Ê Ñâÿòîé

I

RETOUR DE LA TERRE SAINTE
— N’est-ce pas une belle nuit pour voyager, dis-moi, ma;tre Goldery ? Vois comme la lune dessine sur le ciel bleu les cr;tes de notre montagne et les bouquets de houx qui la couronnent avec leurs formes bizarres.
— Ma foi, messire, je trouverais la lune adorable et je ferais v;u de pendre un anneau d’or ; chacune de ses cornes, si elle me dessinait aussi parfaitement le toit d’une bonne h;tellerie et le bouquet de houx qui pend ; sa grande porte avec sa forme charmante.
— Eh ! mon gar;on, prends patience, tu verras bient;t les cr;neaux d’un vaste ch;teau, et, je te le jure, tout formidable qu’il est, il renferme autre chose que des lances et des arbal;tes. Depuis dix ans que je l’ai quitt;, il faut que Gaillac ou Limoux n’ait pas produit une bouteille de vin si nous n’en trouvons pas en abondance dans les caves de mon p;re ; il faut que le bon vieillard ne puisse plus lancer une fl;che ou qu’il n’ait plus un homme capable de manier un arc, s’il ne se trouve pas au croc du charnier un bon quartier de daim, sinon un jambon d’ours et peut-;tre m;me quelque grasse et succulente bartavelle.
— Depuis cinq heures que nous sommes d;barqu;s sur la gr;ve de Saint-Laurent et qu’il vous a plu de partir sur-le-champ pour votre ch;teau, en laissant dans le vaisseau qui nous a conduits en ce pays vos chevaux, votre suite, votre Manfride et vos provisions ; depuis cinq heures, dis-je, vous me mettez tellement l’eau ; la bouche avec ces belles promesses que je n’ai plus de salive. Par la tr;s-sainte Vierge Marie des Sept-Douleurs, je vous en supplie, messire, laissez-moi m’arr;ter en la premi;re h;tellerie qui se dessinera, comme vous dites, sur notre route, pour m’y r;conforter d’une pinte de vin, f;t-il ;pais et ;cre comme celui des ermites du mont Liban, qui sont bien les plus mauvais ivrognes de la Terre-Sainte.
— Tu parles toujours comme un mis;rable Romain que tu es, et tu t’imagines que dans notre belle Provence il y a ; chaque pas des h;telleries pour vendre au voyageur le pain et l’asile que l’hospitalit; commande de leur donner.
— L’hospitalit; donne, et l’h;telier vend ; c’est pourquoi je crois aux h;teliers et non point ; l’hospitalit;.
— Dis que tu ne crois ; rien, si ce n’est ; ton ventre.
— H;las ! messire, si cela continue, je ne pourrai m;me plus y croire, car il me semble qu’il se fond et s’en va comme les neiges au printemps, et je crains bien que votre ch;teau ne soit fondu de m;me par quelque beau soleil, et que nous ne trouvions ; sa place un rocher nu comme les filles arabes de l’Hedjaz. C’est que, voyez-vous, messire, vous autres chevaliers proven;aux, vous ;tes braves et loyaux, vous ha;ssez mortellement la vanterie et le mensonge, mais vous ;tes sujets ; une terrible maladie…
— Et laquelle, ma;tre Goldery ?
— La vision, messire.
— Qu’appelles-tu la vision ?
— H;las ! ce n’est rien qu’une simple illusion de l’esprit. Vous souvient-il que lorsque vous me pr;tes ; votre service apr;s la mort du digne Gal;as de Capoue, mon ma;tre, qui ;tait le premier homme du monde pour faire cuire un quartier de chevreau dans du vin de Chio, avec du poivre, de la lavande, des ;ufs de canard et un brin de cannelle…
— Or ;;, ma;tre Goldery, ne vas-tu pas me faire un r;cit des talents de Gal;as, et de la mani;re de cuire un quartier de chevreau ! Voyons, que voulais-tu dire de la cruelle maladie des chevaliers proven;aux ?
— Voici, voici, messire : vous souvient-il que lorsque vous me pr;tes ; votre service, apr;s la mort de Gal;as… Pauvre chevalier de Gal;as ! il eut fait un plat de roi avec une semelle de soulier…
— Encore !…
— Pardon, mille fois pardon ; mais on ne perd pas ais;ment le souvenir d’un si bon ma;tre. Quelle conversation instructive que la sienne ! jamais il ne m’a fait l’honneur de me faire marcher pr;s de lui pendant une longue traite, que je n’aie rapport; de son entretien quelque bonne recette pour faire cuire toutes sortes de viandes. Mais je vois que ce discours vous f;che ; je reviens, et peut-;tre ai-je tort, car vous serez peut-;tre encore plus f;ch; que vous ne l’;tes quand j’aurai dit ce que vous d;sirez savoir sur la maladie des chevaliers proven;aux.
— Bah ! Quand je te ferais couper un bout d’oreille pour cela ou que je te ferais donner la bastonnade pendant le temps que dure un Pater, tu ne serais pas homme ; t’en effrayer et tu ach;terais bien plus cher le plaisir de dire une insolence.
— Pourquoi pas, mon ma;tre ? ce n’est pas toujours march; de dupe, car une v;rit; fait quelquefois plus mal ; l’oreille qui l’entend que le ciseau ; l’oreille de celui qui l’a dite ; et la bastonnade mesur;e au Pater ne m’a paru longue qu’un jour o; vous ;tiez ivre comme les moines d’;desse et que vous b;gayiez trois ou quatre fois de suite chaque syllabe ; mais ici le Pater serait court, car je doute qu’il existe dans ce maudit pays une pinte de vin pour l’allonger.
— Prends garde que je ne l’allonge d’une cruche enti;re de Malvoisie.
— Par le Christ ! s’;cria Goldery avec transport, si vous voulez frapper et moi boire, je vous permets de r;citer tout l’;vangile sur mes ;paules. Mais ceci est encore de la vision proven;ale.
— Ah ! enfin ! dit le chevalier. Eh bien ! qu’entends-tu par la vision proven;ale ?
— Or, puisqu’il faut y venir, vous rappelez-vous le jour o; vous me pr;tes ; votre service ?
— Oui… oui.
— Vous rappelez-vous qu’il faisait une horrible chaleur et que toute l’arm;e des crois;s ;tait d;vor;e d’une soif que je ne saurais comparer qu’; celle…
— Ne compare pas, Goldery, et t;che de r;pondre tout droit et sans promener ton r;cit par tous les souvenirs que tu rencontres, sinon je te remettrai en chemin. Je vois l;-bas une branche de houx qu’on peut abattre ais;ment d’un coup d’;p;e et d;pouiller facilement de ses feuilles piquantes ; cela ferait un excellent b;ton.
— Peste ! je vois bien qu’il y a beaucoup de houx dans votre pays, messire. Le houx est un joli petit arbre ; mais j’aimerais mieux ;tre battu avec un cep de vigne que de battre avec une branche de houx.
— Finiras-tu ? dit le chevalier.
— Soit. Nous ;tions sortis depuis trois jours de la ville de Damiette, et nous avions tous une soif horrible. Nous marchions sur un sable fin qui nous p;n;trait dans le gosier et le dess;chait comme une tranche de porc oubli;e sur le gril. Tout ; coup quelques p;lerins s’;cri;rent qu’ils voyaient un lac ; l’horizon, et tout le monde ayant regard;, tout le monde vit ce lac. Il paraissait ; trois milles tout au plus, et chacun y marcha rapidement ; moi-m;me je donnai un coup d’;peron ; mon cheval. Un coup d’;peron ; un bon cheval pour aller ; un lac ! que l’;me du chevalier Gal;as me le pardonne, mais je ne courais ; cette eau que pour ;chapper au danger de ne plus boire de vin, car v;ritablement je mourais d’une vraie soif. Je courus donc, vous cour;tes aussi, toute l’arm;e courut, et tant que le jour dura, cavaliers et fantassins, petits et grands, jeunes et vieux, coururent ; mais, tant que le jour dura, le lac semblait fuir devant nous, et, la nuit venue, les habitants du pays nous racont;rent que c’;tait une illusion commune ; tous ceux qui traversaient leurs affreux d;serts, et qu’il n’y avait pas plus de lac que dans le creux de nos mains, quoique dans ce moment le creux de ma main m’e;t paru un vrai lac si j’avais pu y verser un quart de pinte de vin, ce qui m’est tr;s-facile par un proc;d; que je tiens du chevalier Gal;as et qui consiste ; rassembler les doigts et ; les courber en tenant le pouce le long de la paume…
— Goldery, nous sommes en face de la branche de houx…
— Eh bien ! messire, quand nous l’aurons pass;e, je finirai en quatre mots.
Les deux cavaliers continu;rent ; gravir le sentier o; ils ;taient engag;s, et celui qui ;tait le ma;tre, arm; comme un chevalier et qui en avait tout l’aspect, reprit :
— Et maintenant, qu’est-ce que la maladie des chevaliers proven;aux ?
— C’est, ne vous en d;plaise, la m;me que celle dont nous f;mes pris aux environs de Damiette : ils s’imaginent tous qu’ils ont dans leur pays de bons ch;teaux, avec de bon vin dans les caves et de bonne venaison au charnier ; ils les voient, ils les racontent, ils les d;peignent, ils diraient volontiers le nombre de pierres dont ils sont b;tis, depuis les souterrains jusqu’au sommet de la plus haute tour. Sur leur foi, on s’engage ; leur service, on traverse la mer, on aborde sur une gr;ve d;serte, on prend, au milieu de la nuit, des sentiers ; se rompre le cou ; on va, cinq heures durant, dans un pays horrible ; on s’expose ; mourir de soif ; puis, quand vient le jour, le ch;teau est avec le lac du d;sert, il est dans le pays d’illusion et de chim;re.
— Sais-tu bien, Goldery, que si tu parlais s;rieusement, tu m;riterais que je te rompisse les bras pour ton impertinente supposition !
— Supposition, dites-vous, mon ma;tre : fasse le ciel que ce ne soit pas le ch;teau qui soit la supposition !
— Tu te joues de mon indulgence, Goldery, mais je te pardonne. Tu n’as pas comme moi, pour soutenir la fatigue de la route, une joie c;leste dans l’;me ; tu ne sens pas le bonheur qu’il y a ; revoir la patrie apr;s dix ans d’exil.
— Messire, la patrie de l’homme, c’est la vie ; et s’il nous faut encore continuer ce voyage seulement une heure, je sens que j’en serai exil; pour l’;ternit;. Sur mon ;me, je meurs de soif.
— R;jouis-toi donc, reprit le chevalier, car nous voil; arriv;s. Au d;tour de ce sentier, nous verrons le ch;teau de Saissac, le nid de vautour, comme l’appellent les serfs. J’;tais bien assur; que je n’avais pas besoin de guide pour retrouver, m;me durant la nuit, la demeure de mes p;res. Tiens, c’est l;, ; ce ruisseau qui coule ; quelques pas devant nous, que commence la terre des sires de Saissac ; encore une heure de marche, et nous nous assi;rons ; la table de mon vieux p;re ; je verrai ma s;ur Guillelmine, qui avait ; peine huit ans quand je suis parti. J’ai su, par le r;cit des chevaliers qui nous ont rejoints en Terre-Sainte, qu’elle ;tait devenue belle comme l’avait ;t; ma pauvre m;re. Allons, Goldery, courage ; et si la soif est si pressante, descends de cheval et d;salt;re-toi ; ce ruisseau, dont l’eau est limpide comme un diamant.
— Boire de l’eau quand il y a du vin ; une heure de marche ! non pas, messire : je ne gaspille pas ma soif si sottement ; ce serait un trait d’;colier. Passe pour nos chevaux ; cela leur redonnera un peu d’ardeur, car ils sont tout haletants de la mont;e.
— Fais rafra;chir ton roussin si tu veux, mais mon cheval me portera jusqu’au ch;teau sans boire.
— Ah ! ah ! vous autres Proven;aux, vous savez donc le proverbe romain ?
— Quel proverbe, ma;tre Goldery ?
— Le proverbe qui dit : « Celui qui accointe sa femme en plein jour et qui fait boire son cheval en chemin fait de celui-ci une rosse et de l’autre une catin. » Quant ; moi, qui n’ai de femme et de cheval que ceux des autres, je me soucie peu de ce qui arrive. Ho h; ! veux-tu boire ou non, cheval de l’enfer ?
— Or ;;, viendras-tu, bavard ? dit le chevalier, qui avait d;pass; le ruisseau.
— La peste soit de votre eau pure comme le diamant ! Si votre vin est de m;me source, nous serons deux ; renifler, car voil; mon roussin qui se recule du ruisseau en tremblant de tous ses membres et qui refuse d’avancer maintenant.
— Reste donc l; si tu veux ; je vais continuer ma route si tu ne viens ; l’instant.
— Merci de moi ! seigneur, venez ; mon aide ; le cheval t;tu ne veut pas bouger. Il y a un charme ; tout ceci ; c’est quelque sorcellerie de ce damn; pays d’h;r;tiques ; me laisserez-vous ici en compagnie de quelque d;mon ? Par le ch;teau de votre p;re, ne m’abandonnez pas !
Le chevalier retourna sur ses pas, repassa le ruisseau, et prenant la bride du roussin, il le tira apr;s lui : mais comme, ; ce moment, il avait laiss; tomber les r;nes de son propre cheval, celui-ci baissa la t;te pour boire et recula vivement en pointant les oreilles ; puis il battit la terre du pied en poussant un long hennissement.
— Qu’est-ce ceci ? dit le chevalier ; cette eau renferme-t-elle quelque mal;fice ? Voici mon cheval qui hennit comme un jour de bataille ; l’odeur du sang.
— Et c’est du sang en effet ! s’;cria Goldery, qui, apr;s avoir saut; en bas de son cheval, avait tremp; ses mains dans l’eau en faisant plusieurs signes de croix.
— Il y a ici sortil;ge ou malheur, dit le chevalier ; et pressant vivement son cheval, il lui fit franchir le ruisseau et partir au galop, malgr; les cris de Goldery, qui parvint cependant ; faire passer l’eau ; son roussin en le tirant par la bride. Le bouffon se remit en selle, d;sesp;rant de rattraper son ma;tre ; mais au bout de quelques minutes il le retrouva immobile ; l’angle du chemin d’o; il devait, d’apr;s son dire, d;couvrir les tours de son ch;teau. Goldery, le voyant ainsi arr;t;, s’imagina qu’il ;tait en contemplation et cria du plus loin qu’il p;t se faire entendre :
— Est-ce bien lui ? n’y manque-t-il rien ? a-t-il bien ses trois rangs de murailles, ses quinze tours ? et le tumet, comme vous appelez la tour principale, monte-t-il si haut dans le ciel qu’il vibre pendant l’orage comme un arbrisseau sous le z;phyr ?
Mais le chevalier ne r;pondit pas : il regardait autour de lui comme un homme perdu ; il se frottait les yeux et il disait ; voix basse :
— Rien… rien !
En effet, quand Goldery s’approcha, il vit une gorge qui s’;panouissait en entonnoir et ouvrait sur une esp;ce de plaine qui occupait le haut de la montagne. Au milieu de cette plaine s’;levait un pic isol;, sur le plateau duquel un ch;teau eut ;t; admirablement plac; ; mais il n’y avait point de ch;teau. ; la clart; de la lune, on voyait saillir la cr;te d;chir;e du rocher, mais on n’apercevait nulle part une ligne droite et r;guli;re annon;ant une construction faite par la main des hommes. Goldery, ; cet aspect, n’ayant d’autre moyen de t;moigner sa col;re et son d;sappointement qu’une m;chante plaisanterie, s’;cria en ;tant son bonnet :
— Ch;teau de mes p;res, je te salue trois fois !
— Que dis-tu ? s’;cria le chevalier ; vois-tu le ch;teau ? c’est donc un charme qui fascine mes yeux ? tu le vois, n’est-ce pas ?
— Je le vois comme vous l’avez vu toute votre vie, en imagination.
— Mis;rable ! s’;cria le chevalier d’un ton qui e;t d; exiler la plaisanterie de l’entretien, tais-toi ! – Puis il reprit : — Il faut que je me sois ;gar;, et cependant il est impossible que deux sites se ressemblent ; ce point. Voil; bien la fontaine de la Roque, voici le chemin qui tourne ; gauche : avan;ons, c’est une illusion de la nuit.
— Ah ! s’;cria Goldery, que rien ne pouvait corriger, que n’avons-nous ici notre beau chien Libo, qui reconna;trait dans le tissu d’une ;charpe un fil qui e;t pass; par nos mains. Peut-;tre qu’en qu;tant bien, la queue en l’air et le nez en terre, il retrouverait quelques traces de votre ch;teau.
Mais le chevalier mit son cheval au galop, et Goldery, son bouffon, le suivit ; grand’peine. Le chevalier ;tait un homme de trente ans. Il ;tait v;tu de ses armes l;g;res et ;tait en outre envelopp; d’un manteau ;carlate sur lequel on lui avait cousu une croix blanche ; il portait un casque sans visi;re. Ses traits ;taient beaux, mais, pour ainsi dire, trop accentu;s. Sous un front vaste et protub;rant s’enfon;aient de grands yeux noirs que voilaient de longues paupi;res brunes ; son nez droit et fier semblait descendre trop hardiment sur les sombres moustaches qui couronnaient sa bouche arm;e de dents ;clatantes. Tout l’ensemble de son visage e;t r;v;l; quelque chose de puissant et de hardi, si une p;leur remarquable n’e;t jet; un sentiment de langueur sur ses traits et si la nonchalance de ses mouvements n’e;t annonc; un esprit fatigu; qui ne prend plus d’int;r;t ; ce qu’il fait. Voil; ce qu’on e;t pu remarquer durant la premi;re partie du voyage d’Albert de Saissac ; travers les chemins d;tourn;s qui le conduisirent de la plage Saint-Laurent, o; il ;tait d;barqu; ; quelques lieues de B;ziers, jusqu’aux montagnes o; ;tait situ; le ch;teau de son p;re, dans le comt; de Carcassonne. Mais d;s qu’il eut travers; la fontaine de la Roque et qu’il put croire qu’il y avait ; son retour un obstacle ou un danger, sa physionomie reprit un caract;re d’ardeur et de r;solution et se tendit comme la corde d’un arc qui e;t flott; d’abord le long du bois et ; laquelle la main d’un soldat e;t fait reprendre sa nerveuse ;lasticit;.
Goldery ;tait un Romain qu’Albert avait trouv; dans la Terre-Sainte. Les uns disaient que c’;tait un cuisinier qui, ayant suivi son ma;tre Gal;as en Palestine, ;tait devenu son meilleur ami, car si une amiti; a quelque raison d’;tre profonde et durable, ce doit ;tre surtout celle d’un gourmand et d’un cuisinier ; d’autres pr;tendaient que c’;tait un ancien moine que ses v;ux d’abstinence avaient chass; du couvent et qui s’;tait fait archer de ce chevalier Gal;as ; mais bien qu’il arriv;t souvent ; Goldery de faire la cuisine lui-m;me et souvent aussi de se battre vaillamment ; la suite de son ma;tre, la faveur inaccoutum;e dont il jouissait, et qui consistait ; s’asseoir ; la table du chevalier et ; partager toujours sa chambre et quelquefois son lit, quand il ne s’en trouvait qu’un l; o; ils se reposaient, cette faveur, jointe ; la libert; extr;me de ses discours, l’avait plus particuli;rement fait consid;rer comme un bouffon ch;ri et privil;gi;.
Nos lecteurs ne s’;tonneront pas de cette intimit;, lorsque nous leur rappellerons qu’Urbain III ch;rissait tellement son bouffon qu’il l’admettait dans ses conseils les plus secrets et qu’il l’avait fait diacre pour qu’il p;t lui servir la messe lorsqu’il officiait dans son ;glise de Saint-Pierre ; tandis que le comte Eustache de Blois, le plus chaste des crois;s partis pour J;rusalem, faisait coucher le sien sur ses pieds, en travers du lit o; il dormait ou ne dormait pas avec sa femme.
Apr;s huit ans d’absence et de combats, Albert avait entendu parler de la croisade contre les h;r;tiques albigeois, et ne doutant pas que son p;re et le seigneur de son p;re, le vicomte de B;ziers, ne fussent des premiers ; se liguer pour l’extermination de cette race impure, il s’;tait embarqu; ; Damiette ; mais, surpris par l’orage, il fut jet; sur la c;te de Chypre. Amauri Ier y r;gnait alors. Amauri ;tait le fils de Gui de Lusignan, dernier roi de J;rusalem, car nous ne comptons pas parmi ces rois catholiques de la ville de Dieu ceux qui ont gard; ce titre lorsque J;rusalem ;tait d;j; retourn;e au pouvoir des Sarrasins. Gui, vaincu par Saladin ; la bataille de Tib;riade, avait ;t; demander asile ; son seigneur, Richard, roi d’Angleterre. Celui-ci, se rendant en Terre-Sainte, avait ;t; forc; d’aborder ; Chypre. Il avait trouv; que cette ;le, soumise autrefois aux empereurs grecs, leur avait ;t; enlev;e par un homme du pays, nomm; Isaac Comn;ne. Cet Isaac, au lieu d’offrir ; Richard l’hospitalit; qu’il devait ; un naufrag; et ; un chr;tien, tenta de s’emparer de lui. Le C;ur-de-Lion l’attaqua ; la t;te de ses chevaliers, le prit et donna ; Gui de Lusignan le tr;ne de l’usurpateur. Gui mourut bient;t apr;s, et Amauri lui succ;da. Celui-ci recueillit de cet h;ritage non-seulement le royaume de Chypre, mais encore la haine de son p;re contre les Fran;ais, ou plut;t contre tous ceux qui relevaient directement ou indirectement de Philippe-Auguste, dont il avait renonc; la suzerainet;. En effet, Richard relevait du roi Philippe comme comte de Poitiers, et les sires de Lusignan, ;tant vassaux imm;diats des comtes de Poitiers, ;taient, ; ce titre, vassaux m;diats du roi de France. Il arriva que lorsque Philippe eut quitt; la Terre-Sainte apr;s avoir jur; sur les ;vangiles de ne rien entreprendre contre Richard pendant son absence, il arriva, disons-nous, que son premier soin fut de rompre les serments qu’il avait faits, et qu’il attaqua tra;treusement l’Anjou, le Poitou et l’Aquitaine. Alors Gui s’associa ; la col;re de Richard, et, ne pouvant aller d;fendre les terres de son suzerain sur ces terres m;mes, il servit ses int;r;ts en portant pr;judice ; tout homme qui, de pr;s ou de loin, d;pendait du roi de France. Amauri garda cette haine, et lorsque Albert de Saissac aborda ; Chypre, son premier soin fut de s’emparer de lui et de le jeter dans une prison. La suite de cette histoire apprendra comment il en fut d;livr; et par quel d;vouement il recouvra toutes les richesses qui lui avaient ;t; enlev;es par Amauri.
Ainsi Albert ignorait presque enti;rement les ;v;nements de la guerre des Albigeois. Arriv; sur les rives de la Provence, il avait ;t; pris d’un violent d;sir de revoir sa demeure, et il ;tait parti sur l’heure avec le seul Goldery. Six ou sept lieues ; faire durant la nuit, dans un pays qu’il connaissait parfaitement, ne lui avaient pas sembl; un obstacle, et il ;tait arriv;, comme nous l’avons dit, aux environs de son ch;teau en ;coutant patiemment les plaintes alt;r;es du bouffon.
Cependant il galopait rapidement, l’;il fix; sur ce pic jadis si magnifiquement couronn; de murailles et de tours. Arriv; ; la distance o; la voix du cor pouvait arriver jusqu’; ce ch;teau qui ne paraissait plus ; ses yeux, il s’arr;ta, et ayant laiss; ; Goldery le temps de le rejoindre, il lui ordonna de sonner un appel. Goldery prit son cor, et, ayant souffl; avec force, il ne sortit aucun son de l’instrument. Albert se signa et ne put s’emp;cher de dire :
— C’est une infernale sorcellerie !
— Non, dit le bouffon, c’est une excellente plaisanterie : j’envoie l’ombre d’un son ; l’ombre de votre ch;teau. On ne saurait ;tre plus sens;.
Albert arracha le cor des mains de Goldery et sonna trois coups longs et soutenus, puis il fixa ses yeux sur le pic, comme si cet appel devait faire surgir le ch;teau des entrailles de la montagne. Quelque chose se dressa ; l’extr;mit; du pic, et ils virent se dessiner sur le fond bleu du ciel la forme colossale d’un homme envelopp; dans un manteau ; puis elle disparut lentement et sembla rentrer en terre.
— Plus de doute ! s’;cria Albert, ce n’est pas une vision ; le sang de ce ruisseau et cet homme apparu au bruit de mon cor ! je le vois, les h;r;tiques ont surpris et d;truit le ch;teau de Saissac ; c’est quelqu’un d’entre eux qui vient de se montrer, ou peut-;tre l’ombre de l’une de leurs victimes, peut-;tre celle de mon p;re ! Allons ! que je sache ce qui est arriv;. Oh ! si mon ch;teau est d;truit, si mon p;re est mort ! Goldery, il nous faudra tirer encore l’;p;e, reprendre le casque et verser le sang ! Oh ! je te le jure, la vengeance sera terrible !
— ; mis;re ! mis;re ! r;pondit le bouffon, qui, au ton douloureux et terrible dont son ma;tre avait prononc; ces paroles, comprit qu’il fallait qu’il parl;t aussi s;rieusement qu’il le pourrait : – tirer l’;p;e au lieu du tranchelard, prendre le casque au lieu du chaperon, verser le sang au lieu du vin, c’est un m;tier auquel je croyais avoir renonc; pour toujours ; mais vous parlez de vengeance, vengeance donc ! mon ma;tre, c’est un plaisir qui enivre et r;jouit ; seulement vous ne l’entendez pas honn;tement. Vous avez tu; Afar de Cordoue parce qu’un de ses archers avait pris votre banni;re pour but de ses fl;ches, et vous n’avez que tu; Geric de Savoie, qui vous a pris votre boh;mienne Zamora, que vous aimiez si passionn;ment.
— Et qu’eusses-tu fait, Goldery ?
— Moi ? oh ! pardieu ! j’aurais simplement b;tonn; l’archer, mais j’aurais coup; le corps de Geric membre ; membre, je lui aurais arrach; les ongles et les cheveux un ; un, j’aurais rendu ; son corps les maux de mon ;me ; mais, vous autres, vous traitez un tra;tre comme un ennemi : c’est g;n;rosit;, ce n’est pas vengeance.
En parlant ainsi ils arriv;rent au pied du pic. L;, ils reconnurent que les craintes d’Albert ;taient justes : les d;combres qui avaient roul; du sommet embarrassaient le chemin ; les pierres taill;es, les poutres, les d;bris de portes gisaient ;; et l;. ; cet endroit commen;ait un sentier si raide que les chevaux ne pouvaient le gravir. Albert ordonna ; Goldery de les garder tandis qu’il monterait lui-m;me au ch;teau ; mais Goldery avait plus peur de se trouver seul que de se trouver en face de cent ennemis ; il insista pour suivre son ma;tre. Ils attach;rent donc leurs chevaux ; un arbre et mont;rent ensemble.
Quand ils eurent atteint le plateau, une vaste sc;ne de d;solation s’offrit ; leurs regards : ce n’;taient que murs renvers;s. ; voir l’;paisseur des fondements et leur ;tendue, il semble qu’il e;t fallu de longues ann;es pour d;molir ce ch;teau, et cependant ; des cadavres ;tendus ;; et l; et dont le visage annon;ait une mort r;cente, des monceaux de cendres qui fumaient encore, semblaient dire que la destruction avait pass; ; peine la veille sur cette forteresse ; le bourg, accroupi au pied du ch;teau, laissait aussi fumer ses toits incendi;s. Albert allait de tous c;t;s, Goldery le suivait ; l’un gardait un silence farouche, l’autre poussait de piteux soupirs ; l’aspect des tonneaux bris;s et des cruches fracass;es ; il ne put retenir une exclamation de col;re en voyant sortir d’un brasier un immense jambon de porc qu’on y avait jet;, car la rage des vainqueurs avait ;t; pouss;e si loin qu’ils avaient d;truit ce qu’ils n’avaient pu emporter ou d;vorer.
— Les monstres ! s’;cria Goldery.
— Goldery, lui dit son ma;tre, qui ne l’avait pas entendu, tu as vu cette ombre qui s’est montr;e au son de notre cor ? C’;tait un ;tre vivant, n’est-ce pas ?
— Probablement, dit Goldery en tournant la t;te de tous c;t;s avec effroi. Pourquoi me faites-vous cette question ?
— C’est que, dit Albert, je doute si je veille, c’est que je ne puis croire que tout ce que je vois soit r;el ; mais il n’y a donc personne ici ?
— Et s’il y avait quelqu’un, qu’en ferions-nous ?
— Ce que j’en ferais ? dit Albert d’une voix ;clatante et en tirant son ;p;e ; puis il s’arr;ta et ajouta d’une voix ;touff;e : — Mais tu as raison, tuer, ce n’est rien, c’est faire mourir qui est quelque chose, faire mourir et ne pas tuer, faire mourir de faim, de soif, faire mourir longtemps, toujours.
Comme il pronon;ait ces paroles avec exaltation, une grande figure parut ; l’angle de la tour ruin;e ; Albert et Goldery s’y ;lanc;rent et la virent s’enfoncer en terre comme la premi;re fois. Ils s’;lanc;rent de ce c;t; et arriv;rent au sommet d’un petit escalier tournant qui descendait dans un souterrain. Ils h;sit;rent d’abord ; s’y engager ; mais ayant entendu qu’on en avait ferm; la porte avec pr;caution, et qu’on semblait l’appuyer de grosses pierres pour la d;fendre, ils jug;rent qu’ils ;taient sans doute plus ; craindre pour ceux du souterrain que ceux du souterrain ne devaient l’;tre pour eux ; ils descendirent : la porte ne r;sista pas longtemps, et ils entr;rent dans une esp;ce de caveau mal ;clair; par une lampe fumeuse.
Le premier aspect qui se dessina en bloc ; leurs regards, ; la clart; ;paisse de la lampe, fut un homme envelopp; d’un manteau, debout et l’;p;e ; la main, ; c;t; d’un grabat sur lequel ;tait couch;e une femme nue. Le premier mouvement de Goldery fut d’attaquer cet homme ; Albert le retint et demanda qui ;tait l; : on ne lui r;pondit pas. Il renouvela sa question : une sorte de sifflement guttural se fit entendre. Albert s’avan;a, cet homme brandit son ;p;e ; puis, la laissant tomber, il pr;senta sa poitrine nue en ;tendant sa main sur la femme qui paraissait dormir sur le grabat. Cette pantomime se passait dans une clart; si douteuse qu’il ;tait impossible ; Albert de pr;ciser rien de tous ces mouvements. Il d;crocha la lampe de l’anneau de fer qui la portait et s’avan;a vers le lit ; aussit;t le vieillard, d;pouillant le manteau qui le couvrait, le jeta sur le corps de cette femme immobile et parut lui-m;me tout nu aux regards d’Albert. Ce manteau, en cachant le corps, laissa la figure d;couverte : cette figure ;tait morte, ce corps ;tait un cadavre. Albert reporta sa lampe sur l’homme nu, qui, l’;il fix; sur la croix de son manteau, s’;tait baiss; pour ramasser son ;p;e : Albert l’;claira ; la face. Monstruosit; et d;go;t ! le nez avait ;t; coup;, la l;vre sup;rieure coup;e, les oreilles coup;es, la langue arrach;e ; toutes ces cicatrices, saignantes, gonfl;es, bleues ! Albert recula dans un premier mouvement d’horreur insurmontable. Un mouvement violent agita cette figure mutil;e ; ;tait-ce rire furieux, pri;re, d;sespoir ? Il n’y avait plus rien dans ce visage qu’une hideuse convulsion ; c’;tait impossible ; comprendre, impossible ; voir. Albert, ;pouvant; de d;go;t, ne put s’emp;cher de crier ; cette plaie vivante :
— Parlez ! parlez !
