renseignements qu’elle put fournir ne parurent pas satisfaire beaucoup l’alter ego du grand chef de la police, car c’est en grommelant et en haussant les ;paules qu’il s’achemina vers l’entr;e de la mairie.
Un des appariteurs portant le brassard tricolore l’interpella au moment o; il allait franchir la grande porte vitr;e s’ouvrant sur la galerie du rez-de-chauss;e. Zerniki r;pondit en allemand ; l’huissier qui ne parlait que fran;ais. Il ;tait impossible de s’entendre. Heureusement un des secr;taires du maire, M. Hermann Dietz, Alsacien, connaissant parfaitement l’allemand, passait en ce moment. Il servit d’interpr;te. Zerniki dit d’une voix br;ve : «;Je veux voir le maire.;»
—;Le maire est en s;ance, il pr;side le conseil municipal et ne peut se d;ranger, r;pondit M. Dietz.
—;Cela m’est ;gal, r;pliqua le lieutenant de Stieber, je veux lui parler, quand m;me je devrais faire enfoncer les portes de la salle du conseil.
Voulant ;viter un ;clat, le jeune Alsacien fit entrer Zerniki dans l’h;tel de ville;; il le conduisit dans une salle o; se tenaient toujours un adjoint et deux conseillers. Le policier prussien demanda qu’on lui livr;t les registres des proc;s-verbaux pour savoir ce qui s’;tait pass; dans la s;ance de la veille.
Il essuya un refus poli, mais formel, et comme il insistait, l’adjoint lui fit remarquer, au moyen de l’interpr;te, qu’il n’avait aucun ordre ;crit pour exiger cette communication.
—;Si je n’ai pas d’ordre ;crit, s’;cria Zerniki furieux, j’ai ceci;! Et il tira son sabre.
Justement la s;ance du conseil venait de finir. Les ;diles, pour sortir de la salle des d;lib;rations, avaient ; traverser la pi;ce o; ;tait l’adjoint de service. Ils assist;rent ; cette sc;ne;; plusieurs d’entre eux ;taient sur le point de faire un mauvais parti au lieutenant Zerniki. Celui-ci, se voyant entour; par les conseillers, prit peur, courut ; la fen;tre qu’il brisa d’un coup de poing et cria plusieurs mots en allemand aux soldats qui buvaient dans la cour. En un clin d’;il, la pi;ce fut envahie, et sur l’ordre de Zerniki, les conseillers pr;sents furent arr;t;s et conduits au poste le plus voisin.
Le maire, inform; de cet acte de violence, courut ; la «;Commandature;».
Les militaires n’;taient pas f;ch;s de montrer leur autorit; ; la police.
Le major de place, un «;gommeux;» berlinois, M. de Treskow, qui jouait la com;die de salon, et qui, m;me en campagne, se bichonnait comme s’il devait aller au bal, fit des excuses ; M. Rameau :
—;Que voulez-vous attendre de ces gens-l;;? dit-il. Et en parlant du lieutenant des mouchards : «;Ils n’ont ni ;l;vation dans les id;es, ni ;ducation.;»
Et aussit;t l’ordre fut donn; de rel;cher les conseillers municipaux.
De quelque temps, la d;plaisante figure du lieutenant Zerniki ne parut pas ; la mairie.
Stieber avait toujours sur le c;ur les reproches adress;s par M. de Bismarck d’avoir ;t; en d;faut au sujet de l’Am;ricain O’Sullivan;; il ;tait tr;s d;sireux de d;montrer au chancelier que l’errare humanum est pouvait ;choir en partage aux grands hommes d’;tat comme aux autres mortels.
«;Je donnerais bien cent thalers, r;p;tait-il, pour prendre ; son tour le «;chef;» en d;faut.;»
Par une froide et brumeuse journ;e de la fin de novembre, Stieber ;tait en train de parcourir les rapports de ses espions, quand il vit entrer dans son cabinet le vaudevilliste Salingr; fredonnant un couplet.
—;Patron, avez-vous cent thalers sur vous;? demanda l’auteur dramatique.
—;Pourquoi faire;?
—;Eh;! pour que je les empoche, vous savez, je prends de l’argent fran;ais aussi, 375 pi;ces de vingt sols, tarif officiel. Et l’auteur dramatique se mit ; d;clamer d’apr;s G;the :
Un vrai Allemand ne saurait aimer un homme de France,
Mais pour ce qui est des francs, il les empoche volontiers.
Et il tendit la main en creux, pr;t ; recevoir la somme demand;e.
—;C’est une plaisanterie, fit Stieber l;g;rement impatient;.
—;Pas du tout, patron, c’est tr;s s;rieux, vous me devez la somme;!
—;Allons donc;! Dieu merci, je n’ai jamais eu de dettes;!
—;Eh bien, il n’est jamais trop tard pour mal faire. Avez-vous oui ou non promis cent thalers si vous pouviez «;pincer;» M. de Bismarck;?
—;Oui;!
—;Eh bien;! voyez et lisez.
