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XI

Le Moniteur de Seine-et-Oise. — Le cabinet de lecture de Mme Le Dur. — Galanterie du fr;re du roi de Prusse. — Une repartie un peu vive de Mme Le Dur. — Un colporteur de journaux d’Eure-et-Loir. — Mme Le Dur est d;nonc;e ; Stieber. — Le comte de W… — Un attach; militaire allemand sauve un franc-tireur.

Quelques jours apr;s l’;nergique attaque des Fran;ais qui eut pour r;sultat la prise de Champigny, des groupes nombreux stationnaient dans la rue de la Paroisse, presque en face de l’;glise Notre-Dame.

A c;t; des militaires allemands qui discutaient tant;t d’une voix forte, tant;t sur un ton bas et confidentiel, se tenaient de nombreux bourgeois, que leur ;ge ou leurs infirmit;s avaient forc;ment retenus ; Versailles.

Sur leur figure soucieuse et attrist;e, il y avait, ce jour-l;, comme le reflet d’une joie cach;e, d’une esp;rance secr;te. On savait que, tout de suite apr;s la victoire des Fran;ais, un conseil de guerre avait ;t; convoqu; ; la pr;fecture de Versailles, chez le roi, et que la plupart des g;n;raux avaient ;mis un avis contraire ; celui de M. de Moltke, qui insistait pour la reprise imm;diate de la position perdue.

Mais l’avis du feld-mar;chal avait pr;valu;; depuis la veille, le bruit courait que la bataille ;tait de nouveau engag;e du c;t; de Champigny. On se chuchotait tout bas que les Wurtembergeois avaient ;t; vigoureusement repouss;s. Les correspondants des journaux anglais affirmaient, disait-on, que les officiers du premier bataillon avaient tous ;t; tu;s ou bless;s, sauf deux;; que le jeune comte Wolfegg avait eu une jambe emport;e;; qu’on avait vu passer le g;n;ral Von Strochmann, p;le, couvert de sang, appuy; sur deux de ses amis.

Rien, jusque l;, n’;tait cependant venu confirmer ces rumeurs. Le Moniteur officiel n’avait pas encore dit un mot;; il parlerait sans doute aujourd’hui, car les op;rations — c’;tait positif — avaient commenc; depuis vingt-quatre heures.

La foule qui grossissait sans cesse devant la boutique de Mme Le Dur, «;r;quisitionn;e;» pour la vente du Moniteur (prussien) de Seine-et-Oise, ne disait que trop la curiosit; et les perplexit;s patriotiques de la population de Versailles. L’attitude de la plupart des officiers allemands qui remplissaient le magasin de la marchande n’;tait cependant pas de nature ; faire na;tre ou ; entretenir des illusions. Chaque fois que la porte de la boutique s’ouvrait, on entendait leurs gros rires r;sonner comme un bruit de casseroles.

Mme Le Dur, qui tient encore aujourd’hui le m;me cabinet de lecture, le plus achaland; de Versailles et le mieux pourvu de livres curieux, ;tait alors, en 1870, dans le plein ;panouissement d’une savoureuse et app;tissante beaut;. Tr;s vive, tr;s enjou;e, elle s’amusait en v;ritable gamine de Paris, ; dire cr;ment leur fait ; ses clients, dont la plupart parlaient fort bien le fran;ais, et qui, tout en venant chercher des romans de Paul de Kock, de Pigault-Lebrun, ou les M;moires de Casanova, flirtaient volontiers avec la dame du logis, qui ne craignait nullement de les «;rabrouer;» par quelques mots tr;s crus. Les affaires, du reste, allaient ; souhait;; les num;ros du Moniteur de Seine-et-Oise s’enlevaient comme de petits p;t;s;; militaires et civils, allemands et fran;ais, priv;s de toute autre lecture, attendaient l’apparition de la feuille officielle avec une ;gale impatience.

Ce journal — le seul organe de publicit; que la police prussienne tol;rait dans cette ville de 40,000 ;mes, compl;tement isol;e de Paris et du reste de la France, — ;tait r;dig; par M. Bamberg, l’ex-caissier parisien du «;fonds des reptiles;», appel; ; Versailles par M. de Bismarck pour remplacer M. le Dr L;vyson dont les allures avaient d;plu au chancelier, qui voulait un fonctionnaire et non un journaliste, m;me officieux.

Les Prussiens avaient promis tout d’abord de respecter la libert; de la presse, mais d;s leur arriv;e, ils avaient commenc; par fourrer en prison le bon M. Jeandel qui, dans un article m;lodramatique de son Journal de Versailles, s’;tait apitoy; sur le sort des soldats de la Landwehr, arrach;s ; leurs familles, ; leurs foyers, forc;s de tuer ou de se laisser tuer. Une v;ritable tirade bonne ; d;clamer ; l’Ambigu, avec tremolos ; l’orchestre. L’inoffensif Jeandel ne fit qu’un s;jour tr;s court ; la prison Saint-Pierre;; son journal ne reparut pas.

Quelques semaines plus tard, l’Union lib;rale, r;dig;e par des ;crivains de premier ordre, tels que MM. Scherer et Bersot, pr;f;ra cesser sa publication plut;t que d’ins;rer les communications de M. de Brauchitsch.

La Concorde, journal imp;rialiste, avait disparu apr;s le 4 septembre.

Dans un simple but de sp;culation, M. L;vyson, ancien correspondant parisien de la Gazette de Cologne, avait imagin; de combler la lacune en faisant para;tre le Nouvelliste. Au bout de quelque temps, cette feuille se transforma en Moniteur de Seine-et-Oise, organe officiel.

L’imprimerie Beau fut mise en r;quisition pour l’impression du journal, et Mme Le Dur, qui venait de s’;tablir ; Versailles et paraissait peu experte en choses politiques, se laissa ;galement «;r;quisitionner;» pour la vente du Nouvelliste d’abord, et celle du Moniteur ensuite.

Sa petite boutique ;tait chaque soir bond;e d’officiers allemands;; c’;tait le rendez-vous de tous les gandins et de tous les galantins de l’;tat-major, qui papillonnaient autour de la «;directrice;» et de ses auxiliaires, deux fra;ches enfants de 16 ; 18 ans, au teint de lait et aux l;vres de feu.

Ce jour-l;, le cabinet de lecture de la rue de la Paroisse avait vu une partie de ses clients habituels arriver beaucoup plus t;t. Sans qu’ils voulussent en avoir l’air, tous ces Allemands ;taient au fond plus impatients encore que les Versaillais de savoir ce qui se passait du c;t; de Champigny, et le Moniteur pouvait seul les renseigner d’une mani;re positive, officielle.

Vers les cinq heures, un ;l;gant coup; attel; de deux chevaux pur sang, et portant sur les panneaux l’;cusson de la maison de Hohenzollern, s’arr;ta devant la boutique de Mme Le Dur.

Un n;gre, en costume oriental, assis sur le si;ge ; c;t; du cocher, sauta lestement ; terre et ouvrit la porti;re.

Un vieillard rid;, vo;t;, cass;, affubl; d’une perruque, v;tu de l’uniforme de g;n;ral avec un grand cordon en sautoir, sortit de la voiture et entra dans le cabinet de lecture.

A la vue du vieux militaire, les officiers formant groupe sur le trottoir devant la boutique et ceux qui s’y trouvaient d;j; se rang;rent respectueusement et firent le salut militaire avec cette raideur d’automates de Vaucanson, que tr;s heureusement tous les r;glements copi;s sur le mod;le prussien ne parviendront jamais ; inculquer aux officiers fran;ais.

Le vieillard porta la main ; sa casquette galonn;e pour r;pondre ; ces saluts;; mais soudain ses yeux s’allum;rent comme des quinquets lorsqu’il aper;ut les deux jeunes filles, tr;s rieuses et tr;s accortes, qui se tenaient derri;re un comptoir d’acajou, faisant face ; celui o; tr;nait la majestueuse ma;tresse de c;ans.

Le vieillard d;taillait les petites, l’une surtout, une agr;able brunette qui ficelait un paquet attendu sans impatience, du reste, par un lieutenant de dragons droit comme un I dans sa tunique bleu clair, tandis que sa compagne, une boulotte aux regards vifs et ; la chevelure blonde et boucl;e, cherchait au milieu des casiers remplis de livres poudreux le second volume du Cocu, que lui avait demand; un jeune adjudant.

—;Sehr nett;! Sehr nett;! (tr;s jolie;!) fit le vieux g;n;ral en faisant claquer sa langue contre son palais… Et, s’armant d’un binocle, il passa l’inspection de la petite boutique, les casiers bourr;s d’articles de papeterie et de menus objets, les tables o; s’;talaient les gravures, les livres de messe, les images de saintet; et autres, les rayons pleins de livres aux couvertures us;es, car la plupart des ;ditions de Mme Le Dur datent du commencement de ce si;cle.

—;Sehr nett;! Sehr nett;! r;p;tait le vieillard en lorgnant de nouveau les deux jouvencelles. Puis, brusquement, en se mettant en arr;t devant l’imposante taille et la coiffure ; la grecque de Mme Le Dur… Oh;! fit-il, voici la belle madame Le Dur, n’est-ce pas;?… Oh;! on ne m’a pas tromp;;; mes compliments, mes compliments;!… Je viendrai tous les jours moi-m;me chercher mon journal, si vous le permettez, ma belle enfant, n’est-ce pas;? Et le galant sur le retour se mit ; tapoter doucement les grosses joues de la plantureuse «;r;quisitionn;e;».

Les officiers restaient cois, immobiles, au port d’armes.

—;Eh bien;! vieux coureur de cotillons;! r;pondit la libraire avec cette intonation qu’elle sait donner ; ses r;parties, vous plaira-t-il de laisser ma peau tranquille;?

—;Voyons, la belle, ne nous f;chons pas… h;, h;;! vous me plaisez… beaucoup… Il souligna le mot.

—;Taisez-vous, vieux polisson, s’;cria Mme Le Dur. Vous n’avez pas besoin de moi… votre ma;tresse vous attend ; la porte, dans votre voiture;!

Et elle d;signa du geste le n;gre habill; ; l’orientale.

Les traits du vieux Don Juan se rembrunirent subitement;; la plaisanterie n’;tait gu;re de son go;t. Il sortit aussit;t, fort m;content. Quant aux officiers, ils ;taient positivement p;trifi;s.

—;Malheureuse;! dit l’un de ces messieurs, portant l’uniforme de capitaine d’;tat-major, savez-vous ; qui vous avez os; faire cette insolente r;ponse;?

—;Non, r;pondit Mme Le Dur.

—;Au prince Charles, le propre fr;re du roi de Prusse;!

—;Eh bien, s’il n’est pas content, il ira le dire ; Rome;!

—;Ah;! il s’en gardera bien, fit un jeune hussard. Son Altesse ne se vante que de ses succ;s aupr;s des dames;; quant aux rebuffades, il les empoche et se tait.

—;C’est ;gal, fit le capitaine d’;tat-major, vous avez ;t; raide, ma ch;re… Ah;! enfin, voici le Moniteur qui arrive;!

Deux ordonnances, escort;es de deux gendarmes, entr;rent dans la boutique de Mme Le Dur, et d;pos;rent plusieurs gros ballots de papier humide encore et sentant l’encre d’imprimerie.

Alors un d;fil; interminable d’acheteurs commen;a;; la patronne et ses deux employ;es n’avaient pas assez de leurs six mains pour servir la client;le;; les num;ros s’enlevaient, et les gros sous et les silbergros s’entassaient dans les tiroirs. Il en fut ainsi jusqu’; l’heure de la fermeture…

Quand les demoiselles de magasin furent parties et les volets mis, Mme Le Dur traversa la cour qui se trouve derri;re la maison et que l’on gagne par la petite arri;re-boutique qui sert aussi de salle ; manger et de chambre ; coucher. La s;millante libraire s’arr;ta devant la porte d’un hangar, qui avait d; jadis servir de remise. Elle tira de sa poche une grosse clef qu’elle fit tourner dans la serrure;; la porte s’ouvrit en grin;ant. Sur une liti;re de paille dormait un gros homme ; cheveux gris, coiff; d’un large chapeau et chauss; de sabots, v;tu, comme les mara;chers des environs de Paris, d’une blouse jet;e par-dessus sa grosse veste et d’un pantalon de velours ; c;tes.

—;Allons, p;re Lienard, dit la libraire en secouant le dormeur, d;p;chez-vous, il est temps.

Le paysan se frotta les yeux :

—;Ah;! c’est vous, m’ame Le Dur… c’est bon, c’est bon, on va se lever;; mais j’aurais encore aim; continuer mon somme.

—;Vous dormirez plus tard, mon brave;; vous avez le paquet;?

—;Oui, je l’ons, mais j’;tions tellement fatigu; que je n’ons pas eu la force de me d;shabiller chez le concierge… et l;, dame, vous savez, je l’ons toujours au m;me endroit…

—;Eh bien, faites vite;; il est d;j; tard.