La langue manquait ; le malheureux se tordit en montrant sa bouche sanglante d;pouill;e de l;vres, d;pouill;e de langue. On avait tu; dans cet homme les deux grands organes de l’;me : la parole, sa plus nette ;mission ; le sourire, ce geste sublime du visage, sa plus touchante mimique. Albert d;tourna les yeux et les arr;ta sur Goldery, qui ;tait lui-m;me immobile d’horreur. Tous deux se regard;rent pour voir un visage.
Albert releva les yeux sur ce vieux guerrier, car les cheveux blancs qui flottaient sur son cou maigre et d;charn; disaient que c’;tait un vieillard, et ce front chauve, o; le casque les avait us;s, annon;ait que c’;tait un guerrier.
— Qui vous a mis dans cet ;tat ? dit Albert d’une voix qui, malgr; lui, tremblait dans son gosier. Ce sont les h;r;tiques ?
Le vieillard secoua lentement la t;te.
— Ce sont des brigands ?… des routiers ?… des mainades ?
; chaque mot une nouvelle n;gation.
— Qui donc ?
Le vieillard ;tendit son bras maigre sur les ;paules d’Albert et posa son doigt sur la croix de son manteau.
— Les crois;s ? s’;cria Albert avec indignation.
La t;te muette dit : — Oui.
— Les crois;s ! r;p;ta Albert.
Un gloussement sourd et informe sortit de cette bouche mutil;e : c’;tait l’expression impossible d’une ex;cration terrible. Ce gloussement continua jusqu’; devenir un cri, puis un hurlement : accusations, plaintes, mal;dictions, vengeances, murmur;es, cri;es, hurl;es. L’;me est puissante et forte, mon Dieu ! elle ;chappe aux mutilations du corps, elle perce dans toute vie ; tant qu’il reste ; l’homme un doigt ; remuer, elle parle ; elle parle sans regard, elle parle sans parole, ; ce point qu’Albert comprit si bien tout ce que ce vieillard n’avait pu dire, qu’il lui r;pondit :
— Oh ! certes, vengeance ! vengeance !
Cependant le vieillard se laissa tomber assis sur une pierre, o; il cacha sa t;te dans ses mains et dans ses genoux pour pleurer : on n’avait pas pu lui couper les larmes. Albert s’approcha lentement de Goldery, lui parlant du regard, le questionnant, lui disant dans ce muet appel :
— Qu’est-ce que cela ?… que faire ?… que d;cider ?
Mais la figure de Goldery ;tait s;rieuse et occup;e d’une pens;e qui sans doute l’absorbait, car il ne r;pondit pas aux regards de son ma;tre, et tout ; coup levant le bras et d;signant le vieillard du doigt, il dit ; Albert :
— Si c’;tait votre p;re ?
— Mon p;re ! s’;cria le chevalier d’une voix ;clatante et en jetant soudainement les yeux sur le vieillard.
Celui-ci s’;tait lev; ; ce cri ; ses yeux ouverts brillaient d’un ;clat singulier ; il s’approcha d’Albert, et, ; son tour, lui porta la clart; de la lampe au visage. C’;tait une ;pouvantable chose que cette mutuelle inspection : le vieillard, cherchant un fils sous ces traits qui ne pouvaient dissimuler l’horreur de l’;me, sous ce manteau o; reluisait la croix de ses meurtriers, et ce fils, demandant ; ce visage tronqu; quelques traits de ce grand et v;n;rable vieillard qu’il appelait son p;re et qui, au moment de son d;part pour la terre de Dieu, avait pos; ses mains et ses l;vres sur son front en lui disant :
— Sois brave.
Dans un mouvement convulsif, ses mains se port;rent encore au front d’Albert, et le vieillard, l’attirant ; lui, voulut presser contre le sien ce visage qu’il avait reconnu. Le fils recula devant cet ;pouvantable embrassement. Le malheureux, repouss;, chercha une parole ; il voulut crier quelque chose : « Albert ! » peut-;tre ; peut-;tre aussi : « Mon fils ! mon enfant ! » Il ne put pas. C’;tait un cri rauque, douloureux, sauvage, incessamment r;p;t;, ;pouvantable, d;chirant. Albert ;coutait, regardait ; tout frissonnait en lui, l’;me et le corps. Ces deux ;tres ne savaient plus par o; arriver l’un ; l’autre ; Albert aussi ;tait muet du mutisme atroce de son p;re. Enfin Goldery s’approcha.
— Dites-lui que vous vous appelez Albert de Saissac.
Et un cri plus profond partit de la gorge du vieillard, et sa t;te se baissa vivement en signe d’affirmation, et ses mains tremblaient au-dessus du front du chevalier, qu’il semblait b;nir, et sa t;te, se baissant toujours dans un mouvement convulsif, r;pondait autant qu’il pouvait r;pondre :
— Oui… oui… oui… oui… je le reconnais, c’est mon fils. Et alors Albert dit d’une voix sourde :
— Mon p;re !
Le vieillard ouvrit ses bras, le fils s’y jeta, tous deux pleur;rent pendant longtemps et s’entendirent ainsi. Goldery ne pleurait pas, il les regardait, et sa main pass;e dans ses cheveux, ses doigts qui labouraient convulsivement son cr;ne, semblaient y exciter une id;e atroce ; se montrer plus nette, plus perceptible qu’elle ne lui apparaissait.
Apr;s une telle reconnaissance, quel flux de paroles, quelle foule de questions ; faire pour le malheureux Albert ! mais ; qui les adresser ? Il s’;tait d;tach; des bras de son p;re et le consid;rait : horrible spectacle. — O; sont vos bourreaux ? — O; sont nos amis ? — Que faire ? — O; aller combattre ? — O; aller assassiner ? — Dites un nom. — D;signez une place. — Parlez donc, que j’;puise le sang des monstres et d;chire leurs entrailles de mes dents !
Tout cela ;tait ; dire et ; demander ; mais toute parole mourait en face de ce p;re sans parole, de ce visage sans trait ; une seule id;e per;a malgr; lui le silence convulsif d’Albert :
— Ma s;ur ! o; est ma s;ur ?
La main du p;re s’;tendit sur le cadavre.
— Ils l’ont ;gorg;e ! cria le fr;re.
Le p;re secoua la t;te, et arrachant le manteau, il montra sa fille nue et sans blessures.
— Elle est morte d’;pouvante ?
Il secoua la t;te encore.
— De d;sespoir ?
— Ni de d;sespoir, dit la t;te.
— Regardez comme elle est belle ! dit Goldery.
Albert leva les yeux sur son p;re ; le regard fit la question ; la t;te r;pondit : — Oui.
Et alors commen;a la plus effroyable pantomime, la plus sublime, la plus ;loquente ; et le vieillard se jeta comme un furieux au coin du souterrain et montra un anneau et des cha;nes plus fortes que nul homme, plus fortes m;me que le d;sespoir d’un p;re ; puis il montra ses yeux, le vieillard, ses yeux ; lui, qui avaient vu et voyaient encore ; puis des pots cass;s, du vin r;pandu sur la terre ; puis il chancelait comme un homme ivre en s’approchant de la paille o; gisait sa fille ; et l;, d’un geste impossible ; dire, il montrait ce cadavre, et passant alors ses mains au devant des yeux de son fils, qui n’avaient pas vu, il comptait sur ses doigts combien de crimes, combien d’outrages ; tout cela m;l; de cris, de pleurs, de pas insens;s ; et tout cela voulait dire clair comme le jour, qu’on dit venir d’un Dieu juste :
— Ils m’avaient li; ; cet anneau par des cha;nes, et ici, sous mes yeux, devant moi, entends-tu ? devant moi, ces hommes ivres, gorg;s de vin, se levaient de l’orgie, et allaient au lit de la victime, impatients l’un de l’autre, nombreux, plus nombreux que le vieillard n’avait eu de doigts pour les compter, et quelque chose qui ;chappe au discours voulut dire qu’au dernier elle ;tait d;j; morte.
Le vieillard ;tait tomb; ; genoux ; c;t; de sa fille. Albert e;t voulu dire un mot pour le consoler, il ne le trouva pas. E;t-il os; dire : « Je la vengerai, je tuerai les mis;rables ! » P;les serments, mis;rables promesses, paroles l;ches et futiles. Nulle langue humaine n’est ; la hauteur de certaines passions, nulle langue n’a le mot de certains d;sespoirs et de leur vengeance. Albert montra tout ce qu’il m;ditait dans un mot :
— Et ce sont des crois;s !
Le vieillard se releva et montra ; son fils la croix qu’il portait sur son ;paule. Albert sourit tristement, car cette croix n’;tait pas celle que la chr;tient; avait arbor;e contre ses propres enfants ; cependant il d;tacha le manteau, le jeta par terre, le foula aux pieds et frappa la croix du talon ; plusieurs reprises. Le vieux Saissac parut ;tre satisfait. Goldery ramassa le manteau et le plia soigneusement : il y avait une autre pens;e que celle d’un valet dans cet acte d’attention. Un silence fatal s’;tablit dans le souterrain.
II

L’;IL SANGLANT
Ce silence fut bient;t troubl; par un bruit de pas : deux hommes entr;rent ; l’attitude du vieux Saissac, ; leur aspect, t;moigna que c’;taient des amis, et ceux-ci comprirent ;galement que les deux guerriers qui occupaient le souterrain ;taient des leurs. Les nouveaux-venus portaient ; leurs mains des instruments qui annon;aient qu’ils avaient d;j; visit; cette retraite de malheur, pourquoi ils en ;taient sortis et pourquoi ils y rentraient ; l’un d’eux portait une b;che et une pioche ; l’autre avait un paquet de v;tements. Le plus jeune des nouveaux arriv;s s’approcha d’Albert et lui dit :
— Permettez-moi de vous demander qui vous ;tes.
— Je l’ai dit au sire de Saissac ; et, bien que ce soit au milieu des ruines de son ch;teau, personne n’a le droit de m’y demander mon nom lorsque son seigneur en est instruit ; mais ne puis-je savoir qui vous ;tes vous-m;me ?
— Sire chevalier, r;pondit le jeune homme, par le temps qui court, un nom, quel qu’il soit, est presque toujours un danger et n’est pas souvent un bouclier ; gardez le secret du v;tre : quant ; moi, je n’en ai plus : de deux ;tres qui ont prononc; mon nom avec amiti;, l’un est mort et l’autre a eu la langue arrach;e. Ce nom, en tant qu’il pourrait s’appliquer avec tendresse ; un ;tre vivant, est enseveli dans le cercueil du vicomte de B;ziers et dans le silence du sire de Saissac, et s’il est prononc; encore dans quelques mal;dictions, il ne l’est plus au moins que comme un vain son. Je suis mort sous ce nom qui vous e;t dit toute une touchante et terrible histoire ; mais celui que vous voyez devant vous, cet homme qui vous parle, r;pond toujours, soit ami ou ennemi qui l’appelle, cet homme r;pond au nom de l’;il sanglant.
Albert remarqua ; ce moment le visage de celui qui lui parlait : ses yeux flamboyants ;taient comme ench;ss;s dans une aur;ole d’un rouge livide ; il ;tait p;le, jeune ; ses cheveux tombaient ;pars et n;glig;s sur ses ;paules ; sa parole ;tait lente et solennelle, ses traits immobiles. Albert examina aussi son compagnon : c’;tait une physionomie ordinaire, mais elle avait aussi son trait de malheur : cet homme avait un ;il crev;. Albert s’;tonna, Goldery lui dit :
— Il n’y a donc pas un homme entier dans ce pays ?
— Jeune homme, dit Albert en s’adressant ; l’;il sanglant, il faut que vous m’instruisiez de l’;tat de la Provence ; vous avez parl; du cercueil du vicomte de B;ziers ; ce jeune et brave enfant est donc mort ?
L’;il sanglant parut ;tonn;.
— Vous me demandez, dit-il, ce dont le monde a retenti. D’o; venez-vous donc ?
— De la prison.
— Par o; donc ;tes-vous venu ?
— Par la mer et par la nuit.
— Eh bien ! sire chevalier, le soleil se l;vera dans quelques heures, et il vous ;clairera la Provence. Sa destin;e est ;crite sur sa surface comme le malheur sur nos visages ; elle a ses rides de malheur, ses mutilations sanglantes, ses clart;s ;teintes.
— Oh ! parlez-moi ! parlez-moi ! s’;cria Albert ; il ne faut pas perdre un jour pour la vengeance. J’en sais assez pour la d;sirer, pas assez pour l’accomplir.
— Vous parlez de vengeance, dit l’;il sanglant, et vous en parlez avec un visage qui ne s’est fl;tri ni dans les pleurs ni dans l’insomnie ; avec des armes que n’ont entam;es ni la hache, ni l’;p;e, ni la rouille ; avec un corps que n’a bris; ni la faim ni la torture. Qu’avez-vous souffert pour la souhaiter ?
— Mon nom te dira tout ce que j’ai souffert plus peut-;tre que je ne le sais moi-m;me : je m’appelle Albert de Saissac.
Le jeune homme le regarda fixement et se tut pendant quelques minutes ; puis il dit d’un air triste :
— Ainsi vous ;tes Albert de Saissac, le fils de ce vieillard mutil;, le fr;re de cette fille morte ; vous ;tes le fils et le fr;re l;gitime de ces deux infortun;s ; vous ;tes donc leur vengeur l;gitime. Eh bien ! soit, je vous dirai tout ce qu’il faut que vous sachiez.
— Tu me diras aussi qui tu es ?
Le vieux Saissac fit un signe d’affirmation.
— Non, dit le jeune homme en prenant tristement la main du vieillard, vous savez que tout ce que j’ai d’amour est enferm; dans un tombeau ; je ne veux plus d’un nom qui ne partirait plus du c;ur et n’y arriverait plus.
— Aimais-tu ma s;ur ? dit Albert, et devais-tu te nommer mon fr;re ?
L’;il sanglant tressaillit ; le vieillard sembla l’exciter ; accepter ce nom.
— Non, reprit encore l’;il sanglant ; je n’ai connu votre s;ur que telle que vous l’avez retrouv;e : morte, et heureuse d’;tre morte. Ne m’appelez point votre fr;re ; un homme m’a donn; une fois ce titre en sa vie ; je ne le porterai vis-;-vis de nul autre. Il ne faut pas, voyez-vous, que je puisse croire qu’il existe au monde quelqu’un, de plus qu’une femme et un enfant, ; qui je dois quelque chose de moi.
Puis se tournant vers Saissac, il ajouta :
— Voici votre fils ; c’est son devoir de vous venger ; il le fera. Permettez-moi de lui remettre le fardeau que je m’;tais impos; ; alors je serai libre pour le service auquel je me suis vou;. Songez que cela est juste ; vous avez un fils, c’est beaucoup ; celle qui m’attend est veuve, et son fils orphelin. Il faut partager les vengeances ; toutes les infortunes n’en ont pas.
Le vieillard baissa la t;te.
— Et maintenant, dit l’;il sanglant, rendons ce corps ; la terre.
— Dans ce souterrain ? dit Albert ; dans une terre non b;nite ?
— Sire chevalier, dit le jeune homme, l; o; la vie n’a plus d’asile, le tombeau n’a plus de sanctuaire. La croix ne prot;ge plus ni les cimeti;res ni les ;glises ; elle couvre ; l’;paule l’incendie, le meurtre et la d;vastation. Nous prierons et nous pleurerons, c’est une b;n;diction qui manque encore ; bien des tombeaux, quand il arrive que les tombeaux ne manquent pas aux cadavres.
L’homme ; l’;il crev;, qui s’appelait Arregui, et son compagnon se mirent ; creuser une fosse ; le vieillard prit dans le paquet une large toile de lin et enveloppa sa fille ; on la descendit dans la fosse, et on la recouvrit de terre. Chacun s’agenouilla et pria, except; l’;il sanglant, qui demeura debout sans prier. Albert, dont la pens;e, revenue de son premier ;tonnement, commen;ait ; mesurer tout cet ;pouvantable changement qu’une heure avait port; dans ses destin;es, Albert ;tait rest; ; genoux sur cette tombe dont les autres s’;taient d;j; relev;s. Il se voyait ;chapp; ; sa prison de Chypre, ivre de sa libert; et de son avenir, abordant ; cette terre de la patrie, la Provence, et courant ; cette patrie de la famille, le ch;teau de son p;re, o; il rapportait un nom illustre, une gloire pure, des richesses immenses et un amour. D;go;t; des ambitions du monde depuis qu’il avait vu tourner autour de lui les mis;rables passions d’avarice et d’orgueil qui s’armaient du nom du Christ pour ;largir le sol o; elles voulaient combattre ; ;puis; d’affections br;lantes dans cette br;lante Syrie o; il avait sem; ses jours aux combats, ses nuits aux volupt;s ; c;ur noble que la vie avait d;;u et qui comme un aigle qui ne trouve plus d’air pour son aile ; une certaine distance de la terre, s’;tait rabattu au repos du ch;teau et ; la reconnaissance amoureuse et paisible pour une femme qui l’avait sauv;, dans quel abime ;tait-il tomb; ? parmi quels rudes sentiers il lui fallait reprendre sa course ! que de p;nibles torrents ; traverser ! que de rochers ; gravir ! Il y pensait, et peut-;tre ;tait-il triste d’avoir tant ; faire, sans cependant reculer devant ce qui lui ;tait un devoir. La voix de l’;il sanglant l’interrompit :
— Sire chevalier, lui dit-il, nous sommes encore plus d;pouill;s que vous ne pensez ; les vainqueurs ne nous laissent pas un si long temps ; donner aux larmes : la tombe est ferm;e, la pri;re est dite ; il faut nous remettre debout et en marche. Voici des v;tements pour votre p;re, de la nourriture pour tous. H;tons-nous ; je vous dirai ensuite ce qui vous reste ; apprendre de l’;tat de la Provence.
— Je vous ;coute, dit Albert.
Mon ma;tre, ajouta Goldery, si on parle mal, on ;coute tr;s bien la bouche pleine ; prenez votre part de ce repas. Qui sait si nous en trouverons un pareil d’ici longtemps ?
Albert regarda Goldery d’un ;il irrit;.
— Cet homme a raison, dit l’;il sanglant. On voit bien que vous ;tes nouveau au malheur, sire chevalier ; cela vous semble une profanation de go;ter ; ce repas pr;s de cette tombe. Si pour vous la vie c’est la vengeance, il faut penser ; la vie, et la vie, sire chevalier, n’a plus seulement pour ennemis la lance et l’;p;e, elle a aussi la faim et la soif. Celui qui ; cette heure refuse un aliment est comme le soldat qui ne ramasserait pas une ;p;e perdue.
— Tr;s-bien, dit Goldery. On peut dire que le pain et l’eau sont les armes int;rieures du corps ; mais il faut les comparer aux armes de fer brut, tandis que les faisans savoureux et les vins de Chypre sont, pour ainsi dire, les armes magnifiques et cisel;es d’or et d’argent. Aux armes donc ! et vienne l’ennemi, il nous trouvera cuirass;s supr;, infr;, dextr;, sinistr;, ant;, post, comme Tullius Cicero, c’est-;-dire dessus, dessous, ; droite, ; gauche, par devant et par derri;re.
— Faites donc, dit Albert.
Tout le monde s’assit par terre, except; lui ; il admira comment ces hommes prenaient leur repas avec une apparente tranquillit;, tandis que lui, oppress; par ses ;motions, n’e;t ;prouv; que d;go;t ; l’odeur d’un aliment ; il s’assit dans un coin en attendant qu’ils eussent fini, cherchant quelle vengeance il pourrait tirer de ceux qui avaient si ;pouvantablement pass; sur sa famille. Pendant ce temps, Goldery, non moins bavard que gourmand, mettait ; profit les bouch;es o; il y avait passage pour la parole.
— Or, apprenez-moi, camarade, dit-il ; Arregui, qui diable vous a crev; l’;il si proprement : ce n’est assur;ment ni un coup de masse ni un coup de hache ; il faut que ce soit une fl;che mourante ou une ;p;e bien discr;te pour ne pas vous avoir travers; le cerveau lorsqu’elle ;tait en si bon chemin ?
— Ce n’est ni une ;p;e ni une fl;che, dit Arregui, c’est la lame d’un poignard rougie au feu.
— Est-ce parce que vous avez regard; la croix d’un mauvais ;il, ou regard; d’un ;il indiscret sous le voile de quelque belle fille, qu’un honn;te chr;tien ou un mari jaloux vous a trait; ainsi ? Depuis qu’ils ont fait la guerre aux Sarrasins, il y a des chevaliers qui se sont accommod;s de leurs mani;res de garder les femmes, ce qui me para;t tout ; fait contraire ; l’amour du prochain, recommand; par les saints ;vangiles.
— Dieu vous garde le sourire aux l;vres, dit gravement Arregui. Nous ;tions deux cents chevaliers dans le ch;teau de Cabaret, nous en sort;mes pour attaquer les crois;s qui investissaient Minerve, et nous leur avions br;l; leurs machines de si;ge, lorsqu’; notre retour nous f;mes surpris par Simon de Montfort. Il avait avec lui Aimery de Narbonne, le comte de Comminges et Baudoin de Toulouse, et venait d’attaquer et de vaincre G;rard de P;pieux. En effet, celui-ci, apr;s lui avoir fait hommage, s’;tait tourn; contre lui, et ayant pris dix de ses hommes, les avait fait pendre aux arbres de la route. Simon nous attaqua ; notre tour ; cent des n;tres p;rirent heureusement : le reste, et j’;tais du nombre, fut fait prisonnier. Quand on nous eut d;pouill;s de nos armes, on nous mit sur une seule ligne devant la tente du l;gat ; un bourreau s’approcha, et, sur l’ordre de Simon de Montfort et en sa pr;sence, il creva les deux yeux ; ces cent nobles chevaliers ; quand on fut arriv; ; moi, Simon cria au bourreau : — Il faut un conducteur ; ce b;tail ; laissez un ;il ; celui-ci pour qu’il reconduise le troupeau ; son capitaine. – Ainsi fut fait, et nous quitt;mes le camp des crois;s, attach;s ; la suite les uns des autres comme les mulets qu’on envoie ; la foire, moi en t;te et tra;nant apr;s moi ces cent nobles guerriers mutil;s.
— Et que devinrent tous ces bons chevaliers ? s’;cria Albert ; que sont devenus Minerve et Cabaret ?
— Tous ces chevaliers, dit Arregui, sont, les uns par les chemins, pauvres et mendiants ; les autres, morts de d;sespoir ou de faim ; quant ; Minerve et ; Cabaret, ils sont pris.
— Pris ! ces deux robustes ch;teaux sont au pouvoir de Montfort ! et de pareilles cruaut;s ont ;t; exerc;es contre leurs d;fenseurs ?
— ; Minerve, le b;cher a fait justice des chevaliers ; ; Cabaret, la potence ; partout le fer s’est ti;di ; ;gorger les femmes et les petits enfants.
— Horreur et insulte ! cria Albert, Simon a os; faire pendre des chevaliers !
— Quatre-vingts ont ;t; pendus ; Lavaur, en pr;sence du comte de Toulouse, leur suzerain, qui a pr;sid; ; ce crime.
— Quoi ! Lavaur est en leur pouvoir, reprit Albert, qui marchait d’;tonnement en ;tonnement, et Guiraude, la dame suzeraine de ce ch;teau, qu’en ont-ils fait ?
— Guiraude a ;t; pr;cipit;e dans un puits et ;cras;e sous les pierres.
— C’est un r;ve ! c’est impossible ! s’;cria Albert ; j’ai connu Simon en Terre-Sainte ; il ;tait renomm; pour sa valeur ; mais ce que vous me dites, c’est la rage d’un bourreau insens;. C’est la douleur qui vous fait parler ainsi !
— Et peut-;tre aussi la douleur, n’est-ce pas, dit l’;il sanglant, qui emp;che de parler votre p;re comme nous ?
— Oh ! malheur, malheur ! dit Albert ; pardonnez-moi, mais la t;te tourne ; de pareils r;cits ; gr;ce, mon p;re ! gr;ce et vengeance !
— Oui, vengeance ! dit Goldery, mais vengeance, bien entendu, ; l’italienne, longue, cuisante, douloureuse, qui emporte la chair du c;ur comme une sauce au piment emporte la peau du palais.
— Mais, dit Albert, o; trouver un asile pour mon p;re pendant ce temps d’ex;cration ?
— C’est ce qu’il faut que vous appreniez ; Toulouse, dit l’;il sanglant.
— ; Toulouse ! reprit Albert ; mais tout ; l’heure votre compagnon disait que Raymond combattait ; Lavaur avec les crois;s : il est donc de leur parti ?
— Il n’en est plus, r;pondit l’;il sanglant, Simon de Montfort est venu ; bout de sa l;chet;.
— Je ne comprends plus ce monde, dit Albert ; la l;chet; du comte de Toulouse, dites-vous ; mais il passait pour bonne lance et brave capitaine.
— Oh ! dit l’;il sanglant, je ne parle pas de sa valeur de chevalier, je parle de sa l;chet; de suzerain, de sa perfidie politique, qui l’associent ; tout brigand qui lui donne l’esp;rance d’accro;tre sa puissance. Il a pens; que les crois;s lui serviraient ; ce but, et il leur a pr;t; son aide pour abattre Roger, et depuis deux ans que cela s’est pass; et qu’il a reconnu que c’;tait sa ruine qu’il avait commenc;e dans celle de son neveu, il s’est cru forc; de continuer par n;cessit; ce qu’il a commenc; par trahison ; mais enfin il a, je pense, accompli sa derni;re infamie, il me l’a jur; du moins : puisse-t-il r;parer tout le mal qu’il a fait ; la Provence !
— Il lui sera difficile de r;parer celui qu’il a fait ; son honneur.
L’;il sanglant sourit am;rement.
— Son honneur ! sire chevalier ; les crois;s lui ont donn; un meilleur d;fenseur que Raymond ne le serait lui-m;me ; ils ont fait le comte si malheureux qu’il ne semble plus m;prisable. Son honneur, dites-vous ! Et d’abord quel juge en aura-t-il ? Ah ! oui, vous dites bien, vous sortez de prison et vous ;tes venu ici dans la nuit. Vous ne savez pas quel vertige de terreur s’est empar; de la Provence pendant deux ans entiers, apr;s que B;ziers et Carcassonne, ces deux grandes forteresses, qui avaient pour premier rempart leur terrible vicomte, furent tomb;es devant les crois;s. Sans doute Roger p;rit par trahison, mais on n’y songea pas ; on songea seulement que par le fer ou le poison ils avaient tu; Roger ; que l; o; son courage et sa prudence avaient failli, tout courage et toute prudence ;taient inutiles, et l’on s’;pouvanta. N’avez-vous pas entendu dire tout ; l’heure que Comminges a fait hommage ; Simon ?
— Comminges, dit Albert, le rude et farouche Comminges, qui a ;crit sur la borne de sa comt; : Qui entre y rentre, voulant dire que celui qui entrait en sa terre rentrait en terre ?
— Oui, Comminges, et comme lui, Aimery de Narbonne. Ce fier vassal des comtes de Toulouse, qui t;che toujours ; rehausser sa ville romaine au rang dont elle est d;chue, a subi le joug d’un Fran;ais, le joug d’un barbare, comme il les appelait.
— Mais, s’;cria Albert, Raymond Roger, le comte de Foix ?
— Il a pli; la t;te.
— Lui ! Oh ! tout est donc perdu ?
— Oui, dit l’;il sanglant, le comte de Foix, le dur comte de Foix et son fils, Roger-Bernard, tous deux ont pli; la t;te, une heure, un moment, ; la v;rit;, et ils se sont relev;s les premiers, terribles, furieux, mais enfin ils ont pli; la t;te ; l’aspect de ces arm;es qui s’amassent au loin pour s’abattre dans nos champs comme des nu;es d’insectes ; ils ont demand; protection aux ennemis plut;t qu’; leur ;p;e : ;’a ;t; un d;lire o; rien ne se voyait plus, o; rien ne se jugeait plus nettement, ; travers les fum;es des incendies et les vapeurs de sang qu’exhalait la terre. Tout ;tait devenu danger, l’ami de la veille comme l’ami de vingt ans, le parent, l’alli;, le fr;re : le bourgeois faisait peur au noble, le noble au bourgeois, le pr;tre au la;que ; le passant ;tait un ennemi ; les serviteurs des ennemis ; les fils des ennemis. Mais enfin on commence ; voir clair sur les cendres ;teintes des cit;s mortes, et on peut reconna;tre ses amis de ses ennemis dans ces populations clairsem;es qui restent debout, les pieds dans le sang. L’heure de la d;livrance approche.
En disant ces mots, l’;il sanglant se leva, puis il ajouta :
— Le jour est venu, il nous faut mettre en route.
— Allons ! dit Albert ; mais par quels sentiers assez d;tourn;s arriverons-nous ; Toulouse ; travers cette inondation de barbares, quatre que nous sommes et ; peine arm;s ? Ne pourrais-je d’abord regagner mon vaisseau ? J’y ai laiss; des hommes et des armes.
— Ne vous mettez point en peine de notre voyage, nous en surmonterons ais;ment les difficult;s, du moins je l’esp;re. Laissez votre vaisseau vous attendre jusqu’; ce que vous ayez pris parti et soyez en ;tat d’employer utilement vos tr;sors. ; Toulouse ! ; Toulouse ! sire chevalier. C’est l; que nous saurons si la Provence sera une comt; suzeraine ou une province vassale.
III

CHEVALIER FA;DIT.
Ils partirent donc ; un voile de lin couvrait la figure du vieux Saissac ; l’;il sanglant et Arregui s’envelopp;rent de m;me le visage. Ce voile qui cachait toutes ces t;tes mutil;es ;tait un capuchon perc; ; la hauteur des yeux. Albert et Goldery retrouv;rent leurs chevaux o; ils les avaient laiss;s. Au sifflet de l’;il sanglant, un homme voil; comme ils l’;taient lui amena des roussins sur lesquels ils mont;rent. Ils se dirig;rent vers Carcassonne. La marche fut silencieuse ; elle fut ;loquente aussi. Oh ! quelle mis;rable Provence les Fran;ais avaient faite de cette belle Provence ! Quelle comt; nue et st;rile de cette comt; si f;conde, si richement v;tue de villes, d’hommes et de moissons !
C’est une chose horrible ; voir que les restes d’un champ de bataille o; des milliers d’hommes ont p;ri ; cependant cet aspect de morts est, comme la vie humaine elle-m;me, rapidement et facilement effac; : viennent d’autres hommes qui jettent de la terre sur les cadavres, et la terre, bient;t apr;s reverdit sous les pr;s, jaunit sous les moissons ; il n’y para;t qu’aux endroits o; la v;g;tation plus fra;che s’enrichit des d;bris de l’homme. Mais lorsque la d;vastation s’est adress;e ; la terre ;ternelle et aux villes de longues dur;es, les traces qu’elle leur laisse ont quelque chose de durable et, ce semble, d’indestructible comme elles. Quand les for;ts ont ;t; incendi;es, les moissons arrach;es, les ch;teaux d;molis, il y en a pour des si;cles ; cicatriser ces profondes blessures. Longtemps les landes tiennent la place des campagnes sem;es, les ruines des monuments.
L’homme, ;pouvant; de la chute de ces forts abris, ne se prend pas ; les reconstruire sur l’heure, et comme l’oiseau dont l’orage a bris; le nid, il s’abrite, jusqu’; la fin de la saison, sous une feuille ou derri;re un pan de mur. Il faut ; l’oiseau, pour refaire son nid, une ann;e nouvelle qui lui rende le printemps et ses amours ; ; l’homme, il faut un avenir nouveau qui lui redonne sa foi dans la dur;e et dans la force des choses ; il lui faut une g;n;ration nouvelle.