Et le vaudevilliste tendit au «;patron;» un num;ro du journal le Gaulois marqu; au crayon rouge :
—;Voici ma quittance… Tout ; l’heure, je rencontre un journaliste de mes amis, un bon gar;on appel; Hoff, mais un peu toqu;;; il croit toujours que «;c’est arriv;;». Du reste, patriote jusqu’au bout des ongles, en admiration devant le «;chef;». Pour lui, le «;chef;», c’est le bon Dieu. Ce gar;on ;tait hors de lui, il se promenait tout seul dans le parc, se parlant ; lui-m;me en faisant des gestes d;sordonn;s. Je l’aborde et lui demande pourquoi il est si agit;. Il me r;pond que c’en est fait de l’Allemagne, que les patriotes n’ont plus qu’; se jeter ; l’eau;; bref, un tas de choses tout aussi sens;es. Enfin il finit par m’expliquer qu’il a appris qu’un Espagnol, nomm; Miranda, arriv; de Paris, a d;n; hier chez le «;chef;», qu’il y a pass; la soir;e et que Bismarck qui, para;t-il, avait bu cinq ou six bouteilles de vieux Bourgogne, s’est compl;tement d;boutonn;. Eh bien, Hoff pr;tend que ce Miranda n’est qu’un espion de Gambetta, et comme preuve il m’a dit avoir un num;ro du Gaulois contenant un article de ce m;me M. de Miranda, qui excite les Fran;ais ; la guerre contre la Prusse et qui arrange M. de Bismarck de la belle fa;on;! J’ai accompagn; Hoff ; l’h;tel de la T;te noire — une sorte de bouge — et il m’a remis la feuille en question qui, franchement, vaut bien les cent thalers… Jugez-en vous-m;me…
Stieber parcourut le journal;; il contenait en effet une diatribe des plus violentes contre le gouvernement prussien.
Le chef de la police se frotta les mains, demanda sa voiture «;r;quisitionn;e;» et se fit conduire imm;diatement ; la Villa Jess;.
Le chancelier ;tait en conf;rence avec le commandant militaire de la ville, M. le g;n;ral-major von Voigts-Rhetz;; et, ; en juger par les ;clats de voix qui arrivaient jusque dans le vestibule, le diplomate et le militaire n’;taient pas d’accord.
C’;tait l’;poque o; M. de Bismarck avait tr;s s;rieusement maille ; partir avec les g;n;raux.
Il se plaignait am;rement qu’on ne lui communiqu;t pas aussit;t les nouvelles des avant-postes et les renseignements provenant de l’arm;e du prince Fr;d;ric-Charles qui op;rait sur la Loire. «;Si le roi ne daignait pas m’envoyer une copie de ses d;p;ches, disait-il, je ne saurais rien, absolument rien;!;»
L’huissier, annon;ant Stieber, interrompit ces r;criminations. «;Qu’il entre tout de suite;!;» fit le chancelier.
—;Eh bien;! quoi de nouveau, mon cher conseiller;?
Sans mot dire, le chef de la police tendit au ministre le Gaulois, en indiquant la place marqu;e au crayon rouge. M. de Bismarck parcourut l’article;; en arrivant ; la signature : «;Ce n’est pas possible;! fit-il. Et cet individu a os; se pr;senter chez moi, il a d;n; ; ma table[48];! J’aurais d; m’en m;fier, cependant;; avec son uniforme rouge et ses deux plaques, il avait l’air d’un saltimbanque;!…;» Puis se tournant vers le g;n;ral Voigts-Rhetz : «;Il s’agit d’un se;or Angel de Miranda, attach; ; l’ambassade d’Espagne et vice-pr;sident de la commission des finances pour les cr;anciers fran;ais de l’Espagne. Ce sont les qualit;s ;nonc;es sur son passeport. Il a pass; toute la soir;e ici, hier, et sans doute une fois hors de nos lignes, il ira ; Tours… Mais qui donc vous a remis ce num;ro du Gaulois, Stieber;?
[48] Voir une curieuse brochure publi;e ; Bruxelles en 1871 : Un d;ner ; Versailles chez M. de Bismarck.
—;C’est un journaliste, M. Hoff.
—;De quoi se m;le-t-il, celui-l;;? fit ; demi-voix le g;n;ral Voigts-Rhetz… Il est le correspondant de la Gazette nationale, n’est-ce pas;?
—;Je crois que oui, fit Stieber.
—;Ah;! fit le g;n;ral commandant de place, avec une intonation singuli;re.
Le jour m;me, M. Angel de Miranda ;tait appr;hend; au corps dans son logement et conduit ; la prison Saint-Pierre, o; il passa la nuit;; le lendemain il fut dirig; sur Mayence d’o; il trouva moyen de s’;vader peu de temps apr;s.
Plus tard, revenu ; Paris, M. Angel de Miranda ne parut plus aussi suspect ; ses anciens ge;liers;; il br;la ce qu’il avait ador; et devint un des plus chaleureux admirateurs de la politique bismarckienne.
Quelques semaines apr;s l’envoi en Allemagne du diplomate espagnol, le journaliste Hoff, un gar;on d’une trentaine d’ann;es, de moyenne taille, replet, l’air un peu paysan, rougeaud de figure, ;tait occup; ; ;crire dans une petite chambre de l’h;tel de la T;te noire.