—;Vous voulez… l;, devant vous, m’ame Le Dur;? oh;! je n’oserons jamais.

—;Allons, mon brave, nous n’avons pas le temps de nous amuser aux bagatelles… vite, donnez-moi le paquet…

—;Enfin, puisque vous le voulez… mais l;, tournez-vous, au moins.

—;Est-ce fait;? demanda la libraire au bout de quelques instants.

—;Ah;! ne vous retournez pas encore;; c’est le moment le plus incons;quent, dit le paysan, qui avait tout simplement retir; sa culotte et qui ;tait occup; ; extraire des fonds de l’indispensable inexpressible deux paquets formant coussins, et compos;s de journaux fran;ais et de brochures.

Le paysan remonta tranquillement son pantalon, apr;s avoir pos; les deux paquets par terre.

—;Maintenant, m’ame Le Dur, vous pouvez vous retourner, fit l’homme, y a pas de danger pour votre vertu. Le reste va tout seul.

Et il se mit ; tirer d’autres paquets de dessous sa blouse;; sa grosseur disparaissait et se fondait avec chaque douzaine de journaux dont il se d;barrassait de la sorte.

—;L;, fit-il, c’est tout.

—;Bien, fit Mme Le Dur, voici la moiti; de la derni;re recette.

Elle remit une poign;e de monnaie ; l’homme en lui disant : «;Bonsoir, p;re Lienard, ; demain, et n’oubliez pas de vider vos culottes chez le concierge, c’est plus convenable, et cela prendra moins de temps;!;»

Mais le paysan se grattait la t;te derri;re l’oreille, comme font ses pareils quand ils ont quelque chose sur le c;ur qu’ils n’osent pas ou ne veulent pas dire tout de suite…

—;Je m’en vas vous dire, m’ame Le Dur, fit-il enfin, tant va la cruche ; l’eau jusqu’; ce qu’elle se casse. Eh bien, j’ai bien peur d’;tre pr;s de la f;lure… Hier, j’ai vu un mauvais escogriffe, grand comme une perche, qui m’a suivi depuis la barri;re de Buc;; je faisais celui qui s’en va se promener tranquillement pour prendre l’air en chantonnant un air du pays : traderida dera dera… Il a perdu ma piste… Mais, aujourd’hui, je retrouve mon individu ; la m;me barri;re, qui n’avait l’air de rien;; cette fois, pour varier, j’ai fait l’homme press; d’arriver… je marchais au pas gymnastique en soufflant dans mes doigts… Brrrou… brrrou;! L’ai-je distanc;;?… c’est ce qu’il faudrait voir, mais j’aime mieux le croire. Bref, m’est avis qu’on a l’;il sur moi, et comme le p;re Lienard n’aime pas les mistoufles, ; partir de demain, je restons cheux nous… Voyez-vous… l’argent c’est bien joli, mais faut pas que ;a revienne trop cher…

—;Allons, ; votre aise, p;re Lienard, dit la libraire, je trouverai ; vous remplacer, je ne suis pas embarrass;e…

Le p;re Lienard ;tait un malin, il avait flair; dans «;l’escogriffe;» de la barri;re de Buc, un des limiers de Stieber.

Depuis quelque temps, les d;nonciations pleuvaient contre Mme Le Dur;; on la signalait comme tenant, ; partir de huit heures du soir, quand son magasin ;tait ferm; pour tout le monde, une boutique clandestine de journaux fran;ais venant du d;partement de l’Eure, et qu’on lisait portes closes dans les familles de Versailles, pour se donner du c;ur, se r;conforter un peu en apprenant les gigantesques efforts de Gambetta pour sauver l’honneur de la patrie, pour faire sortir de terre des arm;es innombrables destin;es ; remplacer les cohortes de l’empire, prisonni;res de l’Allemagne.

Il ;tait ; peu pr;s minuit, quand Mme Le Dur, qui couchait dans l’arri;re-boutique, fut r;veill;e par quelques coups frapp;s avec violence ; la devanture de son magasin.

La libraire, tenant un flambeau ; la main, apparut au bout de quelques instants dans un d;shabill; nocturne des plus indiscrets, mais des plus s;duisants :

—;Qui frappe ainsi;? dit-elle, qu’est-ce;? le feu est-il ; la maison;?

Une voix, qu’elle reconnut pour celle du comte W…[49], un de ses plus assidus clients, r;pondit :

[49] Nous pourrions ;crire son nom en toutes lettres.

—;Ouvrez-moi, il s’agit de choses importantes…

—;Allons, allons, je la connais celle-l;, r;pliqua la libraire, mais vous vous trompez… Mlle ;lisa[50], c’est en face.

[50] Quelques «;demoiselles;» versaillaises, habitu;es ; charmer avant la guerre les loisirs de la garnison, avaient continu; leur «;commerce;» avec les Allemands, et elles faisaient flor;s. Une des plus connues et des plus courues ;tait une Belge, vigoureusement b;tie, Mlle ;lisa. Cette horizontale ;tait surtout remarquable par l’ordre et l’exactitude qu’elle apportait dans l’exercice de son m;tier. Elle ouvrait son boudoir ; neuf heures du matin, s’accordait deux heures pour son d;jeuner, de midi ; deux heures, et se remettait au travail jusqu’; sept heures. Pass; ce d;lai, la client;le trouvait porte close, et malgr; les offres les plus s;duisantes des officiers, elle se refusait absolument ; toute concession pass; l’heure r;glementaire. Mlle ;lisa fit un gros sac pendant l’occupation;; on nous assure qu’elle est rang;e aujourd’hui, mari;e, m;re de famille, et qu’elle offre le pain b;nit dans l’;glise de son village.

—;Mais non, je vous assure que j’ai quelque chose de tr;s grave ; vous annoncer;; demain, il serait trop tard.

Apr;s tout, le comte W… s’;tait montr;, ; plusieurs reprises, d;sireux d’;pargner des vexations et des ennuis ; la directrice du cabinet de lecture de la rue de la Paroisse. Peut-;tre avait-il r;ellement un avis ; lui donner;? Mme Le Dur se d;cida ; ouvrir.

—;Attendez, je passe ma robe de chambre, et je suis ; vous.

—;Voici ce dont il s’agit, fit le comte W… J’ai d;n; ce soir chez le pr;fet. Stieber, directeur de la police, ;tait parmi les convives. Il a ;t; question d’arrestations et de perquisitions… On a parl; de vous… Demain matin des agents viendront fouiller partout dans votre boutique… On pr;tend que vous cachez des journaux fran;ais… Est-ce vrai;? R;fl;chissez-bien… Il s’agit du conseil de guerre.

—;M;me pour une femme;?

La s;millante libraire n’avait plus du tout envie de rire.

—;Vous en avez;? Voyons… r;pondez, vous n’avez rien ; craindre de moi… Vous savez l’int;r;t que je vous porte… Si vous avez des journaux fran;ais, dites-le moi…

—;Ah;! ma foi, venez… Et, conduisant le comte dans l’arri;re-boutique, Mme Le Dur lui montra des placards bourr;s jusqu’en haut de gazettes fran;aises, de brochures, de proclamations du gouvernement de la D;fense nationale…

—;Eh bien… vous l’;chappez belle;; si Stieber avait d;couvert ce pot aux roses, demain soir vous partiez pour l’Allemagne;! Il faut enlever tout cela, mais comment;? Il y en a une belle charge…

—;Br;lons-les.

—;Vous n’y songez pas, nous mettrions le feu ; la maison… C’est qu’il y en a;! il y en a;!…

M. le comte de W… r;fl;chit quelques instants :

—;Avez-vous un drap de lit, ou mieux que cela, des rideaux;?

—;Il y a ceux qui sont aux fen;tres.

—;Eh bien;! arrachons-les… L;… et maintenant qu’ils sont ;tal;s ; terre, nous allons y emballer toutes ces paperasses… Et journaux, brochures, documents prohib;s, tout fut entass; p;le-m;le dans les deux rideaux, qu’on noua par les quatre bouts.

—;Je vais appeler mon ordonnance et lui dire de mettre tout cela dans ma voiture, fit M. de W… Je vous rends un fameux service tout de m;me;! et dire que vous ne m’en remercierez jamais;!

La discr;tion nous d;fend de r;v;ler si r;ellement la belle libraire se montra ingrate envers son sauveur…

Le ballot fut mis dans la voiture du comte… Heureusement la rue de la Paroisse ;tait d;serte. Seuls deux officiers de uhlans ayant fortement soup; s’;poumonnaient ; crier, s’adressant ; une fen;tre obstin;ment ferm;e :

—;Mamz’el ;liza;! mamz’el ;liza;! dix thalers, vingt thalers;! Mais en d;pit de ces ench;res croissantes, Mlle ;lisa, qui, toute la journ;e, avait ;t; surcharg;e d’officiers et de soldats, ne donnait pas signe de vie.

Le lendemain, les sbires de Stieber vinrent en effet faire une perquisition dans le cabinet de lecture de Mme Le Dur. Ils remu;rent et boulevers;rent les casiers, les rayons, fouill;rent partout, m;me sous le lit, mais ils ne trouv;rent rien.

Il ;tait dit que Mme Le Dur jouerait encore un autre tour ; la police prussienne.

Un jour, elle vit se glisser dans sa cour un gaillard dont les v;tements en lambeaux et la figure d;faite n’indiquaient que trop un fugitif.

L’individu raconta ; Mme Le Dur qu’il ;tait franc-tireur, que les policiers de Versailles le traquaient, que si on le tenait son compte serait vite fait. Il supplia la libraire de le cacher quelque part.

Elle le fit entrer dans une petite remise et lui apporta des v;tements bourgeois.

Dans la soir;e, un vieil attach; militaire allemand vint fumer, comme d’habitude, son cigare dans le cabinet de lecture de la rue de la Paroisse.

Au moment o; il allait se retirer, — comme il n’y avait plus personne dans la boutique, — Mme Le Dur lui dit :

—;Colonel, ;tes-vous homme ; garder un secret;?

—;Mais oui.

—;Et ; sauver, au besoin, un ennemi;?

—;A mon ;ge, on n’a plus soif de sang… Qu’y a-t-il ; votre service, ch;re madame;?

—;Eh bien, colonel… fit Mme Le Dur, tr;s ;mue, j’ai l;, au fond de ma cour, dans une remise, un franc-tireur que je cache par charit;, par piti;… Si on l’attrape, le pauvre homme sera fusill;… Il a une femme, des enfants…

—;Chut;!… pas si haut, interrompit le vieux colonel… Allez vite chercher cet homme… La nuit est sombre, dites-lui qu’il m’accompagne sans crainte…

La bonne Mme Le Dur, folle de joie de sauver la vie ; un compatriote, courut annoncer au fugitif qu’il allait pouvoir s’;chapper.

Elle le ramena par la main devant le colonel :

—;C’est toi, fit celui-ci en s’adressant ; l’homme… Je te prends ; mon service comme brosseur… Ne te trahis pas.

Le franc-tireur suivit son nouveau ma;tre jusqu’; Orl;ans.

L;, trouvant l’occasion de rejoindre les lignes fran;aises, il disparut.
XII

La police prussienne ; Versailles redouble d’activit;. — Communications secr;tes entre Paris et les Allemands. — Emprisonnement de MM. de Raynal et Harel. — Perquisitions chez M. Alaux. — Son arrestation. — Les menaces de M. Stieber. — Incarc;ration de M. Rameau et de deux de ses adjoints. — Les petites sp;culations d’un pr;fet prussien. — Un colonel prussien d;guis; en franc-tireur chez le g;n;ral Trochu. — Jules Favre ; Versailles. — Il loge, sans le savoir, chez le chef de la police. — M. de Bismarck le fait garder ; vue et Stieber trouve moyen de lui enlever ses journaux. — La proclamation de l’Empire allemand. — Les dames Stieber arrivent ; Versailles. — D;part des Allemands.

La fin du si;ge de Paris fut marqu;e par un redoublement extraordinaire d’activit; et de z;le de la part de la police du quartier g;n;ral.

Stieber ;tait sur les dents. L’espionnage avait ;t; organis; avec ce soin minutieux et cette m;thode scientifique que les Allemands du Nord appliquent ; toutes choses. La police de campagne avait embrigad; de pr;f;rence ceux qu’un long s;jour ; Paris ou dans les environs, en qualit; d’ouvriers, de commis ou d’employ;s, avait familiaris;s avec les lieux et la langue fran;aise. Ces espions, qui, la plupart, avaient des accointances secr;tes dans la capitale assi;g;e, r;ussissaient assez facilement ; traverser les lignes, et allaient souvent passer quatre ou cinq jours dans Paris. Ils revenaient avec des d;p;ches qu’on apportait imm;diatement ; M. de Bismarck[51]. Quand F;lix Pyat annon;a dans le Combat l’ouverture d’une souscription pour donner un fusil d’honneur ; celui qui tuerait le roi de Prusse, la police redoubla de surveillance autour de la personne de Sa Majest;, et des perquisitions domiciliaires avaient lieu chaque jour, n’aboutissant le plus souvent qu’; la d;couverte d’une canne ; ;p;e ou de quelque journal fran;ais que les agents de M. Stieber saisissaient avec une v;ritable joie.