Albert en traversant cette contr;e, en voyant toutes ces traces de d;vastation, sentait un d;sespoir particulier. Ce n’;tait pas celui du malheur pr;sent, ce n’;tait pas de ne rencontrer que des routes d;sertes, des masures inhabit;es, de voir errer au loin quelques p;les habitants qui, debout sur la lisi;re des bois, s’y enfon;aient comme un gibier timide au seul aspect ou au premier bruit d’un homme arm; : tous ces malheurs avaient ;t; d;pass;s par lui du premier coup et de bien loin. Son p;re mutil;, sa s;ur morte, son ch;teau d;moli, ses vassaux disparus, lui avaient trop personnellement et trop profond;ment inflig; les plus dures infortunes pour qu’il ressent;t un nouveau d;sespoir, une nouvelle col;re ; l’aspect d’infortunes pareilles. Seulement il calculait ses chances de rendre le mal pour le mal au m;me degr; qu’il l’avait re;u. Il pensait ; cet instant comme Goldery. Que sera-ce donc que chasser ses ennemis de la Provence pour qu’ils retournent dans leurs terres f;condes, sous le toit entier de leurs demeures, en laissant derri;re eux les champs d;vast;s et les maisons ruin;es ? Que sera-ce que de frapper ; la t;te ou au c;ur un ennemi arm;, et de l’envoyer dormir dans la tombe, lorsqu’il laissera derri;re lui des vieillards mutil;s, des filles viol;es, des femmes outrag;es ? Oh ! ce n’est pas cela qu’il fallait ; Albert ! ce n’;tait pas cela, et cependant comment aller jusque dans les terres de ces insolents agresseurs, rendre ; eux et ; leurs familles la destruction et l’outrage qu’ils avaient sem;s en Provence ? Voil; ce qui occupait Albert pendant cette marche, ce qui lui donnait l’air d’un profond d;sespoir. L’;il sanglant s’y trompa et lui dit :
— Cela vous ;pouvante, sire chevalier, de lutter contre les ennemis qui ont eu le pouvoir et la cruaut; d’exercer de tels ravages ?
Goldery haussa les ;paules, et dit ; l’;il sanglant, tandis qu’Albert gardait le silence :
— Ne demandez jamais ; cet homme ce qui l’;pouvante, car il n’aurait rien ; vous r;pondre, et vous voyez bien qu’il ne vous r;pond rien. Demandez-lui plut;t ce qu’il compte faire, car, entendez-vous, c’est de pareilles m;ditations que sortent presque toujours pour lui les projets les plus insens;s. D’autres, apr;s avoir r;v; qu’ils peuvent devenir rois, ou voler dans les airs, ou vivre dans l’eau, ou d;ner dix fois par jour, laissent toutes ces imaginations de c;t; et reprennent l’habitude de leur vie ordinaire. Quant ; celui-ci, s’il lui vient ; l’id;e qu’une chose est possible et qu’il soit n;cessaire ou agr;able de la faire, il s’y attelle sur-le-champ sans cris ni fanfares, et souvent il est arriv; qu’on ne le croit pas encore parti. Le pauvre homme ! voici la premi;re fois qu’un de ses projets bien arr;t; se trouve malgr; lui renvers; et impraticable. Il s’;tait jur; de renoncer aux rudes travaux de la guerre, aux rivalit;s d’amour, d’;clat ou de gloire ; il avait arrang; sa vie dans son ch;teau, et dans cette vie il avait arrang; comment il gouvernerait ses vassaux, comment il marierait sa s;ur, honorerait son p;re, et go;terait enfin le repos au sein d’une excellente cuisine. Adieu son beau r;ve, car il n’y a plus ni terres, ni ch;teau, ni s;ur, ni cuisine ! et quant ; ce qui reste de son p;re, c’est pis que sa s;ur morte et le ch;teau d;moli, c’est une plaie ouverte, qui parle sans cesse et crie vengeance ! Le voil; donc remis ; l’;uvre malgr; lui. Je ne sais de quel prix, mais, certes, il fera payer cher ses peines ; ses ennemis, non seulement pour le mal qu’ils lui ont fait, mais pour le bien qu’ils l’emp;chent de go;ter.
— Et, dit l’;il sanglant, le servirez-vous dans ses desseins ?
— Oui, selon la voie qu’il prendra : s’il faut poursuivre la vengeance la cuirasse aux flancs, le casque en t;te, par les routes et sur les remparts des villes, je me retire dans quelque abbaye. Si le sire Albert comprend que les premi;res armes de la vengeance sont le sourire, la joie et la bonne ch;re, alors je me voue ; lui c;ur et ventre.
— N’;tes-vous pas le bouffon de sire Albert ? dit l’;il sanglant d’un ton d;daigneux.
Goldery p;lit ; ce mot, et un premier et imperceptible mouvement de col;re lui fit regarder son ;p;e, mais il n’y parut pas autrement, et il reprit d’un ton o; le sarcasme per;ait trop fortement pour ne pas ;tre aper;u :
— Oui, vraiment, je suis son bouffon, mon ma;tre ; mais pas ; ce point que je ne puisse vous dire des choses tr;s-sens;es : par exemple, que c’est une loi juste qu’un seigneur vende ; ses vassaux le droit d’;tre hommes, c’est-;-dire le droit de se marier et de se reproduire, et qu’il leur impose en outre la leude pour son propre mariage, de mani;re qu’ils paient pour qu’il naisse un esclave d’eux, et qu’ils paient pour qu’il naisse un ma;tre de leur seigneur. Je trouve que c’est une loi admirable qui fait qu’on peut tuer un juif pour douze sous, ce qui, pourvu qu’on en trouve vingt-quatre dans la poche de l’inf;me, en rapporte exactement douze. Je trouve que c’est une merveilleuse ;quit; que le m;decin qui tue soit pay; comme le m;decin qui gu;rit, qu’il est d’exacte justice qu’on pende le serf qui vole une pomme ; un abb;, et que l’abb; soit r;primand; qui vole un champ ; un la;que. J’admire qu’on soit b;ni et sauv; pour avoir br;l;, ;gorg;, viol;, et qu’on soit maudit pour avoir ;t; ;gorg;, viol;, br;l;. J’admire que mon ma;tre ait le droit de se faire tuer par Simon de Montfort en personne, en lui disant : « Tu as menti ! » et que moi je sois br;l; vif par son bourreau pour lui avoir dit : « Vous vous trompez. » Mais ce que j’admire plus, c’est que non seulement ceux qui profitent de cet ;tat de choses le trouvent juste, mais que ceux qui en p;tissent le trouvent juste de m;me ; preuve sublime que cela est juste et sera ;ternellement juste. Oh ! mon ma;tre, je connais la sagesse humaine, quoique bouffon, et si je ne la professe pas toujours, c’est que je suis un bouffon, pay; pour dire des bouffonneries et en faire ; mais voil; si longtemps que j’en fais pour le compte d’un autre que j’en veux faire une ; mon profit. J’ai quarante ans, je suis robuste, je manie assez bien la lance, assez bien l’;p;e, je puis ceindre la ceinture militaire, m;riter les ;perons, gagner un fief, l’entourer de bons remparts, avoir une belle femme qui fera l’envie de tous mes voisins, de jolis enfants qu’ils aimeraient autant que moi, et mourir l’;p;e au flanc et le casque en t;te dans un glorieux combat ; eh bien ! je suis ; peu pr;s r;solu ; me faire moine, ; vivre du bien des autres au lieu du mien, ; avoir la femme des autres au lieu de pr;ter la mienne, ; m’engraisser de repos et de bonne ch;re et ; mourir d’indigestion.
— Que ne le faites-vous sur-le-champ ? dit l’;il sanglant avec m;pris.
— Oh ! dit Goldery avec un soupir, c’est que les braves et les sages de ce monde n’ont pas laiss; un coin de terre que je connaisse o; un mis;rable fou puisse se cacher, c’est une ribaudaille magnifique de combats d’h;ro;sme et de vertus. L’empereur Othon se bat avec le roi de France, le roi de France se bat avec le roi d’Angleterre, l’empereur grec avec le roi de Chypre, le roi d’Aragon avec les Maures ; le pape se bat, les seigneurs se battent, les bourgeois se battent, les serfs se battent : ; droite, ; gauche, en avant, en arri;re, les grands entre eux, les petits entre eux, les grands contre les grands, les grands contre les petits. Que voulez-vous que fasse un pauvre bouffon parmi tant de sagesse humaine ? Il y perd sa folie, il se r;signe ; la dignit; humaine, et il court les chemins sur un mauvais roussin, avec l’esp;rance d’avoir le nez coup;, l’;il crev; et la langue arrach;e, ce qui m’est assez indiff;rent pourvu qu’on me laisse mes dents, qui sont les plus fortes de ce monde depuis que le digne chevalier Gal;as en est sorti.
Pendant ce temps Albert avait continu; ses m;ditations ; bient;t il releva la t;te et demanda d’une voix sereine et douce :
— N’est-ce pas Carcassonne que je vois poindre l;-bas ?
— C’est la malheureuse Carcassonne, et c’est la banni;re de Simon qui flotte sur sa haute tour.
— C’est vrai, je la reconnais, dit Albert d’un air simple et indiff;rent.
— Est-ce qu’il a envie de mettre le feu ; la ville ? dit Goldery, comme s’interrogeant lui-m;me.
— Pourquoi ? reprit l’;il sanglant ; sa tranquillit; est, ce me semble, rassurante.
— Oh ! par saint Satan, il faut qu’il ait d;couvert quelque chose d’atroce pour ;tre si doux et si paisible. Ma;tre, sachez ceci : il y a un malheur horrible pour quelqu’un dans tout sourire qui effleure les l;vres du chevalier de Saissac lorsque celles d’un autre prononceraient une mal;diction ; nous verrons de cruelles choses, mon ma;tre.
Comme ils parlaient ainsi, ils arriv;rent en vue des portes de Carcassonne. ; une certaine distance et lorsqu’ils eurent gagn; un endroit o; ils ne pouvaient ;tre aper;us des sentinelles, Arregui et l’;il sanglant lev;rent leurs capuchons et s’attach;rent tous les deux un masque admirablement fait et qui repr;sentait dans toute son horreur une mutilation pareille ; celle qu’avait subie le malheureux sire de Saissac. Goldery, qui ;tait dans un pays o; l’art de contrefaire les visages avec de la cire appliqu;e sur une toile blanche ;tait d;j; fort avanc;, Goldery se prit ; admirer ce masque et d;clara qu’il n’en avait jamais vu de si parfaitement travaill;.
— C’est mon ;uvre, dit l’;il sanglant, et il fut un temps o; je savais les faire gracieux pour les joyeuses f;tes. Puis, s’adressant ; Albert, il ajouta en montrant ce masque hideux :
— Sire chevalier, voici un droit de passage que la rage des uns et la vengeance des autres a rendu respectable ; tous. Quand crois;s ou h;r;tiques ont r;duit un homme en pareil ;tat, ni h;r;tiques ni crois;s ne peuvent le reconna;tre pour ce qu’il a ;t; ni le lui demander ; aussi, au milieu de cet ;gorgement g;n;ral, s’est-il ;tabli une sorte de piti; int;ress;e et mutuelle. Ce capuchon dit ; tous : « Voici un mutil;, » et ce mutil; chacun le laisse passer, car il peut ;tre un de ses fr;res. Ainsi traverserons-nous ais;ment Carcassonne. Quant ; vous, choisissez de tromper la surveillance des Fran;ais en rev;tant votre manteau de crois; et vous donnant pour un des leurs arriv; de la Terre-Sainte, comme il est vrai, ou r;solvez-vous ; subir l’humiliation des chevaliers fa;dits.
— Sur le salut de mon ;me, dit Albert, j’ai jur; que cette croix ne me salirait plus l’;paule ; et duss;-je ;tre damn; pour ce serment, elle ne la touchera plus : je subirai toute humiliation.
— Ainsi, dit l’;il sanglant, vous vous laisserez d;pouiller ?
— Je ferai tout ce qu’il faudra, r;pondit froidement Albert en l’interrompant ; et toi, Goldery, tu souffriras sans rien dire tout ce qu’on t’imposera. Assurez-moi seulement qu’on n’attaquera pas notre vie.
— Je vous en r;ponds autant qu’un homme peut r;pondre de quelque chose.
— Allons donc ! dit Albert.
— Diable ! dit Goldery, ceci devient effrayant ; quelle id;e ;trange lui est venue !
— Votre ma;tre est bien facile, dit l’;il sanglant bas ; Goldery : une humiliation ne lui co;te rien.
— Que voulez-vous ! dit Goldery ; j’ai vu des jours o; il e;t pay; dix sequins au meilleur chevalier de la chr;tient; pour qu’il crach;t sur son ;cu, afin d’avoir une bonne raison de le tailler en pi;ces. Le bon sire se verse quelquefois ainsi un peu de vinaigre sur sa blessure, un peu d’huile sur son feu, pour les irriter. Je crois qu’il se d;piterait maintenant si on lui rendait ; cette heure son ch;teau, son p;re et sa s;ur ; il ne changerait probablement pas de dessein, mais il ne l’ex;cuterait pas avec cette tranquillit; de conscience qui lui fera tuer, ou br;ler, ou ;gorger, ou manger son ennemi, comme il l’a r;solu.
— Croyez-vous qu’il tente cela contre Simon de Monfort ?
— Cela ou autre chose : demandez-le-lui, car le diable, qui lui a inspir; ce qu’il veut faire, ne le sait peut-;tre pas lui-m;me.
Ils ;taient tout ; fait pr;s des portes de Carcassonne ; ils se pr;sent;rent ; la t;te du pont qui d;fendait celle par laquelle ils voulaient entrer ; ils la travers;rent ; mais, arriv;s sous l’arcade de la tour, ils ne purent aller plus loin, parce qu’une nombreuse cavalcade qui allait sortir leur barra le passage : c’;tait une joyeuse compagnie compos;e de chevaliers couverts de riches et l;g;res armures, de dames mont;es sur de gracieuses haquen;es. En t;te de la cavalcade se trouvait une femme d’une figure majestueuse ; cette femme avait une de ces beaut;s pures qui tiennent aux lignes du visage plut;t qu’; l’;clat et ; la fra;cheur de la jeunesse, de fa;on que, bien qu’elle avou;t avoir d;j; quarante ans, elle gardait une perfection de traits si id;ale que, d;s le premier aspect, on ne pouvait s’emp;cher de dire que cette femme avait d; ;tre admirablement belle. Puis, lorsqu’un sourire lent et doux animait sa bouche et laissait voir l’;clat de ses dents, lorsqu’une ;motion grave de fiert; faisait briller ses yeux, on la trouvait admirablement belle encore ; sa taille ;tait ;lev;e et son maintien s;rieux. ; sa droite marchait sur un cheval puissant un jeune homme de vingt-cinq ans pesamment cuirass; ; il semblait occup; d’une pens;e s;v;re et jetait des regards peu bienveillants sur un second cavalier qui marchait ; la gauche de cette dame. Celui-ci ;tait un p;le et bel adolescent de vingt ans ; peine ; une froideur hautaine r;pondait seule aux regards courrouc;s de son compagnon ; une attention continue de la dame semblait seule pr;venir entre eux une explication qui ne pouvait ;tre que violente.
— Amauri, disait-elle au premier en descendant au petit pas de sa haquen;e la rue qui menait ; la porte, je ferai ce que veut mon mari, j’irai au-devant des crois;s qui arrivent des fronti;res du Nord, je les am;nerai dans cette ville et je la d;fendrai jusqu’; sa derni;re pierre. Je suis d’un nom et d’un sang qui a coutume des combats, et, quoique femme et ignorante de l’art de la guerre, j’esp;re assez bien faire pour que le nom de Montmorency ne fasse pas honte ; celui de Montfort.
— Ma m;re, r;pondit le jeune homme, si le nom de Montmorency n’;tait port; que par des femmes, il serait, et surtout en vous, un exemple de vertu, de douceur et de courage ; mais il est port; aussi par des hommes qui ne lui font pas rendre les respects auxquels vous l’avez accoutum;.
— Mon fils, dit la comtesse de Montfort, vous ;tes dur et injuste dans vos paroles contre ceux de ma famille ; vous oubliez que vous me blessez en me parlant de la sorte.
— Ce n’est pas vous que je voulais blesser, ma m;re, dit Amauri, ce n’est pas vous, r;p;ta-t-il en regardant le jeune homme en face.
— Amauri, je vous en supplie, cessez, dit vivement la comtesse.
— Laissez, laissez, ma belle tante, dit avec une d;daigneuse froideur le jeune homme p;le, les reproches de mon brave cousin sont, comme les coups de son ;p;e, bien adress;s et bien re;us ; bien adress;s, car je sais que c’est de moi qu’il parle ; bien re;us, car ils ne m’;branleront pas plus que le coup qu’il me porta par derri;re dans le pas d’armes de Compi;gne, et apr;s lequel je l’;tendis sur le sol d’un revers de mon bois de lance ; les traits de sa langue ont du moins cet avantage qu’ils sont port;s en face.
— Sire Bouchard ! reprit violemment Amauri, dont le visage avait p;li de col;re, ce combat dont vous avez parl; ;tait un jeu ; cette rencontre avait lieu avec les armes courtoises, et nous savons qu’en fait de jeux, vous ;tes d’un grand savoir, depuis celui des d;s et des ;checs jusqu’; celui des tensons ; qu’en fait de courtoisie, il n’est gu;re de dames, m;me parmi celles qui ne devraient plus avoir rien ; en faire, qui ne vous donnent la palme pour ramasser un ;ventail ou danser une mauresque.
La comtesse de Montfort devint rouge et baissa les yeux. Le propos de son fils n’e;t pas ;t; ;videmment pour elle, d’apr;s le ton moiti; amer, moiti; r;serv; dont il le pronon;a, d’autres propos mals;ants n’eussent pas ;t; d;j; tenus sur l’intime protection que la comtesse accordait ; Bouchard, que le trouble que ces mots caus;rent ; Alix en e;t averti les moins clairvoyants. L’impassibilit; d;daigneuse de Bouchard en fut un moment alt;r;e ; mais il reprit ; l’instant m;me sa railleuse indolence et r;pondit ; Amauri :
— V;ritablement, mon aimable cousin, vous auriez raison de m;priser cette palme, et il n’y aurait pas grand m;rite ; la remporter si on consid;rait ; quels concurrents on la dispute ; mais elle devient inappr;ciable pour moi et respectable pour tous lorsqu’on sait la main qui me l’a donn;e. N’est-ce pas, ce me semble, la dame de Penaultier, votre belle ma;tresse, qui m’a proclam; le plus gentil chevalier de la croisade ?
Amauri se tut ; il comprit, au trouble de sa m;re, qu’il l’avait profond;ment bless;e ; une larme roulait dans les beaux yeux d’Alix, et le ressentiment qu’il ;prouvait contre Bouchard ne l’emporta pas sur l’affection sinc;re qu’il portait ; la comtesse. D’ailleurs, ils ;taient arriv;s sous la porte o; s’;taient arr;t;s Albert et ses compagnons, et ce fut un pr;texte pour abandonner un sujet d’entretien o; toutes les paroles br;laient.
Pendant que les trois premi;res personnes de la cavalcade s’entretenaient ainsi, on riait aux ;clats et on parlait bruyamment derri;re eux : une femme ;tait encore le centre de cette ga;t; qui ;clatait parmi cinq ou six chevaliers qui l’entouraient ; cette femme ;tait B;rang;re de Montfort. B;rang;re avait vingt ans. Un ;il d’aigle, un teint ;clatant sur une peau brune et velout;e, des l;vres minces et railleuses, des cheveux noirs et abondants, une taille imposante, lui donnaient une beaut; dure et hardie qui eut effray; plus d’un chevalier, si une libert; de pens;e et une coquetterie audacieuse ne lui eussent encha;n; beaucoup d’hommages. Fi;re d’une froideur qui passait pour inabordable, elle osait beaucoup plus dans ce qu’elle faisait et dans ce qu’elle bl;mait : elle affichait publiquement l’amour de certains chevaliers pour elle et livrait aux soup;ons les plus outrageants la femme qu’un regard timide allait chercher dans sa modestie.
— Sire de Mauvoisin, disait-elle ; un chevalier qui se tenait aupr;s d’elle, je commence ; croire que mon cousin Bouchard veut entrer dans l’;glise et qu’il a fait v;u de chastet; ; voyez comme il fuit la soci;t; des dames et les entretiens joyeux ; le voil;, avec ma m;re ou mon fr;re, occup; sans doute de quelque si;ge ou bataille.
— Je ne sais, dit Robert de Mauvoisin, si c’est ; lui qu’on peut appliquer justement votre supposition ; mais je crois que ce sont les chevaliers qui se sont vou;s ; vous servir, qui ont fait v;u de chastet; pour toute leur vie.
B;rang;re prit un air de moquerie hautaine et r;pondit :
— Certes, messire, ce v;u ne vous co;te gu;re ; remplir, si l’histoire est vraie de la prise de Saissac et de ce qu’on dit de la fille de son capitaine.
Mauvoisin parut embarrass; ; mais un autre cavalier qui ;tait pr;s de B;rang;re s’empressa de r;pondre pour lui :
— Le fait du sire de Mauvoisin n’est coupable ni aux yeux de la religion ni ; ceux de la courtoisie. Poss;der une fille h;r;tique pour l’amour qu’on a d’elle et celui qu’elle vous porte, et y trouver joie et volupt;, c’est crime et p;ch; mortel ; mais la poss;der en haine de son h;r;sie, pour la torturer et la fl;trir, ce n’est point crime ni p;ch;, c’est d;votion et absolu d;vouement ; la cause du Seigneur.
— Je sais que le concile d’Arles l’a jug; ainsi ; mais, ma;tre Foulques, reprit B;rang;re, vous qui, avant d’;tre ;v;que, ;tiez un vaillant chevalier, dites-moi si, vous disant amoureux d’une dame, vous eussiez voulu faire vos d;votions ; ce prix et m;riter le ciel de cette fa;on ?
— Certes, dit Foulques avec un ton leste et assur;, je vous jure, madame, que si vous ;tiez h;r;tique, j’irais tout droit et souvent en paradis.
— Pardieu ! dit Gui de L;vis, cela vaudrait bien la peine de se damner ; vous l’avez propos; ; une moindre beaut;, ma;tre Foulques, lorsque vous ;criviez ; la vicomtesse de Marseille :

Per tes douls ;ils anant a la croisada,
Me salbar; s; bos per una’;aillada,
E din ton leit se t’almagos ambe jou,
Me dannar; se bos per un poutou.

— Messire Gui, dit aigrement B;rang;re, nous, ; qui mon p;re n’a pas donn; de ch;tellenie dans la Provence, nous n’avons pas senti le besoin d’apprendre la langue proven;ale comme vous qui avez ; gouverner vos nouveaux vassaux de Mirepoix ; dites-nous donc ce que le v;n;rable ;v;que Foulques proposait de faire pour la vicomtesse de Marseille et ce que vous feriez volontiers pour nous.
— Je demande pardon ; l’illustre Foulques si je rends si mal en langue fran;aise ses belles rimes proven;ales ; mais si le po;te me condamne, l’;v;que m’absoudra. Voici, madame, un march; que tout le monde vous offrirait et que vous ne voulez tenir avec personne :

Pour les doux yeux allant ; la croisade,
Me sauverai, s’il faut, pour une ;illade,
Et dans ton lit si tu veux me glisser,
Me damnerai, s’il faut, pour un baiser.

La galanterie grossi;re du temps fut ;merveill;e de la d;licatesse du quatrain proven;al, et la traduction valut ; Gui de L;vis un charmant regard de B;rang;re.
— Mon ami, dit Mauvoisin en lui tendant la main, bon voyage et bonne r;ussite ; adieu ! je fais des v;ux pour votre salut.
— Pourquoi ? dit B;rang;re.
— C’est qu’il vient d’obtenir un regard qui l’oblige ; partir sur l’heure pour la croisade, s’il est chevalier de bonne foi dans ses devises d’amour comme de guerre.
— Eh ! n’y suis-je pas ! dit Gui ; ne sommes-nous pas tous en croisade ?
— Et en voie de salut, messires, dit B;rang;re ; car, pour la damnation propos;e, je suis trop bonne catholique pour vous la d;partir.
On s’entretenait ainsi dans cette partie de la cavalcade, et de nombreux chevaliers suivaient encore, parlant plus s;rieusement de guerre, lorsqu’ils arriv;rent ; la porte dont nous avons parl;. Albert attacha ses yeux ;tincelants sur Amauri de Montfort, et celui-ci, l’ayant aper;u, jeta sur lui la mauvaise humeur que lui avait laiss;e sa contestation avec Bouchard.
— Qui es-tu ? lui cria-t-il ; d’o; vient que, si tu es de ceux qui se sont arm;s pour le triomphe du Christ, tu ne portes pas le signe v;n;r; de la croix, ou que, si tu es des chevaliers vaincus de la langue proven;ale, tu oses enfreindre les ordres du concile d’Arles ?
— Je suis de la Provence, r;pondit Albert, et j’ignore ces ordres.
— Mauvoisin, cria Amauri, enseigne-les-lui, et qu’il apprenne ; les respecter.
Mauvoisin s’approcha, et aussit;t le vieux Saissac, poussant un cri terrible, le d;signa ; Albert en le montrant du doigt.
; la pression convulsive de la main de son p;re, Albert comprit que c’;tait Mauvoisin qui avait pass; deux jours avant dans le ch;teau de Saissac.
— Ah ! c’est lui, dit tout bas Albert ; c’est bien !
— Voyons, mon chevalier, dit B;rang;re ; Mauvoisin, enlevez ; ce fa;dit son cheval de bataille, brisez-lui son ;p;e et son poignard, d;chaussez-le d’un ;peron, d’apr;s les canons du saint concile, mais que ce soit au-del; de la porte, en rase campagne, au combat et par la victoire.
— Non, dit Albert, je ne suis pas digne de combattre le sire de Mauvoisin.
— Ma fille, ajouta la comtesse de Montfort, pourquoi exciter ces deux chevaliers ; un combat mortel ? Si le Proven;al se soumet ; la loi, faut-il encore lui faire courir le risque de perdre la vie ?
— Merci de votre protection, madame, dit Albert ; j’aime la vie et ne suis pas encore en d;sir de la perdre, j’attendrai pour cela des jours plus heureux.
— Allons ! Mauvoisin, reprit Amauri, finis-en avec ce l;che discoureur, et n’;coute point ma folle de s;ur ; h;te-toi, Mauvoisin.
— Donc, dit Albert ; la comtesse de Montfort, d’apr;s le nom que vous avez donn; ; cette jeune dame et celui que lui a donn; ce chevalier, car vous l’avez appel;e votre fille et lui sa s;ur, vous ;tes la m;re de tous deux : alors celui-ci est Amauri, et cette dame est B;rang;re, la fi;re demoiselle, puisque vous ;tes Alix de Montmorency, comtesse de Montfort et de Leicester ?
— De B;ziers, de Carcassonne, de Rasez et d’Albi, de Foix et de Conserans, et bient;t de Toulouse et de Provence, ajouta Foulques.
— Je ne pensais pas avoir sauv; une si puissante suzeraine, le jour que je la cachai ; l’abri de mon bouclier, tandis que soixante Sarrasins le frappaient de leurs cimeterres.
— Et le bouclier ;tendu sur ma t;te n’a pas fl;chi d’un pouce ; ah ! je vous reconnais, vous ;tes Albert de Saissac !
— Albert de Saissac ! s’;cria Mauvoisin en reculant et en portant la main ; son ;p;e ; Albert de Saissac ! r;p;ta-t-il.
Et ce nom courut par toute la cavalcade, car la prise de Saissac ;tait le dernier ;v;nement marquant de la guerre ; il ;tait aussi celui o; la rage des crois;s s’;tait assouvie dans les exc;s les plus extravagants ; puis il se fit un profond silence et tout le monde se regarda d’un air d’;tonnement, B;rang;re seule, ; qui tout homme qui semblait ;tre de quelque int;r;t pour sa m;re devenait un objet de moquerie, lui dit d’un air dont la l;g;ret; ;tait d’autant plus affreuse qu’elle n’;tait pas jou;e :
— Et avez-vous visit; votre ch;teau, messire, depuis votre retour de la Terre-Sainte ?
Cette question jeta une sorte d’effroi parmi tous ceux qui l’avaient entendue ; mais la r;ponse d’Albert les gla;a enti;rement.
— Oui, vraiment, r;pondit-il avec un sourire gracieux ; oui, j’ai revu mon ch;teau.
— J’ai envie de m’en aller, dit Goldery tout bas ; l’;il sanglant.
Cette crainte de Goldery passa instinctivement dans l’;me de presque tous les spectateurs. Nulle expression, nul cri de vengeance n’e;t ;t; si capable d’;pouvanter peut-;tre que ce ton caressant et ce doux sourire d’Albert de Saissac, dont on avait d;vast; les terres, d;moli le ch;teau, mutil; le p;re et outrag; la s;ur. Bouchard ne fut pas ma;tre de son ;tonnement, et s’;cria :
— Que faites-vous donc ici ?
— J’attends, reprit doucement Albert de Saissac, que le sire de Mauvoisin vienne remplir son office.
Mauvoisin regarda autour de lui, comme s’il cherchait un appui parmi les chevaliers qui ;taient pr;sents, ou une issue pour s’;chapper. Une ;pouvante singuli;re le tenait au c;ur, une ;pouvante inexplicable, si ce n’est par le remords ; car jamais antagoniste ne sembla plus ais; ; d;sarmer qu’Albert de Saissac, l’;il calme, les bras crois;s, le sourire aux l;vres. Cependant Amauri cria ; Mauvoisin de se h;ter, et B;rang;re lui dit :
— Allons, sire de Mauvoisin, apportez-moi l’;p;e et le poignard du sire Albert de Saissac, qui a sauv; ma m;re de la fureur de soixante Sarrasins : si vous faites cela, j’estimerai que vous en valez soixante et un.
— Mon fils, dit la comtesse de Montfort ; Amauri, permettrez-vous qu’on d;sarme un chevalier de si haute valeur et qui m’a rendu un service que vous consid;rerez peut-;tre, malgr; les moqueries de votre s;ur, qui estime que c’est peu de chose que d’avoir sauv; la vie ; qui elle doit la sienne ?
— Ma m;re, dit Amauri, ma s;ur rit de ce chevalier et non de vous, j’en suis assur; ; quant ; lui, s’il souffre si patiemment l’outrage, c’est qu’il le m;rite.
— C’est juste, dit Albert ; mais pourquoi ne le fait-on pas ?
Mauvoisin ;tait demeur; immobile, attach; au calme regard de Saissac, la main sur son ;p;e, plus pr;t ; se d;fendre qu’; attaquer.
— N’oses-tu pas, Mauvoisin ? s’;cria Amauri.
— J’ose tout, r;pondit celui-ci, que les regards de tous les chevaliers pr;sents semblaient accuser de pusillanimit;. J’ose tout, r;p;ta-t-il ; et si Albert de Saissac veut combattre contre moi, lui ; cheval, moi ; pied ; lui avec l’;p;e, moi avec le poignard, je suis pr;t ; accepter le combat.
— Ce n’est pas cela, dit Albert ; il s’agit de venir m’;ter mon poignard de la ceinture et mon ;peron du pied.
— Ma foi, dit Mauvoisin ; Foulques, priez pour moi, mon p;re. J’aimerais mieux monter ; l’assaut.
— ; l’assaut de la tour de Saissac, n’est-ce pas ? dit Albert en souriant.
Mauvoisin, qui s’;tait avanc; jusques aupr;s du chevalier, le regarda fixement ; ce mot, et Albert attacha sur lui ses regards voil;s de ses longues paupi;res noires ; il ne s’;chappait de ses yeux qu’un rayon qui semblait inviter doucement Mauvoisin ; se rapprocher.
— Vous voulez m’assassiner ? cria celui-ci en reculant ; cette fausse soumission est une f;lonie. Je vous ai propos; le combat, acceptez-le ; telles conditions que vous voudrez.