Hoff ;tait venu fort jeune ; Paris et il avait envoy; pendant plusieurs ann;es des correspondances ; plusieurs journaux de son pays, notamment ; la Gazette d’Augsbourg. Tout ce qu’il ;crivait ;tait marqu; au coin du plus ardent pangermanisme. M. de Bismarck r;sumait pour lui Vichnou, Moloch, le grand Lama;; il n’avait pas d’autre dieu, et cette tendance ; l’adoration de «;l’homme de fer et de sang;» ne per;ait pas seulement dans ses ;crits, elle se manifestait aussi d’une mani;re passionn;e dans ses entretiens et dans les discussions fr;quentes qu’il avait avec ses coll;gues allemands ou avec ses confr;res fran;ais. Lorsque la guerre fut d;clar;e, Hoff, chass; de France par le d;cret d’expulsion, fut charg; par les journaux auxquels il collaborait, de suivre les op;rations militaires. L;, parmi les soldats, au milieu des victoires, il exultait, et ses articles ;taient de plus en plus pangermaniques, chauvins et bismarckiens.
Dans la petite chambre de son h;tel dont la fen;tre donnait sur un tas de fumier, il ;tait justement, ce jour-l;, en train de br;ler une ;norme dose d’encens aux pieds de son grand manitou, lorsqu’on frappa ; la porte.
—;Entrez, fit le journaliste.
C’;tait un gendarme.
—;Vous ;tes bien le journaliste Hoff;? demanda-t-il.
—;Parfaitement.
—;Alors, ceci est pour vous, et le gendarme remit au jeune homme un large pli portant le cachet de la «;Commandature;», et se retira.
Hoff brisa le cachet;; l’enveloppe contenait l’ordre p;remptoire d’avoir ; se rendre avant midi chez le commandant de place. Vaguement inquiet, le journaliste acheva sa toilette et se mit en route pour l’h;tel de France, sur la place d’Armes, o; le g;n;ral Voigts-Rhetz avait install; ses bureaux.
En passant devant les Halles, il entra dans le petit restaurant Gark pour voir s’il n’y rencontrerait pas quelques confr;res qui avaient l’habitude de prendre leurs repas dans ce modeste ;tablissement. Mais il ne trouva que les deux fr;res Gark, le nez largement marqu; de la carte de Bourgogne, tous deux tr;s affair;s, la tignasse en l’air, discutant avec l’intendant d’un g;n;ral camp; ; Maintenon, qui faisait charger sur un tilbury stationn; devant la porte, quelques paniers de vieux Beaune et de Roman;e.
Hoff continua sa route vers la «;Commandature;»;; ; chaque pas, son inqui;tude augmentait. Quelques jours auparavant, il avait ;t; appel; chez le chef de la police, mais Stieber s’;tait born; ; lui demander vaguement quelques renseignements et il l’avait cong;di; avec des paroles flatteuses, l’assurant qu’il ;tait tr;s heureux de faire la connaissance d’un ;crivain aussi bon patriote.
Qu’est-ce que le g;n;ral pouvait lui vouloir;? Il ne devait pas tarder ; l’apprendre, lorsqu’il se trouva dans un des salons de l’h;tel, dont le g;n;ral de Voigts-Rhetz avait fait son cabinet de travail.
—;C’est vous, monsieur, lui dit le commandant de place, qui ;tes l’auteur de cet article;?
Et il tira d’un dossier ;videmment pr;par; ; l’avance, un num;ro du journal berlinois la Gazette nationale. Cet exemplaire contenait en effet un feuilleton dat; de Versailles dans lequel l’auteur se plaignait avec amertume de la situation faite aux journalistes allemands charg;s de suivre les op;rations;; ils ;taient, disait-il, mis en suspicion et tenus ; l’;cart, tandis que les reporters anglais ;taient favoris;s ; tous les points de vue. L’article s’appesantissait sur ce parall;le et montrait les correspondants du Times, du Daily News, etc., log;s sur r;quisition, pourvus de chevaux et de fourrages par le soin de l’;tat-major, admis dans la soci;t; des g;n;raux et des princes, tandis que les Allemands ;taient enti;rement livr;s ; leurs propres ressources et tenus en quarantaine. Enfin l’article d;signait plus particuli;rement certains officiers g;n;raux comme mal dispos;s ; l’;gard des journalistes.
Hoff ne fit aucune difficult; de reconna;tre que l’article ;tait de lui;; il ajouta, assez timidement il est vrai, qu’il ne croyait pas avoir manqu; ; ses devoirs en le r;digeant.
—;Vos devoirs, monsieur, fit le g;n;ral tr;s en col;re, vos devoirs;! non seulement vous y avez manqu; de la fa;on la plus scandaleuse, mais encore vous avez commis un acte de trahison;!
Ce mot de trahison parut produire sur le pauvre Hoff l’effet d’un coup de trique. Il p;lit subitement, porta la main ; son front et chancela.
—;Un tra;tre, moi;! un tra;tre;! fit-il d’une voix ;touff;e.