[51] Les espions prussiens faisaient aussi passer des renseignements avec la correspondance des diplomates ;trangers. Voici ce que relate dans son journal le Dr Busch, ; la date du 20 d;cembre : «;Au th;, Halzfeld me dit qu’il avait entre les mains, au sujet de l’;tat des choses ; Paris, un papier qui ;tait sorti avec la correspondance de Washburne. Il ;tait parvenu ; le d;chiffrer, sauf quelques mots. Il me le montra, et, r;unissant nos lumi;res, nous parv;nmes ; le comprendre. Les renseignements semblaient donn;s en connaissance de cause, et conform;ment ; la v;rit;.;»

Il n’;tait, du reste, pas tr;s difficile de sortir de Paris. M. Gack p;re nous a racont; qu’un jour il vit un char charg; d’un tonneau s’arr;ter devant son restaurant, ; la tomb;e de la nuit. Il en sortit son fils, qui ;tait dans un r;giment de marche parisien. Un officier prussien, habitu; de la maison, l’aper;ut;; il lui donna une heure pour regagner les lignes fran;aises, — comme il ;tait venu, — cach; dans son tonneau.

La terreur polici;re pesait donc sur les Versaillais. Des actes arbitraires les plus r;voltants rappelaient aux habitants du chef-lieu de Seine-et-Oise sous quel r;gime ils vivaient.

Un matin, deux jeunes magistrats, MM. de Raynal et Harel, furent emprisonn;s, menac;s d’;tre fusill;s et finalement conduits dans la forteresse de Minden.

Leur crime;?

M. de Raynal, qui habitait la m;me maison que M. de Moltke, tenait une sorte de journal des ;v;nements qui s’accomplissaient sous ses yeux. Le carnet dans lequel il ;crivait ses notes fut d;couvert par un agent secret;; aussit;t une accusation d’espionnage et de connivence avec l’ennemi fut dress;e contre le jeune magistrat.

M. Harel se trouva impliqu; dans cette affaire parce que, malgr; les tentatives doucereuses du lieutenant de police Zerniki et les apostrophes brutales de M. Stieber, il se refusa ; donner des renseignements qui auraient pu charger son ami et coll;gue.

La situation de ces deux jeunes gens, tr;s aim;s ; Versailles, avait provoqu; de nombreuses interventions et interversions.

Stieber recevait les p;titionnaires avec des railleries cruelles : — «;Ce pauvre M. de Raynal, disait-il en soupirant, il aura une balle dans le front. C’est malheureux, il faut un exemple, et pourtant je le regretterai;! J’ai lu son Journal;; il me pla;t beaucoup, ce jeune homme;; s’il en r;chappe, je lui donnerais volontiers une de mes filles en mariage… Ah;! c’est vrai, il est mari; depuis peu… reprenait l’implacable policier. Alors, c’est doublement dommage.;»

Heureusement que ni M. de Raynal ni M. Harel n’eurent de «;balle dans le front;»;; ils en furent quittes pour une d;tention de quelques semaines;; mais un journaliste, M. d’Alaux, n’;chappa au conseil de guerre et ; ses cons;quences que gr;ce ; la conclusion de l’armistice. Cet ;crivain avait assist; aux d;buts de l’invasion. Charg; par le Journal des D;bats de suivre l’arm;e du Rhin, au lieu de rentrer ; Paris, il attendit la suite des ;v;nements ; Versailles, o; il comptait beaucoup d’amis. Laissons-le raconter lui-m;me ses aventures :

«;Le 27 d;cembre 1870, ;crit-il ; M. Delerot, je passais la soir;e avec vous chez notre ami M. Scherer;; vous m’avert;tes de me mettre en r;gle avec certain arr;t; r;cent de la police allemande, qui enjoignait aux personnes ;trang;res ; la ville de se procurer une carte de s;jour, qui ;tait d;livr;e par un officier prussien. Il ;tait convenu que deux d’entre vous, le lendemain, me serviriez de r;pondants ; la mairie.

«;Le lendemain, en m’;veillant, je maudissais et cherchais les moyens d’;luder la n;cessit; de cette sortie, souffrant que j’;tais de douleurs rhumatismales aigu;s, compliqu;es d’une angine, quand un bruit de pas et de crosses de fusils retentit dans mon escalier et s’arr;ta ; ma porte. On frappa. J’ouvris. Une esp;ce d’argousin, dans le costume r;p; traditionnel, me demanda mes papiers. Cet argousin n’;tait rien moins que le lieutenant de police Zerniki, qui, pour la circonstance, avait pris le costume de l’emploi. Je lui remis mon passeport, et comme je n’;tais pas habill;, j’allais me coucher, quand il m’invita ; le suivre;; le mot «;correspondant des D;bats;» qu’il avait lu sur mon passeport paraissait l’avoir surexcit; singuli;rement. Il ouvrit les tiroirs d’une commode, ; peu pr;s seul meuble de ma chambre, et prit tous les papiers qu’il y trouva, y compris quelques feuillets pelotonn;s de papier pelure qui avaient servi d’enveloppe ; de menus objets. Il y d;couvrit aussi un num;ro du Gaulois sur lequel notre ami Scherer avait un jour trac; plusieurs fois son nom. J’avais gard; ce num;ro parce qu’il contenait le premier r;cit qui me f;t parvenu sur la r;volution du 4 Septembre.

«;La vue du Gaulois provoqua sur la physionomie de l’agent un m;lange de col;re et de triomphe. Il me dit :

«; — Vous connaissez M. Angel de Miranda;?

«; — Non.

«; — Oh;! oui, vous le connaissez;! Habillez-vous vite;!;»

«;Je n’appris que plus tard qu’; propos d’articles du Gaulois cet ;crivain avait eu maille ; partir avec la police prussienne. Arr;t; ; Versailles, il avait ;t; intern; en Prusse, d’o; il avait r;ussi ; s’;vader;; et le r;cit qu’il avait publi; de son aventure n’;tait rien moins que flatteur pour la police prussienne.

«;Zerniki sortit un instant, mais revint pr;cipitamment, comme s’il avait oubli; un d;tail essentiel dans ses perquisitions : il souleva mes couvertures, mes draps et mes matelas, qu’il jeta par terre. Or, entre le sommier et le matelas, j’avais l’habitude de mettre, en me couchant, ; port;e de ma main, les livres ou papiers que je voulais lire dans mon lit, et ce matin-l; il s’y trouvait un calepin contenant un fouillis de notes de toute nature, o; j’avais inscrit, entre autres choses, diff;rentes mentions de mon passage ; travers l’arm;e allemande, de Rethel ; Sedan et en Belgique. L’argousin faillit pousser un cri de joie et me dit d’un air de satisfaction visible :

«; — Allons, marchons;!…;»

«;Je lui demandai, vu mes douleurs rhumatismales, de donner l’ordre ; ses hommes de ne pas me faire marcher trop vite.

«; — Soyez tranquille, on va vous mettre au chaud.

«; — Monsieur a le mot pour rire, lui dis-je, sans daigner insister sur ma pri;re.

«;Et comme je descendais assez bien les premi;res marches : «;Tenez;! reprit-il, voil; que cette petite promenade vous fait d;j; du bien;!;»

«;Il resta chez moi pour continuer ses fouilles, mais du haut de l’escalier il avait donn; en allemand une recommandation au chef de l’escorte. Je n’en compris le sens qu’; l’arriv;e ; la prison. Sur l’aveu que j’avais fait de ma difficult; ; marcher, il avait jug; piquant de donner l’ordre qu’on me f;t faire un trajet au moins quadruple en longueur;; car de la rue des Tournelles, o; je demeurais, au lieu de me faire descendre vers la rue Saint-Pierre, on me fit pr;alablement remonter jusqu’; la grille de Satory.

«;Je dois dire que mon escorte se modelait sur mon pas tr;s lent avec un air de patience ennuy;e. La ville ;tait ; cette heure ; peu pr;s d;serte. Ce surcro;t de trajet m’;tait d’autant plus p;nible que la rue ;tait couverte de verglas et de neige fondue…;»

Ce fut Stieber lui-m;me que l’on chargea de l’instruction.

Le grand ma;tre de la police pr;senta au journaliste quelques feuillets de papier pelure contenant des projets d’articles et de correspondances pour le Journal des D;bats.

Dans l’une, M. d’Alaux racontait le viol d’une femme de Rethel par un officier prussien, et dans une autre M. d’Alaux d;fendait la th;orie de la lev;e en masse contre l’ennemi.

—;Je n’ai fait, r;pondit-il, que demander ; mes compatriotes d’agir comme vous avez agi vous-m;mes en 1813.

—;Nous en avons fusill; pour moins que cela, dit Stieber;; et sur l’ordre du lieutenant Zerniki, le malheureux journaliste fut reconduit dans un cachot tr;s sombre et tr;s humide, o;, sans la g;n;reuse assistance d’un citoyen de Versailles, M. Hardy, la providence des prisonniers, il serait mort de froid. Enfin, le 2 f;vrier M. d’Alaux fut mis en libert;, apr;s trente-six jours de d;tention.

Le maire de Versailles, l’indomptable M. Rameau, et deux de ses adjoints furent ;galement emprisonn;s. Ce fut dans une cellule de la rue Saint-Pierre que le premier magistrat municipal de Versailles vit lever l’aurore de l’ann;e 1871, succ;dant ; l’ann;e terrible 1870. Son incarc;ration rappelle ; s’y m;prendre les histoires de brigands calabrais, qui tiennent les voyageurs sous clef jusqu’au payement d’une ran;on. M. de Brauchitsch, qui joignait l’utile ; l’agr;able, s’;tait associ; avec un fournisseur allemand nomm; Baron, dont il voulut imposer les services ; la municipalit; par la cr;ation d’un «;entrep;t;» de marchandises que la ville devait tenir ; la disposition des autorit;s allemandes pour le cas de disette. C’;tait une fantaisie administrative de M. le pr;fet de Seine-et-Oise, souffl;e par son associ;, car les denr;es de toute esp;ce ne manquaient pas ; Versailles. Mais le pacha Brauchitsch avait ordonn; d’;tablir l’entrep;t jusqu’au 8 d;cembre au plus tard;; il fallut ob;ir. Les n;gociants de Versailles se constitu;rent en syndicat au capital de 300,000 francs;; seulement, au lieu de traiter avec le sieur Baron, ils pass;rent un contrat avec un autre fournisseur ;galement allemand, M. Hischler, qui, accompagn; de deux n;gociants d;l;gu;s par leurs coll;gues, partit pour Mannheim afin d’y acheter les denr;es : caf;, sucre, bougies, farines, sel, etc.

Le sieur Baron et le pr;fet Brauchitsch ;taient roul;s. Mais ils se veng;rent.

Un agent de police fut exp;di; le long de la ligne de Lagny ; Reims, avec l’ordre pour les chefs de gare et les commandants d’;tapes, de retenir sous diff;rents pr;textes le convoi destin; au syndicat versaillais, et de susciter des difficult;s, de fa;on ; emp;cher les denr;es d’;tre rendues ; Versailles pour le d;lai du 8 d;cembre.

Cette petite machination r;ussit.

A chaque instant le malheureux convoi ;tait entrav; dans sa marche;; tant;t les permis n’;taient pas en r;gle;; tant;t il fallait laisser passer un train militaire;; ; une station, il n’y avait pas d’eau pour la locomotive, etc., etc.

En apprenant — ce qu’il savait fort bien — que le 8 d;cembre l’entrep;t n’;tait pas ouvert, conform;ment ; ses prescriptions, M. de Brauchitsch entra dans une grande col;re, et malgr; toutes les objections, toutes les raisons qu’on fit valoir, l’associ; du sieur Baron frappa la ville de Versailles d’une amende de 50,000 francs pour ce retard dont il ;tait la cause;!

M. Rameau se refusa avec la plus grande ;nergie ; subir cette p;nalit; injuste, pr;f;rant se laisser incarc;rer avec ses adjoints.

Mais les membres du syndicat voulurent ;viter une plus longue captivit; ; des magistrats qui s’;taient acquis l’estime g;n;rale. Ils pay;rent de leurs deniers la ran;on de leurs ;diles, qui purent, apr;s quelques jours de repos forc;, reprendre leurs fonctions.