— Pourquoi tremblez-vous ainsi ? dit Albert ; est-ce un homme qui vous fait peur ? Qu’y a-t-il de si terrible en moi ? Ai-je ras; quelque ch;teau jusqu’; ses racines, outrag; une fille jusqu’; sa mort… mutil; un vieillard jusqu’; ce qu’il f;t m;connaissable ; son fils ? Me suis-je vant; de ce magnifique exploit ; quelque suzerain qui m’ait donn; une terre en r;compense, ; quelque belle fille qui ait souri ; ce r;cit ?… Je suis un pauvre chevalier qui s’humilie ; qui permet et demande qu’on le d;shonore, qu’on le d;pouille tout ; fait. Ach;ve donc, Mauvoisin. Et toi, Amauri de Montfort, applaudis ; et toi, B;rang;re, donne-lui un sourire. Comment ! tous les puissants vainqueurs de cette terre sont tremblants devant un homme ! Tiens, me voil; descendu de mon cheval de bataille, approche donc ; tiens, voil; mon ;p;e bris;e et mon poignard en ;clats ; tiens, voil; mon ;peron d;chauss;. Je n’ai plus une arme, il ne m’en reste pas une, je le jure sur l’honneur : approche, approche donc.
En parlant ainsi, Albert avait v;ritablement fait toutes les choses qu’il disait, puis il ;tait demeur; debout, la poitrine d;couverte, les bras pendants le long de son corps, la t;te haute, toujours calme, doux, souriant.
— Qu’on l’arr;te et qu’on l’encha;ne ! cria Amauri, il a sur lui quelque mal;fice ou quelque poison.
— Malheur ; qui le touchera ! dit Bouchard en s’avan;ant. Sire Amauri, je suis s;n;chal de votre p;re et commande la ville de Carcassonne en son absence. Je vous ai laiss; agir tant que vous ;tes rest; dans les droits que donne aux Fran;ais le concile d’Arles. Du moment que vous les d;passez, je m’interpose pour qu’ils soient respect;s. Ce chevalier a accompli les conditions auxquelles il a droit d’;tre libre, et il le sera.
— Sire Bouchard, il y a longtemps que votre z;le pour les h;r;tiques m’;tait connu, dit Amauri, mais je ne le croyais pas si ardent ; se montrer.
— En quoi h;r;tique ? dit Albert. Est-ce parce que je reviens de la Terre-Sainte, o; j’ai combattu pour le Christ durant huit ann;es de travaux et de fatigues ?
— Eh bien ! dit Amauri, si tu n’es pas un tra;tre, continue ; combattre pour cette sainte cause.
— C’est mon plus vif d;sir, dit Albert : voulez-vous m’admettre parmi vous et me ranger parmi les protecteurs de la Provence ?
— Ce ne peut ;tre que par un motif de haine et de trahison qu’il fait cette demande, s’;cria Foulques ; cet homme a son p;re et sa s;ur ; venger, et il veut se m;ler parmi nous pour ex;cuter plus ais;ment ses ex;crables desseins.
— Mon p;re, dit Albert, la religion n’ordonne-t-elle pas l’oubli et le pardon des injures ? Est-ce ; un saint ;v;que ; faire douter de cette obligation chr;tienne ?
Tu blasph;mes la religion, r;pondit Foulques embarrass;.
— Cette plaisanterie devient insolence, dit B;rang;re : ne voyez-vous pas que cet homme vous insulte par son humilit; ? Ou il veut vous tromper ou il est le plus l;che de la terre, car on ne pardonne pas ainsi un p;re mutil; et une s;ur outrag;e.
— Y a-t-il quelqu’un ici, dit Albert, qui ose affirmer, et particuli;rement le sire de Mauvoisin lui-m;me affirmera-t-il que je sois le plus grand l;che de la terre, lui qui n’a pas os; m’approcher pour me d;sarmer ? Vous vous taisez. Si donc je ne suis pas un l;che, vous avez prononc; vous-m;me ce que je dois ;tre. Toi, Mauvoisin, tu m’as absous de l’assassinat, car tu l’as craint de celui que tu avais r;duit en l’;tat o; je suis ; toi, Amauri, tu m’as absous du poison en supposant que je pouvais en user pour une vengeance si l;gitime que tu ne peux pas croire que je l’abandonne, et toi, B;rang;re, tu m’as excus; de toute trahison en disant que je la devais ; ma s;ur outrag;e ; toi-m;me, Foulques, pr;tre, tu n’as pas trouv; possible que la religion ordonn;t l’oubli et le pardon de tels outrages : donc je m’en souviendrai. Et maintenant, sire Bouchard, je demande mon libre passage en cette ville, car j’ai accompli la loi impos;e aux vaincus.
Amauri voulut s’opposer au d;part d’Albert ; Bouchard tira son ;p;e, et l’;tendant sur lui :
— Va, Albert de Saissac, lui dit-il, et reprends ton ;p;e et ton cheval de bataille ; j’engage ma foi ; ta s;ret; et te demande l’honneur de ton premier coup de lance ; la premi;re rencontre o; nous serons face ; face.
— Non, dit Albert, le chevalier Albert de Saissac n’est plus : il y a peut-;tre un homme qui le vengera bient;t, mais celui-l; n’est pas encore arriv; dans la Provence.
; ces mots il s’;loigna, et les chevaliers le suivirent longtemps des yeux.
Arriv; au centre de la ville, l’;il sanglant lui procura un roussin, seule monture permise aux chevaliers fa;dits. Quelques heures apr;s, ils s’;loign;rent de Carcassonne et prirent la route de Toulouse.
— Qu’a-t-il dans l’esprit ? redisait sans cesse Goldery ; l’;il sanglant ; et celui-ci r;pondait alors, frapp; enfin de cette froide et s;rieuse r;solution :
— Ce doit ;tre ;pouvantable.
Puis, quand Amauri eut quitt; de m;me Carcassonne, il dit ; Mauvoisin, qui l’accompagnait du c;t; de Mirepoix avec de nombreux chevaliers :
— Nous avons eu tort de laisser ;chapper cet homme ; il m;dite quelque chose d’affreux, assur;ment.
Et Gui de L;vis, rentr; dans la ville avec B;rang;re, la vit soudainement sortir d’une profonde r;flexion et lui dire :
— Cet Albert de Saissac nous am;nera quelque malheur.
Et la comtesse de Montfort, rentr;e dans son ch;teau, soucieuse pendant que Bouchard faisait r;sonner ; ses pieds les cordes d’une harpe sonore, l’interrompit pour lui dire :
— J’ai peur des projets de cet homme, Bouchard, je le connais, il nous portera quelque coup affreux.
— Est-il si terrible qu’on ne puisse le combattre ? dit Bouchard.
— Ce n’est pas cela, dit Alix.
— Est-il sorcier et emploie-t-il des charmes infernaux contre la vie de ses ennemis ? reprit Bouchard.
— Non, sans doute.
— A-t-il le pouvoir de suspendre l’ardeur des crois;s ou d’armer les rois de France ou d’Angleterre contre nous ?
— Il n’est pas pour cela d’assez haute lign;e, r;pondit encore la duchesse de Montfort.
— Qu’a-t-il donc de si redoutable, Alix ?
— Je ne sais, mais j’ai peur.
IV

TOULOUSE.
Les voyageurs arriv;rent le jour suivant ; Toulouse, prot;g;s, les uns par le mis;rable ;tat o; les avait r;duits la mutilation, les autres par le d;pouillement apparent de leur dignit; et de leurs droits. ; une ;poque o; la d;fense personnelle ;tait ; la fois une n;cessit; de l’;tat social et un droit de sa hi;rarchie, nulle tyrannie plus honteuse et plus compl;te ne pouvait peser sur un chevalier que celle qui lui d;fendait de porter ses armes. En ce sens, les pr;cautions des Fran;ais avaient ;t; plus loin que nous ne l’avons dit, et le concile d’Arles ;tait arriv; ; des d;tails de tyrannie qui sembleraient incroyables ; notre ;poque, s’il ne nous en restait des preuves ;crites. Albert, en arrivant ; Toulouse, eut occasion de reconna;tre quelques-unes de ces exigences.
Il fut conduit par l’;il sanglant dans une maison du quartier de la Daurade ; cette maison appartenait au bourgeois David Roaix. En traversant la ville, Albert remarqua un grand nombre d’habitants v;tus de chapes noires, la plupart sales et us;es.
— La mis;re est-elle ; ce point, dit Albert, que les habitants de Toulouse n’aient plus de quoi se v;tir convenablement ?
— Ce n’est pas la mis;re, r;pondit l’;il sanglant, c’est l’;pouvante, qui est arriv;e ; ce degr; honteux. J’oublie ais;ment, sire chevalier, que vous ;tes ignorant de tout ce qui p;se de malheurs sur la Provence, et je laisse au hasard ; vous le montrer. C’est encore un des ordres du concile d’Arles, qui porte que nul chevalier ne pourra habiter plus d’un jour une ville entour;e de murs ; un autre article d;fend ; toute fille ou veuve, suzeraine d’un fief, de se marier ; tout autre qu’; un Fran;ais. Si vous remarquez aussi que l’hospitalit; de notre h;te n’est pas aussi somptueuse qu’elle devrait l’;tre, c’est que les saints ;v;ques en ont r;gl; l’exercice, et qu’il est d;fendu ; tout Proven;al, depuis le comte de Toulouse jusqu’au moindre de ses vassaux, de servir sur sa table plus de deux sortes de viande et plus d’une esp;ce de vin.
— Et la Provence ne s’est pas lev;e comme un tigre ! s’;cria Goldery, et comme un tigre elle n’a pas d;chir; les Fran;ais jusqu’au dernier, et n’a pas ajout; leur chair aux viandes permises ?
— Pas encore, dit l’;il sanglant ; la prudence ordonnait d’attendre.
— Et la faim devait faire taire la prudence ! C’est une mis;rable esp;ce que les hommes, au-dessous de la brute qu’ils m;prisent. Qu’ils se laissent enlever leurs ceintures militaires, leurs titres, leurs droits, leurs honneurs, vains noms qui n’ont d’existence que dans l’imagination, cela se con;oit ; mais leur cuisine ! Il n’y a si faible animal qui ne morde la main qui lui arrache sa nourriture : les Proven;aux ne valent pas des chiens.
Goldery parlait tr;s-haut, selon son habitude, et lorsqu’il pronon;a les derniers mots de sa phrase, il remarqua qu’un homme qui passait s’;tait approch; de lui et le regardait en face.
— Que me veut ce ribaud ? dit-il avec insolence en s’adressant ; l’;il sanglant.
— Mais, r;pondit celui-ci, sans doute vous reconna;tre pour vous retrouver.
— Et me retrouver, pourquoi ?
— Probablement pour vous arracher la langue avec laquelle vous avez dit que les Proven;aux sont des chiens.
— C’est une plaisanterie, dit Goldery, une fa;on de parler ; l’italienne.
— C’est aussi une fa;on d’agir proven;ale.
Ce fut ; ce moment qu’ils frapp;rent ; la porte de David Roaix. Comme elle tardait ; s’ouvrir, plusieurs hommes v;tus de chapes blanches pass;rent de l’autre c;t; de la rue et leur cri;rent :
— Qu’allez-vous chercher dans cette maison ? Le ma;tre en est parti ; il s’est enfui en apprenant l’arriv;e prochaine de notre v;n;rable ;v;que de Foulques, et il a ;vit; ainsi le ch;timent qu’il a m;rit; par sa d;testable audace.
— Quel crime a-t-il donc commis ? demanda l’;il sanglant.
— Eh ! ne savez-vous pas qu’il a os; instituer une confr;rie noire, en haine de la confr;rie blanche, cr;;e par l’;v;que Foulques, pour la destruction des h;r;tiques ? mais le chien n’a fait qu’aboyer contre le sanglier, et d;s que le sanglier s’est retourn;, le chien s’est enfui.
— Tu mens, dit un homme qui ouvrit la porte de la maison, et qui ;tait David Roaix lui-m;me ; tu mens, Cordou, en disant que je me suis enfui ; tu sais que ma maison est forte, que les tours en sont solides et bien munies d’armes, et que ceux qui fuient sont ceux qui veulent en approcher de trop pr;s.
— Ne te vante point tant, reprit celui qu’on avait nomm; Cordou, d’avoir trouv; un asile dans ta maison. La faim chasse le loup hors du bois ; tu ne seras pas toujours ; l’abri derri;re ta porte de ch;ne, et alors nous saurons si ton ;p;e n’est pas, comme tes cannes ; mesurer le drap, plus courte que l’honneur ne le permet.
— Je puis te l’apprendre tout de suite, dit David en s’avan;ant, et quoique les pintes ; l’huile soient d’un quart au-dessous de l’ordonnance du comte Alphonse, je m’en contenterai pour te faire une saign;e au c;ur.
; ce propos, tous les hommes v;tus de blanc tir;rent leurs ;p;es et voulurent s’;lancer sur David Roaix ; mais tout aussit;t, une douzaine de bourgeois, sortis de leurs maisons, se rang;rent de son c;t;, arm;s de piques et de longues ;p;es.
— Vous voulez nous assassiner ? cria Cordou.
— Ce serait justice, dit Roaix, car l’autre jour que M;rilier le drapier passa dans la rue de l’Huilerie, vous l’avez assailli et frapp; de trois coups de poignard, et aujourd’hui que vous autres huiliers, vous voici dans la rue de la Draperie, vous n’en devriez sortir aucun vivant.
— C’est juste, cri;rent quelques voix.
— Prenez garde, drapiers de la confr;rie noire, dit Cordou, le seigneur Foulques arrive aujourd’hui, et vous aurez ; payer notre mort ; un homme qui n’a le pardon ni aux l;vres ni au c;ur.
— Et le seigneur comte de Toulouse arrive aussi dans sa ville ; et tu sais qu’il a la main large pour r;compenser ceux qui le servent ; son gr;.
— Le comte est un h;r;tique, et h;r;tique est celui qui lui ob;it, s’;cria Cordou. ; nous ! ; nous ! les sergents des capitouls ! mort aux chapes noires !
— ; nous, cria Roaix : mort aux brigands de la confr;rie blanche, aux assassins d;vou;s du d;testable Foulques !
Une douzaine de cavaliers p;n;tr;rent dans la rue. Un homme ; barbe grise ;tait ; leur t;te.
— Ma;tres bourgeois, cria-t-il en arrivant, troublerez-vous toujours la paix de la ville par vos querelles ?
— David a appel; l’;v;que Foulques homme d;testable.
— Et Cordou a os; nommer le comte Raymond h;r;tique !
— L’;v;que et le comte vous sont tous deux respectables, dit le capitoul, et vous m;riteriez tous deux d’;tre condamn;s ; quatre sens d’amende pour avoir insult;, vous, David, le saint ;v;que, et vous, Cordou, le noble comte. Mais je veux vous remettre la peine et vous enjoins de vous retirer ; sinon je fais justice moi-m;me. Hol; ! h; ! cavaliers, repoussez cette populace ; allez, allez :
— Sire capitoul, dit Cordou en s’;loignant, on voit bien que vous ;tes orf;vre, vous tenez la balance trop droite pour n’y avoir pas la main exerc;e ; mais prenez-y garde, on dit que le fl;au n’en est pas aussi rigide la nuit que le jour, aussi juste dans les conciliabules des caveaux de la Daurade que dans la rue de la Draperie.
La foule qui s’;tait amass;e ; ce bruit, press;e par les cavaliers, se dispersa et laissa bient;t la rue d;serte. Les membres de la confr;rie blanche s’;taient ;loign;s, et les autres bourgeois rentr;rent dans leurs maisons. David Roaix introduisit les voyageurs dans la sienne, et le capitoul, qui avait accompagn; ses cavaliers jusqu’; l’extr;mit; de la rue, revint un moment apr;s et fut ;galement admis. La nuit ;tait arriv;e et d;j; le jour ne p;n;trait plus ; travers les fen;tres ;troites et grill;es de la maison. On alluma des torches.
— Quoi ! dit l’;il sanglant, vous croyez-vous d;j; si s;rs de votre cause que vous enfreigniez ouvertement les ordres du concile et fassiez briller la lumi;re dans vos maisons apr;s le jour ferm;, et cela sans savoir si les nouvelles que je vous apporte sont de nature ; seconder vos projets ?
— Ah ! dit David, il en sera ce qui en sera. Que le comte de Foix se joigne ; nous, que Comminges nous seconde, peu nous importe. Les seigneurs et chevaliers peuvent continuer ; courber la t;te sous la loi des ;v;ques et des crois;s ; les bourgeois et les manants sont fatigu;s d’;tre donn;s en vasselage au premier venu par le premier venu. Nous d;fendrons Toulouse pour notre compte et nos droits, et nous nous passerons aussi bien de seigneurs proven;aux que de seigneurs fran;ais.
— Sans doute, dit l’;il sanglant, mais pour d;fendre Toulouse avec succ;s, il ne faut pas qu’elle ait ses ennemis dans son sein, et ses efforts seront vains pour sa s;ret; si, tandis que vous combattrez sur les remparts, les fr;res de la croix blanche et leur chef ouvrent aux crois;s la porte d;fendue par les tours de l’;v;ch;.
— C’est ce que nous discuterons entre nous, dit David en montrant de l’;il Albert et Goldery. R;parez vos forces, et puis nous irons o; l’on t’attend avec une si grande impatience.
— Et l’assembl;e sera plus nombreuse que tu ne penses, dit l’;il sanglant. Voici d’abord Albert de Saissac qui d;sire y assister. ; l’heure qu’il est, il entre dans Toulouse, et par des chemins diff;rents, des hommes sur lesquels vous n’osiez plus compter.
— Bien, dit Roaix, mais ; table d’abord. Nous parlerons plus tard des affaires ; d’ailleurs, tu sais ; qui tu dois communiquer ton message ; ce n’est pas ; moi.
On passa dans une salle o; ;tait servi un repas tr;s magnifique.
— C’est une vraie r;volte ! cria Goldery ; cet aspect ; gloire aux Proven;aux et mort aux crois;s ! le concile d’Arles est m;prisable comme le jour de vendredi, et ses canons ne sont bons qu’; ;tre br;l;s pour faire r;tir ces grives savoureuses. Je suis pour la Provence.
— Jusqu’; un meilleur repas, dit l’;il sanglant.
— Jusqu’; la fin de mes jours, dit Goldery avec une dignit; tr;s impertinente, et je vous apprendrai que la reconnaissance de l’estomac est plus longue que celle du c;ur.
On se mit ; table. Apr;s le repas, Albert s’approcha de David et lui dit :
— Pensez-vous que deux sequins par jour puissent suffisamment payer la demeure d’un vieillard et sa nourriture ?
— C’est plus qu’il ne faudrait pour tout un mois, r;pondit David.
— Eh bien ! dit Albert, je vous les offre pour garder mon p;re en votre logis pendant mon absence.
— Ne resterez-vous pas ; la d;fense de Toulouse ? dit David ; car nul doute que les crois;s ne l’attaquent incessamment.
— Je ne puis, dit Albert. J’ai un v;u ; remplir, et, jusqu’; ce qu’il soit accompli, je ne puis donner ni une heure de mon temps, ni une parole, ni un effort ; aucune chose ;trang;re.
— Soit, dit David avec froideur. Mais gardez votre or, sire chevalier, la maison de David est assez grande et sa table assez abondante pour qu’il ne vende pas au fils l’hospitalit; qu’il rend au p;re.
Il s’approcha ensuite de l’;il sanglant et lui dit :
— Connaissez-vous les projets de cet homme ?
— Je ne les connais pas, dit celui-ci, mais j’en r;ponds.
Albert fit part ; son p;re de ce qu’il venait de d;cider pour lui, et lui apprit en m;me temps son d;part. David Roaix s’;tait ;loign; pour donner avis aux bourgeois et chevaliers de l’arriv;e de l’;il sanglant. Celui-ci ayant entendu Albert donner ordre ; Goldery de se tenir pr;t ; repartir dans quelques heures, p;n;tr; d’une foi inexplicable dans cet homme qui recouvrait d’une si puissante tranquillit; des douleurs qui devaient le mordre jusqu’aux plus sensibles endroits de son c;ur, l’;il sanglant s’approcha de lui, et le tirant ; l’;cart, lui dit :
— Que Dieu vous aide, messire ! Avez-vous besoin d’armes ou de chevaux ? Vous faut-il de l’or pour ce que vous allez tenter ?
— Merci, dit Albert ; il faut que je parte demain au point du jour ; il faut que je sache ce qui sera d;cid;, cette nuit, dans votre assembl;e secr;te, et il faut qu’on ignore que j’y ai assist;, voil; tout.
— C’est difficile, sire chevalier ; nos bourgeois se connaissent, et l’on demandera qui vous ;tes. Je ne vous offre point de r;pondre pour vous, non que je ne le fisse avec confiance ; j’ai droit de comprendre vos chagrins plus que vous ne pensez peut-;tre ; peut-;tre aussi, moi qui porte en mon sein un secret sans confident, je puis juger qu’il est de ces choses qui ont besoin d’;tre accomplies pour ;tre jug;es, et cependant je ne puis publiquement me porter votre garant, parce que nul n’est admis parmi nous qui n’ose ;crire son nom ; c;t; de sa r;solution. Je ne vous raconterai pas non plus ce qui aura ;t; d;cid; dans l’assembl;e, car ce serait manquer au serment que j’ai pr;t;.
— Et ce n’est pas non plus ce que je veux surtout conna;tre : j’ai besoin de voir de mes yeux ceux qui y assisteront, les principaux.
L’;il sanglant r;fl;chit un moment et reprit ensuite :
— Sire chevalier, si une ruse qui ;tait un jeu de notre enfance lorsque Toulouse ;tait paisible et que les rires y couraient parmi la jeunesse, si cette ruse ne vous d;pla;t point ; employer, je vous ferai assister ; cette assembl;e. Je fais plus que je ne dois ; mais n’oubliez pas, ajouta-t-il en montrant le vieux Saissac, quels malheurs vous avez ; venger ! Venez avant que David ait reparu dans sa maison ; l’assembl;e commence dans une heure, et il faut que vous soyez arriv; dans son enceinte et moi rentr; dans cette maison dans quelques minutes.
V

LES CORDELIERS.
Albert donna ordre ; Goldery de l’attendre ; la porte des Trois-Saints une heure avant le lever du soleil, et il quitta la chambre o; ils ;taient en lui d;fendant de le suivre. Au pied de l’escalier, au lieu de sortir dans la rue, l’;il sanglant ouvrit une porte basse et continua ; descendre ; ils gagn;rent ainsi de profonds souterrains. Une lampe allum;e ; l’entr;e et des torches d;pos;es ; c;t; pour ;tre allum;es quand on voulait p;n;trer dans ces caveaux annon;aient qu’ils ;taient plus fr;quent;s que ces lieux n’ont coutume de l’;tre. L’;il sanglant prit une torche et marcha rapidement devant Albert ; celui-ci remarqua dans quelques salles qu’ils travers;rent des amas d’armes consid;rables. Enfin, apr;s une marche d’un quart-d’heure environ, ils gagn;rent des passages plus ;troits et ferm;s de portes secr;tes. L’;il sanglant en ouvrit une derni;re, et ils p;n;tr;rent dans une salle immense.
; l’aspect de cette salle, Albert fut tout surpris, et, par un mouvement naturel de courtoisie, il fut pr;s de s’incliner. C’;taient, sur une estrade circulaire, les uns assis sur des bancs et d’autres sur des si;ges ; bras, une foule d’abb;s, de religieux, de chevaliers richement v;tus, les premiers de leurs robes splendides et de leurs mitres pointues ; les autres, ou de magnifiques habits ou d’armes ;tincelantes. Une lampe pendue ; la vo;te ;clairait suffisamment cette sc;ne pour en montrer la majest;.
Apr;s cette premi;re surprise, Albert jeta un regard curieux et lent sur cette assembl;e, et crut que sa brusque apparition ;tait cause du silence qui y r;gnait depuis son entr;e. Il s’attendait ; ce qu’on lui adress;t quelques questions sur ce qu’il ;tait, et pensait que l’;il sanglant avait ;t; tromp; par l’heure et que l’assembl;e se tenait plus t;t que de coutume ; mais le m;me silence continua ; r;gner parmi tous les hommes assis autour de la salle, un silence qui n’;tait troubl; par aucun bruit de vie, aucun de mouvement, aucun de respiration. Une immobilit; compl;te tenait aussi tous les ;tres qui entouraient la salle. Albert regardait tout cela avec attention, et l’;il sanglant regardait Albert regarder ; mais, ; l’exception d’une curiosit; qui ne comprenait pas, l’;il sanglant ne remarqua rien de d;fiant et d’;pouvant; sur le visage et dans la contenance du chevalier.
— O; sommes-nous ? dit enfin celui-ci.
— Parmi les morts, r;pondit l’;il sanglant.
— Ah ! je me rappelle maintenant, r;pliqua Albert en s’avan;ant dans la salle : c’est une propri;t; des caveaux des Cordeliers que de conserver intacts les corps qu’on y d;pose, mais je ne savais pas qu’on les eut rang;s et assis sym;triquement comme une assembl;e s;natoriale et qu’on leur conserv;t leurs habits.
— Vous voyez, dit l’;il sanglant, et voici de nouveaux bancs qui attendent de nouveaux cadavres, et nous, en attendant que nous venions nous y asseoir morts, nous venons nous y asseoir vivants pour d;fendre ce qui nous reste de vie, plus heureux peut-;tre si la mort nous y retenait ; l’instant et nous ;pargnait le chemin de douleur que nous parcourrons avant d’y revenir.
— Eh bien ! dit Albert, o; voulez-vous me cacher ?
— Je ne vous cacherai pas, dit son compagnon, mais vous vous assoirez sur ce si;ge, ; cette place vide, entre ces deux corps, dont l’un est celui de Bertrand Taillefer, qui est le dernier qui s’est servi de la basterne ou du char dans les batailles, et l’autre celui de Remi de Pamiers, qui a dot; Saint-Antonin d’orgues qui chantent comme des voix humaines.
— M’asseoir parmi les morts ! dit Albert en r;fl;chissant ; mais si l’on m’y voit, on peut m’y reconna;tre ?
— Vous aurez, si vous voulez, la face voil;e ; prenez un habit de moine, et vous en rabattrez le capuchon sur votre visage.
— Vous avez raison, dit Saissac ; donnez-moi cet habit, ce suaire des grands p;cheurs, et je m’en envelopperai, et ce sera comme un t;moignage qu’Albert de Saissac est mort ; la vie qu’il a men;e jusqu’; ce jour, car il est v;ritablement mort, et c’est un autre homme qui sortira du linceul.
— Je vous quitte donc, dit l’;il sanglant, il faut que j’introduise nos amis dans ce souterrain, l’heure de leur venue doit ;tre sonn;e.
Albert resta parmi tous ces cadavres, qui avaient gard; l’aspect de la vie, les uns pench;s en arri;re, comme dans un repos contemplatif ; les autres accoud;s sur le bras de leurs si;ges, comme vivement attentionn;s ; un discours ; la plupart les mains crois;es comme s’ils ;taient en pri;re ; des chevaliers le poing sur leurs ;p;es, un d’eux la main sur son c;ur, o; il avait ;t; frapp; d’une blessure qui l’avait d; tuer sur le coup. Albert se mit ; consid;rer ce spectacle singulier ; et ces id;es de repos durable qui prennent ais;ment le c;ur ; l’aspect de la mort vinrent l’assaillir : il mesura la t;che qu’il s’;tait impos;e, la lutte qui lui restait ; soutenir, et la tristesse le gagna lentement. Depuis son arriv;e ; Saissac, Albert avait pour ainsi dire v;cu dans un paroxysme de douleur qui ne lui avait pas permis de voir justement o; il marchait. Ce fut dans cette salle, en pr;sence de ce pass; assis en cercle autour de lui, immobile et silencieux, qu’il fit l’inventaire de son avenir.
Quelle pens;e funeste m’est venue, mon Dieu ! se disait-il ; pourquoi vais-je m’engager dans une si dure entreprise ? Ne puis-je suivre le chemin vulgaire de la vengeance, tirer l’;p;e comme tous ces hommes qui vont venir ici et combattre ; leur c;t; mes ennemis et les leurs ? Si je fais cela, ils m’honoreront comme un brave chevalier, ils m’;liront peut-;tre parmi les plus forts pour commander leurs arm;es ; peut-;tre ils me donneront une large part de la terre que j’aurai d;livr;e si je survis ; la lutte, une large part de gloire si je succombe ; tandis que, dans le sentier que je prends, il me faudra marcher seul, avec le soup;on pour compagnon de ma route, peut-;tre avec le m;pris, avec la haine, et n’ayant que moi en qui me reposer dans ce long et incertain voyage.
Et dans ce moment un nom qui n’avait pas encore ;t; prononc; par sa pens;e r;sonna tout ; coup dans sa m;moire.
— Et Manfride, se dit-il, la laisserai-je avec les autres parmi la foule qui me maudira, ou la tra;nerai-je ; ma suite dans cette longue et ;pouvantable ;preuve ? Oh ! pourquoi cette pens;e m’est-elle venue ? Pourquoi, du moment qu’elle m’a pris au c;ur, est-elle devenue la n;cessit; implacable qui doit ;tre le guide de ma vie ? Pourquoi se fait-il que cette id;e, que je n’ai communiqu;e ; personne, me soit d;j; un si puissant devoir qu’il me semble qu’on me trouverait l;che si je l’abandonnais ? Cependant je n’ai pas encore dit : « Voil; ce que je ferai, » et nul homme ayant entendu cette parole ne peut me reprocher d’avoir fui devant une r;solution form;e. Il est mille autres moyens qui satisferaient les haines les plus acharn;es, qui para;traient une vengeance suffisante des malheurs soufferts. Je puis encore les choisir, il en est temps. – Non ! non ! – Les hommes forts ont coutume de dire : « Ce qui est dit est dit, » et ils agissent sur leur parole bonne ou mauvaise, sage ou folle. Eh bien ! moi, je dis : « Ce qui est pens; est pens; ». C’est un engagement envers le ciel, qui nous inspire de telles id;es ; je le remplirai.
Un bruit l;ger annon;a ; Albert la venue de ceux qui devaient prendre part ; l’assembl;e. Il se mit sur le si;ge que lui avait d;sign; l’;il sanglant et le poussa ; l’angle le plus ;loign; et le plus obscur de la salle, de mani;re ; ce que la lueur de la lampe ne vint pas frapper sur son visage. ; peine ;tait-il assis qu’un vieillard entra. Il ;tait accompagn; d’un enfant de douze ans environ. Le vieillard ;tait p;le, souffrant, son regard inquiet allait ;; et l; comme la chasse d’un chien en qu;te ; il y avait dans toute son allure une sorte d’effort constant pour ne pas se laisser affaisser par une lassitude qui se montrait sur son front chauve et dans les traits fl;tris de son visage. L’enfant ;tait une de ces nobles cr;ations de Dieu qui font pardonner certains p;res, comme il est des p;res qui font pardonner certains fils. Il y avait dans ce jeune visage une r;signation si sereine, une r;solution si puissante qu’on sentait qu’il avait d;j; pes; de grandes douleurs sur ce c;ur d’enfant.
— Asseyons-nous, mon fils, dit le vieillard ; tu dois ;tre fatigu; de cette longue route faite ; pied. Tu n’;tais pas n;, enfant, pour cacher tes pas dans la nuit, ta vie dans le cercueil ; car c’est un cercueil o; nous sommes, un cercueil o; je pourrais ;tre pour n’en plus sortir. Mais toi, si jeune ! oh ! mal;diction sur moi, mal;diction sur moi qui t’ai donn; cette vie et qui t’ai fait ce malheur !
— Mon p;re, dit l’enfant, c’est le dernier jour de notre honte, le dernier jour de notre esclavage. Nous sortirons d’ici pour la vengeance et pour la libert; : reprenons courage.
— ;coute, enfant, dit le vieillard : si tu as jamais un ami, ne l’abandonne pas ; moi, j’en ai eu un, un enfant comme toi, car ; mon ;ge celui qui compte vingt ans ou dix ans est un enfant pour moi ; j’en ai eu un, je l’ai trahi, je l’ai abandonn;, peut-;tre pour toi, mon fils, peut-;tre pour que tu pusses ajouter quelques noms de plus ; tous les noms des comt;s que je devais te l;guer ; et pour cela il est arriv; que je ne sais plus o; cacher ta t;te, car ce que mes ennemis ne m’ont pas enlev;, mes vassaux me le disputent, et ce n’est qu’; titre de malheureux que je suis admis dans cette assembl;e, o; pr;sidera le malheur.