—;Si nous traitons bien les journalistes anglais, repartit le g;n;ral, ce n’est pas parce que ce sont des personnalit;s, nous nous moquons de vous tous, de quelque nationalit; que vous soyez;; si nous accueillons les Anglais avec plus de faveur, c’est parce que nous avons besoin d’eux. La presse est bien plus que Sa Majest; Victoria, la v;ritable reine de la Grande-Bretagne;; elle n’est pas une Cendrillon comme dans notre Allemagne;; ses repr;sentants sont de v;ritables ambassadeurs;; nous les traitons comme tels, mais cela ne nous pla;t pas plus qu’il ne faut… Il y a en Angleterre un parti puissant qui tient pour la France, qui ne demande que plaies et bosses contre nous;; s’il est habilement combattu dans la presse, nous n’avons pas ; le redouter. Il y a donc pour la patrie allemande un int;r;t puissant ; se concilier la presse de Londres qui dicte ses d;cisions au Parlement et au minist;re;; c’est pourquoi nous choyons les Anglais qui sont ici, et celui qui nous attaque ; cause de cela est un mauvais patriote, un mauvais Allemand, je dirai plus, c’est un particulariste qui ne veut pas que l’Allemagne soit une grande nation, qui voudrait voir sa patrie morcel;e et an;antie.
Ce nom de «;particulariste;» sembla donner le coup de gr;ce au malheureux Hoff. Lui, un particulariste, lui qui r;vait depuis dix ans l’unification de la patrie germanique et la centralisation par la Prusse;! On ne pouvait pas jeter de plus sanglante injure ; sa face. C’est avec une impassibilit; sourde qu’il entendit vaguement la suite de la tirade du g;n;ral.
—;Oui, monsieur, c’est un acte de trahison que vous avez commis;! et vous serez puni comme un tra;tre le m;rite. Voici les dispositions qui ont ;t; prises ; votre ;gard, Demain, ; huit heures du matin, vous vous trouverez sur la place d’Armes, ; l’entr;e de la grille de cette caserne.
Le g;n;ral montra par la fen;tre la caserne qui ;tait en face, et il continua :
—;Vous quitterez la ville avec un convoi de prisonniers fran;ais;; nous ne faisons aucune diff;rence entre les ennemis qui nous combattent par la plume et ceux qui se battent avec le chassepot;; vous irez ; pied jusqu’; Lagny en compagnie des Fran;ais, que vous devez aimer… De Lagny, la gendarmerie de campagne vous reconduira de brigade en brigade jusqu’; la fronti;re allemande et l;… vous pourrez aller vous faire pendre o; vous voudrez. Je ne vous retiens plus, monsieur, allez et soyez exact demain, sinon mes gendarmes vous rappelleront l’heure qu’il est;!…
Machinalement Hoff sortit de l’h;tel de la Commandature. Machinalement il traversa l’avenue de Paris;; il continua son chemin jusqu’; ce que la sentinelle post;e sous le viaduc de Viroflay, lui ayant demand; son permis de circulation, qu’il n’avait pas sur lui, le for;a ; rebrousser chemin. Il reprit l’avenue. Un vent glacial soufflait ; travers les arbres, quelques flocons de neige commen;aient ; tomber. Le journaliste ne s’en aper;ut pas. Il ne reprit possession de lui-m;me qu’en se trouvant devant l’h;tel des R;servoirs dont on commen;ait ; allumer les r;verb;res. Pendant trois heures, ces paroles terribles du g;n;ral Voigts-Rhetz avaient roul; dans son cerveau : «;Il ;tait un tra;tre;! un particulariste, un alli; des Fran;ais;!;» C’;taient comme des coups de couteau qui lui entraient au c;ur.
A force de se r;p;ter les reproches du g;n;ral, le journaliste se persuada qu’il les m;ritait;; et que le ch;timent qu’on lui infligeait ;tait parfaitement juste. Eh quoi;! le devoir d’un patriote allemand n’;tait-il pas de tout souffrir, de tout endurer;? Lui, journaliste allemand, il s’;tait plaint du manque de politesse, d’absence d’;gards… Les soldats des avant-postes, expos;s au froid et aux ;clats des «;pains de sucre;» des forts, est-ce qu’ils se plaignaient, eux;? D;cid;ment le g;n;ral avait eu raison. Il n’;tait pas un patriote. Puis, en r;fl;chissant, il se rappelait comment il avait ;t; induit ; ;crire ce fatal article. C’;tait dans une salle du caf; de Neptune, en face du Ch;teau;; les correspondants s’y r;unissaient ; l’heure de l’absinthe, comme dans les caf;s du boulevard.
A travers les vitres, on avait vu un reporter du Daily News, revenant d’une promenade ; Saint-Germain, escort; de deux dragons et paraissant causer tr;s famili;rement et en riant de son gros rire de cockney, avec le prince de ***;; tous les correspondants avaient alors ;clat; en r;criminations contre l’;tat-major qui favorisait les Anglais, et contre les Anglais qui se faisaient aussi encombrants et arrogants que possible. De tous les c;t;s, on lui avait dit : «;Hoff, faites donc un article l;-dessus. Arrangez-leur un feuilleton bien piment;;! — La Gazette nationale l’ins;rera tout de suite,;» avait ajout; un camarade qui passait pour tr;s bien conna;tre les coulisses de la presse allemande.
Et, s;ance tenante, il avait ;crit l’article, de bonne foi, avec passion, tel qu’il le sentait sous l’influence des r;criminations de ses camarades.