Tandis que la police «;stieb;rienne;» veillait avec tant de rigueur sur les relations possibles des habitants de Versailles avec les Parisiens, elle inondait la capitale assi;g;e de ses espions;; gr;ce ; l’inexp;rience des jeunes gardes mobiles et des gardes nationaux, les ;missaires arrivaient assez facilement ; rompre la ligne des avant-postes et des grand’gardes, ; l’aller et au retour, surtout dans les derniers temps du si;ge, o; la d;moralisation s’;tait empar;e des troupes r;guli;res, et o; le froid tout ; fait extraordinaire de l’hiver contribuait aussi ; rel;cher la surveillance. Parmi les agents secrets que Stieber envoyait ainsi dans la capitale, se trouvaient non seulement des hommes de la police, mais aussi des officiers de l’arm;e.

Un colonel, S…, d’origine fran;aise, ;lev; dans ce que l’on appelle ; Berlin la «;Colonie;» des anciens r;fugi;s de l’;dit de Nantes, parlant notre langue avec toutes ses nuances et ses expressions d’argot, s’;tait fait sous ce rapport une r;putation sp;ciale.

Tant;t d;guis; en Don Juan de barri;re, avec une blouse blanche (l’Alphonse n’;tait pas encore invent;), tant;t en chasseur de chiens «;pour gigots;», profession tr;s lucrative pendant l’hiver de 1870, il s’insinuait dans les faubourgs parisiens et revenait avec des journaux et des renseignements sur les tendances de la population des quartiers excentriques.

Gr;ce aux indications du colonel S…, M. de Bismarck pouvait pr;voir qu’en laissant les armes ; la garde nationale de ces faubourgs il rendait possible et in;vitable un soul;vement anarchiste.

Dans un des premiers jours de janvier, cet ;missaire fit le pari avec quelques officiers, non seulement de p;n;trer dans Paris, mais de parler au g;n;ral Trochu.

La gageure fut tenue.

Justement il y avait ; l’ambulance du Ch;teau un franc-tireur de la «;branche de houx;» tr;s gri;vement bless;. Le bataillon de la «;branche de houx;» ;tait compos; d’artistes, de litt;rateurs, etc., command;s par un romancier de talent, M. Paul Mahalin. L’;quipement ;tait un peu th;;tral et rappelait le costume de Fra Diavolo, ce qui n’emp;chait pas les «;branches de houx;» de faire tr;s cr;nement leur devoir dans de nombreuses escarmouches et reconnaissances du c;t; de Rueil et de la Malmaison, o; ils ;taient camp;s. C’est dans une de ces rencontres que le franc-tireur couch; dans l’ambulance du Ch;teau avait ;t; bless; et fait prisonnier.

En vertu d’une r;quisition du chef de la police, le directeur de l’ambulance dut livrer ; un agent les v;tements et les papiers du Fran;ais moribond.

Le m;me jour les Krupp tonnaient avec violence, car le bombardement de Paris, depuis si longtemps annonc;, venait de commencer, ; la grande joie des pieux pasteurs et des sensibles dames de Berlin, qui demandaient ; cor et ; cri l’an;antissement de Babylone;; — le m;me jour, le poste des gardes nationaux de marche plac; pr;s du pont de S;vres assistait ; la sc;ne suivante :

Quatre soldats prussiens poursuivaient un individu v;tu en franc-tireur;; ce dernier, apr;s avoir ;chapp; miraculeusement aux coups de fusil[52] de ses pers;cuteurs, se pr;cipita dans la Seine et traversa le fleuve ; la nage, se souciant fort peu de la temp;rature glaciale de la rivi;re. Arriv; sur l’autre rive, le franc-tireur se jeta dans les bras du chef de poste et l’embrassa en criant : Vive la France;!

[52] Parbleu;! les dreyse ;taient charg;s ; poudre.

On le conduisit dans une maison que les obus avaient ; moiti; effondr;e et o; les hommes de garde avaient install; leur campement;; on lui offrit du cognac et il put se chauffer ; l’aise devant un grand feu.

—;Il faut, dit le franc-tireur, que je voie le gouverneur de Paris, j’ai des renseignements de la plus haute importance ; lui confier;; faites-moi accompagner par deux de vos hommes, capitaine;; il est juste que je me montre ; lui entour; de mes sauveurs.

Le capitaine ne voulut laisser ; personne l’honneur de pr;senter au gouverneur de Paris un Fran;ais miraculeusement ;chapp;, sous ses yeux, aux balles de l’ennemi.

Il remit le poste au lieutenant et tous deux partirent pour le Louvre.

En franchissant la porte d’Auteuil, ils durent se jeter ; plat ventre pour ;viter d’;tre atteints par les ;clats d’un gros obus lanc; par les batteries de Meudon. Dans le village d’Auteuil et sur le quai, ils trouv;rent les traces des projectiles allemands, dont les gamins et les gardes nationaux ;taient occup;s ; ramasser les ;clats. D’autres gardes jouaient au classique bouchon sans se pr;occuper du p;ril. En route, le franc-tireur raconta son odyss;e. Il avait ;t; bless;, fait prisonnier, et il s’;tait ;chapp; de l’ambulance au moment o; il allait ;tre transf;r; en Allemagne.

Trois jours il avait err; sans manger, dans les bois;; il s’;tait ainsi rapproch; de la Seine, quand ces «;gredins de Prussiens;» l’avaient surpris.

—;Vous avez eu bigrement de la chance, lui dit le capitaine, car ces jean-f… vous ont envoy; une quinzaine de coups de fusil au moins.

—;Bah;! r;pondit le franc-tireur en souriant dans sa moustache…

Dans son spacieux cabinet du Louvre, debout devant la chemin;e, o; br;lait un grand feu de bois, le gouverneur de Paris dictait un ordre ; un jeune aide de camp qui ;crivait, assis ; une immense table charg;e de paperasses, de cartes, de plans. D’autres aides de camp allaient et venaient, glissant quelques mots ; l’oreille du g;n;ral Trochu, qui y r;pondait par un mouvement de t;te indiquant son approbation.

—;Mon g;n;ral, fit ; voix basse un des officiers, il y a l; un franc-tireur qui arrive en droite ligne de Versailles;; il a des communications importantes ; vous faire, ; ce qu’il dit.

—;Peuh;! Ce sera encore quelque historiette insignifiante, fit le g;n;ral;; mais faites entrer.

Le franc-tireur et son compagnon furent introduits aupr;s du gouverneur de Paris.

Nous ne savons pas quels furent les renseignements qu’il put fournir au g;n;ral;; ce que nous pouvons assurer, c’est que vingt-quatre heures plus tard, ; Versailles, M. le colonel S… remettait ; Stieber des renseignements tr;s pr;cis et tr;s authentiques sur les forces de la capitale et les probabilit;s de la capitulation prochaine. Nous savons aussi que cette nuit-l;, tandis que l’;cho apportait le bruit du bombardement, il y eut un grand souper de quinze couverts aux R;servoirs, qui se prolongea jusqu’au matin. C’;tait le prix du pari gagn; par le colonel S…

Trois semaines plus tard, Jules Favre arrivait ; Versailles n;gocier la reddition de Paris. Au pont de S;vres, on le fit monter dans une vieille voiture conduite par un cocher qui ;tait un agent secret de Stieber.

M. de Bismarck avait recommand; ; son chef de police de surveiller M. Favre de tr;s pr;s.

Stieber montra en cette occasion les ressources d’un policier hors ligne : il pr;para une chambre pour M. Jules Favre dans la maison m;me o; la police prussienne avait ;tabli ses bureaux. Le ministre fran;ais y fut men; ; son insu, et, sans se douter de rien, pendant tout le temps qu’il passa ; Versailles, il coucha dans le lit du lieutenant de mouchards, Zerniki;!

Stieber, qu’il ne connaissait pas et dont il ignorait les fonctions, lui pr;parait son th;.

En arrivant ; la maison du chef de police, M. Jules Favre fut re;u par le commissaire Kaltenbach, dont l’air paterne et d;bonnaire n’inspira pas la moindre m;fiance au ministre de la D;fense nationale. Kaltenbach jura ses grands dieux qu’il ne pouvait y avoir pour un bon Fran;ais et un enfant de Versailles de plus grand honneur que d’abriter sous son toit un homme aussi illustre que le grand avocat.

Jules Favre se laissa si bien prendre au pi;ge, que, dans la conversation qu’il eut avec le pr;tendu bourgeois de Versailles, il laissa ;chapper plusieurs renseignements pr;cieux sur la situation de Paris. Le collaborateur de Stieber les fit aussit;t transmettre ; M. de Bismarck.

Celui-ci tenait absolument ; savoir au juste ce qui se passait dans la capitale avant d’engager les n;gociations.

D;s que le ministre fran;ais fut install; au deuxi;me ;tage de la maison du boulevard du Roi, M. de Bismarck appela le chef de la police et lui dit :

—;Jules Favre doit avoir emport; des journaux de Paris pour les lire en route… Il faut que vous me les procuriez. Je n’ai pas encore re;u le courrier de ce matin…

Stieber r;fl;chit un instant :

—;Vous les aurez, r;pondit-il, et il retourna chez lui en r;fl;chissant.

Dans une lettre ; sa femme, Stieber raconte que l’id;e lui vint d’enlever tout le papier des water-closet et de d;fendre ; son personnel d’en donner, afin d’obliger M. Jules Favre ; se servir de ses journaux, quand les besoins de la digestion se feraient sentir.

Ce qu’il avait pr;vu arriva.

Le ministre fran;ais dut employer le papier qu’il avait dans ses poches.

Et d;s qu’il eut quitt; les lieux d’aisance, le chef de la police courut s’emparer non seulement de tout ce qui restait des journaux parisiens du jour, mais aussi de ce qui avait ;t; employ;.

Les endroits macul;s furent lav;s, et le tout fut sur-le-champ envoy; ; M. de Bismarck.

La surveillance exerc;e par les agents de la police secr;te sur le ministre fran;ais fut telle, qu’il fut impossible ; un v;ritable habitant de Versailles d’approcher de M. Jules Favre pour l’avertir du traquenard dans lequel on l’avait fait tomber.

Ce ne fut qu’; son second voyage que le n;gociateur fran;ais put ;tre mis sur ses gardes, et qu’il observa la r;serve qu’il fallait.

La veille du 18 janvier, jour choisi pour la proclamation de l’empire allemand, la police secr;te fut toute la journ;e et toute la nuit sur pied. Versailles ;tait plein de princes allemands, de grands personnages, de hauts dignitaires sur la vie desquels il fallait sp;cialement veiller. Si la f;te pr;par;e dans la Galerie des Glaces allait ;tre interrompue par quelque bombe lanc;e du dehors, quelle responsabilit; pour le chef de la police de campagne;!

Stieber fit expulser des ambulances toutes les personnes qui lui parurent suspectes, et il ordonna ; ses agents de dresser une liste tr;s minutieuse et tr;s d;taill;e de tous les habitants de Versailles. Chacun fut tenu, sous peine de la prison, de remplir un formulaire indiquant son ;ge, sa parent;, sa profession, ses ant;c;dents, etc. «;Les dames, ;crit le policier ; sa femme, trouvent inou; que j’exige la d;claration exacte de leur ;ge. Elles disent que je suis un homme m;chant… Si par hasard tu avais encore quelques craintes au sujet de ma vertu, tu peux ;tre rassur;e maintenant. Il n’est pas une femme de Versailles qui ne me voue aux g;monies et ne me d;teste comme le p;ch;[53].;»

[53] Le 24 d;cembre, Stieber ;crivait d;j; de Versailles ; sa «;ch;re bonne femme;» : «;On ne se figure pas la haine que nous portent les Fran;ais. Les femmes sont encore plus surexcit;es contre nous que les hommes. Ah;! nous ne comprenons vraiment pas qu’on puisse croire que nous fassions la cour aux Fran;aises. Une Fran;aise cracherait ; la figure de la femme qui oserait nous adresser un sourire. Soyez tranquille. Avec la meilleure volont; du monde, il ne nous est pas possible de commettre la moindre infid;lit;…;»

La c;r;monie de la proclamation de l’empire allemand se passa sans incident. Tandis que le roi, entour; de son cort;ge de princes allemands, allait, le casque ; la main, prendre place sous le dais orn; de drapeaux militaires plac; en face de l’autel dress; dans la somptueuse galerie du ch;teau de Versailles;; que les pasteurs luth;riens, en robe noire, psalmodiaient leurs tristes cantiques d’all;gresse, et que l’assistance proclamait Guillaume «;empereur d’Allemagne au nom de Dieu;», les habitants de Versailles se calfeutraient soigneusement dans leurs logis, bien d;cid;s ; ne pas sortir de toute la journ;e.

Pendant l’armistice, Stieber, probablement pour soulager cette fid;lit; forc;e qui lui pesait tant, fit venir ; Versailles sa femme et une de ses filles.