— C’est ; titre de comte, mon p;re ! s’;cria l’enfant, ; titre de suzerain, de brave guerrier, de ma;tre juste et humain. Quittez, quittez ce d;sespoir, qui ne va pas ; vos cheveux blancs, qui ferait douter de votre r;solution ; venger la Provence.
— Et ne vois-tu pas, enfant, dit le p;re en pleurant, que tes pieds saignent et que je sais que tu dois avoir faim, car voil; cinq heures que nous marchons dans la nuit, voil; un jour que tu n’as pas encore touch; un morceau de pain.
— Mon p;re ! dit l’enfant, je n’ai faim que de vengeance ! Oh ! prenez garde, on vient ; asseyez-vous et relevez la t;te, pour que ceux qui vont entrer reconnaissent et saluent sur son si;ge le comte de Toulouse.
Le vieux comte de Toulouse passa les mains sur ses yeux, et, habile ; dissimuler ses craintes et ses malheurs aussi bien que ses projets, il montra un visage plus calme et o; la douleur avait un caract;re d’honorable fiert;. Quelques bourgeois entr;rent ; d’abord ils se tinrent ; l’;cart en causant entre eux ; mais l’enfant s’;tant approch; du groupe, il leur dit d’un air d’autorit; :
— Ma;tres bourgeois, ne voyez-vous pas le sire comte de Toulouse qui vous attend ?
— Oh ! merci du ciel ! s’;cria l’un des bourgeois, c’est notre jeune comte ! Qui vous a d;livr;, noble seigneur ? qui vous a tir; des mains des crois;s et rendu ; vos fid;les vassaux ?
— Et quel autre que mon p;re pouvait le faire et l’a fait ? dit le jeune comte. Si ma d;livrance vous est une bonne nouvelle, allez remercier celui ; qui vous la devez.
Les bourgeois s’approch;rent alors du comte de Toulouse et le salu;rent. Celui-ci, les ayant reconnus, leur parla ; chacun et devant tous les autres avec ce tact de la flatterie qu’il connaissait si bien.
— Ah ! c’est toi, ma;tre Chevillard, les boisseliers et sabotiers t’ont nomm; leur syndic ; tu les remercieras pour moi de s’;tre si bien souvenus que je t’ai souvent recommand; ; leur choix. Sois le bienvenu, J;r;me Frioul, c’est le cas aujourd’hui d’avoir de bonnes cuirasses et de bonnes ;p;es, et quelque prix que tu mettes aux tiennes, elles valent toujours plus qu’on ne peut te les paver.
— Ah ! sire comte, dit l’armurier, ce n’est plus le temps o; le fer, bien battu par le marteau et durement tremp; dans l’eau sal;e, valait son pesant d’argent monnay;. Je donnerai pour rien toute ;p;e qu’on me rapportera avec une t;te de crois; au bout, toute cuirasse qui aura l’empreinte d’une lance ou d’une hache hardiment affront;e ; je les donnerai toutes, except; la derni;re, sire comte, que je garderai pour moi.
— Je sais que tu es un digne bourgeois et un brave soldat, dit le comte, et si je ne me suis tromp;, tu es en compagnie digne de toi ; car voici, ce me semble, ton fr;re, Pierre Frioul, qui n’a pas son ;gal pour ;lever la charpente d’une maison, fabriquer une chaire ou tourner un jeu d’;checs. Ne voil;-t-il pas aussi Lambert, le ma;tre des bateliers, et Luivane, ; qui je dois encore les belles pi;ces de toile dont j’ai fait pr;sent au roi d’Aragon, mon fr;re, lors de son mariage ? Vous savez, mes bourgeois, que, dans mon testament, je n’ai pas oubli; ceux sur qui j’ai droit de compter et qui me sont rest;s fid;les.
Pendant qu’ils conversaient de cette mani;re, entr;rent plusieurs bourgeois, puis quelques chevaliers de noms inconnus, qui s’approch;rent du comte de Toulouse et embrass;rent son fils avec transport. Le comte leur raconta comment, ; force d’or et d;guis; en marchand, il avait s;duit les gardes qui retenaient son fils en otage dans la ville de B;ziers, et comment il l’avait amen; lui-m;me jusqu’; Toulouse. Soudain la porte s’ouvrit par laquelle l’;il sanglant avait introduit Albert, et deux chevaliers entr;rent ensemble, v;tus de fer, portant des ;p;es d’une longueur d;mesur;e et appuy;s tous deux sur un long et mince b;ton de houx. ; leur aspect, un cri g;n;ral s’;leva.
— Les comtes de Foix ! les comtes de Foix ! r;p;ta-t-on de tous c;t;s, et nobles et bourgeois se pr;cipit;rent vers eux, les uns tendant les mains, les autres les saluant avec transport ; mais eux, toujours ensemble, en recevant comme ils le devaient ces t;moignages d’estime et d’affection, march;rent droit au comte de Toulouse, et mettant un genou en terre, l’un d’eux prit la parole :
— Nous voici, sire comte, dit-il ; un de tes messagers est venu, il y a quelques mois, pendant que tu ;tais au si;ge de Lavaur, combattant pour les crois;s, et il nous a dit que ton intention ;tait de tourner bient;t tes armes contre eux ; il nous a ordonn; de pr;parer la lutte ouvertement pendant que tu te pr;parerais en secret. Nous l’avons fait : nous avons attaqu; les Teutons qui venaient au secours des Fran;ais, et pas un n’ira dire ; ses fr;res si le ciel de la Provence est plus doux que celui de la Germanie. Ton messager est revenu il y a quelques jours et nous a dit encore qu’il te fallait des hommes et des armes pour d;fendre la ville de Toulouse menac;e ; nous sommes encore venus, laissant ; nos vassaux le soin de prot;ger nos terres s’ils en trouvent la force en eux-m;mes, estimant qu’il n’y aura de s;ret; pour les seigneurs qu’autant que le suzerain sera puissant, et assur;s que si le malheur veut que nos ch;teaux et nos villes deviennent la proie des crois;s, tu nous rendras pour les reconqu;rir l’appui que nous t’aurons pr;t; au jour du malheur.
— Et il en sera ainsi, s’;cria le jeune comte de Toulouse avec chaleur. Puis, se reprenant, il ajouta d’un ton modeste : Excusez-moi d’avoir port; la parole, messires, avant notre seigneur ; tous, mon p;re et le v;tre ; mais vous ne doutez pas de ses sentiments, et si le ciel veut, comme je l’esp;re, que je lui succ;de dans cette suzerainet;, que vous placez au sommet de vos garanties, il faut que vous sachiez que cette suzerainet; sera dans mes mains une ;p;e et un bouclier pour vous d;fendre et vous couvrir.
— Mon fils, dit le vieux comte de Foix, et ton p;re me permettra sans doute ce nom, car nos cheveux ont blanchi ensemble et nos bras se sont us;s aux m;mes guerres, mon fils, tu as parl; justement comme nous avons agi, et nous avons agi, comme vous le voyez tous, pour donner cet exemple ; la Provence qu’il n’est pas de ressentiment ou de division intestine qui ne doive cesser ; l’heure o; l’;tranger met le pied sur notre sol. Assez longtemps nous avons ;t; divis;s et nous avons combattu pour la possession de quelques ch;teaux, mais je n’ai plus de ch;teaux qui ne soient ; mon suzerain quand les siens sont menac;s ; je n’ai pas une drachme d’or qui ne lui appartienne quand son tr;sor est vide.
Ces paroles furent accueillies avec des applaudissements. Bient;t entr;rent d’autres chevaliers, parmi lesquels Comminges, arriv; en toute h;te, l’;il sanglant, David Roaix, le capitoul, Arregui, et quelques autres. Quand tous ceux qui avaient droit d’assister ; l’assembl;e furent pr;sents, on se rangea en cercle autour d’une table de pierre qui tenait le milieu de cette vaste salle. Le comte de Toulouse avait r;clam; le silence, il invita l’;il sanglant ; parler. Celui-ci se leva du banc o; il avait pris place et dit :
— Messires, mes nouvelles sont courtes, car chacun a apport; ici sa r;ponse. J’ai ;t; vers le comte de Comminges, et le voici qui est parmi vous pr;t ; vous dire ce que sa pr;sence vous a d;j; appris, qu’il n’a pas un homme, un pouce de terre, une goutte de sang qui ne soient vou;s ; la d;fense et ; la libert; de la Provence. Vous m’avez envoy; vers les comtes de Fois, vous venez de les entendre. Enfin j’ai franchi les Pyr;n;es, j’ai travers; l’Aragon et j’ai rejoint le roi Pierre dans la plaine de Cossons, o; il venait de livrer bataille au roi Miramolin et poursuivait les Maures vaincus, le lui ai rendu le message ;crit qui lui ;tait destin; et que les chevaliers et bourgeois de Toulouse lui adressaient ; il en a pris connaissance et m’a fait serment sur ses armes et sur les saints ;vangiles que, l’ann;e ;coul;e de son v;u de combattre les Maures, il assemblerait ses chevaliers et viendrait en secours ; la Provence.
— Merci de Dieu ! s’;cria le jeune comte de Foix. Bernard, le roi d’Aragon, est un loyal ami, il ne veut point nous ravir la gloire qui nous reviendra pour nous ;tre d;livr;s des bourdonniers : il nous laisse plus de temps que nous n’en mettrons, je l’esp;re, ; accomplir cette entreprise. Alors il sera le bienvenu en nos ch;teaux, o; nous pourrons lui offrir des f;tes au lieu de combats, ce que sans doute il pr;f;re.
— Mon fils, dit Raymond, vous ;tes injuste envers mon fr;re Pierre ; s’il est deux braves chevaliers dans la Provence, peut-;tre en est-il qui vous nommeraient le premier, mais assur;ment tout le monde le nommerait avant tout autre, vous le savez bien.
— Oh ! dit Bernard, ce n’est pas sa valeur que je suspecte, et je suis assur; que, dans sa guerre contre les Maures, aucun n’a p;n;tr; plus avant dans les rangs, aucun n’a laiss; sur le sol tant de cadavres apr;s lui ; mais cette main, si terrible contre les ;tendards aux crins de coursier, tombera devant la croix qui marchera en t;te des escadrons de nos ennemis. Qu’a-t-il employ; jusqu’; ce jour pour notre d;fense, sinon les pri;res ; mains jointes ? Et, s’il faut le dire, o; ont trouv; un asile la s;ur de sa femme et le fils d’un chevalier qui nous valait tous ? Ce n’a pas ;t; dans la puissante et riche Saragosse, ;’a ;t; dans le dur et triste ch;teau de Foix. Pierre d’Aragon a jur; sur les saints ;vangiles ! mais le pape rel;ve de tous les serments, et le serment de Pierre d’Aragon appartient au pape comme son c;ur et ses v;ux. Et puis, savons-nous si, fr;res, parents, amis, pape et gloire, il n’oubliera pas tout pour quelque fille aux beaux yeux. Ne savez-vous pas qu’on dit que B;rang;re, la fille de Simon, lui a d;j; paru digne de ses rimes ; qu’elle le sera bient;t de son amour et bient;t de son service ; qu’ils ont d;j; ;chang; des gages de tendresse ; la derni;re visite de Pierre au camp de Simon ? Et vous savez bien que Pierre est homme ; se vendre et ; nous vendre tous pour une nuit pass;e dans les bras d’une femme !
Ce n’est pas du moins pour celle-l;, dit l’;il sanglant, car le message dont je suis charg; pour elle peut ;tre consid;r; comme une insulte envers la fille et une d;claration de guerre envers son p;re. Vous pourrez le croire quand je vous aurai dit que je n’ai pas jug; prudent de les lui remettre moi-m;me, et que je garde ce soin ; qui n’a que sa t;te ; risquer.
— Mon fils, dit alors le vieux Raymond au jeune comte de Foix, retenez donc votre langue, car si vos paroles ;taient r;p;t;es au roi d’Aragon, elles pourraient l’indisposer contre nous et l’engager ; nous retirer son secours, sur lequel je compte et je dois compter, comme vous pouvez voir ; car si le respect de Pierre est grand pour le saint-p;re, s’il est plus occup; de galanterie que de politique, sa loyaut; est connue et prouv;e ; tous.
— D’ailleurs, dit l’;il sanglant, je suis en outre charg; de vous offrir un gage plus s;rieux de ses intentions. D;j; uni par le mariage de notre comtesse L;onore, sa s;ur, avec notre seigneur comte, le roi d’Aragon offre de resserrer cette alliance un unissant la derni;re de ses s;urs, la jeune Indie, ; notre jeune comte Raymond.
Cette nouvelle fut favorablement accueillie par l’assembl;e, et le vieux comte de Toulouse, connu d;s cette ;poque sous le nom de Raymond le Vieux, tandis qu’on appelait son fils Raymond le Jeune, le comte de Toulouse r;pondit avec empressement :
— Certes, cette alliance est possible et juste, surtout s’il donne ; sa s;ur une dot convenable en domaines et tr;sors, et dans le cas o; il la d;clarerait son h;riti;re s’il venait ; d;c;der sans enfants.
— Oubliez-vous son fils Jacques, r;pondit brusquement Bernard, son fils, n; de cette fameuse nuit du ch;teau d’Om;las, o; le d;pit d’avoir ;t; jou; ;gara le roi d’Aragon jusqu’au ressentiment de laisser assassiner le vicomte de B;ziers ? Qu’il unisse, s’il veut, son ;p;e ; la n;tre, voil; la premi;re alliance qui doive avoir lieu entre des hommes dont le combat est le premier besoin. Mais laissons cela, et dis-nous, mon brave ;il sanglant, ne nous am;nes-tu pas un champion nouveau et dont on dit l’;p;e plus forte que celle de tous les chevaliers fran;ais et anglais qui combattaient en Palestine ? Albert de Saissac n’a-t-il pas travers; Carcassonne avec toi ? Du moins, lorsque j’y suis pass; secr;tement, dans la nuit, on m’a racont; qu’il s’y ;tait montr; en compagnie de t;tes blanches, et j’ai suppos; que c’;tait toi et les tiens.
; cette question, Albert devint plus attentif ; il pr;vit qu’; cette parole allaient commencer les commentaires sur sa conduite, les fausses suppositions, les soup;ons outrageants.
— C’;tait moi, en effet, r;pondit l’;il sanglant ; et le sire Albert de Saissac nous a accompagn;s jusqu’; Toulouse. Il est entr; avec nous jusque dans la maison de ma;tre David ; mais depuis il en a disparu, apr;s m’avoir dit qu’un v;u secret l’emp;chait de participer ; la d;fense de Toulouse.
— Ah ! s’;cria Bernard, c’est encore un de ceux-l; qui sont habiles ; se faire au loin une renomm;e de bravoure que personne ne peut attester, et qui, rentr;s dans leur pays, ne font de ce pr;tendu courage qu’un droit ; ;tre l;ches.
Albert fut sur le point de s’;crier ; ce mot, de se lever pour insulter Bernard, le d;mentir et le d;fier. Mais relever ; sa premi;re expression cette d;sapprobation qui devait probablement le poursuivre jusqu’au jour o; il aurait accompli sa r;solution, c’;tait manquer de ce courage passif dont Albert sentait si profond;ment le besoin ; c’;tait compromettre cette vengeance ; laquelle il s’;tait vou; devant lui-m;me. Il demeura donc immobile et subit paisiblement le regard de l’;il sanglant qui alla le chercher ; sa place et lui apporta l’injure avec ce commentaire : — Il y a quelqu’un qui sait que tu l’entends et qui voit que tu la souffres.
L’;il sanglant crut cependant devoir r;pondre ; Bernard, et lui dit :
— Sire comte, il ne faut juger personne avec cette pr;cipitation ; qu’eussiez-vous dit si, lorsque, ob;issant ; un ordre secret de votre suzerain, vous rendiez hommage ; Simon de Montfort, il se f;t trouv; quelqu’un qui e;t pr;tendu que vous ob;issiez ; la peur ?
— Ma;tre, dit Bernard, s’il l’e;t dit devant moi, je lui eusse arrach; la langue ; s’il l’e;t dit en arri;re, je lui aurais envoy; mon gant et mon d;fi.
; ce mot, un gant, parti d’un endroit que personne ne put remarquer, tomba sur la table autour de laquelle on ;tait assis. Il se fit un mouvement rapide et soudain ; chacun se leva, et les regards se dispers;rent de tous c;t;s pour voir qui avait lanc; le gant. Ma;tre David le prit et s’;cria :
— C’est le gant du sire de Saissac ; je le reconnais aux lames d’argent entrelac;es d’acier qui le recouvrent.
L’;il sanglant se tut, et un ;tonnement muet s’empara de toute l’assembl;e. Bernard devint soucieux ; il fron;a son ;pais sourcil et promena ses yeux autour de lui comme pour y chercher un ennemi vivant ; qui il put r;pondre ; mais tout le monde ;tait terrifi;. Enfin le comte de Toulouse lui dit :
— C’est votre coutume, comte Bernard, d’outrager l;g;rement ceux qui sont absents et peut-;tre ceux qui sont morts ; votre langue est trop prompte.
— Mon ;p;e ne l’est pas moins ! s’;cria Bernard, et l’une r;pare le mal que fait l’autre. Eh bien ! que ce gant me vienne d’un ennemi mort ou vivant ; qu’il sorte de la main d’Albert ou de la griffe d’un damn;, j’accepte le d;fi et serai pr;t ; y r;pondre ; toute heure.
— Ce soir ! dit une voix s;pulcrale qui, dans cette vaste enceinte et par l’effroi qui tenait toute l’assembl;e, se fit entendre comme un son surnaturel.
— En quel lieu ? s’;cria Bernard audacieusement.
— Ici ! r;p;ta la m;me voix.
— J’y serai, dit Bernard.
— Seul ! dit la vox.
— Seul ! r;pondit Bernard.
Tout le monde s’;tait lev;, et les regards errants de chacun attestaient une terreur profonde : elle ;tait si intense et en m;me temps si naturelle ; la superstition du temps que pas un seul ne pensa ; une supercherie qui pouvait avoir cach; un homme vivant parmi ces cadavres si semblables ; des hommes vivants. L’esprit humain est ainsi fait, que son premier mouvement est de croire, dans ce qui l’;tonne, ; quelque intervention surhumaine ; cela aujourd’hui comme autrefois. De nos jours seulement, la raison nous fait faire un retour rapide sur ce premier ;lan de l’imagination, nous fait regarder plus attentivement aux choses qui nous surprennent, et nous les montre toutes naturelles ; mais alors la foi dans les miracles ;tait si sinc;re que personne n’osa avoir le bon sens de douter que ce ne f;t un fant;me invisible qui avait parl;. Cependant la peur soup;onneuse du comte de Toulouse lui tint lieu de lumi;res et de prudence, et il s’;cria :
— Il y a quelqu’un qui nous ;coute peut-;tre et qui se joue de nous. Voyons, visitons ce lieu.
Cette sage observation fut faite d’une voix si tremblante et d’un air si ;pouvant; qu’au lieu d’;tre bien accueillie, comme elle m;ritait de l’;tre, elle excita un sourd murmure de m;contentement, et comme Raymond avait saisi une torche pour l’allumer et visiter le souterrain, Bernard l’arr;ta.
— Comte de Toulouse, lui dit-il, ce que nous disons ici dans la nuit sera r;p;t; demain en plein soleil, et c’est piti; que ces chevaliers et bourgeois aient tenu, pour le salut de leur ville, une assembl;e secr;te comme celle de brigands qui la voudraient piller. Peu importe donc qu’on nous ait entendus. Du reste, ceci est mon affaire personnelle, et, quel qu’il soit, vivant ou mort, celui qui a r;pondu est mon ennemi, c’est ; moi seul qu’il appartient de le d;couvrir, et pour cela je resterai ici, comme je l’ai promis. S’il faut ensuite qu’il n’en sorte pas pour mon honneur ou votre salut, voyez, il y a place ici, pour lui, parmi les morts comme parmi les vivants. Occupons-nous donc des affaires de la Provence.
L’assembl;e, malgr; la terreur que lui avait inspir;e cet incident, t;moigna le m;me d;sir, et l’on discuta les mesures qu’il fallait prendre. Alors chacun fut appel; ; parler ; son tour. Le malheur en ;tait venu ; ce point que tout ce que chacun sut proposer fut sa fortune, sa personne et son influence sur ceux de sa famille et de son ;tat, afin de former une nombreuse arm;e pour la d;fense de Toulouse. L’id;e d’attaquer Simon de Montfort n’avait pu p;n;trer dans la t;te de tous ces hommes braves, tant ils avaient ;t; saisis du succ;s de cette conqu;te ; et pour eux, r;sister leur paraissait tout l’effort possible de la Provence. Lorsque chacun se fut ainsi engag;, Bernard prit la parole et dit :
— Vous avez justement dit qu’il fallait nous enfermer dans la ville de Toulouse et la d;fendre contre les crois;s ; mais la premi;re d;fense qui nous doive occuper, ce n’est pas d’emp;cher ses ennemis d’y p;n;trer, c’est d’en expulser ceux qui y sont ;tablis. Foulques y est entr; ce soir : Foulques, qui accompagne Amauri de Montfort jusqu’au camp de son p;re, n’est revenu dans la ville que pour la livrer ; cet ex;crable assassin ; eh bien ! qu’il trouve, pour la premi;re barri;re ; franchir, la t;te de ce tra;tre et celle de tous les clercs ou bourgeois qui sont vendus ; la trahison plant;e sur des pieux au pied de nos remparts.
— Mon fils, mon fils, dit rapidement le comte de Toulouse, vous ne savez jamais proposer que des moyens extr;mes : frapper un ;v;que, planter sa t;te sur un pieu ! voulez-vous entendre encore quelque voix du ciel ou de la tombe retentir dans cette enceinte et crier mal;diction sur nous ?
— Je veux, dit Bernard, rendre ; un tra;tre une part des maux qu’il nous a attir;s. Et que m’importe, ; moi, que la main d’un autre homme se soit impos;e sur lui et lui ait dit, dans une vaine formule, qu’il ;tait le repr;sentant du Seigneur dans l’;ternit; ? Tu l’appelles ;v;que, je l’appelle tra;tre ; ils lui ont dit qu’il ;tait pr;tre dans l’;ternit;, je couperai cette ;ternit; avec mon ;p;e. Je demande la mort de Foulques, sa mort imm;diate et celle de tous ses complices.
L’assembl;e, qui jusque-l; avait ;t; unanime, se divisa en ce moment ; tous sentaient la n;cessit; de purger la ville de Toulouse de ce foyer de trahisons et de d;sordres ; mais beaucoup reculaient encore devant l’id;e de porter la main sur un pr;tre, surtout en une sorte de jugement solennel. La plupart, s’ils avaient rencontr; Foulques dans une m;l;e, lui eussent sans remords donn; un coup de poignard ; et dans cette guerre d’extermination les pr;tres assassin;s ne manquaient pas dans le r;cit de la d;fense des Proven;aux. C’est qu’alors, par une subtilit; qui se retrouve ; toutes les ;poques, on croyait pouvoir ainsi tuer l’homme sans toucher au pr;tre ; au lieu qu’en le pla;ant devant ses juges, il semblait qu’il y arriv;t tout rev;tu de ce caract;re sacr; et inviolable qui ;tait l’arche sainte de l’;poque. Pour que ce sentiment ne paraisse pas trop extraordinaire ; nos lecteurs, qu’il nous soit permis de l’expliquer par un exemple plus r;cent. Nous avons souvent entendu dire, non aux hommes dont les id;es r;publicaines sont assises sur des principes formels d’;galit; humaine et de souverainet; populaire, mais ; ceux qui, bien qu’ennemis de la royaut;, n’osent pas mettre tout un peuple en parall;le avec un roi, nous leur avons entendu dire : « C’est un grand malheur pour la r;volution que Louis XVI n’ait pas p;ri fortuitement dans quelqu’une de ces insurrections qui ont envahi son palais ; cela eut sauv; ; la France cet immense et douloureux scandale d’un roi assis sur le banc des accus;s et jug; par ses sujets. » Et ceux qui pensent ainsi, qui eussent pr;f;r; un coup de poignard, un crime ; un jugement solennel, sont nombreux et les plus nombreux. Sans vouloir discuter ce singulier sentiment, nous le constatons, et nous disons que, au treizi;me si;cle, le pr;tre pouvait craindre un poignard qui se f;t gliss; sous son ;tole, mais qu’il n’avait pas ; redouter un bourreau qui la lui e;t arrach;e. Le vieux comte de Foix se leva cependant et dit :
— Il ne faut point frapper avec l’;p;e des hommes qui ne portent point l’;p;e ; d’ailleurs, tuer un pr;tre ce n’est tuer qu’un corps. Celui qui frappe son ennemi lorsqu’il est seigneur, noble ou bourgeois, en a fini avec l’esprit qui le pers;cutait ou l’attaquait : quand vous tueriez Foulques, vous auriez jet; un cadavre ; la voirie, voil; tout ; demain, l’esprit de Rome reviendrait s’asseoir sur le si;ge de Toulouse dans le corps d’un autre ;v;que, avec l’ambition, la haine et la trahison pour conseillers : celui-ci mort encore, un autre lui succ;derait. Ne tuez pas les pr;tres de votre ville pour qu’ils aient des successeurs, mais chassez-les pour qu’ils n’y rentrent jamais, ou du moins pour qu’ils n’y rentrent que soumis ; la puissance des suzerains. Foulques est l’homme qu’il vous faut pour cela ; pers;cuteur ha;, m;pris;, il ne trouvera pas une voix qui le rappelle dans nos murs, et l’on pr;f;rera ;tre sevr; des sacrements de l’;glise que de les recevoir de ses mains prostitu;es au vol et ; la rapine ; tandis que si la mort rendait son ;v;ch; libre d’;tre occup;, ce leurre qui trompe incessamment les peuples et leur fait voir tout nouveau venu comme un lib;rateur, ce leurre, dis-je, leur ferait demander un nouvel ;v;que, et nous rendrait bient;t l’ennemi que nous croirions avoir extermin;.
— Je me range de l’avis de mon prudent cousin, dit le comte, et pense comme lui que l’expulsion de Foulques est la meilleure r;solution que nous puissions prendre : mais ne faudrait-il pas une occasion pour ex;cuter justement cette juste d;cision ?
— Si la d;cision est juste, dit Bernard, toute heure est bonne pour l’ex;cuter, et je demande que celui qui va ;tre ;lu chef de cette guerre soit tenu de l’ex;cuter demain dans la journ;e m;me, car vous savez, je pense, qu’avant deux jours Simon de Montfort sera au pied de nos murs.
Bernard n’avait pas achev;, que le jeune comte de Toulouse se leva et s’;cria avec une hauteur particuli;re :
— Qui parle d’;lire un chef ; la guerre lorsque le comte de Toulouse y est pr;sent ? Est-ce l;, comte de Foix, cet exemple de vasselage que vous venez donner en exemple ; nos chevaliers, ce d;vouement qui vous fait quitter le gouvernement de vos domaines pour venir commander dans ceux de votre suzerain ?
Un applaudissement g;n;ral suivit les paroles du noble enfant.
— Mon fils, mon fils, dit le vieux Raymond, le sire Bernard a raison : ; une guerre pareille, il faut un chef qui puisse passer les jours et les nuits dans ses armes ; il faut un homme exp;riment;, qui ait l’habitude des ruses de l’attaque et des surprises du combat. Aux uns il manque peut-;tre quelque chose de cette vigueur, aux autres quelque chose de cette exp;rience. Je suis bien vieux, et toi, enfant, trop jeune peut-;tre pour un pareil commandement. Si la voix de nos chevaliers et de nos bourgeois ne craint pas de le remettre en d’autres mains que les n;tres, il faut y ob;ir, mon fils ; car, ce n’est plus de nous qu’il s’agit ; cette heure, mais de la Provence enti;re, et celui qui la peut mieux servir est celui qui est digne de la commander. Je suis donc pr;t ; accepter pour g;n;ral de la guerre celui que cette assembl;e va ;lire, et pour ma part je d;signe tout haut les comtes de Foix ; je les d;signe tous deux, le p;re et le fils, car, vous le savez comme moi, c’est un esprit en deux corps, une volont; en deux corps, forte parce qu’elle est double et forte comme si elle ne l’;tait pas, tant il y a une intime et secr;te union dans leurs vues et leurs projets.
Ces paroles, dites doucement, ;taient accompagn;es d’un imperceptible sourire d’ironie et une satisfaction inexplicable per;ait dans le visage du vieux Raymond en les pronon;ant.
Les deux comtes de Foix ;chang;rent un regard de joie ; mais les chevaliers et bourgeois furent m;contents ; et lorsqu’il fallut que chacun nomm;t celui qui devait ;tre le chef, il s’;tablit de tous c;t;s des entretiens particuliers et anim;s. L’audacieuse pr;tention des comtes de Foix r;voltait la plupart des chevaliers. Parmi ceux qui se parlaient activement, Albert entendit David Roaix et l’;il sanglant se donner mission d’appuyer la nomination des comtes de Foix. Puis le vieux comte de Toulouse s’;tant approch; de l’endroit o; ;tait assis le sire de Saissac, celui-ci remarqua qu’il disait au jeune comte son fils :
— Tu es triste, Raymond. Crois ; ma prudence, enfant ; notre heure n’est pas venue de nous lever et de nous montrer en t;te des ennemis des crois;s ; la fortune de Simon doit ;craser encore bien des ennemis avant d’arriver au sommet d’o; elle devra descendre et dont nous la pr;cipiterons.
Ils pass;rent. Un groupe de bourgeois les suivait en s’entretenant.
— Jamais, disait Frioul, on n’a port; si loin la l;chet; d’un c;t; et l’insolence de l’autre ; les comtes de Foix sont des vassaux pires que des ennemis ; c’est en nous que nous devons mettre nos esp;rances, et si je savais un bourgeois capable de mener cette guerre, je l’;lirais plut;t que ces nobles.
— Mais tu n’en sais pas, dit David Roaix, si ce n’est toi, et toi seul es de cet avis ; je dis donc qu’il faut ;lire les comtes de Foix ; tu peux ;tre assur; que le vieux Raymond saura r;primer cette insolence lorsqu’il les aura us;s ; d;livrer ses ;tats.
Comminges succ;da ; ceux-ci ; l’;il sanglant lui disait :
— Pourquoi voulez-vous que Raymond change sa nature ? Ne voyez-vous pas que vous n’obtiendrez jamais de lui qu’il fasse une action tout droit, et qu’il veut avoir l’air d’;tre forc; par ses vassaux au parti de la r;sistance. Croyez-moi, il ne manquera ; cette guerre ni par l’or qu’il prodiguera ni par son ;p;e, s’il le faut. Mais quant ; lever le premier la voix et l’;tendard, il ne le fera pas : vouloir cela de lui, ce n’est rien vouloir, c’est jeter ; terre la derni;re esp;rance de la Provence. Il faut ;lire les comtes de Foix, croyez-moi, sire de Comminges. Peut-;tre votre valeur vous m;rite-t-elle ce commandement ; mais ils ont ce que vous avez perdu, un comt; libre encore, o; ils peuvent offrir asile, en cas de malheur, ; qui les aura suivis. Vous n’en ;tes plus l;, sire comte, et vos richesses sont toutes au bout de votre ;p;e.
Ils s’;loign;rent encore. On se mit en devoir de faire l’;lection, et les comtes de Foix furent nomm;s unanimement. Aussit;t le vieux Raymond les f;licita, et il ajouta avec cette ironie qui, malgr; lui, dominait sa prudence :
— Votre premier devoir, sire Bernard, est d’expulser Foulques de la ville de Toulouse ; vous l’avez dit vous-m;me, et nous, vos soldats maintenant, nous y comptons.
— Et le jour ne se passera pas que cela ne soit ex;cut;, r;pondit Bernard.
En ce moment, l’;il sanglant dit tout bas ; David Roaix :
— Fiez-vous au vieux renard pour imposer au jeune sanglier des obligations que celui-ci accomplira t;te baiss;e avec fureur. Oh ! ce n’est pas l’audace des conseils qui manque au vieux Raymond.