Mais, il le reconnaissait, ce feuilleton ;tait vif;; il attaquait de sages dispositions prises par le grand «;chef;» et par les g;n;raux qui s’;taient couronn;s de lauriers ; W;rth, ; Saint-Privat et ; Sedan… Comment, lui, qui n’;tait rien, pas m;me soldat, avait-il os; les critiquer;?… La faute ;tait grande, mais aussi quel ch;timent;! Rentrer en Allemagne stigmatis; comme tra;tre, chass; du quartier g;n;ral;! Quel accueil lui ferait-on dans la patrie;? Tout le monde, ruminait le pauvre Hoff, creusant de plus en plus cette id;e dans son cerveau de m;taphysicien mal ;quilibr;, tout le monde se d;tournera de moi;; je serai mis ; la porte de tous les journaux qui se sont servis de ma plume;; non seulement je serai d;shonor;, mais encore je me trouverai sans pain;! Et sous l’influence de cette lourde brume d’automne qui cause tant d’oppression aux gens nerveux, dans cette obscurit; humide et p;n;trante d’une soir;e de novembre, plus lugubre que la nuit, Hoff se vit seul, honni, m;pris;, errant dans les rues de Berlin, les habits r;p;s, les souliers ;cul;s, repouss;, chass; de toutes les r;dactions de journaux o; il recevait partout cette humiliante r;ponse : «;Sortez, nous ne voulons pas de tra;tre parmi nous;!;»
Ses tempes battaient violemment, son cr;ne ;tait comme serr; dans un ;tau, il ne voyait plus.
Tout ; coup il se heurta ; un gros homme qui montait la rue des R;servoirs.
—;Eh bien, monsieur Hoff, qu’avez-vous donc;? Vous ;tes p;le et tout d;fait… on dirait que vous avez envie d’aller vous jeter ; l’eau;?
Le journaliste leva la t;te et vit devant lui le gros commissaire de police Kaltenbach que nous avons d;j; pr;sent; au lecteur. Tous deux ;taient du pays badois;; ils avaient ;tudi; ensemble. En quelques phrases saccad;es, Hoff confia sa m;saventure au commissaire…
—;Hum;! fit celui-ci, mauvaise affaire. Messieurs les militaires entendent exercer eux-m;mes leur police, et ma foi, vous ;tes entre l’enclume et le marteau, car nous ne pouvons rien;; si nous interc;dions, on nous accuserait de nous m;ler de ce qui ne nous regarde pas… Mais il me vient une id;e;; votre p;re, d;put; ; la Di;te de Carlsruhe, conna;t notre grand-duc, il a souvent d;n; ; la Cour;; adressez-vous ; son Altesse badoise, qui est ; Versailles depuis hier. Vous trouverez certainement le grand-duc ; d;ner aux R;servoirs. Faites parvenir votre carte au chambellan von Bell, expliquez-lui l’affaire, qu’il en parle tout de suite ; son Altesse, et cela pourra s’arranger.
—;Oui, fit le journaliste, se raccrochant ; cette planche de salut, oui, vous avez raison, nous allons trouver le grand-duc…
—;Pardon, pardon, m’est avis qu’il vaut mieux que vous alliez seul;; ma pr;sence causerait de l’ombrage et ne pourrait que vous nuire. Allons, courage et bonne chance;! Et apr;s avoir serr; la main de son compatriote, le commissaire se dirigea vers le boulevard du Roi, tandis que le journaliste s’engageait sous la grande vo;te de l’h;tel des R;servoirs.
Les deux petits salons servant de vestibule et la grande salle carr;e peinte en blanc avec de larges filets d’or, ;taient pleins d’habitu;s. C’;tait sous les feux des grands lustres de cristal garnis de centaines de bougies un fourmillement d’uniformes de toutes les couleurs, ;tincelants de dorures, couverts de plaques, de d;corations, de rubans;; un chatoiement de casques d’argent ; cimier d’or, de ulankas, de bonnets fourr;s ; plume de h;ron pendus aux pat;res.
Dans cette r;union de d;neurs group;s par six et par douze autour des tables de diff;rente grandeur, les princes se comptaient par douzaines et les comtes par vingtaines.
Quant aux officiers simplement titr;s, ils ;taient rel;gu;s dans les coins;; et les vulgaires roturiers auraient ;t; jet;s ; la porte comme des chiens, s’ils avaient os; se montrer. Un cicerone, connaissant par c;ur l’Almanach de Gotha, aurait pu en r;citer des colonnes enti;res en mettant les noms ; la plupart de ces figures.