Ces deux dames — particuli;rement la plus jeune — furent tr;s courtis;es par les beaux messieurs de l’;tat-major. Elles tenaient salon, recevaient chaque soir, donnaient de petites f;tes, pendant que papa Stieber ;tait toujours par voies et par chemins, ; la piste de ceux qui auraient pu en vouloir ; la vie du nouvel empereur et ; celle de M. de Bismarck.

Le 9 mars, le chancelier quitta Versailles, et le chef de la police prussienne put enfin «;remercier Dieu ; deux genoux d’;tre d;livr; de cette sensation p;nible de se tenir constamment sur ses gardes, un revolver charg; dans sa poche…;»
XIII

Les mandements des ;v;ques en 1874. — M. d’Arnim et le duc Decazes. — Origines de la querelle entre M. de Bismarck et M. d’Arnim. — M. d’Arnim charge M. Landsberg de publier ses m;moires secrets sur le Concile. — La col;re de M. de Bismarck et la disgr;ce de M. d’Arnim. — M. Beckmann et ses fonctions ; l’ambassade allemande. — M. Beckmann ; l’;uvre. — Comment se font les coups de Bourse. — Le prince de Hohenlohe, successeur de M. d’Arnim. — La police secr;te ; Carlsbad. — Arrestation de M. d’Arnim. — Son proc;s. — Un mot de Landsberg sur Beckmann. — Landsberg accus; d’avoir collabor; au Figaro. — Un article de la Nouvelle Revue. — Duel de Beckmann et de Landsberg. — L’achat de la Correspondance fran;aise lithographi;e. — La police secr;te f;minine. — Mme de Kaula.

M. le comte d’Arnim, ambassadeur de Sa Majest; l’empereur d’Allemagne aupr;s de la R;publique Fran;aise, venait de rentrer d’une longue conf;rence qu’il avait eue au quai d’Orsay avec M. le duc Decazes au sujet de l’attitude des ;v;ques des d;partements de l’est, qui, par leurs mandements du car;me de 1874, dirig;s contre le Kulturkampf qui s;vissait alors de l’autre c;t; du Rhin, avaient suscit; de graves difficult;s diplomatiques entre le vainqueur et les vaincus de 1870. L’entretien entre le repr;sentant allemand et le souple ministre du mar;chal de Mac-Mahon avait dur; deux heures. La figure fine et bl;me du comte, encadr;e d’une longue barbe grise s’;talant en ;ventail sur la poitrine, portait les traces visibles d’une grande fatigue.

Le diplomate allemand n’;tait pas seul dans son cabinet du premier ;tage de l’h;tel de la rue de Lille. Il causait avec un personnage d’assez grande taille, mince et ;lanc;, de figure intelligente, ; laquelle des cheveux pr;matur;ment grisonnants et une petite moustache presque blanche, taill;e en brosse, donnaient un cachet particulier.

L’interlocuteur de M. d’Arnim ;tait un journaliste bien connu, non seulement en Allemagne, mais aussi dans un certain clan d’hommes de lettres fran;ais qu’il avait fr;quent;s avant la guerre, et qui, ; cause de son attitude correcte pendant les ;v;nements, continuaient volontiers avec lui les anciennes relations, malgr; la diff;rence de nationalit;, persuad;s avec raison que M. E. Landsberg ;tait incapable d’une ind;licatesse.

Quelques ann;es avant la guerre, M. Landsberg avait cr;; une correspondance autographi;e destin;e aux journaux allemands. En 1874, la Correspondance fran;aise ;tait devenue pour ces organes une source d’informations indispensable;; elle faisait autorit; au point de vue des appr;ciations sur la France. Sans ;tre pr;cis;ment officieux, M. Landsberg fr;quentait assid;ment l’ambassade, et avec le temps, des relations assez intimes s’;taient ;tablies entre le journaliste et M. d’Arnim, qui, ; ses heures, aimait aussi ; manier la plume du pol;miste et r;digeait volontiers ses rapports en style de feuilleton.

—;Oui, mon cher docteur, fit M. d’Arnim continuant une conversation commenc;e, pour le moment, j’ai compl;tement le dessous. M. de Bismarck ne me pardonne pas d’avoir adress; directement et sans sa permission un m;moire ; S. M. l’empereur pour le pr;venir des p;rils qui menaceraient la dynastie des Hohenzollern si la R;publique, encourag;e par l’attitude bienveillante de l’Allemagne, prenait pied en France et s’;tendait sur le reste de l’Europe. Les d’Arnim ont toujours correspondu directement avec les rois de Prusse, alors que les Bismarck plantaient leurs choux du c;t; de Sch;nhausen et n’;taient pas encore admis ; la cour… Bref, le chancelier est furieux, il vient d’obtenir mon rappel de Paris.

—;Mais j’ai entendu dire que Votre Excellence doit aller ; Constantinople.

—;En effet, cette compensation m’a ;t; promise pendant mon s;jour ; Berlin, il y a trois mois;; le brevet devait m’;tre exp;di;;; mais au lieu de ce document j’ai re;u une lettre o; cet orgueilleux hobereau me traite comme si j’;tais son gar;on de peine;; il me reproche d’avoir une opinion ; moi et d’oser la manifester;; il voudrait que je me borne ; faire ses commissions. Merci;! se faire cirer les bottes par un comte d’Arnim, «;Otto le Fou;»[54] n’est pas d;go;t;. Non content de cela, il fait r;p;ter dans ses journaux un propos qu’il aurait tenu sur moi : «;Arnim peut aller ; Constantinople et s’imaginer qu’il fera de la politique chez les Turcs, cela ne tire pas ; cons;quence.;» Vous comprenez que dans ces conditions il m’;tait impossible d’accepter cette ambassade. Je vais donc rentrer dans la vie priv;e, mais je ne compte nullement me croiser les bras. M. de Bismarck veut la guerre publique au lieu de la lutte sourde qui depuis plusieurs mois est engag;e entre nous. A son aise;! Le monde jugera;! J’ai mon plan de campagne et mes munitions. D’abord, il faut que l’on sache qui de nous deux est le v;ritable homme d’;tat, c’est-;-dire lequel a su pr;voir les ;v;nements ; distance avec toutes leurs cons;quences. J’ai l; de quoi le tuer moralement.

[54] Surnom donn; ; M. de Bismarck par ses camarades, lorsqu’il ;tudiait ; l’universit; de G;ttingue.

Le comte d;tacha sa cha;ne de montre de la boutonni;re de son gilet, prit une petite clef en or qui se trouvait parmi les breloques et ouvrit un tiroir de son secr;taire. Il en tira un dossier assez volumineux se composant de feuilles de papier ministre couvertes d’une ;criture large et distincte, avec de grandes marges.

—;Voici, reprit le comte, des copies de rapports et de m;moires que j’ai adress;s de Rome lorsque, ambassadeur de Prusse aupr;s du Vatican, je suivais pas ; pas le d;veloppement de la doctrine de l’infaillibilit; du pape. Lisez ces pi;ces avec attention, et vous verrez que j’ai annonc; tout ce qui est arriv; depuis. La lutte partout engag;e par le pape contre le pouvoir s;culier, les revendications du saint-p;re sur le droit de nomination des ;v;ques, ses pr;tentions de soumettre l’arm;e eccl;siastique ; sa seule discipline, bref, tous les incidents qui signalent le Kulturkampf sont indiqu;s, annonc;s et pr;vus par moi, je puis le dire aujourd’hui, avec une clairvoyance de devin et la pr;cision d’un math;maticien;; tandis que M. de Bismarck — j’en ai les preuves ;galement l; — me traitait de visionnaire et affirmait que j’exag;rais l’importance de cette d;claration d’infaillibilit;, qui n’;tait qu’une com;die. La publication de ces pi;ces porterait un coup ;norme au prestige du chancelier;; elle montrerait qu’il est au-dessous de moi, et que des deux, c’est moi qui suis le v;ritable homme d’;tat… Mais comme je ne puis publier ouvertement et directement ces documents, je vous les confie. Agissez comme il vous plaira… c’est d’ailleurs une bonne fortune pour un journaliste de mettre au jour de telles r;v;lations…

—;Je remercie Votre Excellence de la confiance qu’elle me t;moigne. Elle peut aussi compter, cela va sans dire, sur mon enti;re discr;tion.

—;Je vous connais assez pour cela, et soyez certain que je ne me serais confi; ; personne d’autre. D;fiez-vous du monde d’ici, ajouta le comte;; ils sont tous inf;od;s au chancelier. N’en soufflez mot devant le comte de Holstein… Je sais que vous ;tes en bons termes avec ce secr;taire et qu’il a d;n; chez vous il y a quelques jours. De celui-l; surtout m;fiez-vous;! Il est charg; par M. de Bismarck d’adresser sur moi, deux fois par semaine, des rapports d;taill;s… Vous avez l’air de sourire, vous croyez peut-;tre que je me cr;e des fant;mes. D;trompez-vous. J’ai pris ce gentleman sur le fait, un de ses rapports autographes est tomb; entre mes mains… Il y a quelques semaines, ; la place o; vous vous trouvez, M. le comte de Holstein m’a suppli; de lui pardonner, jurant qu’il cesserait cet indigne m;tier. Mais je sais qu’il le continue, le chancelier lui a promis de l’avancement… ;vitez aussi d’en parler ; mon agent secret Beckmann;; par jalousie il serait capable de faire du scandale. Pas un mot non plus ; notre attach; Rodolphe Lindau, qui est tr;s bien avec la r;daction du Figaro, et qui pourrait ;tre tent; de commettre une indiscr;tion…

En sortant de l’ambassade, muni des pr;cieux papiers, M. Landsberg se croisa avec ce M. Beckmann ; l’;gard duquel l’ambassadeur lui avait recommand; la discr;tion. Ce monsieur rappelait d’une fa;on ;tonnante ce jeune Allemand que nous avons vu au d;but de ce r;cit dans les antichambres de la pr;fecture de police et que les huissiers de M. Carlier appelaient famili;rement «;monsieur Albert;». Il semblait ; peine chang; par le quart de si;cle ;coul; depuis le coup d’;tat. Un peu plus d’embonpoint, les traits, sans ;tre vieillis, ;taient plus marqu;s, ; peine quelques poils grisonnants m;l;s ; la soyeuse moustache blonde, voil; tout. Quant au costume, il ;tait ; la derni;re mode, tr;s recherch;;; une large rosette multicolore s’;panouissait ; la boutonni;re de sa redingote, militairement boutonn;e.

—;Diable, fit M. Beckmann avec ce petit ricanement qui lui est familier, j’esp;re que vous en avez fait une s;ance l;-haut;! Voici une heure que je suis chez cet excellent Holstein, qu’avez-vous pu faire chez le comte si longtemps;?

—;Rien, r;pondit Landsberg, il m’a montr; des bibelots qu’il s’est fait envoyer de Rome, vous connaissez son go;t pour les objets d’art.

Et M. Landsberg remonta dans sa voiture pour rentrer chez lui, rue de Compi;gne.

Dans le monde politique on se souvient peut-;tre encore de la rumeur occasionn;e au commencement d’avril 1874 par la publication des m;moires secrets sur le Concile et l’infaillibilit; du pape, dans le journal de Vienne «;La Presse;», auquel M. Landsberg avait communiqu; ces documents. Il avait fait choix tout expr;s, pour ;carter tout soup;on, d’un organe autrichien qui avait ; Paris un correspondant officiel et d;ment accr;dit;.

A Berlin, M. de Bismarck ne douta pas un seul instant que la communication ne v;nt de l’ambassadeur lui-m;me, et la col;re que le chancelier ressentait contre son rival ;clata avec plus de violence que jamais. Il lui fallait ; tout prix des preuves lui permettant de d;masquer et de poursuivre M. d’Arnim.

Tout d’abord le diplomate disgraci; re;ut l’ordre de remettre sans aucun retard les archives de l’ambassade au premier charg; d’affaires, M. le comte Wesdehlen, et de vider l’h;tel de la rue de Lille. Puis le chancelier fit tous ses efforts pour d;couvrir celui qui avait servi d’interm;diaire ; son rival;; mais ces recherches n’aboutirent pas, malgr; l’activit; d;ploy;e par M. Beckmann, qui, apr;s avoir courb; l’;chine jusqu’; terre lorsque M. d’Arnim ;tait au pinacle, mordait maintenant la main qui l’avait nourri et d;ployait contre son ex-patron un z;le d’autant plus haineux qu’il avait montr; plus d’ardeur ; son service auparavant[55].

[55] «;Arnim sera puni comme un valet qui a vol; l’argenterie de ses ma;tres,;» disait Beckmann aux journalistes fran;ais qui cherchaient ; se renseigner aupr;s de lui sur cette affaire.