On parla encore un moment des meilleures dispositions ; prendre pour la d;fense de la ville, puis on se s;para. Ce fut ; ce moment que Bernard se rappela le singulier rendez-vous qui l’attendait dans cette salle, et, malgr; les observations de plusieurs chevaliers qui voulaient lui persuader de ne se point exposer ; quelque sorcellerie, malgr; surtout toutes les instances de l’;il sanglant, qui craignait l’issue d’un combat s;rieux entre les deux chevaliers, Bernard persista ; rester. Tout le monde se retira, et il demeura seul dans le souterrain, apr;s avoir recommand; ; David de laisser ouverte la porte qui donnait de sa maison dans les caveaux.
L’;il sanglant rentra dans la maison de David Roaix et y retrouva Goldery, qui pr;parait dans la cour les chevaux de son ma;tre. Bient;t tout bruit cessa et chacun se retira dans la chambre qui lui avait ;t; assign;e, except; Goldery et l’;il sanglant. Celui-ci, inquiet sur ce qui pouvait se passer dans le souterrain, se promenait dans la cour tandis que Goldery adressait des questions pleines d’int;r;t aux deux chevaux sur la qualit; de l’orge, du foin, de la paille qu’on leur avait servis. Enfin l’;il sanglant, tourment; toujours de la m;me pens;e, dit brusquement ; Goldery :
— Votre ma;tre est-il bonne ;p;e ? est-il bonne lance ?
— Que diable me demandez-vous l; ? r;pondit Goldery : c’est selon l’;p;e, c’est selon la lance. Si vous entendez par l; s’il a du courage, tout ce que je puis vous dire, c’est que, quand l’envie de se battre le prend ou qu’il s’y croit oblig; par honneur, il croiserait une plume contre une hache avec autant de r;signation qu’en un jour de disette je mangerais des oignons crus, ce qui est la plus ;pouvantable ;preuve par o; puisse passer un homme.
— Mais ; cette heure, dit l’;il sanglant, il est sans ;p;e, sans armes, sans poignard.
— Si, comme je le soup;onne, il est all; voir quelques amis, s’il a des amis, je pense que ni ;p;e ni armes ne lui sont utiles.
— S’il a des amis ? dit l’;il sanglant ; pourquoi en doutez-vous ?
— Qui peut dire qu’il ait des amis, mon ma;tre ? dit Goldery. Que de fois, en croyant parler ; un c;ur d;vou;, on dit son secret ; un tra;tre ! qui sait m;me si, tandis que je parle ici, le sire Albert n’est pas tomb; dans quelque pi;ge ?
— Ce n’est pas un pi;ge, dit l’;il sanglant, mais c’est un danger.
— Un danger ! s’;cria Goldery avec un si subit changement de voix, d’expression, de tenue, que l’;il sanglant en fut frapp;. Mais il se remit aussit;t et ajouta :
— Est-ce le danger que court un homme contre un homme ?
— C’est ce danger ; mais le danger d’un homme sans armes contre un homme arm;.
— Tant pis pour l’homme arm; ! dit Goldery en retournant nonchalamment ; ses chevaux.
Comme il disait cela, un homme sortit du souterrain et se pr;cipita avec effroi dans la cour : il ;tait p;le, ;chevel; et tenait une ;p;e nue ; la main. L’;il sanglant et Goldery s’approch;rent de lui ; ses dents claquaient, son corps tremblait convulsivement, ses yeux regardaient sans voir. L’;il sanglant reconnut le jeune comte de Foix. Deux ou trois fois de suite celui-ci passa sa main sur son front comme pour en ;carter une horrible vision ; puis il dit d’une voix haletante et hoquet;e ; l’;il sanglant :
— Va… va, il t’a demand; en tombant ; va.
— Vous avez tu; mon ma;tre ! s’;cria Goldery en tirant son ;p;e ; vous avez assassin; Albert de Saissac ! Fussiez-vous le roi de France, vous m’en r;pondrez sur votre ;p;e !
— Tu; ! assassin; !… s’;cria Bernard. Plut ; Dieu qu’une goutte de sang f;t sortie de ce corps ! Mais l’ombre des morts est ; l’abri des armes des hommes. Va… va, ;il sanglant, il t’a demand;.
Goldery, ayant remarqu; que l’;p;e de Bernard ;tait pure et nette, remit paisiblement la sienne dans le fourreau et dit ; l’;il sanglant :
— Allez, je vous attends.
Puis il ajouta tout bas :
— Je ne sais quelle supercherie mon ma;tre a employ;e pour ;pouvanter ce chevalier ; mais n’oubliez pas que je le garde pour me r;pondre de la vie du sire Albert.
L’;il sanglant s’;lan;a dans le souterrain et disparut bient;t. Le comte de Foix, assis sur une pierre, se remettait mal de la frayeur qui l’avait si profond;ment troubl;.
Une heure se passa ainsi ; puis l’;il sanglant reparut. Il remit ; Goldery un anneau. Celui-ci s’;cria en le voyant :
— Par saint Satan ! l’heure n’est pas venue, il faut recommencer nos caravanes d’enfer. ; mis;re ! mis;re !
Puis il s’;lan;a sur un des chevaux, et emmenant l’autre avec lui, sortit au galop de la cour de la maison. Bernard s’;tait lev; aux paroles de Goldery.
— Comte de Foix, dit l’;il sanglant, n’oubliez pas la promesse que vous avez faite.
— Je la tiendrai, dit Bernard, je la tiendrai.
Puis il quitta la maison de David Roaix, et l’;il sanglant, apr;s s’;tre assur; que personne ne l’observait, alla chercher dans sa chambre divers objets soigneusement enferm;s et rentra dans le souterrain.
VI

MIRACLE.
Le lendemain, ou plut;t d;s que le jour parut, un cercueil sortit de la maison de David Roaix, et, port; par des hommes v;tus de longues chapes noires, on le dirigea vers l’;glise Saint-Etienne. Aucun insigne ne couvrait ce cercueil ; ma;tre David, l’;il sanglant et quelques bourgeois seulement le suivaient en silence. Lorsqu’il fut arriv; devant l’;glise, les porteurs le d;pos;rent sur les marches, et David Roaix frappa aux portes qui ;taient encore ferm;es. Elles s’ouvrirent. L’;il sanglant demanda que le corps du sire Albert de Saissac f;t admis dans l’;glise pour y recevoir la b;n;diction du v;n;rable Foulques. Un des clercs de la sacristie se chargea d’aller pr;venir l’;v;que et se rendit dans son palais, qui ;tait attenant ; Saint-Etienne.
; ce moment, Foulques ;tait occup; ; entendre la relation que ma;tre Cordou lui faisait de la querelle qui avait eu lieu la veille entre les chapes noires et les chapes blanches. L’assurance de David Roaix avait alarm; l’audace de Foulques et lui paraissait un signe de complot pour son expulsion de la ville.
— Eh bien ! dit-il ; Cordou, apr;s un moment de r;flexion, aujourd’hui le comte de Toulouse ou moi serons ma;tres de la ville, lui ou moi en sortirons ; mais qu’il y reste ou qu’il en sorte, malheur ; lui ! malheur ; Toulouse ! car s’il y demeure, l’arm;e des crois;s, arr;t;e aux portes de cette cit; impure, en fera un b;cher o; p;rira toute l’h;r;sie ; s’il en sort, je les ouvrirai moi-m;me aux vengeurs du Christ, et l’;p;e choisira o; l’incendie e;t tout d;vor;. Que les bons y songent et prennent leurs mesures.
; ce moment, le clerc entra dans la salle et dit ; Foulques que des bourgeois de la ville ;taient venus demander sa b;n;diction pour le corps et l’;me d’un chevalier nomm; Albert de Saissac. Ce nom frappa l’;v;que : il se le fit r;p;ter plusieurs fois, et alors il se rappela la rencontre qu’il avait faite ; la porte de Carcassonne. Le clerc lui ayant dit ensuite que ma;tre David Roaix ;tait un de ceux qui accompagnaient le cercueil, Cordou dit ; l’;v;que qu’en effet il avait vu, la veille, entrer chez ma;tre David Roaix un chevalier fa;dit, mont; sur un roussin, n’ayant qu’un ;peron, et ne portant ni ;p;e ni poignard. La mani;re enfin dont il le d;crivit assura Foulques que ce chevalier ;tait bien Albert de Saissac, le m;me qu’il avait rencontr; ; Carcassonne, et qui ;tait probablement mort.
D;s l’abord, Foulques chercha si cette mort ne pouvait pas lui ;tre un pr;texte ; quelque sermon contre les h;r;tiques, ; quelque appel ; la soumission du peuple au pouvoir des crois;s par un si grand exemple. Mais lorsqu’il voulait chercher les phrases captieuses qu’il savait si bien dire, les exclamations saisissantes dont il pourrait frapper ses auditeurs, il ;tait, malgr; lui, ramen; ; la singularit; de la rencontre de Carcassonne et de l’esp;ce de crainte surnaturelle dont Albert avait frapp; tout le monde.
Pendant qu’il r;fl;chissait ainsi, un nouveau clerc arriva et lui dit qu’un certain nombre de chevaliers s’;taient pr;sent;s ; l’;glise et qu’ils r;clamaient ses pri;res pour Albert de Saissac ; il ajouta qu’ils avaient introduit son cercueil dans la nef, l’un d’eux disant qu’il ;tait n;cessaire que le v;n;rable Foulques se h;t;t, parce que dans quelques heures il ne serait plus temps de b;nir le cadavre. Foulques fut d’abord ;tonn; de cette condition ; mais bient;t, pensant ; l’audace des chevaliers qui avaient apport; un corps dans l’;glise sans sa permission, il crut y trouver un pr;texte aux troubles qu’il voulait faire na;tre, et il dit tout bas ; Cordou :
— Va, rassemble les tiens et venez en masse ; l’;glise Saint-Etienne. Je ne sais ce qui peut arriver de ceci, mais il est temps de mettre en pratique ce pr;cepte du pr;cheur Dominique : « Celui qui frappe dans l’ombre est plus redoutable que celui qui frappe au grand jour ; mais celui qui frappe au grand jour vaut mieux que celui qui a peur de frapper. »
Il se rev;tit ensuite rapidement de son rochet, et, posant sa mitre sur sa t;te, il fit appeler ; son de cloche tous les pr;tres de Saint-Etienne, et, les ayant assembl;s dans la sacristie, il leur annon;a l’usurpation qui venait d’;tre faite, et leur d;clara qu’ils eussent ; le suivre en tout ce qu’il ferait pour la r;primer. Un moment apr;s il entra dans l’;glise.
Un cercueil ;tait pos; ; terre au milieu de la nef. Aupr;s du cercueil ;tait un chevalier arm; de toutes pi;ces ; un nombre consid;rable de bourgeois et de chevaliers ;taient rang;s tout autour, et un murmure agit; bourdonnait dans la foule qui remplissait l’immensit; du monument. Foulques s’avan;a jusque aupr;s du cercueil, et demanda d’une voix irrit;e quels ;taient ceux qui avaient os; braver les privil;ges de l’;glise ; ce point d’y introduire un mort avant l’ordre de l’;v;que.
— C’est moi ! dit le chevalier arm;, et lorsque vous aurez entendu ce que j’ai ; vous r;v;ler, vous ne serez point surpris que je l’aie os;, et vous jugerez ce que j’ai fait convenable et prudent.
— Ce qui ;tait convenable et prudent, comte de Foix, r;pondit Foulques, c’;tait d’attendre que j’eusse interrog; ceux qui ont ;t; t;moins de la mort du chevalier, pour savoir s’il avait rendu l’;me en ;tat de gr;ce, ou du moins dans la foi catholique, dont toi et les tiens vous ;tes faits les pers;cuteurs.
— Seigneur ;v;que, r;pondit Bernard, n’;l;ve pas la question de savoir quel est le pers;cuteur des catholiques, de toi ou de moi ; ne demande pas de t;moin de la mort de cet homme, car il n’en existe aucun ; ;coute ce que son esprit m’a charg; de te confesser en pr;sence du peuple.
— Je n’ai rien ; entendre ici, dit Foulques ; que ce corps soit port; hors de cette enceinte, et alors je recevrai la confession que tu m’offres.
— Prends garde, dit le comte de Foix, que la b;n;diction que tu refuseras ; ce corps n’appelle sur ta t;te et sur celle des tiens une mal;diction qui les poursuivra dans l’;ternit;. L’esprit qui m’a parl; t’a d;sign; pour l’entendre, et il a fallu toute l’autorit; de la voix de la mort pour me d;cider ; m’adresser ; toi ; mais ceux qu’on dit les pers;cuteurs de la foi ob;issent ; ses d;crets, tandis que ceux qui pr;tendent les d;fendre en d;daignent les devoirs.
Un assentiment longuement murmur; suivit les paroles de Bernard, et quelques-uns des pr;tres firent signe ; Foulques qu’il ;tait convenable d’entendre ce que Bernard avait ; dire ; mais l’;v;que ne parut pas y prendre garde, et un vieillard d’entre eux s’;tant approch; de lui, il l’arr;ta avec col;re, en lui disant :
— Je vous vois et je vous comprends, mes fr;res, et je vois avec douleur, je comprends avec d;sespoir que l’esprit de faiblesse, qui m;ne ; l’esprit d’h;r;sie, a p;n;tr; en mon absence parmi les clercs que j’avais cru confier ; leur propre garde. Quoi ! la maison du Seigneur est-elle une h;tellerie o; celui qui se pr;sente a droit d’;tre admis, ouverte ; tout venant, et, comme une prostitu;e, recevant dans son giron quiconque veut y entrer ? Si vous en ;tes arriv;s ; ce point, malheur sur vous, mes fr;res ! je suis un gardien plus rigide des pr;ceptes du Christ. ;cartez-vous, hommes de peu de foi, et vous, violateurs du sol inviolable de l’;glise ! je chasserai les gentils du temple, ;cartez-vous !
Il s’avan;a en parlant ainsi, et, ;tendant la main sur le cercueil, il dit :
— Que ceux qui ont souci du salut de cette ;me prennent garde, car si ce corps n’est pas enlev; sur-le-champ de cette ;glise, j’appellerai sur lui les vengeances du ciel et le livrerai ; la damnation ;ternelle. N’oubliez pas que le Seigneur a dit : « Ce que vous aurez li; sur la terre sera li; dans le ciel ; ce que vous aurez d;li; sur la terre sera d;li; dans le ciel ! »
— Nobles, bourgeois et manants ! s’;cria le comte de Foix, vous ;tes t;moins que j’ai fait tout ce que je pouvais pour procurer la b;n;diction et la s;pulture d’un chr;tien au corps du noble Albert de Saissac, mort en Terre-Sainte, en combattant pour la croix !
Ces derni;res paroles chang;rent tout le cours des id;es de Foulques, qui s’;cria :
— Quel mensonge et quel blasph;me viens-tu de prononcer, comte de Foix ? Le sire Albert de Saissac a ;t; vu par moi, il y a peu de jours, ; Carcassonne, vu hier dans Toulouse par ma;tre Cordou, en compagnie de David Roaix.
— Il est vrai que son corps a paru en Provence, dit Bernard, car son corps est en qu;te d’une s;pulture et d’une b;n;diction ; mais il y a longtemps que l’esprit du sire Albert de Saissac a quitt; ce corps, condamn; ; servir d’asile aux esprits de l’enfer jusqu’; ce qu’il ait ;t; purifi; par l’eau sainte et abrit; dans une terre b;nite.
; cette ;trange r;v;lation, Foulques demeura stup;fait, et se rappelant encore la conduite hardie d’Albert de Saissac en pr;sence de Mauvoisin et d’Amauri de Montfort, cette puissance de terreur dont il avait encha;n; la volont; de ces deux chevaliers, sa r;sistance se changea en un profond ;tonnement. Il dit alors ; Bernard :
— Ne dis-tu pas que c’est l; le corps du sire de Saissac ?
— Puisque tu l’as vu, tu peux le reconna;tre, r;pondit Bernard.
Et, ;cartant le suaire qui couvrait le cercueil, il montra le corps d’Albert, v;tu des habits qu’il portait ; Carcassonne ; son visage p;le portait l’empreinte d’une mort r;cente ; ses paupi;res ;taient ; peine ferm;es et laissaient voir le noir trouble de ses yeux ; ses dents ressortaient blanches comme l’ivoire sous la blancheur d;j; violac;e de ses l;vres. ; cet aspect, Foulques recula : ce n’;tait pas parce que ce cadavre ;tait celui d’Albert de Saissac, mais une crainte vague naissait en lui de cet homme qui, vivant, lui avait si singuli;rement apparu ; qui, mort, lui apparaissait si ;trangement encore.
— Et maintenant, lui dit le comte de Foix, que tu es assur; que c’est le corps du sire de Saissac, veux-tu le d;livrer de la peine ; laquelle il est condamn; ? veux-tu le b;nir et lui donner asile dans l’enceinte b;nite ?
Tout l’orgueil de Foulques se r;volta ; cette sommation du comte de Foix.
— Ce n’est point ; toi, h;r;tique et Vaudois, lui dit-il, qu’il appartient de r;clamer les pri;res de l’;glise pour qui que ce soit ; ob;is d’abord en faisant enlever ce corps, et je ferai ensuite ce que je croirai convenable de faire, sans que tu sois oblig; de m’y exciter. Clercs qui m’entourez, ;tez ce cercueil de l’;glise et qu’il soit expos; devant le seuil pour que ceux qui voudront t;moigner que le sire de Saissac est mort en ;tat de gr;ce et dans la foi catholique, puissent se pr;senter et jurer de la v;rit; de leurs t;moignages les mains sur l’;vangile, comme il est d’usage.
— Peuple, cria le comte de Foix, nul ne peut se pr;senter et nul ne se pr;sentera ; voici la v;rit;, et je suis pr;t ; la jurer, sous quelque forme qu’on m’impose le serment. Comme j’avais l;g;rement parl; de la valeur du sire de Saissac devant une auguste assembl;e, une voix partie de l’air m’a d;li;, et j’ai accept; le d;fi ; plus de vingt chevaliers et de cinquante bourgeois ont ;t; t;moins de ce fait. Je suis demeur; seul pour le combat, et tout ; coup j’ai vu s’avancer vers moi un corps sans forme, v;tu d’un suaire blanc ; je l’ai frapp;, et mon ;p;e a pass; au travers comme dans un nuage. Au m;me instant un coup terrible m’a heurt; la t;te ; je suis tomb;, et une main du poids d’une montagne m’a tenu clou; ; terre. « ;coute, m’a dit la m;me voix qui m’avait d;fi;, je suis l’;me d’Albert de Saissac, dont le corps est encore errant sur la terre ; ;coute et retiens bien mes paroles pour faire ce que je vais te demander. Un jour que les Sarrasins attaqu;rent la ville de Damiette pendant qu’une procession en faisait le tour, ils s’approch;rent, malgr; nos efforts, du tabernacle o; ;tait d;pos;e la vraie croix, et jet;rent le trouble parmi les clercs qui le portaient dans la c;r;monie. Dans le tumulte de cette attaque, le tabernacle fut renvers; ; je m’;lan;ai pour le d;fendre, et parvins ; en ;carter les ennemis ; mais, ; un moment o; je me croyais victorieux, je fus frapp; d’une lance qui me per;a le c;ur, et en tombant, je reconnus que dans le reflux de la lutte j’avais foul; aux pieds la croix de Notre-Seigneur. Malheur sur moi ! malheur ! car comme je perdis la vie dans cette position, mon ;me, qui ;tait en ;tat de gr;ce par mon d;sir de sauver la vraie croix, a ;t; re;ue dans le sein de Dieu ; mais mon corps, qui ;tait en ;tat de sacril;ge, puisque je foulais aux pieds la croix du Seigneur, a ;t; condamn; ; servir de refuge aux m;chants esprits de l’enfer, et ; errer pendant mille ans sur toutes les terres du monde, ; moins qu’il n’obtienne une s;pulture chr;tienne et la b;n;diction d’un ;v;que. L’esprit de l;chet; et d’hypocrisie, qui s’;tait empar; de mon corps depuis trois ans, vient de le quitter ; cette heure pour assister au sabbat des esprits infernaux. Envoie en ce lieu l’;il sanglant qui lui a servi de guide en Provence ; il y trouvera mon corps, il l’ensevelira, et vous le porterez ; Saint-Etienne afin qu’il soit b;ni par l’;v;que Foulques avant que quelque autre m;chant esprit en prenne possession pour trois ans encore. » Voil; ce que m’a dit cette voix, et j’ai accompli ses ordres ; et maintenant je le demande au seigneur Foulques, veut-il b;nir et ensevelir ce corps ?
— Qu’un autre absolve et b;nisse ce cadavre, dit Foulques ; je ne sais ; quelle intention le comte de Foix a invent; la fable qu’il vient de d;biter ; j’ai vu le sire de Saissac vivant, il y a deux jours, et je le retrouve ici mort ; c’est assur;ment dans quelque action coupable qu’il a perdu la vie, et les ennemis du Seigneur viennent pr;senter ses d;pouilles ; nos b;n;dictions pour nous faire tomber dans quelque pi;ge. N’y a-t-il personne qui puisse t;moigner de la mort du sire de Saissac ?
Personne ne r;pondit. Le comte de Foix r;pliqua :
— J’offre mon serment de ce que je dis.
— Alors, dit Foulques, je le maudis et le jette hors des pri;res de l’;glise, ton serment n’;tant qu’une trahison et un parjure.
Un cri rauque et sauvage partit comme des antres de l’;glise ; ; ce cri, et ; la mal;diction prononc;e par Foulques, il s’op;ra un mouvement tumultueux parmi le peuple ; tout grondait sous les vo;tes ;lev;es ; aucune violente interpellation n’arrivait encore ; l’;v;que ; mais la sourde rumeur qui bruissait de toutes parts s’animait par degr;s. Par un mouvement spontan;, tous les hommes ; chapes noires, qui encombraient la nef, s’;taient rang;s autour du comte de Foix ; tous ceux que leurs manteaux blancs d;signaient pour ;tre du parti de Foulques s’;taient pr;cipit;s de son c;t; ; le cercueil ;tant demeur; entre ces deux groupes, les menaces s’;chang;rent bient;t activement, et les projets longtemps contenus se r;v;l;rent par des impr;cations.
— Il faut en finir avec ce pr;tre insolent, criaient les plus audacieux ; il a fait de la loi divine une loi de haine et de mal;diction ; il trahit la ville et le comte ; il veut nous livrer aux crois;s ; il a d;j; vendu nos biens et nos personnes pour satisfaire sa soif de rapine et de vengeance.
Les partisans de Foulques r;pondaient par des invectives furieuses, et peut-;tre les ;p;es allaient briller et le sanctuaire allait ;tre souill;, lorsque quelques-uns de la confr;rie blanche, s’;tant approch;s pour porter la main sur le cercueil, recul;rent ;pouvant;s ; l’aspect du visage effac; de Saissac : ces traits, si fortement prononc;s un moment avant, ne pr;sentaient d;j; plus qu’une face jaune et presque sans forme ; mais ce n’;tait pas la putr;faction habituelle au corps humain, cette destruction hideuse qui le d;vore par des plaies horribles o; le ver ronge et pa;t sa victime ; ce visage semblait fuir et dispara;tre comme un nuage qui affectait une forme connue, et qu’un vent du nord dissout et efface sur le ciel bleu.
Cet incident ramena tous les regards sur le cercueil, qui allait ;tre oubli;, et toute cette foule suivit, avec une stup;faction immobile, cette disparition surnaturelle d’un corps qui tout ; l’heure ;tait si reconnaissable ; tous les yeux. Peu ; peu tout s’affaissa ; la t;te s’amoindrit, le corps sembla s’enfoncer dans le cercueil. Une effroyable attention tenait cette assembl;e dans un silence de mort, lorsque le m;me cri sauvage qu’on avait entendu, partit de la porte de l’;glise. Un chevalier, couvert d’armes ;tincelantes d’or y ;tait, mont; sur un magnifique cheval de bataille ; il s’avan;a au galop, en faisant retentir le pav; sous les fers de son coursier. Tous les yeux, d;tourn;s du cadavre, s’;taient attach;s sur ce nouveau-venu ; il arriva jusqu’aupr;s de la bi;re ouverte, la lance haute, immobile, et comme attach; ; la selle de son cheval ; lorsqu’il fut ; port;e du cercueil, il le frappa de la pointe de sa lance, releva le v;tement vide d’Albert de Saissac, le jeta au loin, et montra le cercueil vide ; tous les regards : il r;p;ta son cri sauvage et terrible, puis il releva la visi;re de son casque, et l’on vit le visage d’Albert de Saissac, l’;il ;tincelant, anim; d’une vie terrible ; il tendit la main vers Foulques, et dit d’une voix que celui-ci crut reconna;tre :
— Merci, Foulques ; d’ici ; trois ans, ; pareil jour, je te rapporterai le corps d’Albert de Saissac dans cette ;glise.
Le cavalier, tirant alors son ;p;e, s’;lan;a hors de l’;glise, et personne ne put dire par o; il avait disparu, car, ; quelques pas de l;, il lan;a son cheval dans une rue d;serte, et ; aucune porte de Toulouse on ne d;clara avoir vu sortir un chevalier couvert d’armes brillantes et mont; sur un cheval de bataille.
D;s que le premier mouvement de stup;faction fut pass;, Foulques, qui s’;tait retir; avec les siens sur les marches de l’autel, s’;cria d’un ton solennel :
— Mal;diction sur cette ville et sur ce peuple livr; aux entreprises du d;mon ! Puisse-t-elle s’effacer et se dissoudre comme ce cadavre s’est effac; et dissous ! Peuple de Toulouse, votre pers;v;rance ; garder dans vos murs celui que l’;glise a rejet; de son sein, a appel; sur vous la col;re de Dieu ; le Seigneur s’est retir; de cette ville o; l’h;r;sie est ador;e dans son plus puissant protecteur, et le Seigneur a manifest; sa retraite en permettant que des prodiges tels que ceux dont vous avez ;t; t;moins, se passent dans son temple, et comme il a dit ; ses ap;tres : « Suivez-moi dans la voie o; je marcherai, » nous le suivrons et nous nous retirons de vous.
Cette menace ;tait habilement arriv;e ; une heure avant, le peuple e;t laiss; Foulques s’;loigner avec indiff;rence ; mais, en pr;sence du prodige qui s’;tait op;r; ; sa vue, il demeura interdit et crut que la ville p;rirait v;ritablement sous la mal;diction de l’;v;que ; aussi toute cette foule, ; l’exception du comte de Foix et des chapes noires, tomba ; genoux en poussant des lamentations, parmi lesquelles on distinguait des pri;res qui demandaient ; l’;v;que de ne point priver la ville des sacrements.
Au m;me moment, le son lugubre des cloches se fit entendre dans les tours de Saint-Etienne, et bient;t les cloches des autres ;glises leur r;pondirent lamentablement. ; ce bruit, tous ceux qui ;taient dans Saint-Etienne se pr;cipit;rent hors de l’;glise, et ceux des habitants qui ;taient demeur;s dans leurs maisons sortirent dans les rues. Ce fut d’abord une curiosit; alarm;e qui ;branla toute la ville ; chacun s’enqu;rait de ce qui ;tait arriv;, mais personne ne pouvait le dire, ou ceux qui en racontaient quelque chose en faisaient des r;cits si inexplicables que personne n’y pouvait rien comprendre ; la seule chose qui ressortait clairement de tous ces bruits, c’est que Foulques voulait quitter Toulouse, emportant avec lui tous les sacrements. D’un c;t;, les chapes blanches disaient que c’;tait la perte de Toulouse, de l’autre, les chapes noires disaient que c’;tait son salut ; dans cette anxi;t;, la foule, qui n’avait encore nul parti pris, suivit son instinct naturel et alla vers les endroits o; elle crut pouvoir le mieux s’informer, c’est-;-dire vers la demeure de ceux qui avaient pris soin de la prot;ger et de la conduire, du c;t; de Saint-Etienne et vers l’H;tel-de-Ville.
L’amour des Toulousains pour leur comte ;tait extr;me ; car jamais ils n’avaient eu ; souffrir ni de son astuce ni de sa faiblesse ; Raymond avait ;largi les privil;ges de la ville en donnant aux bourgeois le droit des armes comme nobles, et celui de venger leurs injures comme ;tat ind;pendant. Ainsi on avait vu la bourgeoisie de Toulouse porter, en son nom, la guerre sur les domaines d’un seigneur alli; du comte, sans que celui-ci y m;t obstacle. Cependant il eut ;t; difficile de deviner pour qui la foule se prononcerait, tant il y avait de diversit; dans les opinions qu’elle ;mettait en se rendant ; l’H;tel-de-Ville.
Le comte de Toulouse y ;tait renferm; et s’y entretenait avec l’;il sanglant.
— Ainsi, lui disait-il, ce m;cr;ant d’;v;que s’est laiss; tromper ; cette ruse. Je ne parle pas de la foule ; quand on lui dit : « Voyez cet ;trange nuage dans le ciel ; » le ciel fut-il pur comme l’eau d’un diamant, elle regarde et voit l’;trange nuage ; mais Foulques, la ruse et le mensonge en mitre et en rochet ! tu dois ;tre fier de ta r;ussite, je t’en remercie ; nous allons en ;tre d;livr;s. Ainsi ils vont partir ?
— Assur;ment, dit l’;il sanglant, et tous les pr;tres de toutes les paroisses et monast;res de Toulouse se rassemblent ; Saint-Etienne, emportant les ornements des ;glises, les ciboires et les calices.
— V;ritablement ! dit le comte de Toulouse, c’est f;cheux : ces ornements sont riches et pesants, et auraient pu nous fournir de beaux sous d’or pour payer le salaire de nos routiers. N’importe, qu’ils partent, c’est ce que je d;sire surtout.
Comme il parlait ainsi, toutes les cloches, qui n’avaient cess; de sonner, se turent tout d’un coup, et une immense foule se pr;cipita vers la place du ch;teau Narbonnais, appelant le comte de Toulouse ; grands cris.
— Eh bien ! lui dit l’;il sanglant, profitez de la circonstance, montrez-vous au peuple et d;cidez ce mouvement contre Foulques ; chassez-le, et le peuple vous applaudira.
— Je le laisserai partir, c’est bien assez, dit le comte ; c’est une chose ; vider entre lui et le peuple.
— Mais le peuple parle de le retenir, reprit l’;il sanglant. Quelque haine qu’on ait pour l’;v;que, on n’en est pas ; la haine de Dieu ; le peuple est comme le gourmand qui court apr;s le chien enrag; qui emporte son r;ti. Il a peur du chien, mais il aime son r;ti. On d;teste et on m;prise Foulques, mais Foulques baptise, marie et enterre, et d;j; on l’implore comme s’il emportait dans son calice le salut de la ville enti;re.
— Foule stupide ! dit le comte en se levant avec col;re ; mais que fait Bernard ? Bernard a promis qu’il chasserait Foulques de la ville.
— H;las ! dit l’;il sanglant, la sorcellerie d’Albert de Saissac l’a frapp; d’une sorte de terreur dont il ne peut sortir.
— Il y croit donc ? Oh ! brutes imb;ciles que tous ces hommes, chevaliers, bourgeois et manants, et toi-m;me ! avec ta sotte supercherie, tu vas avoir fait que Foulques demeurera, qu’il demeurera sur la pri;re du peuple, et que son autorit; ne trouvera plus d’obstacles. Vous ne savez rien faire !
Il r;fl;chit longtemps en ;coutant les cris du peuple qui l’appelait, puis il finit par dire avec impatience :
— Que me veulent-ils ? Est-ce que je puis quelque chose ; tout cela ?
— Comte de Toulouse, dit l’;il sanglant, vous jouez ; cette heure votre plus importante chance ; osez d;pouiller cet artifice dont vous couvrez vos actions et vos paroles, de mani;re ; ce qu’elles puissent toujours signifier oui et non, selon qu’il doit vous convenir plus tard ; parlez au peuple, il hait votre ennemi et n’est retenu que par les m;nagements que vous gardez avec lui : c’est pour vous complaire qu’il veut emp;cher son d;part : osez ;tre de votre parti, et toute la ville en sera. Je vous le demande au nom de vos habitants, ou plut;t au nom de votre fils, ; qui vous ne laisserez bient;t aucune ville o; il puisse se cacher.