L;-bas, le prince Ernest de Saxe-Cobourg-Gotha, le protecteur des soci;t;s de chant, de tir et de gymnastique, le M;c;ne qui a conf;r; des lettres de noblesse aux principaux romanciers de l’Allemagne, ; M. Gustave Freytag et ; M. Rodolphe Gottschall, pr;side majestueusement une table de douze couverts. Fid;le ; ses habitudes de frondeur, le prince a install; au premier ;tage des «;R;servoirs;» une sorte de club aristocratique, le «;Casino;», o; l’on conspire contre M. de Bismarck, et o; Stieber n’a pu encore, malgr; toute son ing;niosit;, faire p;n;trer un de ses agents. Justement le duc traite aujourd’hui son coprince, le duc de Saxe-Meiningen, le souverain-impresario, et plusieurs courtisans. Un seul habit noir d;tonne et surprend au milieu de tous ces uniformes chamarr;s : le simple mortel qui en est rev;tu est un peintre c;l;bre que le duc Ernest a fait venir pour lui commander son portrait, le repr;sentant ; cheval au milieu de la m;l;e de W;rth, chargeant ; la t;te de ses troupes un carr; de zouaves. Les m;chantes langues affirment que Son Altesse S;r;nissime n’a pass; par W;rth que huit jours apr;s la bataille et qu’il en sera de ce tableau comme d’un autre qui montre le m;me prince ; Eckernf;rde, dans le Schleswig, en 1849, d;signant d’un geste dramatique aux artilleurs allemands les bateaux danois, qu’ils doivent couler bas. Le bon duc Ernest n’a ;t; ; Eckernf;rde, comme ; W;rth, qu’en peinture.
Un peu plus loin, quelques jeunes gens se livrent avec expansion ; des libations tapageuses;; ce sont des cavaliers v;tus de tuniques ;carlates ou bleu clair, peign;s, fris;s et pommad;s comme des mannequins de coiffeurs, et ;talant avec complaisance des bagues en diamant sur des doigts effil;s, d’une blancheur f;minine. Ces beaux gentilshommes sont des aides de camp du prince Fr;d;ric-Charles, qui ont ;t; envoy;s ; Versailles pour y porter des drapeaux pris ; Metz. Leurs camarades les r;galent.
Voici le grand-duc de Saxe-Weimar, figure macabre, uniforme de couleur et de coupe s;v;res;; puis le prince de Lippe et le souverain de Waldeck-Lilliput, sans parler de l’ex-duc de Nassau et du pr;tendant Fr;d;ric d’Augustenbourg que les Prussiens d;gomm;rent si lestement.
Tandis que toute la salle pr;sentait un aspect anim; et que les voix, les exclamations, les rires se m;laient aux d;tonations des bouchons de champagne, un silence solennel r;gnait autour d’une table plac;e au milieu de la grande pi;ce. L’illustre taciturne, M. de Moltke, y prenait son repas avec quelques g;n;raux ; l’air de professeurs, simplement v;tus, comme lui, d’un uniforme sombre, et faisant la cour ; leur chef en imitant son mutisme.
Chaque soir le m;me tableau et les m;mes sc;nes se renouvelaient, et il en fut ainsi jusqu’au d;part de l’arm;e allemande.
Chaque soir on mettait la table pour deux ; trois cents convives de haute lign;e, de grand app;tit et de grande soif.
Hoff avait appris que le grand-duc de Bade ne d;nait pas dans la salle commune. L’Altesse, d;sirant s’entretenir avec quelques autres princes et leurs ministres, de la grande affaire du couronnement imp;rial, un des petits salons-cabinets donnant sur la grille, du c;t; de la rue des R;servoirs, avait ;t; retenu par lui dans la journ;e.
Un ma;tre d’h;tel porta la carte du journaliste au chambellan von Bell, mais il revint au bout de quelques instants avec une r;ponse d;courageante;; le courtisan, tr;s occup; ; d;guster un salmis de perdreaux, refusait absolument de se d;ranger. En s’acquittant de cette commission, le ma;tre d’h;tel invita le journaliste qui payait peu de mine, et dont le pantalon avait quelque peu souffert pendant cette longue course dans l’avenue boueuse, ; se retirer, de crainte d’observations de la part de leurs Excellences, qui n’aimaient pas ; ;tre ennuy;es par des bourgeois. Hoff s’en alla, reconduit jusqu’; la porte par les explications du valet qui paraissait avoir h;te de le voir sortir. Il ;tait dit que ce jour-l; on le chasserait de partout;!
Maintenant, une pluie glaciale tombait. Les larges dalles luisantes du trottoir de la rue qui s’allongeait dans une obscurit; fun;bre, ressemblaient ; des flaques d’eau;; les grandes maisons avec leurs hautes fen;tres du si;cle pass; ;taient muettes et sombres, sans bruit et sans lumi;re. Machinalement le journaliste descendit droit devant lui;; la pluie le p;n;trait jusqu’aux os, ses dents claquaient, il avait des frissons, un commencement de fi;vre. Tout ; coup une vive lumi;re, moiti; rouge, moiti; bleue surgit au tournant d’une rue, ;clairant comme des silhouettes fantastiques un arbre d;charn;, un banc de bois et un tas de cailloux. Hoff reconnut la boutique d’un pharmacien. Ob;issant ; une pens;e subite, le journaliste saisit la poign;e de la porte et entra dans l’officine. L’apothicaire, tout en cachetant de petites fioles, causait avec un homme de moyenne taille, aux cheveux roux, et dont la figure n’annon;ait rien moins que de la bienveillance et de la douceur.
Les deux Fran;ais interrompirent la conversation commenc;e.
—;Vous d;sirez, monsieur;? demanda le pharmacien.
—;Je voudrais quelques grammes de cyanure de potassium, r;pondit le malheureux Hoff en balbutiant…
—;Monsieur, la loi nous d;fend d’en vendre et je m’en tiens ; la loi, — dites cela ; ceux qui vous envoient.