Quelles ;taient au juste les fonctions de ce M. Beckmann, autrefois agent particulariste, homme de confiance du roi de Hanovre, collaborateur du Temps, et dont l’;il vigilant n’;tait pas seulement ouvert sur la France[56];? Quel emploi remplissait-il depuis que, r;fugi; ; Bruxelles pendant la derni;re guerre, ; la fois suspect aux Fran;ais comme Allemand, et au gouvernement de M. de Bismarck comme agent welfe, il ;tait venu dans le cabinet de M. de Balan, ministre de Prusse aupr;s du roi L;opold, accuser ses erreurs particularistes et hanovriennes et mettre ; la disposition de la police berlinoise sa souplesse, son entregent, ses connaissances des dessous parisiens et ses nombreuses relations dans le monde des gens de lettres et des viveurs de la capitale;? Le p;cheur repentant avait-il trouv; gr;ce devant le Jupiter tonnant de la Wilhelmstrasse, et l’avait-on attach; ; la cr;che;?

[56] Voici, pour caract;riser l’ubiquit; de M. Beckmann, une lettre adress;e par lui ; M. le Dr Couneau, secr;taire particulier de Napol;on III :

Paris, le 23 septembre 1868.

Monsieur,

J’arrive de Vienne, j’y ai vu ; plusieurs reprises le roi et la reine de Hanovre.

Leurs Majest;s m’ont charg; de vous exprimer leur vive gratitude de la bonne gr;ce avec laquelle vous vous ;tes occup; de l’affaire de la loterie d’Osnabruck.

Sur ces entrevues et sur tout ce que je viens de voir en Allemagne, j’aurais ; vous raconter des choses du plus haut int;r;t. Je vous demanderai la permission d’aller vous voir un de ces jours ; cet effet;; mais je ne veux pas attendre un seul instant (tellement la chose me para;t ;tre importante) pour vous adresser la brochure ci-jointe.

Elle a pour titre : «;Quel est le v;ritable ennemi de l’Allemagne;?;» et elle para;tra aujourd’hui ou demain ; Munich. Elle fera certainement une sensation profonde en toute l’Allemagne, o; elle sera jug;e pour ce qu’elle est, c’est-;-dire un ;v;nement consid;rable.

L’auteur (le conseiller intime Klopp) y formule pour la premi;re fois nettement cette v;rit; : «;Ce n’est pas la France, c’est la Prusse qui est le v;ritable ennemi de l’Allemagne;; le sauveur de l’Allemagne doit ;tre l’empereur Napol;on.;»

Albert Beckmann.

Un document officiel nous renseignera sur ce point : c’est un extrait de la plaidoirie prononc;e en d;cembre 1874 lors du fameux proc;s d’Arnim, qui se d;roula devant le tribunal (Stadtgericht) de Berlin. Nous empruntons ces lignes au compte rendu st;nographique publi; imm;diatement apr;s les d;bats chez MM. Puttkammer et Muhlbrecht, Librairie des sciences politiques et judiciaires, 64, Unter den Linden, sous le titre de : Der Arnim’sche Prozess, Stenographische Berichte mit Aktenst;cken. Les journalistes parisiens encore trop nombreux qui fr;quentent M. Beckmann, qui d;nent chez lui et le traitent na;vement ou pour d’autres raisons de «;camarade;», pourront v;rifier notre citation;; elle se trouve dans la 6e livraison de la publication pr;cit;e, pages 358 et 359 :

L’accus;, dit M. Dockhorn (il s’agit de M. d’Arnim), convient qu’il a r;dig; ou tout au moins inspir; quelques articles de journaux, et qu’il s’est servi pour les r;pandre d’un certain Beckmann. Ce Beckmann lui a ;t; adjoint pour ce genre de service. Je dois faire remarquer que M. Beckmann a ;t; et est encore un «;pressagent;» (c’est-;-dire un reptile);; que de tels agents sont attach;s ; toutes les l;gations importantes;; que par cons;quent M. Beckmann ;tait, vis-;-vis de l’accus;, dans la position d’un employ; grassement pay;, dont les appointements ;taient fournis par un fonds que l’on n’aime pas ; appeler par son nom (le fonds des reptiles). (Hilarit;.) J’en tire la conclusion que M. Beckmann devait des obligations ; l’accus; (M. d’Arnim), et que celui-ci avait le droit et le devoir de se servir de M. Beckmann.

L’incident qui d;cidait M. l’avocat Dockhorn, un des jurisconsultes les plus estim;s et les plus savants de l’Allemagne, ; clouer au pilori l’ancien commensal du roi de Hanovre, m;rite d’;tre relat;, il est typique si l’on veut se rendre exactement compte des fa;ons d’agir des reptiles prussiens. En 1872, la situation entre la France et l’Allemagne ;tait excessivement tendue. M. d’Arnim se plaignait sans cesse des violences des journaux et des affronts qu’il essuyait ; chaque instant dans les salons de la soci;t; parisienne.

L’ambassadeur r;solut de frapper un grand coup. Il enjoignit ; son agent Beckmann de glisser dans les journaux une note disant que si M. d’Arnim continuait ; ;tre expos; ; des mortifications dans le monde aristocratique et financier, il donnerait sa d;mission et que l’empire allemand ne serait plus repr;sent; ; Paris que par un simple consul.

Beckmann r;solut de faire de cette pierre deux coups.

De la rue de Lille il courut dare dare ; certaine caisse voisine du boulevard et se fit annoncer chez le Mercadet de l’endroit. Il lui apprit la mission dont il ;tait charg;. Le banquier allemand flaira l; un de ces coups de Bourse qui depuis longtemps lui ;taient familiers.

—;Seulement, fit-il, pour que la f;te soit compl;te, il faut annoncer non pas que M. d’Arnim veut donner sa d;mission, mais qu’il l’a d;j; donn;e. De cette mani;re, on baissera au moins de deux francs plus bas[57];!

[57] Le banquier en question a eu fr;quemment recours ; des habitu;s de l’ambassade allemande, entre autres dans la circonstance suivante : vers l’automne 1875, le parquet s’;mut de certaines op;rations financi;res de cette maison, op;rations qui, tout en enrichissant des banquiers, avaient caus; des ruines nombreuses. En pr;sence d’un grand nombre de plaintes, une instruction judiciaire fut commenc;e et elle prenait une tournure mena;ante pour les inculp;s. M. X… fit alors venir un ami de l’ambassade et lui exposa qu’il fallait ; tout prix d;cider M. de Hohenlohe ; accepter une invitation ; la chasse dans une de ses propri;t;s. L’ami sut en effet agir sur l’ambassadeur d’Allemagne dans le sens voulu par M. X…, et le prince passa toute une journ;e ; tirer le faisan chez le banquier, en compagnie d’une nombreuse soci;t; venue expr;s pour constater l’intimit; du diplomate allemand et du c;l;bre faiseur. Le ministre Decazes craignit des r;clamations pour le cas o; les poursuites continueraient, et ordre fut donn; d’;touffer l’affaire. Cela se passait en 1875;; depuis, les choses ont chang; quelque peu et c’est en vain que l’ann;e derni;re, ; l’occasion de nouvelles poursuites, M. X… a essay;, toujours par la m;me entremise, d’obtenir la protection de M. de Hohenlohe. Celui-ci avait re;u l’ordre de Berlin de s’abstenir de toute d;marche, et, ; l’heure qu’il est, l’;uvre de la justice fran;aise suit son cours contre le banquier allemand.

Le m;me soir, M. Beckmann partait pour Bruxelles et d;cidait l’;cho du Parlement, avec lequel il avait des accointances, ; ins;rer une note conforme en principe aux instructions de M. d’Arnim, mais dont la teneur exag;r;e satisfaisait pleinement les projets du financier allemand. On ne mena;ait pas la France de la d;mission de M. d’Arnim, on l’annon;ait comme un fait accompli.

L’effet de cette nouvelle fut consid;rable. On vit dans la rupture des relations diplomatiques la pr;face d’une nouvelle guerre, il y eut une panique ; la Bourse.

M. de Bismarck voulut prendre M. d’Arnim au pied de la lettre et lui demander si r;ellement il donnait sa d;mission. Comme ce n’;tait pas l’intention du diplomate, M. d’Arnim chargea Beckmann de faire d;mentir la nouvelle, en l’attribuant ; la mauvaise humeur d’un sportsman prussien, M. de Kaden, qui venait d’;tre «;blacboul;;» au Jockey-Club.

Mais plus tard, apr;s le d;part du comte d’Arnim, M. Beckmann r;p;ta partout que celui-ci avait donn; de gros ordres de vente en vue de l’effet que devait produire la nouvelle de l’;cho du Parlement. L;-dessus, M. de Bismarck accusa M. d’Arnim d’avoir «;tripot;;» ; la Bourse de Paris, et celui qui avait trahi l’ambassadeur se d;clara tout pr;t ; servir de t;moin.

Mais les accusations r;unies jusque vers le mois de juillet par M. de Bismarck ne reposaient en somme que sur des rumeurs vagues et ne pouvaient donner prise ; aucune action s;rieuse contre un homme qui, bien que disgraci;, occupait toujours une situation dans l’;tat, et surtout qui comptait dans l’entourage du souverain de nombreuses et ardentes amiti;s. Ce qu’il fallait au chancelier, c’;taient des faits justiciables du Code. Son ;toile ne tarda point ; le servir.

Le successeur de M. d’Arnim ; Paris, M. le prince de Hohenlohe, ;tait un s;ide fid;le et ;prouv; du chancelier. Il avait ;t; le propagateur de l’alliance prussienne pendant son passage aux affaires comme pr;sident du Conseil en Bavi;re, et il avait su s’attirer ainsi les bonnes gr;ces du «;patron;». Sous des dehors ternes, sous des apparences insignifiantes, le nouveau repr;sentant de l’empereur Guillaume ; Paris cache une ambition froide et implacable. Pour la satisfaire, M. de Hohenlohe reculera devant bien peu d’extr;mit;s. En venant ; Paris, il savait que pour consolider sa position, pour gagner davantage la confiance du «;ma;tre;», il fallait contribuer ; la ruine de son pr;d;cesseur. Il trouva pour cette besogne des collaborateurs z;l;s parmi le personnel de l’ambassade;; il put ainsi constater des lacunes dans les archives, et il adressa une note ; Berlin, signalant les pi;ces qui manquaient, qui avaient ;t; enlev;es et soustraites. Ce fut cette d;nonciation qui servit de base ; la proc;dure devant aboutir ; l’arrestation du comte d’Arnim, accus; de d;tournement de documents appartenant ; l’;tat.

Un instant on eut la pens;e de joindre ; cette accusation celle de «;d;tournement d’objets mobiliers;». M. d’Arnim avait eu la douleur de perdre, pendant son s;jour rue de Lille, une fille qu’il affectionnait beaucoup;; en quittant Paris, l’ambassadeur avait emport; diff;rents objets lui rappelant la ch;re morte, et notamment une chaise, une simple chaise cannel;e, d’une valeur d’une dizaine de francs, sur laquelle la jeune fille s’;tait assise pour la derni;re fois avant de s’aliter et de mourir. Il para;t que cette chaise faisait partie du mobilier inventori; de l’ambassade;; de l; l’accusation de vol.

La proph;tie de M. Beckmann allait donc se r;aliser : Arnim serait condamn; comme un laquais qui a d;rob; l’argenterie de la maison;!

D;s qu’il eut connaissance de ce grief, M. d’Arnim offrit de verser imm;diatement telle somme qui lui serait r;clam;e pour avoir le droit de conserver cette chaise.

La ridicule accusation tomba.

Les eaux de Boh;me jouissent d’une grande vogue depuis la guerre;; le nombre des baigneurs russes, allemands et autrichiens y a augment; dans une notable proportion, et les m;decins fran;ais y envoient une client;le toujours croissante depuis qu’Ems, Baden-Baden, Hambourg et autres stations allemandes ont ;t; d;class;es par le high-life parisien. L’essaim des baigneurs ;trangers se r;partit indiff;remment parmi toutes ces villes d’eaux voisines l’une de l’autre, et qui, lorsqu’elles sont trop pleines, se renvoient mutuellement le surplus de leur client;le. Si on ne trouve pas place ; Teplitz, on se rabat sur Franzensbad ou sur Aussig;; quant aux principales stations, Karlsbad et Marienbad, il ne faut pas songer ; s’y loger pendant les mois de juillet et d’ao;t, ; moins de s’y prendre ; l’avance.

Or, parmi les baigneurs de Carlsbad, on remarquait pendant la saison de 1874 quelques-uns de ces personnages ;nigmatiques qui, le jour de l’arriv;e du roi Guillaume ; Versailles, s’;taient m;l;s comme nous l’avons vu ; la population de la ville pour faire de l’enthousiasme.