— Mais Foulques partira, je l’esp;re, sans que je sois oblig; de m’en m;ler, reprit le comte ;ludant la pri;re de l’;il sanglant.
— Entendez-vous les cris du peuple ? ;coutez, voil; les clients des pr;tres qui avancent de ce c;t;, Foulques vient vous braver, il vient vous montrer son pouvoir sur Toulouse ; ce sera en face de votre ch;teau, en face de vous, qu’il feindra de c;der aux sollicitations du peuple. Ce sera pour lui un triomphe sans retour, pour vous une humiliation irr;parable.
; ce moment, les comtes de Foix, David Roaix, les capitouls entr;rent en tumulte, tous sollicitant Raymond de fixer les incertitudes de la multitude. Bernard d;clara qu’il n’;tait pas assez influent pour obtenir ce r;sultat, et le comte ne put s’emp;cher de laisser percer un sourire de vanit; satisfaite, triomphe pu;ril qu’il ;tait pr;t ; payer de sa puissance. Le jeune Raymond arriva aussi et sollicita son p;re de se montrer. Les cris augmentaient, et d;j; la t;te de la procession arrivait sur la place. Elle avan;ait majestueusement en chantant le De Profundis ; les croix, couvertes de voiles noirs, les ciboires, les encensoirs, les calices, voil;s de m;me, ;taient port;s par les pr;tres en chasuble noire ; les reliques des saints dans leurs coffres d’argent et d’or, orn;s de pierreries, ;taient au milieu de la procession, et les clercs qui les portaient deux ; deux sur leurs ;paules r;p;taient de loin en loin ce verset de la Bible, disant :
« Et ils chasseront Dieu de leurs murailles. »
La multitude, frapp;e de la solennit; de ce spectacle, semblait triste et d;sesp;r;e.
— Eh bien ! s’;cria l’;il sanglant, que le jeune comte paraisse, qu’il parle, qu’il ose pour le salut de son p;re ce que son p;re n’ose pas pour le salut de son fils.
— Oui ! oui ! s’;cri;rent les chevaliers. Qu’il parle ! le peuple l’;coutera.
Le comte de Toulouse saisit son fils, et, le serrant pr;s de lui, il s’;cria :
— Que j’expose mon fils ; dire une parole, ; faire une action qui pourrait lui ;tre imput;e ; crime par la cour de Rome ! non, messires, non ! J’aimerais mieux descendre sur cette place et poignarder Foulques de ma propre main. Ouvrez cette fen;tre, ouvrez !
On ob;it, et le vieux comte parut ; la fen;tre qui dominait la place de l’H;tel-de-Ville ; il aper;ut Foulques qui la traversait, l’ostensoir de Saint-Etienne dans les mains. L’;v;que jugea que c’;tait le moment de d;cider la question entre lui et le comte, et ne douta pas qu’il n’obtint cette acclamation populaire qui devait le faire triompher. Si cette esp;ce de lutte s’;tait pass;e dans l’;glise de Saint-Etienne et en pr;sence de ceux qui avaient ;t; t;moins du miracle qui s’y ;tait op;r;, sans doute il n’y e;t eu qu’une voix ; mais la plupart de ceux qui ;taient devant l’H;tel-de-Ville ignoraient ce miracle ou ne l’avaient point vu ; de fa;on que, malgr; ces marques de regrets et de respect dont on entourait la religion, qui s’en allait par ses pr;tres, une ind;cision compl;te r;gnait encore sur la multitude. Foulques crut la faire pencher en sa faveur.
— Peuple, dit-il, pr;parez-vous ; subir la peine de vos crimes. Dieu, fatigu; de vos d;bordements, vous laisse livr;s ; l’esprit de blasph;me et de perdition qui est dans vos murs.
Et du geste il d;signa le comte de Toulouse.
— Sachez l’en exclure, reprit-il, ou bien prenez vos v;tements de deuil, pleurez et d;solez-vous, car le Seigneur se retire de vous et va sortir pour jamais de cette cit; coupable. Comte de Toulouse, c’est ; toi ; rendre compte maintenant de tes sujets ; la justice ;ternelle.
Quelques cris voulurent se faire entendre, le comte les apaisa de la main.
— Seigneur ;v;que, dit le comte d’une voix plus moqueuse que grave, je rendrai compte de mes sujets ; la justice divine, et peut-;tre trouveront-ils que ce compte ne leur co;te pas aussi cher que par le pass;. Je ne sais si Dieu, qui a fait que cette ville s’est accrue par mes mains en richesse et en population, je ne sais si Dieu, ; qui j’ai vou; six monast;res et trois ;glises, s’est retir; de notre cit; ; mais ce que je sais et ce que je vois, c’est que le d;mon qui l’a livr;e ; la haine et au d;sordre n’en est pas encore sorti.
Cette raillerie contre Foulques eut plus de succ;s que n’en eussent obtenu les accusations les plus vraies et les plus violentes. Une acclamation universelle r;pondit aux paroles du vieux comte, et le nom de d;mon, qui resta ; Foulques depuis et qui se trouve encore dans les vieux ;crits de l’;poque, lui fut r;p;t; de toutes parts avec de grandes hu;es et de grossi;res insultes. Il ne put obtenir un moment de silence. Il se d;battait vainement, car il n’entrait pas dans ses projets de quitter Toulouse ; mais il s’;tait si maladroitement engag; dans cette lutte, qu’il lui fut impossible de retourner sur ses pas. D’ailleurs, il eut contre lui les fanatiques de bonne foi de son opinion, qui, voyant les f;cheuses dispositions du peuple, se remirent en marche en croyant accomplir courageusement la sainte volont; de l’;v;que et l’entra;n;rent malgr; lui hors de la ville.
Lorsqu’il eut d;pass; la porte, qui fut ferm;e sur lui, le peuple poussa de longs cris en l’honneur du comte de Toulouse, et l’;il sanglant dit ; celui-ci :
— Voyez, il vous a suffi de d;signer Foulques comme un d;mon de haine et de d;sordre pour que le peuple l’ait laiss; partir.
— Moi ?… dit le comte d’un air ;tonn;, je ne l’ai point nomm;.
VII

LE SORCIER.
Tous les ;v;nements que nous venons de rapporter s’;taient pass;s depuis quelques jours lorsqu’un soir, un homme, envelopp; d’un long manteau, entra dans une rue sombre de Montpellier et frappa ; une porte basse. La maison demeura muette, et l’;tranger ayant frapp; de nouveau, une esp;ce de judas pratiqu; au-dessus de la porte dans le plancher du premier ;tage, qui d;passait de plusieurs pieds, comme de coutume, l’;tage inf;rieur, ce judas s’ouvrit, et une voix cass;e lui demanda qui il ;tait.
— Celui que vous attendez, dit l’;tranger qui avait frapp;.
— J’attends toujours, r;pondit la voix ; la venue du malheur doit toujours ;tre l’attente du juste.
— Tr;ve ; vos r;flexions banales, r;pliqua le chevalier, car il portait les signes distinctifs de cette classe : les ;perons, l’;p;e, la ceinture d’or. Vous savez qui je suis, et un homme est venu ce matin vous annoncer ma visite, d;j; m;me il devrait ;tre ici et m’avoir pr;c;d; d’une heure ; ce rendez-vous.
— Un homme est venu en effet, r;pondit la voix, un homme qui m’a dit qu’un chevalier viendrait me consulter, mais cet homme n’a point reparu ; l’heure qu’il avait indiqu;e. Je ne vous connais point ; ainsi, attendez que votre messager revienne prononcer les paroles qui doivent faire ouvrir cette porte.
— Sorcier, dit le chevalier, est-ce l; toute ta science ? Ne sais-tu pas qui je suis et ne reconnais-tu pas celui que tu attends ?
— Oh ! dit la voix, je vous connais ainsi que celui que vous avez envoy;, je vous connais par tous les noms que vous portez, je vous connais malgr; le changement que vous avez op;r; dans votre visage et votre personne ; mais, vous, n’avez-vous rien ; me dire qui m’assure que vous venez ici sans mauvais desseins contre moi ?
— Quelle assurance puis-je te donner meilleure que celle que tu trouveras dans ta science ? dit le chevalier. Mais vraiment, ajouta-t-il, je fais comme si je croyais que tu es ce que tu pr;tends ;tre, un devin ; qui le secret du c;ur des hommes est ouvert, et ta crainte me fait voir que tu n’es nullement l’homme que je cherche.
— Quel homme ? dit le sorcier.
— Mais, r;pondit le chevalier, celui qui a dit : « L’or est le but de la science. »
; peine ces mots furent-ils prononc;s que la porte s’ouvrit et le chevalier entra, et derri;re lui la porte se referma sans bruit. Au sommet de l’escalier parut un vieillard, la t;te envelopp;e d’une esp;ce de turban, les traits l;ches et pendants, la moiti; du visage cach;e par une barbe grise et inculte. Il ;claira le chevalier et l’introduisit dans une salle immense, mais encombr;e de manuscrits, de squelettes d’oiseaux et d’animaux ; un triangle rayonnant ;tait incrust; dans le mur, et au-dessous de ce signe cabalistique ;tait une longue table sur laquelle ;tait ;tendu ou un cadavre, ou un squelette, ou une image du corps humain. Le chevalier regarda autour de lui d’un air soucieux, mais sans la curiosit; ni l’;tonnement que devait causer l’aspect singulier de l’endroit o; il avait ;t; admis.
— Ainsi donc, dit-il, mon messager n’est point encore arriv; ?
— Pas encore, r;pondit le sorcier.
— Et ; quelle heure doivent venir, reprit le chevalier, les deux Fran;ais crois;s qui veulent te consulter ?
— ; l’heure de minuit, r;pondit le sorcier.
— Encore une heure d’ici-l;, repartit le chevalier ; cet ivrogne aura le temps d’arriver.
— Est-ce que vous avez besoin de lui pour entendre et voir ? dit le sorcier d’un ton grave et en interrogeant s;v;rement la figure de l’;tranger.
— Que veux-tu dire ? reprit le chevalier.
— Je veux dire que, pour se cacher dans une chambre voisine et ;couter les questions que vont me faire les deux hommes qui vont venir, il n’est pas besoin d’;tre deux, surtout quand le plus int;ress; ; ;couter est ici.
— Le plus int;ress;, dis-tu, sorcier ?
— Nul doute, sire Laurent de Turin, r;pondit le sorcier. Croyez-vous que je ne sache pas qui de vous deux, de vous ou de celui qui m’est arriv; ici ce matin, est le plus int;ress; ; savoir les secrets de Robert de Mauvoisin et d’Amauri de Montfort ?
— Puisque mon ;cuyer t’a dit mon nom, sorcier…
— Je m’appelle Gu;don d’Appamie, reprit le vieillard en interrompant le sire Laurent, et votre ;cuyer, ou bouffon, ou cuisinier, car le dr;le est un homme ; toutes sauces, ne m’a point dit votre nom d’hier ni celui que vous portiez il y a un mois.
— Silence ! mis;rable ! s’;cria le chevalier, je n’ai plus qu’un nom, celui de Laurent. Mais ne trembles-tu pas de savoir que j’en ai port; un autre et d’;tre seul avec moi dans cette chambre ?
Le sorcier rit tristement et reprit d’un air sentencieux :
— Je ne tremble que pour vous, messire, qui allez jouer votre vie ; la poursuite d’une mis;rable vengeance que vous n’atteindrez peut-;tre pas.
— Imprudent ! s’;cria le chevalier, stup;fait de ces paroles et r;pondant ; ses propres pens;es, qu’ai-je fait de dire mon secret ; un bouffon, ; un inf;me qui t’aura tout racont; ! C’est pour cela qu’il n’est pas ici, le tra;tre ! ;coute, sorcier, tu en sais trop et tu me dis trop imprudemment ce que tu sais pour n’avoir pas un but cach; : dis-moi, l’homme qui est venu ici ce matin m’a-t-il trahi ?
— Trahi ? dit Gu;don. Entendez-vous par l; qu’il m’ait dit plus que vous ne lui avez ordonn; ? Non ! il est venu, et du ton dont un homme parle ; celui qu’il croit pouvoir impun;ment insulter, de ce ton que les valets maltrait;s rendent avec usure ; qui est faible devant eux, miroirs fid;les de l’insolence de leurs ma;tres, il m’a dit : « Hier, dans une orgie et dans une maison de juifs, Amauri de Montfort et Robert de Mauvoisin ont perdu au jeu des d;s plus d’or qu’ils n’en poss;deront peut-;tre de leur vie ; ils jouaient contre deux Tunisiens de la religion de Mahomet. Lorsque les deux chevaliers eurent tout perdu, ivres du vin que leur versaient des ribaudes, de la rage de leur perte, de la fr;n;tique esp;rance du jeu, qui prend le c;ur du joueur avec une main de fer, poignante, irr;sistible, l’encha;ne et le tire pas ; pas jusqu’au crime, Amauri et Robert propos;rent aux Tunisiens de jouer leur personne, leur libert; contre ce qu’ils avaient d;j; perdu, et la partie fut accept;e. Le coup de d;s valait un combat : les chevaliers furent vaincus ; mais les Tunisiens craignant que les chr;tiens ne voulant pas acquitter la dette de leur personne, ne fussent pouss;s ; nier celle de leur fortune, leur offrirent de s’estimer ; une somme ;gale ; celle qu’ils avaient perdue et de s’acquitter ainsi. Ils ont accept; le march; ; demain doit s’accomplir le paiement en pr;sence des chevaliers t;moins de la partie. Amauri ni Robert ne savaient comment y suffire lorsqu’un homme leur a enseign; ta maison comme contenant plus d’or que n’en poss;dent tous les comt;s de la Provence. Tu leur pr;teras ce qu’ils te demanderont. » Je me suis r;cri; ; ces paroles de ton messager et lui ai expos; ma pauvret;, mais il m’a dit qu’il me procurerait l’or que je dois donner ; ces chevaliers et que moi-m;me j’aurais un magnifique salaire si je voulais leur imposer pour ce pr;t telles conditions que tu me dirais ce soir. Voil; le message de ton ;cuyer : n’est-il pas fid;le et discret ?
— Il ne t’a point dit autre chose ? reprit Laurent.
— Non, r;pondit le sorcier ; il ne m’a point dit que toi et lui ;tiez les deux Tunisiens qui aviez gagn; tout cet or avec des d;s charg;s int;rieurement d’un plomb qui les fait tomber du c;t; favorable, il ne m’a pas dit que ce n’est point de l’or de ces deux chevaliers que tu veux, mais un engagement fatal de leurs personnes et que tu les as pris par leurs mauvaises passions pour les pousser ; quelque acte condamnable, sachant bien que c’est en flattant les mauvaises passions des hommes qu’on les m;ne par eux-m;mes ; leur ruine, plus s;rement qu’en les combattant ; visage d;couvert ; il ne m’a point dit cela, mais je le sais.
— Tu mens, sorcier ! s’;cria Laurent, au comble de la col;re. Goldery ;tait ivre quand il t’a racont; tout cela ; tu lui as surpris ce secret avec l’audace dont se servent tes pareils ; malheur ; toi de l’avoir entendu ! malheur ; lui de l’avoir prononc; !
— Crois-tu, dit le sorcier avec une solennit; singuli;re, que ce soit sur ma t;te et sur la sienne qu’il faille crier malheur ? Insens; des insens;s, qui calcules qu’en excitant les passions d;testables de tes ennemis tu les pousseras ; l’abime, et qui toi-m;me t’abandonnes ; la plus d;testable de toutes, ; la vengeance, t’imaginant qu’elle ne t’entrainera pas comme tu veux entra;ner les autres, ne voyant pas davantage les int;ress;s ; ta ruine, qui t’y jettent et qui te servent, qu’ils ne te voient eux-m;mes ; si clairvoyant contre les autres ; si aveugle pour toi, ne te d;fiant d’aucun de ceux qui te flattent ; insens;, qui pousses et qui est pouss;, qui tomberas certainement et qui ne feras peut-;tre pas tomber tes ennemis !
— Que dis-tu ? s’;cria Laurent avec une inqui;tude visible. Ce mis;rable Goldery me trahirait-il, aurait-il quelques desseins cach;s ? Oh ! parle, Gu;don ! il est une seule chose sur laquelle il ne t’a point menti peut-;tre, c’est l’immensit; de mes richesses ; parle, dis-moi mes ennemis si tu les connais, et je te donnerai autant de marcs d’argent qu’il y a de lettres dans leur nom.
Le sorcier se prit ; regarder en silence Laurent d’un air inexplicable ; il y avait un sarcasme fatal dans ce sorcier, quelque chose d’un d;mon qui voit tomber une ;me dans un pi;ge. Tout ; coup ce regard et ce silence furent rompus par un ;clat de rire si insolent et si continu que Laurent fut pr;s de s’emporter jusqu’; frapper le sorcier ; mais celui-ci, lui arr;tant la main, s’;cria ga;ment :
— Eh ! mon ma;tre, sire Laurent, ne vous courroucez pas si vite contre votre bon serviteur ; quand tout ; l’heure vous m’avez menac; du poignard, j’ai trouv; cela r;jouissant, et ma vanit; en a ;t; vivement chatouill;e : mais si les coups de poignard se promettent plus qu’ils ne se donnent, les coups de plat d’;p;e se donnent avant de se promettre, et je n’en suis point alarm;.
— Quoi ! c’est toi, Goldery ? s’;cria son ma;tre ; toi !
— Oui, sire Laurent, moi-m;me.
— ; quoi bon ce d;guisement et cette surprise ?
— ; deux choses, monseigneur : la premi;re, ; vous montrer que je parviendrai ais;ment ; tromper les sires de Montfort et de Mauvoisin, puisque j’ai pu vous surprendre un moment de cr;dulit;, lorsque j’ai p;n;tr; vivement dans les secrets de votre vengeance et vous ai alarm; sur son succ;s ; car c’est par l; aussi que je compte attaquer la cr;dulit; de vos ennemis ; la seconde, ; vous faire voir qu’il est des secrets qui ne devraient ;tre confi;s qu’; Dieu ou ; Satan… ou ; la tombe… et que c’;tait grande imprudence ; vous que d’avoir pens; ; dire ; ce sorcier le moindre de vos projets ; car ne voyez-vous pas que Mauvoisin et Amauri, attir;s en ce lieu par l’app;t de l’or qu’ils y croyaient in;puisable, auraient fini par maltraiter Gu;don et obtenir le secret de notre visite ?
— Le sorcier ne sait donc rien ? reprit Laurent.
— Qu’importe ce qu’il sait ou ce qu’il a pu savoir, dit Goldery, pourvu qu’il ne dise rien.
— Ainsi, dit Laurent, tu te charges seul de la r;ussite de notre projet ?
— Seul, dit Goldery.
— Et tu es bien s;r, reprit son ma;tre, de conna;tre assez avant l’;me de ces deux hommes pour arriver juste ; leur plus secr;te pens;e ?
— Mon ma;tre, la plus secr;te pens;e d’un homme est toujours ais;e ; conna;tre pour celui qui ne s’arr;te pas ; ces vaines superficies d’honneur ou de vertu dont on s’habille aux yeux de la multitude. Celui qui n’a point mang; a faim ; celui qui est expos; ; un danger a peur ; cependant l’un s’abstient et l’autre combat : c’est ce que les hommes nomment vertu ; et les niais croient que l’homme n’a ni faim ni peur ; sottise ! Cherchez ce qui est le plus utile ; la satisfaction d’un homme, et vous aurez sa plus secr;te pens;e ; seulement le courage manque ; la plupart pour l’ex;cuter.
— Et penses-tu que pour de l’or, dit Laurent, ils vendent ainsi leur honneur ?
— Celui qui s’est jou; peut se vendre, parce qu’il esp;re toujours manquer au march;…
— Oh ! les hommes sont inf;mes ! s’;cria Laurent.
— N’est-ce pas, mon ma;tre ? dit Goldery en ricanant.
; ce moment, deux coups violents furent frapp;s ; la porte.
— Voici les chevaliers, dit Goldery ; entrez dans cette chambre, et que rien ne vous ;tonne de ce qui va se passer sous vos yeux, au point de vous faire pousser un cri, m;me quand je vous d;couvrirais ; l’un de ces hommes.
On frappa de nouveau, et Goldery ajouta :
— H;tez-vous ; la cupidit; est moins patiente que la vengeance.
Aussit;t il poussa le secret qui ouvrait la porte et alla ;clairer l’escalier de la maison, tandis que Laurent se retirait dans un cabinet dont la porte ;tait voil;e d’une grande tenture d’;toffe de soie. Amauri et Robert mont;rent vivement l’escalier. Leurs yeux, ; demi brillants, annon;aient qu’ils avaient cherch; dans le vin le courage de poser le pied dans cette maison maudite. Ils ;taient arm;s de leurs cottes annel;es de fer, de leurs ;p;es et de poignards.
— Entrez, mes fils, leur dit doucement Goldery. Que voulez-vous d’un vieillard comme moi ?
Et les deux jeunes gens entr;rent dans la chambre avec cette imp;tuosit; bruyante dont la jeunesse croit quelquefois recouvrir imp;n;trablement un crime ou un remords.
— H; ! fils de Satan, cria Mauvoisin, nous venons t’;gorger, te pendre, te br;ler ! es-tu pr;t ?
— Sire Mauvoisin, reprit le pr;tendu sorcier d’un air s;v;re, quand on re;oit votre visite, il faut ;tre pr;t ; subir tous les malheurs de cette sorte.
— Bien dit, sorcier, dit Amauri ; tu le connais, et moi aussi sans doute, et sans doute aussi pourquoi nous venons : donc, as-tu de l’or ; nous donner ?
— J’ai de l’or ; pr;ter, seigneurs, dit Goldery, et rien ; donner. Offrez-moi vos garanties : je traiterai avec vous selon qu’elles me para;tront justes.
— Eh ! enfant du diable ! lui dit Amauri, ma parole et celle de ce chevalier, voil; plus qu’il n’en faut pour un homme de ton esp;ce.
— Que n’allez-vous l’offrir aux Tunisiens qui attendent leur paiement ? dit Goldery, croyez-vous que ce qui ne para;trait que vaine bravade ; ces m;cr;ants suffise ; un bon chr;tien ?
— Pourquoi non ? dit Mauvoisin, la foi n’est pas faite pour rien.
— Vous avez raison, reprit Goldery, et, v;ritablement, si je pouvais croire ; la sinc;rit; de votre parole, j’avoue que je l’accepterais.
— Et quelle preuve en veux-tu, mis;rable ? dit Amauri avec col;re ; n’oublie pas que nous sommes dans ta maison ; que nous y sommes les ma;tres ; que tu nous as avou; avoir de l’or, et qu’il nous faut cet or.
— ; ce compte, dit Goldery, sortez d’ici, jeunes gens, et ne tentez point ma col;re.
— Fou ! s’;cria Amauri, que pourrais-tu, vieux et infirme, contre deux hommes jeunes et forts ?
— Fou ! dit Goldery ; c’est vous qui l’;tes, qui avez cru que je vous laisserais p;n;trer dans ma maison et me livrerais ; deux d;bauch;s, sans d;fense contre leurs entreprises. Je suis en votre pouvoir, dites-vous, jeunes gens ; mais vous qui parlez si insolemment, ne savez-vous pas que vous ;tes au mien ? En touchant la premi;re marche de cet escalier, avez-vous calcul; qu’elle peut s’ab;mer sous vos pas ? En entrant sous cette vo;te, n’avez-vous pas pr;vu qu’elle peut vous ;craser dans sa chute ? Savez-vous quelles mains de fer peuvent vous saisir et vous encha;ner au premier geste ? Ne sentez-vous pas que l’air qu’on respire ici peut devenir mortel ? Le plus mis;rable usurier chez qui vous allez trafiquer de votre honneur, ne vous re;oit qu’abrit; par une grille de fer qui coupe en deux la salle o; vous ;tes admis ; et vous supposez que moi, qui ai quelque renomm;e de sagesse, je me livrerais ; vous avec la confiance d’un enfant ! Vous vous moquez, messires ; le ma;tre ici, c’est moi. Pensez-y bien, et parlez en cons;quence. Que voulez-vous ?
Le ton d’assurance dont ces paroles furent prononc;es arr;ta la jactance des deux chevaliers ; ils regard;rent autour d’eux, et se voyant dans une salle si singuli;rement meubl;e, revenus ; cette cr;dulit; de leur ;poque, que le vin n’avait fait qu’;branler sans la d;raciner, ils commenc;rent ; douter du succ;s de leur insolence.
— Voyons, dit Amauri, ceci est une plaisanterie. Que veux-tu donc de nous pour nous pr;ter les deux mille marcs d’or dont nous avons besoin ? Quelle terre, quel comt; veux-tu que nous engagions pour garantie de ton pr;t ?
— Messires, dit le sorcier, c’est toujours la m;me plaisanterie que vous continuez. Et que font, par le temps qui court, les droits d’un cr;ancier tel que moi ? Il n’y a maintenant d’autres droits sur les terres que la lance et l’;p;e ; et je ne suis pas un homme de guerre. C’est autre chose qu’il me faut.
— Mais, reprit Amauri, l’empressement que nous mettons ; nous acquitter envers les Tunisiens n’est-il pas une assurance de celui que nous mettrons ; nous lib;rer envers toi ?
— Vraiment, dit Goldery en ricanant, penses-tu que je ne connaisse pas la cause de cet empressement ? Ne sais-je pas que ton p;re, fatigu; de tes d;bordements, ne demande pas mieux que de te laisser aux mains du premier cr;ancier envers lequel tu seras engag; ? Et si tu n’es pas d;barrass; de ceux-ci par le poignard ou le poison, ne sais-je pas de m;me que c’est parce que, dans cette ville, les Tunisiens, avec lesquels les bourgeois trafiquent de leurs marchandises, ont une protection telle que le peuple n’h;siterait pas un moment ; exterminer toi et les tiens, si vous portiez la main sur un de ses alli;s ? Tu n’as pas oubli;, Amauri, par quelles soumissions il a fallu racheter ta libert;, un jour que ton imprudente curiosit; voulut p;n;trer dans l’;glise de Maguelonne lorsque la porte en ;tait close. Ceci n’est point une terre du comte de Toulouse excommuni;, et contre lequel tout crime-est une action m;ritoire ; ceci est une ville du roi d’Aragon, b;nie par notre seigneur pape ; et plus encore que tout cela, ma;tresse d’elle-m;me, forte de ses murs et de son peuple, et qui ne craint pas de parler haut.
— Trop haut, peut-;tre ! s’;cria Amauri avec col;re ; car elle renferme d’insolents bourgeois qui parlent de la soustraire ; la foi qu’elle doit ; son seigneur et de l’;riger en r;publique. Ah ! que Dieu veuille qu’ils accomplissent ce dessein ! alors il n’y aura plus ni suzerainet; ni b;n;diction qui la prot;ge ! alors…
— Alors le pillage en sera bon, n’est-ce pas ? dit Goldery ; mais ne sais-tu pas aussi que ton p;re Simon ne le partage avec personne, et que de toutes les richesses de Lavaur, pas un denier n’est sorti de ses mains ?
— Je le sais, reprit Amauri avec emportement ; mais peut-;tre un jour viendra !…
— Le jour de sa mort, n’est-ce pas ? dit Goldery.
— Sorcier ! s’;cria Amauri violemment, ne t’occupe point de mon p;re. Quelle garantie veux-tu pour ton pr;t et quelle ;poque fixes-tu pour le remboursement ?
— L’;poque du remboursement sera ; la nuit de No;l, dans un an ; la garantie, un mot de toi, un mot de toi et de Mauvoisin.
— Un mot ! dit Amauri ;tonn;, une sorcellerie peut-;tre ! un engagement envers Satan, dont tu es le messager !
Le sorcier se prit ; rire et r;pondit :
— Oh ! ce n’est pas une sorcellerie ; il est dans ton c;ur, quoiqu’il ne soit peut-;tre jamais arriv; ; tes l;vres.
— Quel est-il donc ? dit Mauvoisin.
— Un aveu.
— Lequel ?
— L’aveu de ta plus secr;te pens;e et de la plus secr;te de ton compagnon, sign; de ta main et de la sienne.
— ; ce compte, le march; est conclu, dit Amauri en riant.
— Sans doute, s’;cria Mauvoisin, et je vais te signer ma plus secr;te pens;e ; la voici : Je d;sire devenir propri;taire des plus riches vignobles de France.
— Et moi, suzerain de la Provence, ajouta Amauri.
— Vous mentez tous deux, dit Goldery ; ce sont vices dont vous vous vantez trop haut pour qu’ils soient votre plus secr;te pens;e, bien qu’ils soient votre but.
— Sorcier, tu te moques ; veux-tu savoir notre plus secr;te pens;e mieux que nous-m;mes ? reprit Amauri, et quelle pens;e l’homme peut-il avoir plus ardente que celle du plaisir ou de la puissance ?
— Jeunes gens, dit Goldery, ne jouez pas avec moi sur le sens de vos paroles. Je vous ai demand; votre plus secr;te pens;e, celle qu’on ne confie ni ; un ami ni ; un complice, celle qu’on craindrait de prononcer tout haut, seul au milieu de l’Oc;an, tant on aurait peur que la voix, si basse qu’elle f;t, ne retentit comme un tonnerre ; c’est celle-l; qu’il me faut, et ; ce prix tout l’or que vous me demanderez sera en vos mains, non-seulement celui qu’il vous faut pour vous acquitter envers des ;trangers, mais m;me celui avec lequel vous pourrez encore ;clipser les plus riches chevaliers de la croisade.
— En v;rit;, dit Amauri en regardant Mauvoisin, tu nous donneras cet or ?
— Je vous le donnerai.
— Eh bien ! reprit Amauri, je vais vous dire et vous signer ce que j’ai de plus secret dans le c;ur.
— Un moment, dit le sorcier ; n’esp;re pas me tromper, je connais cette pens;e qu’il faut que tu me dises, de m;me que celle de ton compagnon ; songe que si ce n’est pas celle-l; que tu ;cris sur le parchemin, il n’y a point de march; entre nous, et que je ne la recevrais plus si, par un tardif repentir, tu te d;cidais ; me la confier.
Amauri, qui avait saisi la plume pour ;crire, la posa sur la table, et, regardant le sorcier en face, il lui dit :
— Mais quelle garantie trouves-tu dans la possession d’un tel secret ?
— Quelle garantie ? r;pliqua Goldery : c’est qu’un homme comme toi doit avant tout racheter une preuve d’infamie ou de l;chet;, et qu’il n’est point de prix dont il ne la paie un jour.
— C’est donc ma vie que tu veux que je te vende ?
— C’est ton honneur que je veux que tu m’engages.
— Tu penses donc, dit Amauri avec une col;re jou;e, que ma plus secr;te pens;e soit un crime ?
— Je le pense, dit Goldery.
— En ce cas, dit Amauri, nous n’avons rien ; faire avec toi.
— Soit, dit Goldery, allez ; seulement je reste avec cette certitude que ni l’un ni l’autre de vous n’ose ;crire ce qu’il d;sire le plus ardemment.
Aussit;t il repoussa du pied des sacs pleins d’or qui ;taient pr;s de lui et prit sa lampe pour ;clairer les chevaliers.
— Quelle pens;e nous supposes-tu donc ? dit Mauvoisin, que ce bruit avait arr;t;.
— Une pens;e de mort, reprit Goldery.
— Et contre qui ? s’;cria Amauri, devenu p;le ; cette r;ponse du sorcier.
— Aucun nom ne sera prononc; ici, dit Goldery ; seulement, si, au jour convenu, tu n’as pas pu t’acquitter envers moi ou le messager que je t’enverrai, il te sera loisible de r;p;ter tout haut ce que tu ;criras ici tout bas et secr;tement, m;me pour ton compagnon, et je te donnerai une nouvelle ann;e de d;lai. Seulement, ce que tu d;sires tout bas aujourd’hui, il faudra le souhaiter alors tout haut et invoquer les puissances supr;mes pour l’accomplissement de tes v;ux.
— Et quand se fera ce nouvel engagement ? dit Amauri, qui, avant de rompre le march;, en voulait savoir toutes les conditions.
— Durant la nuit de No;l, quand le coq aura chant; trois fois.