—;Comment;? vous supposez;?…
—;Eh bien, pourquoi la police prussienne ne chercherait-elle pas ; nous «;pincer;»;? La police fran;aise le faisait bien. Seulement, ces messieurs ne sont pas assez malins.
—;Je vous jure que vous vous trompez. — Je ne suis envoy; par personne.
—;Eh bien alors, c’est pour vous, pour quoi faire;? pour vous empoisonner;?… Merci, si vous tenez ; vous tuer, je n’ai pas besoin de vous aider. Bonsoir, monsieur.
A peine Hoff eut-il fait quelques pas dans la rue, qu’il sentit qu’on lui frappait sur l’;paule. Il reconnut l’individu aux cheveux roux, qui causait avec le pharmacien et qui, pendant le court colloque, avait attach; sur l’Allemand un regard de haine et de col;re indicible. Maintenant l’homme roux ricanait :
—;Dites-donc, monsieur l’Allemand. Vous tenez beaucoup ; votre cyanure;? Eh bien, je puis vous rendre le seul service qu’un Prussien peut r;clamer de moi. Il est d;fendu aux pharmaciens de vendre une once de cette drogue, la loi le prohibe s;v;rement, mais moi je suis photographe, j’en ai un quart de livre ; votre service…
—;O; donc;? demanda le journaliste en proie ; la folie du suicide.
—;Voici mon atelier, attendez-moi, je reviens avec votre affaire.
Hoff attendit, immobile sous la pluie qui tombait toujours;; un instant il eut envie de s’en aller, mais l’id;e du lendemain, le d;part avec les prisonniers fran;ais, la fl;trissure, l’acte de trahison qu’il se reprochait lui-m;me d’avoir commis, assaillirent de nouveau sa pens;e;; il attendit le retour de l’inconnu et prit le paquet que celui-ci lui donna.
—;Combien vous dois-je;? demanda le journaliste en tirant sa bourse.
—;Me devoir quelque chose;! Allons donc, monsieur l’Allemand… trop heureux de vous rendre un pareil service;!… Distribuez-en ; tous vos amis…
Du seuil de sa maison, le photographe regarda l’Allemand s’;loigner;; puis, se frottant les mains : «;H;, h;, fit-il, toujours un de moins;!;»
L’h;tel de la T;te noire touche ; la gare de la rive droite;; c’est une maison d’apparence triste, une maison propice aux myst;res et aux trag;dies.
Hoff serrant nerveusement dans sa main le paquet de poison, monte l’;troit escalier, le gar;on de salle le pr;c;de et place la bougie sur la table. Il se retire. Le journaliste ne l’a pas m;me aper;u… Seul, dans cette chambre d’auberge, il ressent une nostalgie profonde, son c;ur se serre davantage, il voudrait maintenant rentrer au pays de Bade… mais le recevra-t-on, ne le chassera-t-on pas, lui, le tra;tre, lui qui a d;plu, il le croit du moins, ; M. de Bismarck;?
Alors, lentement, d’une main s;re, le regard ;gar;, il verse la poudre dans le verre plac; ; c;t; du pot ; eau… Et prenant la plume, il ;crit rapidement un dernier adieu ; son ami le plus intime, journaliste comme lui, et qu’il charge d’apprendre la nouvelle de sa mort ; sa famille.
On frappe ; la porte.
—;Hoff, ;tes-vous l;;? C’est moi;!
Celui qui s’est vou; ; la mort a reconnu la voix de son ami, justement celui ; qui il ;crit, mais il ne r;pond pas, il laisse la porte ferm;e, il interrompt m;me sa lettre, de crainte d’;tre trahi par le bruit de la plume fr;lant le papier. Il attend que l’ami, persuad; que la chambre est vide, se soit ;loign;;; et alors, d’un seul trait, il vide jusqu’; la derni;re goutte le breuvage empoisonn;.
Hoff ne mourut pas tout de suite, son agonie fut lente. Enfin, apr;s quelques heures de souffrances h;ro;quement support;es, il expira en se tordant dans les convulsions.
Au restaurant Gack, situ; derri;re un des lourds pavillons de la halle versaillaise, la soci;t; ;tait moins nombreuse et moins brillante, cela va sans dire, que dans les grands salons des R;servoirs. En temps ordinaire, c’;tait un petit marchand de vin, fr;quent; par les mara;chers et les bouchers, avec salle ; boire et comptoir d’;tain au rez-de-chauss;e et deux petites pi;ces au-dessus, auxquelles on arrive par un escalier en colima;on. Mais si la maison est petite et de mince apparence, les deux fr;res Gack, en v;ritables d;vots des crus bourguignons, avaient collectionn; dans leur cave une s;rie de Chablis, de Beaune et de Roman;e, digne de remplacer le nectar dans les amphores de l’Olympe. En outre, nul dans Versailles ne s’entendait ; confectionner les omelettes aux confitures et les poulets au blanc comme la «;bourgeoise;» du restaurant Gark. Aussi les gourmets et les amateurs de la dive bouteille dont la position et la fortune ne permettaient pas des visites aux «;R;servoirs;», se rabattaient volontiers sur les «;halles;» et y faisaient de longues stations. Les employ;s de l’intendance, les fonctionnaires de la police et toute une kyrielle de journalistes y avaient leur Stammtisch, c’est-;-dire leur table r;serv;e. L;, tr;nait un ;tre r;pugnant au possible, aux mani;res cauteleuses ou insolentes, ; la langue de vip;re, au regard louche et fourbe, le sieur Joung.