Ces messieurs, qui s’effor;aient en vain de se donner la tournure et le ton de gentlemen prenant les eaux pour leur sant;, ne quittaient pas des yeux M. le comte d’Arnim, qui, conform;ment ; l’ordonnance de son m;decin, faisait une cure ; Carlsbad pour se reposer des fatigues et des contrari;t;s de son ambassade. Que le comte f;t ; la promenade «;de digestion;», qu’il all;t boire ses quatre verres r;glementaires ; la grande source, dans le salon de lecture du Curhaus, partout enfin, il apercevait devant lui, derri;re lui ou ; ses c;t;s un de ces sbires d;guis;s. Jusqu’alors le seul r;sultat pratique de cet espionnage avait ;t; la constatation que M. d’Arnim ;crivait beaucoup de lettres et qu’il recevait souvent la visite d’un homme de lettres autrichien, M. Jules L… Peu ; peu le plus habile de ces mouchards apprit que cet ;crivain travaillait ; une brochure intitul;e La R;volution d’en haut, et dans laquelle devaient ;tre ins;r;s plusieurs des d;p;ches et documents que M. d’Arnim avait emport;s de Paris.

Lorsque Jules L… eut termin; son travail, il partit pour Vienne, toujours suivi par un des faux baigneurs, afin d’offrir la primeur de son travail ; des journaux viennois. Mais ceux-ci se refus;rent ; le publier. M. Jules L… vint alors ; Paris, esp;rant obtenir un meilleur r;sultat aupr;s des journaux de la capitale. Il eut recours ; son ancien ami et confr;re, M. Beckmann, le priant de lui servir d’introducteur.

Mais les journaux fran;ais ne publi;rent pas davantage la brochure que leurs confr;res viennois.

En revanche, quelques semaines apr;s, les ;preuves de la brochure, avec corrections de la main de M. d’Arnim, ;taient sur le bureau de M. de Bismarck.

Le chancelier avait maintenant l’arme n;cessaire pour frapper son adversaire;; l’empereur, ; la lecture du pamphlet qui mettait les ministres de son choix sur le m;me rang que les sans-culottes, et qui livrait ; la publicit; des secrets d’;tat, l’empereur ne pouvait plus refuser ; son ministre le droit d’agir selon la rigueur des lois.

A la vue de ces ;preuves not;es de la main m;me du comte, l’empereur, en effet, t;moigna son m;contentement;; d’ailleurs, M. de Bismarck, ;chapp; miraculeusement aux balles du fanatique Kullmann, avait gagn; un nouveau prestige. Sa Majest; ne pouvait plus rien lui refuser…

Le 4 octobre 1874, M. d’Arnim se promenait dans le parc de sa belle propri;t; de Nassenheide, en Sil;sie;; il causait avec son r;gisseur, lorsque la sonnette de la grande grille tinta avec violence.

En un clin d’;il la propri;t; fut envahie par un commissaire arriv; le matin de Berlin ; la t;te d’une douzaine d’estaffiers qui se r;pandirent dans la maison, bouleversant les tiroirs, scrutant les armoires et fouillant avec rage partout o; ils supposaient pouvoir d;couvrir un papier quelconque.

Les issues du ch;teau ;taient gard;es par la gendarmerie.

Les habitants du village qui accouraient effar;s, ne sachant ce qui se passait, furent durement repouss;s.

M. d’Arnim demanda au commissaire quelle ;tait la raison de ce d;ploiement de forces et de cette invasion. A cette question, le commissaire r;pondit par une autre interrogation.

—;;tes-vous dispos;, monsieur le comte, demanda-t-il, ; me livrer les pi;ces mentionn;es sur cette liste;? Et l’homme de police tira de sa poche la copie de la note de M. de Hohenlohe.

—;J’ai d;j; r;pondu ; M. de Bulow, secr;taire de M. de Bismarck, que je consid;re ces pi;ces comme m’appartenant personnellement, d’ailleurs je n’ai plus d’ordres ; recevoir de M. le chancelier, mais seulement de S. M. l’empereur.

—;Par cons;quent vous refusez;?

—;Parfaitement.

—;Alors, je dois, ; mon grand regret, mettre ; ex;cution le mandat dont je suis porteur.

Le commissaire tendit au comte un papier qui ;tait un ordre d’arrestation en bonne et due forme.

Le comte d’Arnim ne s’attendait gu;re ; ce coup de th;;tre. Il comptait sur son cr;dit ; la cour, sur la bienveillance de l’empereur. On l’avait, il est vrai, pr;venu;; mais, d;daigneux, il avait r;pondu comme le duc de Guise : «;Ils n’oseront pas.;» Il eut un instant, un seul instant de trouble, dont il se remit vite;; prenant du bout des doigts le mandat, il le parcourut rapidement :

—;Comment;? je suis arr;t; parce qu’on me soup;onne de vouloir m’enfuir ; l’;tranger;!… Quelle fable;!

—;Pardon, monsieur le comte, fit le commissaire de police, n’avez-vous pas contract; un emprunt hypoth;caire sur ce ch;teau et n’attendez-vous pas aujourd’hui m;me une lettre de cr;dit de 120,000 thalers;? (440,000 francs.) Eh bien;! pourquoi auriez-vous emprunt; une telle somme, et quelle raison auriez-vous de vous la faire assigner, si vous n’aviez pas l’intention d’aller ; l’;tranger, si vous ne songiez pas ; fuir;?

—;Allons, dit M. d’Arnim avec un sourire de m;pris, je vois que la police de M. de Bismarck est toujours bien faite… C’est vrai, j’ai contract; cet emprunt, j’attends la lettre de change;; mais je ne voulais pas m’enfuir ; l’;tranger…

—;Que comptiez-vous faire de cette grosse somme;?

—;Ceci me regarde, monsieur, r;pondit avec hauteur l’ex-ambassadeur.

Le jour m;me, le diplomate ;tait ;crou; dans la petite prison de la ville voisine. Le lendemain, il partait pour Berlin, o; sa d;tention fut d’abord tr;s rigoureuse et ne se rel;cha qu’au bout de quinze jours, lorsqu’on dut transf;rer le prisonnier malade ; l’hospice de la Charit;.

Pendant ce temps, la police continuait ses investigations;; une commission judiciaire ayant ; sa t;te le procureur g;n;ral Tessendorf vint ; Paris, s’installa ; l’ambassade et interrogea minutieusement tous les employ;s, jusqu’aux gar;ons de bureau.

M. Beckmann fut charg; de sonder les journalistes qui voudraient d;poser contre l’ex-ambassadeur. Mais l’;missaire fut mal re;u partout. M. Landsberg, en particulier, se renferma dans le silence le plus absolu.

Le proc;s du comte d’Arnim, jug; devant le tribunal de la ville de Berlin, du 9 au 15 d;cembre 1874, fut fertile en incidents et plein de r;v;lations.

On apprit comment le chancelier faisait surveiller l’ambassadeur par un des secr;taires de la mission;; et le r;le que jouait M. Beckmann, fabricant de fausses nouvelles par ordre, fut mis en pleine lumi;re.

En revenant de Berlin — o; on l’avait cit; comme t;moin — M. Landsberg dit au comte de Wesdehlen :

—;Maintenant, il ne reste plus ; M. Beckmann qu’; se faire commander des cartes ainsi libell;es :
ALBERT BECKMANN
AGENT SECRET DE L’AMBASSADE D’ALLEMAGNE.

Ce monsieur, d;masqu; en plein tribunal, dut avaler pas mal de couleuvres ; la suite de ces r;v;lations;; pendant assez longtemps il ;vita de se montrer en public. Naturellement, il lui fallait une compensation. Les appointements qu’il touchait sur ce fonds «;que l’on n’aime pas ; appeler par son nom;» furent port;s ; un chiffre assez consid;rable. M. Beckmann fit tout son possible pour gagner en conscience son argent;; mais il ;tait br;l;, absolument compromis, et lorsqu’il paraissait quelque part, tout le monde restait bouche close, de crainte d’;veiller des ;chos indiscrets. N;anmoins, si cet agent est devenu trop public pour ;tre utile, il sait encore se rendre agr;able. Les gros banquiers allemands et les principicules de passage ; Paris n’ont pas de cicerone et de «;ma;tre de plaisir;» plus empress;, plus d;vou; pour leur faire conna;tre tous les genres de distractions de la Babylone moderne. Mais quand il le faut, il se souvient aussi de ses v;ritables fonctions.

Ainsi, en 1878, pendant l’Exposition, le Figaro publia un long article sur les correspondants allemands de Paris;; et comme ce travail contenait des indications curieuses et fort exactes, on se perdit en suppositions sur le nom de l’auteur.

A l’ambassade d’Allemagne surtout, on ;tait friand de le conna;tre.

M. Beckmann se mit en campagne. Le lendemain, il arriva tout essouffl;, rue de Lille.

—;Je sais maintenant, clama-t-il dans les bureaux de l’ambassade, quels sont les coupables, je le sais, mais chut;! C’est au prince de Hohenlohe lui-m;me que je r;serve la primeur de cette grosse nouvelle.

Introduit dans le cabinet de Son Altesse, M. Beckmann affirma positivement que les auteurs des indiscr;tions du Figaro ;taient MM. Victor Tissot et Landsberg, directeur de la Correspondance fran;aise[58].

[58] J’avais ;t;, en effet, pr;sent; ; M. Landsberg par un ami commun, et malgr; nos divergences politiques, nous passions avec plaisir quelques instants ensemble, lorsque les hasards de la vie de Paris et les rencontres du boulevard nous en fournissaient l’occasion. Landsberg ;tait un causeur spirituel et d’un commerce agr;able. Mais le jour o;, selon le rapport de l’agent Beckmann, «;je me trouvais ; la brasserie de Pilsen,;» j’;tais ; cent cinquante lieues de Paris.

—;Oui, Altesse, ce sont eux;! et la preuve, c’est que la veille de la publication de l’article, j’ai pass; pr;s de la Brasserie de Pilsen, derri;re l’Op;ra. J’ai regard; — selon mon habitude — ; travers les vitres pour savoir ce qui s’y passait;; j’ai vu Victor Tissot et Landsberg buvant ; une table et causant avec beaucoup d’animation. Sans doute, ils combinaient leur coup.

Disons tout de suite que pour un observateur officiel ou officieux, M. Beckmann a de fort mauvais yeux. Il avait bien vu «;; travers les vitres;» M. Landsberg, mais le pr;tendu Victor Tissot ;tait un journaliste viennois, M. Sch;nberg, qui, de loin, offre une ressemblance tr;s vague avec l’auteur de ce livre.

En «;observateur consciencieux;», M. Beckmann aurait d; v;rifier, mais il ne s’en donna pas la peine et pr;f;ra courir ; l’ambassade pour y servir tout chaud son rapport.

Le prince de Hohenlohe ne cacha pas la surprise et le regret qu’il ;prouvait de ce qu’un ;crivain allemand comme M. Landsberg fray;t avec celui qui avait fait le Voyage au pays des Milliards et lui fourn;t des renseignements pour un article au Figaro.

Le pauvre Landsberg ;tait bien innocent. Victor Tissot ;tait le seul coupable.

L’ambassade allemande de Paris ;tant un nid ; comm;rages, d;s le soir, M. Landsberg fut averti par un des attach;s, si je ne me trompe par M. Rodolphe Lindau, de la d;nonciation du sieur Beckmann et des r;flexions d;sobligeantes de l’ambassadeur.

Le lendemain, ; la premi;re heure, M. Landsberg se fit conduire rue de Lille et protesta avec la plus grande ;nergie contre les accusations dont il avait ;t; l’objet;; puis il ;crivit ; M. Beckmann une lettre o; «;l’agent secret;» de l’ambassade ;tait trait; comme il le m;ritait. M. Landsberg d;fendait en m;me temps ; M. Beckmann de jamais remettre les pieds chez lui ni de lui adresser la parole.

Le hasard voulut que le m;me soir le directeur de la Correspondance fran;aise all;t, selon son habitude, passer une heure ; la Brasserie de Pilsen, que fr;quentait un public sp;cial de journalistes, de boursiers et d’attach;s d’ambassades. Pouss; par sa mauvaise ;toile, le sieur Beckmann, au lieu de se borner ; regarder ; travers les vitres, eut la f;cheuse id;e d’entrer pour boire ;galement son bock. D;s que Landsberg aper;ut son compatriote :

—;Comment, fit-il, en s’adressant au g;rant de l’;tablissement, vous avez des agents de police ici;?… Je croyais votre maison mieux tenue… Mettez-le donc dehors;!

Tous les consommateurs, dont la plupart connaissaient Landsberg et Beckmann, se regard;rent.

Celui-ci n’en demanda pas davantage;; il battit pr;cipitamment en retraite.

Un an plus tard, la Nouvelle Revue, que Mme Edmond Adam venait de cr;er, publiait un article tr;s vif contre M. de Bismarck, dont la politique et m;me la personne ;taient prises ; partie avec toute la g;n;reuse indignation d’une femme patriote ardente, jetant l’anath;me ; l’ennemi de son pays. La publication de cet article de la Nouvelle Revue fit sensation, on s’en occupa pendant plusieurs jours.

M. Beckmann, qui, ; ses nombreuses missions, joint le m;tier de correspondant de l’organe gallophobe par excellence, la National-Zeitung (Gazette nationale de Berlin), se h;ta de t;l;graphier ; ce journal que l’attaque contre M. de Bismarck, parue dans la Nouvelle Revue, avait ;t; inspir;e par Gambetta, qui, pr;sident de la Chambre, chef incontest; du parti r;publicain, gouvernait alors r;ellement la France. Venant d’une semblable source, l’importance de l’article changeait du tout au tout;; ce n’;tait plus l’impr;cation ;loquente d’une Fran;aise, c’;tait la manifestation voulue d’une hostilit; officielle, affrontant, provoquant m;me toutes les repr;sailles diplomatiques ou autres. Au fond, la d;p;che de M. Beckmann avait surtout pour objectif (servons-nous de ce mot cher ; ses compatriotes) de favoriser, comme lors de l’affaire de l’;cho du Parlement, un gros coup de baisse dans l’int;r;t d’une maison de banque allemande ;tablie ; Paris.

Or, l’assertion de M. Beckmann ;tait une v;ritable calomnie. Gambetta n’ayant pu emp;cher la publication de l’article dans la Nouvelle Revue, fit ins;rer une r;ponse tr;s vive dans la R;publique fran;aise. C’est ce que M. Landsberg fit ressortir dans une note de sa correspondance qui parut le 4 novembre 1879 : «;Depuis un an environ, ;crivait la Franz;sische Correspondenz, il est certain que M. Gambetta a cess; toute relation avec Mme E. Adam;; qu’il n’a plus paru dans le salon de cette dame et qu’il est rest; enti;rement ;tranger ; la cr;ation de la Nouvelle Revue. Tout le monde sait cela dans la soci;t; de Paris. Ceux-l; seuls qui sont des agents de police av;r;s comme le correspondant de la Gazette nationale, M. Albert Beckmann, et qui, pour ce motif, se voient consign;s ; la porte de partout, peuvent ignorer cette situation.;»

Le petit entrefilet de la Franz;sische Correspondenz fut reproduit par une centaine de journaux ind;pendants, du Rhin ; la Vistule, de Hambourg ; Trieste.

Depuis les r;v;lations du proc;s d’Arnim, le nom de Beckmann avait acquis en Allemagne la triste c;l;brit; qui, en 1848, apr;s les publications de la Revue r;trospective, s’attacha en France au nom de Lucien Delahodde. Les organes lib;raux saisirent avec empressement l’occasion de d;masquer de nouveau «;l’agent secret public;» de l’ambassade allemande de Paris, grassement pay; sur «;ce fonds que l’on n’aime pas ; nommer;».

Cet incident fit grand tapage.

Imm;diatement, M. de Hohenlohe fit appeler son collaborateur.

—;Il faut absolument, lui dit-il, que vous obteniez une r;tractation ou une satisfaction. Autrement vous seriez la ris;e de l’ambassade;; le dernier Kanzleidiener (gar;on de bureau) vous m;priserait. Je serais forc; de cesser toutes relations avec vous.

Condamn; ainsi ; mettre flamberge au vent, M. Beckmann envoya des t;moins ; M. Landsberg, qui, imm;diatement, se tint ; la disposition de son adversaire.

Les n;gociations en vue de r;gler la rencontre furent assez laborieuses. M. Beckmann tenait absolument ; ce que le duel e;t lieu en pays allemand, ; Herbesthal. Les t;moins de M. Landsberg repouss;rent ;nergiquement cette proposition.

Les accointances tr;s intimes de l’agent secret avec les commissaires de police et la gendarmerie de la fronti;re inspiraient, ; tort peut-;tre, aux t;moins de M. Landsberg la crainte de quelque com;die o; les porte-casques, pr;venus ; temps, interviendraient au moment psychologique.

Malgr; la vive r;sistance des t;moins de M. Beckmann, il fut d;cid; que l’on se battrait en Belgique. Un t;moin de chacun des bellig;rants partit la veille du grand jour pour chercher dans les environs d’Erquelinnes un terrain propice ; l’;change des balles r;glementaires.

M. Landsberg, son autre t;moin et un m;decin russe de ses amis partirent de la gare du Nord par un froid sib;rien : toute la campagne sommeillait sous une ;paisse couverture de neige, et les boules d’eau chaude jointes aux fourrures suffisaient ; peine pour maintenir dans le compartiment une temp;rature supportable.

On arriva vers onze heures ; Erquelinnes. Quelle fut la surprise de M. Landsberg et de ses compagnons d’apercevoir, se promenant sur le quai de la gare ; l’arriv;e du train, son adversaire avec ses seconds, lorsqu’on devait supposer qu’il ne partirait de Paris que le matin;! Ces messieurs, soi-disant pour d;router les soup;ons, s’;taient affubl;s de vieilles jaquettes, de pantalons invraisemblables et de chapeaux mous.

Cette petite mascarade fit beaucoup rire M. Landsberg et ses amis, mais cette douce gaiet; s’;teignit bient;t, lorsqu’ils apprirent que, selon l’avis des t;moins envoy;s en mar;chaux de logis, il ;tait absolument impossible de se battre dans les environs d’Erquelinnes. Trop de neige, trop de verglas et des gendarmes partout, telles ;taient les raisons invoqu;es;; une discussion assez vive s’ensuivit sur le quai de la gare;; elle fut interrompue par l’appel du conducteur avertissant que le convoi allait se remettre en route.

—;Remontons en voiture, fit l’un des t;moins, nous continuerons notre conf;rence ; la prochaine station.

A Charleroi, l’arr;t n’;tait que de dix minutes, on n’arriva ; un aucun r;sultat;; il fallut rentrer dans les wagons jusqu’; Namur. L;, un des t;moins de M. Landsberg d;clara que son client n’irait pas plus loin, et que si M. Beckmann continuait la route, on le consid;rerait comme ayant voulu se d;rober ; la rencontre par la fuite. Tout le monde descendit de voiture, sauf un des t;moins de M. Landsberg, qui d;clara ;tre oblig; de rentrer imm;diatement ; Paris.

Le docteur s’offrit pour le remplacer et les voyageurs se rendirent ; une h;tellerie pr;s de la gare pour conf;rer. Ici les v;ritables causes de retard apparurent. M. Beckmann tenait ; tout prix ; se battre sur son terrain, ; Herbesthal, en Prusse, et sur le refus r;it;r; des t;moins de M. Landsberg de se rendre en Allemagne, il fut d;cid; que la rencontre aurait lieu imm;diatement dans les environs de Namur.

Cependant il ;tait ;crit que cette journ;e serait pacifique.

M. Beckmann d;clara qu’il devait ; tout prix ;tre le soir m;me ; Herbesthal, et que comme le train partait dans un quart d’heure, il fallait absolument remettre le combat ; trois jours.

Avant que ses propres t;moins pussent transmettre la r;ponse de ceux de M. Landsberg, Beckmann, toujours accoutr; de son veston et coiff; de son tromblon avari;, avait pris place dans le convoi qui s’;loignait ; toute vapeur vers la fronti;re de Prusse.

Force fut donc ; Landsberg de revenir ; Paris.

Le duel pourtant eut lieu trois jours plus tard dans le jardin d’un dentiste, ; Enghien. Cette fois, M. Beckmann et ses t;moins, habill;s tr;s correctement et en gentlemen, furent pr;cis au rendez-vous. Une balle fut ;chang;e sans r;sultat, et Beckmann put revenir ; l’ambassade de la rue de Lille avec l’aur;ole d’un champion qui a fait ses preuves.

Trois ann;es plus tard, M. Landsberg, qui souffrait d’une cruelle maladie, mourait dans son appartement de la rue de Compi;gne, o; se trouvaient ;galement les bureaux de la Correspondance. Pendant la maladie de son adversaire, l’agent secret de l’ambassade s’;tait tenu aux aguets, car il avait son plan. Il suivait les progr;s de la maladie de l’infortun; Landsberg comme le requin suit le navire, et lorsque la mort se fut empar;e du r;dacteur de la Franz;sische Correspondenz, on vit M. Beckmann s’installer en ma;tre dans l’appartement de «;son ami;», comme il l’appelait ; pr;sent;; il racontait ; qui voulait l’entendre que son ancien adversaire s’;tait r;concili; avec lui et avait manifest; ; son lit de mort le d;sir de le voir lui succ;der comme directeur de la Correspondance.

Landsberg n’avait pas de famille ; Paris, et dans les derniers temps il vivait fort retir;;; son h;ritier naturel, un fr;re, n;gociant ; Berlin, mort ;galement depuis, arriva le lendemain du d;c;s. Beckmann attendait M. Otto Landsberg ; la gare du Nord;; et, ; partir de ce moment, il ne le quitta plus et sut l’amener ; signer imm;diatement un acte de vente de la Franz;sische Correspondenz, au nom d’un certain Stuht, ancien conseiller de pr;fecture prussien dans un d;partement occup; pendant l’invasion, employ;, plus tard, dans les bureaux de l’ambassade de la rue de Lille, et qui, lors du duel que nous venons de raconter, avait servi de t;moin ; Beckmann.

Depuis cette ;poque, la Correspondance fran;aise (titre ironique s’il en fut) est devenue un instrument de plus entre les mains de l’ambassade allemande de Paris;; elle sert de v;hicule ; toutes les attaques et ; toutes les calomnies que M. de Bismarck juge de temps ; autre n;cessaire de diriger contre la France.

C’est par l’interm;diaire de la Correspondance fran;aise notamment qu’a ;t; conduite avec une savante perfidie cette campagne qui, grossissant quelques incidents sans importance, quelques articles sans la moindre autorit;, a persuad; aux ;trangers qu’ils n’;taient plus en s;ret; en France, o; l’on ne songeait qu’; les ;gorger, et que le s;jour de Paris ;tait des plus dangereux pour tout individu d’origine allemande, alors que 60,000 ex-soldats ou futurs soldats de M. de Moltke battent le pav; de la grande ville et savent s’arranger de mani;re ; prosp;rer, tandis que les n;gociants et les ouvriers fran;ais sont aux abois.

Les journaux allemands reproduisent de bonne foi ces absurdit;s calomnieuses, et le lecteur effray; se figure que la France n’est plus qu’un repaire de brigands.

Un sous-Beckmann, un certain Nordau, qu’un ministre fran;ais a d;cor; du ruban violet d’officier d’acad;mie, a bien fait un ouvrage en deux tomes pour prouver que les habitants des bords de la Seine auraient plus besoin d’;tre civilis;s que ceux des bords du Congo;!

Le grand chef de la police prussienne, le fameux Stieber, malade pendant quatre ans, est mort en 1882.

Stieber n’a pas ;t; officiellement remplac;. Mais on peut en ;tre certain, «;l’abbaye ne ch;me pas faute d’un moine.;»

Si le chef n’est plus, la l;gion des agents qu’il a recrut;s, instruits et dress;s, a l’;il et l’oreille partout o; il y a quelque chose ; apprendre ou ; observer.

La police secr;te prussienne s’est m;me perfectionn;e au point d’avoir aujourd’hui ; son service des personnalit;s qui, par leur haute situation financi;re dans le monde parisien, semblent ; l’abri de tout soup;on.

Nous pourrions citer des salons tr;s courus par certains d;put;s qui sont, certes, bien loin de se douter que les grandes dames auxquelles ils vont offrir leurs respectueux hommages sont en relations d’affaires avec le bureau des renseignements secrets du gouvernement prussien.

Dans un pays comme la France, o; la femme joue un r;le si puissant, M. de Bismarck a tout de suite compris le parti qu’il pourrait tirer de semblables auxiliaires.

Un ;v;nement r;cent a montr; que l’espionnage f;minin pouvait s’exercer jusque sur les choses militaires.

Mme Kaula n’est-elle pas parvenue ; entortiller dans ses jupons un g;n;ral fran;ais, ministre de la guerre en 1875;?

Avant de se rendre au conseil des ministres, ou quand il en revenait, le g;n;ral avait l’habitude d’aller d;jeuner chez la ch;re tendresse. En entrant, il d;posait son portefeuille minist;riel sur un gu;ridon du salon. Pendant le d;jeuner, que Mme de Kaula savait agr;ablement prolonger, une main habile escamotait le portefeuille du ministre de la guerre;; on l’ouvrait au moyen d’une fausse clef, et la st;nographie prenait rapidement copie des pi;ces et des documents les plus importants, qui ;taient le soir m;me exp;di;s ; Berlin.

Ces faits sont connus. Ils n’ont pas ;t; d;mentis. Nous pourrions en citer bien d’autres;; mais le moment n’est pas encore venu pour nous de faire l’histoire de la police secr;te prussienne en France, pendant les ann;es qui nous s;parent encore de la prochaine guerre.

FIN.
TABLE


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