Ce dr;le avait ;t; architecte ; Paris et charg; de diff;rents travaux dans une usine de Saint-Denis. Il s’;tait rendu au quartier g;n;ral prussien o; il avait fait valoir les renseignements qu’il avait eu occasion de recueillir pendant son s;jour dans la capitale.
Ce fut lui qui proposa ; M. de Bismarck, puis au grand ;tat-major, de d;tourner le cours de la Seine au-dessus de Saint-Denis.
On l’employait ; toutes sortes de besognes douteuses. Nous n’avons pas besoin de pr;ciser lesquelles.
Dans les deux petites salles du premier, les consommateurs ;taient serr;s comme des sardines en bo;te. Civils et militaires s’entretenaient des diff;rents faits du jour;; la conversation ;tait surtout vive et anim;e autour de la table r;serv;e, o; une demi-douzaine de correspondants de journaux ;changeaient leurs impressions, se communiquaient leurs articles et m;disaient du prochain.
Au milieu de tout ce monde circulaient, graves comme des bedeaux et gras comme des chanoines, les fr;res Gack, d;bouchant les bouteilles, d;coupant les rosbifs et les poulets, veillant ; tout.
Ce jour-l;, au coup de midi, un grand diable d’officier de l’intendance entra dans la salle;; sa t;te, tant sa taille ;tait ;lev;e, touchait au plafond. Il alluma son cigare au bec de gaz sans effort.
—;H;;! monsieur Gack;; cria-t-il, une omelette d’une douzaine d’;ufs… aux confitures… avec beaucoup de confitures comme d’habitude… et vite, car j’ai faim…
—;Ma foi, dit l’un des fr;res Gack, tandis que l’autre avait prestement disparu, pour ce qui est de l’omelette, je puis vous la servir… mais quant aux confitures — non.
—;Et pourquoi;? demanda le g;ant en se redressant, pourquoi pas de confitures;?
—;Parce que l’;picier d’; c;t; ne veut pas accepter votre monnaie prussienne et que je n’en ai pas d’autre.
—;Vraiment;! fit l’intendant… eh bien;! demain, vous me donnerez une liste de tout ce dont vous avez besoin… j’irai moi-m;me chez votre voisin l’;picier et c’est moi qui le payerai… avec les plus sales pi;ces de deux gros que je pourrai trouver… et je le forcerai de porter le paquet jusque chez vous… Ah;! ce monsieur me prive de confitures, parce qu’il d;daigne notre bonne monnaie prussienne… ah;!… nous allons voir… — Servez-moi deux bouteilles de Beaune et une livre de jambon… Tiens, monsieur Joung, quoi de nouveau;?
—;Il para;t que nous avons gagn; une bataille dans le Nord, r;pondit l’architecte;; deux mille prisonniers, sans compter une centaine de turcos.
—;Oh ceux-l;, fit le g;ant, en d;vorant ; belles dents son jambon et en se versant rasade sur rasade, ceux-l;, j’esp;re qu’on les fusillera, ce ne sont pas des hommes ;a, ce sont des b;tes f;roces, oh;! ces turcos… si j’en tenais un… Et le gigantesque riz-pain-sel se mit ; d;blat;rer comme il avait l’habitude de le faire contre les enfants du d;sert.
Tout ; coup, au milieu de sa tirade, il se leva en manifestant des signes de terreur… «;Un turco;!… En voici un… Voyez, un turco;!;»
Et du doigt il d;signait la porte dans l’encadrement de laquelle se dressait un grand gaillard envelopp; d’un burnous blanc et coiff; d’un turban. En grin;ant des dents, le noir aiguisait l’un contre l’autre deux ;normes couteaux de cuisine.
Les consommateurs se regardaient d’un air effray;, quelques officiers avaient d;j; tir; leur sabre et attendaient. M. Joung s’;tait cach; sous la table. Mais soudain cette grande peur fit place ; une hilarit; g;n;rale. On avait reconnu la trogne illumin;e d’un des fr;res Gark qui, agac; d’entendre toujours l’intendant d;blat;rer sur le compte des auxiliaires africains de l’arm;e fran;aise, s’;tait d;guis; en Arabe pour communiquer une salutaire terreur ; cet ennemi jur; des «;turcos;».
On rit beaucoup de cette mascarade, notamment les journalistes qui poursuivirent le malheureux intendant de leurs railleries.
Les rires ;branlaient encore le plafond de la petite salle, lorsqu’un officier de police entra pour remettre ; M. L;vyson, assis ; la table des correspondants, la lettre ; lui adress;e par le malheureux Hoff dont on venait de relever le cadavre.
Quand on informa M. de Bismarck de cette mort, il dit :
—;C’est vraiment dommage… mais Hoff ;tait fou;!… Que ne s’est-il adress; ; moi;? Je lui aurais ;pargn; la peine de se tuer.
XI
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