— Et je serai sans t;moins ? dit Amauri.
— Sans autres t;moins que moi.
Et Amauri r;fl;chit un moment, puis il s’;cria :
— Non ! c’est impossible ! adieu.
— Adieu donc, dit le sorcier.
Mais Mauvoisin, s’arr;tant ; son tour, dit au vieillard :
— Puisque tu sais si bien quelle est notre pens;e, et que c’est une pens;e de mort, dis-nous ; qui elle s’adresse ?
— Je t’ai dit, jeune homme, qu’aucun nom ne serait prononc; en ce lieu ; mais, si tu veux, je puis te montrer le visage de celui que tu voudrais savoir ray; du nombre des vivants ; oseras-tu le regarder ?
Mauvoisin h;sita un moment, puis il s’;cria :
— Soit, je l’oserai !
— Viens donc ! dit le sorcier.
Il prit Mauvoisin par la main, et le conduisant vers la porte du cabinet o; ;tait Laurent de Turin, il en souleva le voile et lui montra celui-ci immobile et l’;il ;tincelant.
— Albert !…
— Silence ! cria Goldery d’une voix tonnante, aucun nom ne doit ;tre prononc; dans cette enceinte.
Robert demeura atterr; et b;ant devant le chevalier, qui lui apparaissait comme un fant;me. Goldery laissa tomber le voile et dit d’une voix railleuse :
— Eh bien ! brave Robert, si brave contre les filles et les vieillards, n’est-ce pas que c’est l; ta plus secr;te pens;e ?
— Mis;rable ! s’;cria Mauvoisin, tu es un enfant de Satan !
— Et Satan m’ob;it, cria Goldery. Arri;re ! enfant des hommes, si tu ne veux que ma main te brise ou que ce fant;me s’attache ; toi comme une peur vivante et ne montre visible aux yeux de tous la terreur qui te poursuit dans l’;me !
Mauvoisin recula, ;pouvant;.
— Et maintenant, dit le sorcier, veux-tu signer ? voici l’or.
— Signer !… dit Mauvoisin, ;gar;.
Il s’arr;ta un moment, r;fl;chit longtemps, puis, prenant un ton r;solu, il s’;cria :
— Eh bien ! oui : que ceci soit ;crit sur un parchemin et dans ton esprit, il importe peu.
Le sorcier pr;senta un parchemin ; Mauvoisin, qui ;crivit quelques mots.
— Et tu r;p;teras ce que tu as ;crit, tu le r;p;teras ; la nuit de No;l ?
— Je le r;p;terai.
— ; haute voix ?
— ; haute voix.
— Prends donc, voici ton or.
Et Goldery jeta ; Mauvoisin un sac rempli de pi;ces d’or, que celui-ci ne prit point le soin de compter. Il s’;loigna, et en passant devant Amauri, celui-ci lui cria :
— Qu’as-tu vu ?
— La v;rit;, dit Mauvoisin d’un air sombre.
Puis il ajouta tout bas :
— Accepte, je t’attends au coin de cette maison.
Et il se pr;cipita dans l’escalier ; la porte s’ouvrit devant lui, et il s’;loigna.
Le sorcier n’entendit pas, mais il sourit aux paroles qu’il vit que Mauvoisin venait de prononcer. Il y avait dans ce sourire tout l’orgueil d’un homme qui s’est pos; un grave probl;me et qui arrive ; la solution, et il se laissa aller ; dire tout bas :
— D’abord ;gorgeur insolent, puis l;che, maintenant assassin, c’est la marche du crime.
Il s’approcha alors d’Amauri. Celui-ci, malgr; les paroles de Mauvoisin, semblait encore ind;cis. Il ;tait ;pouvant; de ce qu’il pensait, parce qu’il supposait que l’;il de l’homme pouvait y p;n;trer, oubliant dans sa fanatique terreur que Dieu avait d; y voir bien plus clairement, accomplissant cette ;ternelle contradiction du c;ur humain, la cr;dulit; sans la foi.
— Et toi, jeune homme, lui dit le sorcier en l’abordant, veux-tu ;tre riche ? veux-tu voir celui dont tu d;sires la mort ?
— Non, dit Amauri, non ; je subirai ma destin;e, l’esclavage, s’il le faut ; laisse-moi, sorcier ; tu vends ton or trop cher.
— Je le vends ce qu’un pr;tre vend l’absolution, je ne demande qu’une ;me.
— Mais cet aveu, tu peux le publier, et la bouche du pr;tre est muette.
— Alors que Dieu te sauve, Amauri de Montfort, qui devais ;tre seigneur de tant de ch;teaux et de comt;s !
— Dis-moi ce que tu as montr; ; Mauvoisin, dit Amauri.
— Son secret n’est qu’; moi, et le tien n’appartiendra qu’; moi ; je ne commencerai pas mes engagements par une trahison.
— Sorcier, quel int;r;t as-tu ; me faire signer cette ;pouvantable pens;e ?
— Celui de recouvrer avec usure l’or que je vais te pr;ter, nul autre. Suis-je un homme d’ambition princi;re pour que tu t’;pouvantes de mes pr;cautions ?
— Combien as-tu donn; ; Mauvoisin ?
— Le double de ce qu’il a demand;.
— Et ; moi, que me donneras-tu ?
— Le triple de ce que tu diras.
— Eli bien ! dit Amauri en rentrant, voyons.
Le sorcier le conduisit lentement par la main vers la table o; paraissait couch; le cadavre dont nous avons parl;.
— ;te ce voile, dit Goldery.
Amauri leva sa main, qui retomba sans force.
— Quoi ! s’;cria Goldery avec ;clat, tu n’oses regarder en face la pens;e que tu caresses si doucement dans tes r;ves soucieux, dans tes heures d’ambition ! Indolent, qui veux tout avoir sans rien faire pour avoir, ;me d’h;ritier, regarde-toi ; nu !
; ces mots, Goldery arracha le voile ; Amauri poussa un cri et tomba ; genoux en criant :
— Gr;ce ! gr;ce !
— Eh bien ! est-ce la v;rit; ? dit le sorcier.
— C’est la v;rit;, dit Amauri.
— La signeras-tu ?
— Je te vendrai mon ;me si tu veux, dit Amauri.
— Aussi est-ce ton ;me que j’ach;te, dit Goldery ; ton ;me en ce monde, car elle est d;j; la proie de l’enfer dans l’autre. Entends l’heure qui sonne, il ne te reste qu’un instant avant que le son en soit effac; ; alors je ne pourrai plus rien.
— Eh bien ! dit Amauri se relevant d’un air sombre et r;solu, donne-moi ce parchemin.
Goldery le lui pr;senta, et Amauri ;crivit. — Encore un assassin ! pensa le bouffon.
— Ton or ?
— Le voici, dit Goldery.
— C’est bien, dit froidement Amauri. Adieu.
Il prit l’or et s’;loigna.
Quand la porte se fut referm;e, Laurent sortit de sa cachette ; mais Goldery, l’oreille coll;e contre le judas, semblait ;couter attentivement. Apr;s un moment d’attention, il se releva et dit :
— Eh bien ! ma;tre, preuve de l;chet; et preuve de parricide, ;tes-vous content ? Allons toucher notre argent, que les fous vont nous rendre.
— Et o; est Gu;don, le ma;tre d’ici ? dit Laurent.
— Le voil;, reprit Goldery en arrachant le masque qui figurait les traits de Simon de Montfort et lui montrant le visage du vieillard assassin;.
— Malheureux ! lui dit Laurent.
— Oh ! ma;tre s’;cria Goldery avec une joie f;roce, nous sommes dans une voie o; la vie d’un homme ne doit ;tre que comme la paille de chaume sous les pieds du chasseur ; la tombe seule est discr;te, et c’est l; que j’enferme mes secrets ; et comme ceci est une v;rit; triviale, Mauvoisin et Amauri l’ont comprise sur-le-champ ; une seconde de r;flexion leur a suffi : cela s’est ;crit dans leurs yeux ; mesure que cela se passait dans leur pens;e.
— Veulent-ils t’assassiner ?
— Peut-;tre, non pas avec le poignard, car ni l’un ni l’autre ne m’a regard; au c;ur, mais ils ont parcouru la maison du regard.
— Et que penses-tu qu’ils osent faire ?
— Vous le verrez, messire, vous le verrez, et tout Montpellier aussi. Sortons de cette maison.
— Allons, dit Laurent en marchant vers l’escalier.
— Oh ! ma;tre, dit Goldery, voici un meilleur chemin.
Et il l’emmena dans le cabinet, o; ils trouv;rent un escalier cach; qui ouvrait par une porte basse sur une petite cour entour;e de murailles ; ils les franchirent en silence comme des larrons et ils gagn;rent bient;t une rue ;loign;e.
Mais ils n’;taient pas ; son extr;mit; qu’ils virent une lueur ;clatante se r;fl;chir tout ; coup dans le ciel.
— Qu’est cela ? dit Laurent.
— C’est Mauvoisin et Amauri qui croient faire ce que nous avons fait, ensevelir leurs secrets dans la tombe. Allons, allons, sire Laurent, notre ;uvre n’est pas finie : nous avons assez march; dans la nuit, maintenant il faut gravir notre sentier au soleil.
Le lendemain, on d;plorait par tout Montpellier la mort du sage astrologue Gu;don, qu’on n’avait pu arracher qu’; moiti; br;l; de l’incendie de sa maison.
VIII

LE CAMP.
Ces ;v;nements s’;taient pass;s depuis deux mois ; la ville de Toulouse ;tait investie par Simon de Montfort ; un camp dress; sur la rive gauche de la Garonne servait de d;fense et de retraite ; l’arm;e des crois;s, qui en sortaient incessamment pour attaquer la ville ; mais jusque-l; tous les efforts des assi;geants avaient ;t; infructueux. ; quelque heure qu’ils se pr;sentassent devant les murs, soit de nuit, soit de jour, qu’ils fissent marcher audacieusement leur attaque en plein soleil ou qu’ils essayassent d’une escalade nocturne, toujours ils trouvaient les Toulousains pr;ts et en armes. Le rempart qui devait ;tre le mieux attaqu; ;tait le plus fortement d;fendu ; la marche la plus secr;te semblait devin;e d’avance, et souvent des sorties meurtri;res, dirig;es par les comtes de Foix ou le comte de Comminges, venaient d;truire les plans les mieux combin;s. Cependant l’arm;e de Montfort ;tait plus nombreuse qu’elle n’avait jamais ;t; : Guillaume des Barres, retourn; en France, en avait ramen; de nombreux auxiliaires ; les ;v;ques de Li;ge et de Gand avaient entra;n; la population de leurs dioc;ses ; leur suite ; les comtes de Blois et de Ch;lons y avaient ajout; plus de deux cents chevaliers et de dix mille hommes de pied, qui combattaient sous leurs banni;res. On ;tait dans les premiers jours du mois d’ao;t 1212 ; Simon de Montfort ;tait dans sa tente, les yeux fix;s sur la terre, en face de la porte, par o; le soleil p;n;trait ; pleins rayons ; un seul homme ;tait pr;s de lui : c’;tait un chevalier magnifiquement v;tu, qui tenait dans ses mains un ;ventail de plumes, ; la mani;re de l’Orient, et avec lequel il agitait l’air pesant, qu’il semblait avoir peine ; respirer. Un chien de taille moyenne, portant un collier d’or ; son cou, ;tait dress; sur ses genoux, tandis que son ma;tre jouait avec son collier, fait de plaques d’acier, d’argent et d’or, qui se tournaient ; volont;, de mani;re ; faire les dessins les plus vari;s. Tout d’un coup Simon se leva, et montrant la terre du pied ; un endroit o; le soleil n’;tait pas encore arriv;, il s’;cria comme involontairement :
— Quand le soleil sera l;, ils seront tous ici.
— Quand le soleil sera l;, dit n;gligemment le chevalier, il ne fera plus une chaleur d’enfer. Vrai, ce n’est pas la peine de vivre sur terre pour y cuire comme chez le diable.
— Laurent, dit Simon en s’adressant au chevalier, ne pourras-tu ;tre s;rieux un moment et m’;couter attentivement ?
— Sire comte, dit le chevalier, depuis que vous m’avez fait ;veiller de ma m;ridienne pour recevoir vos ordres, vous n’avez fait autre chose que soupirer, battre du pied, vous lever, marcher, vous rasseoir, serrer les poings avec col;re, et j’ai pr;t; toute mon attention ; cette pantomime, je vous le jure, et le plus s;rieusement du monde.
— Laurent, dit le comte, il y a ici trahison ; voil; six semaines environ que j’investis cette ville ; j’ai fatigu; mes troupes ; des assauts fr;quents, ; des surprises sans nombre, ; des marches cach;es, et pas une de mes tentatives ne m’a amen; le moindre succ;s. Ce n’;tait pas ainsi il y a quelques mois.
— Oui vraiment, dit Laurent ; quand je suis arriv; de Turin sur mon vaisseau pour me joindre ; vous, je n’ai entendu parler de toutes parts que de vos succ;s ; vous marchiez sur Toulouse, et dans quelques jours la ville devait ;tre dans vos mains. Vous en jugiez la conqu;te si ais;e m;me, que vous aviez envoy; votre fils Amauri, aid; de Mauvoisin, s’emparer de Montauban ; Baudoin, le brave fr;re du comte de Toulouse, qui l’a trahi en r;compense de ce que celui-ci l’avait nomm; son h;ritier, est all;, d’apr;s votre ordre, s’emparer de Castres en s’y pr;sentant avec la banni;re de son fr;re et en se faisant ouvrir les portes par cette supercherie. Vous avez laiss; Bouchard, votre s;n;chal, ; Carcassonne avec la comtesse de Montfort, et dans la confiance de votre victoire vous n’avez amen; ici que la moiti; de votre arm;e.
— Elle y sera toute ce soir, r;pondit Simon en jetant un regard inquiet autour de lui.
Un l;ger mouvement de surprise et de contrari;t; parut sur le visage de Laurent, mais ; l’instant m;me il reprit son air nonchalant et se remit ; jouer avec le collier de son chien. Mais l’animal, ainsi agac;, sauta sur son ma;tre, et celui-ci le chassant avec col;re, le chien s’;chappa de la tente.
— Ce sera une belle arm;e, dit Laurent ; Simon, et que comptez-vous en faire ?
— Pourquoi me questionnes-tu ? r;pondit Simon ; tu veux donc conna;tre mes projets ? Je te dis qu’il y a des tra;tres parmi nous, et Dieu sait o; ils sont.
Il se tut, puis il reprit d’un air r;solu :
— Ni toi ni les autres, personne ne saura mes projets ; l’avenir. Je voulais d’abord te consulter, mais non… Je ne sais plus ; qui me fier.
— Comte de Montfort, dit Laurent en se levant, avez-vous montr; vos soup;ons aux chevaliers et seigneurs qui vous accompagnent ?
— ; aucun, et en te les disant, je t’ai peut-;tre prouv; que seul tu n’y ;tais pas compris.
— N’importe, dit Laurent, demain je puis les encourir, et pour qu’il n’en soit pas ainsi, demain, au point du jour, j’aurai quitt; ce camp avec mes hommes.
— Ce n’est pas toi qui emporteras la trahison avec toi, dit Simon, et tu excuseras un moment de douleur et de col;re qui ne peut t’avoir pour objet.
— Et ; qui s’adresse-t-il donc ? reprit Laurent.
— Je ne sais, dit Simon, quoique le cercle de ceux sur lesquels mes soup;ons peuvent porter soit bien r;tr;ci. Tu sais que nous prenons d’abord nos d;cisions dans un conseil o; si;geaient tors les chevaliers suzerains pr;sents ; la croisade ; mais nos r;solutions semblaient s’en ;chapper comme ; travers un crible, et le bruit en ;tait r;pandu dans le camp et jusque dans Toulouse en moins de quelques heures. Plus tard je n’y ai plus admis que six de nos chevaliers les plus ;prouv;s ; le camp a cess; d’;tre instruit, ; la v;rit;, mais l’on e;t dit que les h;r;tiques avaient un esprit pr;sent parmi nous, car leurs r;solutions semblaient dict;es par les n;tres ; bient;t le comte de Blois, Guillaume des Carres et toi avez ;t; seuls admis ; ces d;lib;rations, et cependant nos desseins les plus secrets ont ;t; d;jou;s et par cons;quent appris ; j’ai ;cart; le comte de Blois du conseil, et rien cependant n’y est rest; secret. Aujourd’hui j’ai profit; de l’heure o; toute l’arm;e repose pour t’appeler seul et te confier mes derni;res tentatives.
— Que je ne veux pas savoir, dit Laurent en interrompant le comte de Montfort.
— Cependant, dit Simon, il faut que toutes nos mesures soient prises quand l’heure de la m;ridienne sera finie, et tu en sais d;j; trop pour que je ne te dise pas tout.
— Ce que je sais, sire comte, dit Laurent, n’est pas une raison pour que j’apprenne le reste, mais c’est une raison pour que je ne m’;loigne pas du camp, pour que je ne sorte pas m;me de cette tente jusqu’; ce que vos projets soient mis ; ex;cution ; quant ; mon appui, d;s ce moment n’y comptez plus.
— C’est impossible, dit Simon, je t’ai destin; le principal commandement de cette affaire.
— Que l’enfer me reprenne, dit Laurent en s’;tendant sur un si;ge, si je remue d’ici ! Nous sommes au milieu du jour, vos nouvelles troupes seront au camp deux heures avant le coucher du soleil ; c’est donc une m;ridienne de six heures que je m’impose ; elle est longue, mais pendant ce temps, vous qui ne dormirez pas, vous r;fl;chirez et vous d;couvrirez quelque chevalier ; qui donner le commandement que vous vouliez me confier, et vous ex;cuterez alors l’assaut g;n;ral, sur lequel vous comptez pour r;ussir et auquel Toulouse ne r;sistera pas ; vous voyez que pour de pareils projets vous n’avez pas besoin de moi.
— Pour ceux-l;, dit Simon ; mais pour les miens, il me faut quelqu’un sur qui compter. Ah ! pourquoi Foulques, au lieu de demeurer dans la ville ; tout prix, s’en est-il fait chasser ! depuis longtemps il nous e;t livr; une porte, et je ne serais pas ; voir p;rir ici, devant cette ville, mes plus braves soldats, d;vor;s par les maladies et le soleil.
Laurent ne r;pondit pas, car il n’;coutait plus Simon ; tout ; coup il lui dit :
— Sire comte, n’avez-vous pas l; quelque archer ou quelque esclave que vous puissiez envoyer jusque dans ma tente pour m’en rapporter un lit, car on n’est pas plus mal sur les grils rouges du purgatoire que sur vos si;ges de bois.
— Laurent, reprit Simon, tu te joues de moi de me tenir de tels propos lorsque je te parle s;rieusement ; veux-tu m’;couter et me servir ?
— S;rieusement, r;pliqua Laurent, je ne veux ni l’un ni l’autre. Je suis venu ici faire la guerre parce que la guerre me pla;t ; je ne suis point crois;, ne l’oubliez pas ; je n’ai fait v;u de vous soumettre ma lance ni durant quarante jours ni durant un an, comme les autres ; je n’esp;re et ne veux gagner d’indulgences au m;tier que je fais ; il me plaisait hier, il ne me pla;t plus ; cette heure ; hier je croyais ob;ir loyalement ; des ordres loyalement donn;s ; j’apprends aujourd’hui que je me suis tromp;, je me retire.
— Toi ! notre meilleure lance ? toi que je me plais ; citer toujours le premier parmi nos chevaliers et dont j’ai fait de tels r;cits ; mes fils, ; la comtesse de Montfort, ; ma fille, ; tous nos chevaliers absents, que les uns br;lent de te conna;tre et les autres de venir combattre ; c;t; d’un si noble guerrier !
Laurent devint rouge comme une jeune fille.
— Sire comte, j’ai fait ce que j’ai pu, cela m’a m;rit; vos ;loges, je vous en remercie ; mais cela ne m’a pas sauv; de vos soup;ons, et je ne veux pas les supporter.
— N’en parlons plus, Laurent, dit le comte en lui tendant la main ; mais tu me pardonneras si tu veux r;fl;chir ; tout ce qui est arriv; ; ce si;ge : comment expliquer une si exacte connaissance de tous nos desseins ?
— C’est peut-;tre que le diable s’en m;le, dit Laurent en riant.
— Sais-tu bien, dit Simon en baissant la voix, que je me suis laiss; aller ; croire qu’il y a en tout ceci quelque chose de surnaturel…
— Et voil; jusqu’o; va l’esprit de m;fiance, comte de Montfort, qu’il vous fait mentir ; votre loyaut; de chevalier et ; votre foi de chr;tien : vous suspectez vos chevaliers et vous soup;onnez le ciel ; gardez vos secrets, je n’en veux rien savoir.
; ce moment, un l;ger bruit se fit entendre vers la porte de la tente, et ; l’instant le chien de Laurent y entra la langue pendante et couvert de poussi;re ; sur un signe de son ma;tre, il se coucha ; ses pieds. Simon le regarda et dit ; Laurent :
— Voyez ce noble animal, vous l’avez maltrait; tout ; l’heure, et le voil; qui revient : c’est v;ritablement un ami.
Laurent ne r;pondit pas. Simon reprit :
— Vous n’;tes pas mon ami, Laurent ?
— ; ce compte, dit celui-ci, il faudrait ;tre votre chien ; non, comte de Montfort, je ne veux plus de vos secrets, quoique je me connaisse et sois homme ; revenir comme cette pauvre b;te.
— Qu’il en soit donc ainsi ! dit le comte ; ;coute.
Et il lui tendit la main.
— Soit, dit Laurent, je suis votre ami, et je le suis pour vous servir et non pour vous entendre. Pauvre Libo, continu a-t-il en caressant son chien, pauvre animal ! tu es plus heureux que ton ma;tre, on ne te soup;onne ni d’indiscr;tion ni de trahison.
Simon voulut insister pour instruire Laurent de ses projets, et celui-ci allait r;pondre d’un ton plus s;rieux qu’il n’avait fait jusque-l;, lorsque de grands cris se firent entendre. Simon s’;lan;a vers la porte de la tente et y demeura d’abord immobile en portant derri;re lui des yeux hagards. Laurent courut vers lui.
— Qu’est-ce donc ? s’;cria-t-il, alarm; de l’;pouvante qui per;ait sur le visage de Simon.
— Regarde, lui r;pondit celui-ci en le poussant hors de sa tente, regarde !
L’incendie courait le camp : allum; ; la fois aux angles les plus extr;mes de cet amas de tentes, il les gagnait une ; une, ;largissant assez rapidement chacun de ses foyers pour faire craindre que bient;t ils ne se confondissent dans un vaste embrasement qui envelopperait l’arm;e, comme ces ulc;res ;troits qui rongent chacun ; part la poitrine d’un malheureux et qui s’atteignent bient;t pour le couvrir d’une vaste plaie.
Les soldats, ;pouvant;s et surpris dans leur sommeil, s’;chappaient de leurs tentes ; demi v;tus, en y abandonnant leur butin, leurs armes, leurs vivres ; la confusion laissait faire l’incendie, les crois;s reculaient ; l’aspect les uns des autres. Ce r;veil au milieu des flammes les laissait effar;s. Il y en a qui se disaient dans leur stupide surprise : « Est-ce que le camp br;le. »
— Venez, dit Laurent ; Simon, il faut arr;ter la flamme, abattre les tentes, rassurer l’arm;e ; vos ordres seuls peuvent ;tre entendus en ce moment.
— Mes ordres ? dit Simon, qui semblait frapp; d’une terreur invincible ; des ordres contre le ciel ou contre l’enfer ! Non : il faut c;der, Laurent ; cette ville est sacr;e ou maudite. Nous n’y entrerons jamais.
Comme Laurent allait r;pliquer ; Simon, aux cris d;sesp;r;s et plaintifs des soldats qui couraient ;; et l; se m;l;rent des cris plus ardents et joyeux, et ; travers les palissades rong;es par l’incendie se pr;cipit;rent des flots de soldats hurlant et bondissant : – « Toulouse ! Toulouse ! » criaient-ils.
— Ah ! dit Simon en revenant ; lui, ce sont des hommes ceux-ci !
Aussit;t il saisit d’une main la banni;re plant;e pr;s de la tente, et de l’autre s’armant de sa large ;p;e, il se mit ; parcourir le camp en criant :
— ; Montfort ! ; Montfort !
Laurent le suivait l’;p;e ; la main, et un sourire funeste, un regard o; s’;panouissait une joie sauvage, accueillaient ces cris de mort et cette marche implacable de l’incendie. ;tait-ce l’aspect de cette d;vastation ou l’esp;rance du combat qui excitait ce singulier sentiment au c;ur de Laurent ? Lui seul e;t pu le dire ; mais ; plusieurs fois son ;p;e tressaillit dans sa main ; ; plusieurs fois il s’arr;ta comme pour mesurer ; son aise l’invasion incessante du feu et des ennemis. Enfin le cri : « Foix ! Foix ! » ;clata par-dessus tous les cris, ; travers le fracas des machines qui croulaient et le bruit de la flamme qui murmurait sourdement en se roulant de tente en tente.
Laurent leva son ;p;e, et deux hommes se pr;cipit;rent de front du c;t; o; il se trouvait : c’;taient les deux comtes de Foix. Comme deux chevaux attach;s au m;me char l’emportent ensemble dans un combat ou le tra;nent d’un pas ;gal dans un triomphe, ces deux hommes, le p;re et le fils, ;taient comme l’attelage superbe de ce nom de Foix qu’ils emportaient tous deux dans les f;tes, qu’ils faisaient si;ger tous deux au conseil, toujours unis, toujours de front, toujours invincibles. Ils fondirent ensemble sur Simon de Montfort, autour duquel s’;taient d;j; r;unis Guillaume des Barres, le comte de Blois, l’;v;que de Tr;ves et leurs meilleurs chevaliers. Mais ce n’;tait plus l’avalanche qui descend de la montagne, brisant et courbant sur son passage les hommes, les habitations et les for;ts : c’;tait l’avalanche arriv;e au rocher qui ne plie point. Les comtes de Foix, qui avaient abaiss; devant eux les palissades, renvers; les tentes, ;cras; les soldats, se heurt;rent ensemble ; Simon de Montfort et n’all;rent pas plus loin : leurs lances se rompirent sur sa cuirasse, et les deux chevaux s’abattirent sous son ;p;e ; le carnage devint un combat. Laurent avait disparu, et tandis que la lutte s’acharnait ; l’endroit o; combattaient ensemble les chefs des deux arm;es, il gagna sa tente, marchant rapidement, se faisant jour ; travers les crois;s ou ; travers les Toulousains, en les ;cartant du plat et du tranchant de son ;p;e, sans ;couter les plaintes des uns ni les menaces des autres. Il arriva ainsi ; son quartier, que l’incendie n’avait pas encore atteint ; une troupe d’archers y ;tait rang;e, entourant une liti;re ferm;e, ; cheval et pr;ts au combat comme s’ils eussent ;t; avertis depuis longtemps, mais immobiles comme si ce combat ne les int;ressait point. Un homme les commandait, mont; sur un cheval de bataille qui se dressait ; chaque cri de mort qui retentissait plus-haut que les autres.
— C’est un sot r;le que nous jouons, sire Laurent, dit ce cavalier ; ni hommes ni b;tes n’y avons ;t; accoutum;s ; resterons-nous longtemps dans l’inaction ?
— Ma;tre Goldery, dit Laurent d’une voix railleuse, vous n’;tes plus au service de Saissac, qui ne pouvait entendre un cri de guerre sans y jeter son cri. L’heure n’est pas venue. Attendez mes ordres.
Laurent entra dans sa tente, o; se trouvait un bel enfant de seize ans, trop beau pour ;tre un jeune gar;on, trop beau peut-;tre aussi pour ;tre une femme et porter l’habit d’un esclave ; il ;tait v;tu d’une mani;re ;trang;re ; la province.
— Ripert, lui dit Laurent, avez-vous eu peur ?
Il lui parlait une langue qui n’;tait ni celle de la Provence ni celle des Fran;ais.
— J’ai eu peur, r;pondit Ripert dans la m;me langue, car je vous ai vu dans le combat et je vous savais sans armure.
— J’y vais retourner comme tu d;sires, dit Laurent en prenant son casque et en se faisant attacher sa cuirasse.
— Oh ! non, dit Ripert, reste avec moi, reste !
Laurent l’arr;ta d’un regard s;v;re :
— Quelle est cette liti;re qui est hors la porte ?
— La mienne, r;pondit le jeune enfant.
— Vous allez monter ; cheval, Ripert, dit Laurent.
Puis il ajouta, avec une expression de pri;re et d’ordre m;l;s ensemble et en parlant la langue proven;ale :
— Vous n’;tes pas une femme, Ripert, pour voyager dans une liti;re. Que veux-tu, enfant, celui qui a attach; sa vie ; celle de Laurent de Turin a une carri;re dure ; parcourir. Goldery, l’ancien bouffon de Saissac, va te conduire hors de tout danger ; cela lui sera facile, maintenant que la lutte s’est resserr;e dans un ;troit espace et que le reste du camp n’est plein que de soldats plus occup;s de pillage que de combat ; vous prendrez la route de Castelnaudary et m’attendrez ; quelques lieues d’ici. Je vous rejoindrai bient;t. Allez.
Le jeune enfant baissa les yeux et sortit de la tente. Laurent ;tait compl;tement arm;. Il fit monter Ripert ; cheval et donna ordre ; Goldery de s’;loigner. Ripert adressa ; Laurent un regard d’adieu o; se trouvaient quelques larmes. Laurent ne parut pas les remarquer et demeura seul ; c;t; de sa tente. Il promena longtemps ses regards joyeux sur cet incendie, qui d;j; atteignait partout sans s’;tre ;teint nulle part. Puis, apr;s un moment de contemplation, il s’;cria :
— Oh ! ce n’est pas encore cela !
Ripert et son cort;ge ;taient ;loign;s. Laurent ramassa un ;clat de poutre enflamm; et attacha le feu ; sa propre tente ; puis, montant ; cheval, il s’;lan;a du c;t; du combat. Il ;tait temps. La lutte, rest;e ;gale par la terrible r;sistance de Simon de Montfort et de Guillaume des Barres, s’;tait enfin d;cid;e ; l’avantage des Toulousains par l’arriv;e successive de nouveaux renforts et surtout par l’apparition d’un combattant plus terrible que les comtes de Foix unis ensemble, plus terrible que les comtes de Toulouse et de Comminges, qui d;j; avaient recul; devant les ;lans d;sesp;r;s de Simon. Ce combattant avait ;t; accueilli par des acclamations joyeuses, et du fond de la foule press;e des Toulousains on s’;tait rang; pour le laisser arriver ; la pointe du combat, comme de nos jours on ouvre passage ; un spectateur privil;gi; pour aller gagner la place que seul il a droit d’occuper. L’;il sanglant parut ; la t;te des Toulousains, et le combat redevint une d;faite pour les crois;s. La troupe de Simon de Montfort, entam;e par l’;p;e d;vorante de ce soldat, ne le suivait plus quand il voulait la pr;cipiter en avant, et lui-m;me s’;tait d;j; vainement heurt; contre cet homme de fer, qu’aucune lance ne pouvait percer, qu’aucun choc n’;branlait. « C’est l’;il sanglant ! » se disaient les soldats ; « l’;il sanglant ! » se r;p;taient les chevaliers, et ce nom semblait rouler comme un bouclier de diamant sur la t;te de cet homme et p;n;trer comme un effroi invincible dans l’;me de ses ennemis. Mais cette terreur d’un nom qui gla;ait ainsi le c;ur des crois;s retourna soudainement au c;ur des Toulousains, car au cri : « C’est l’;il sanglant ! » une voix r;pondit : « C’est Laurent ! c’est Laurent ! » ; ce nom, tous les Toulousains, chefs et soldats, recul;rent de vingt pas. Un seul attendit, c’;tait l’;il sanglant. Laurent et lui se reconnurent et s’;lanc;rent l’;p;e haute l’un contre l’autre. Ils mirent tant de fureur dans leur attaque que les chevaux se heurt;rent au poitrail sans que leurs ;p;es pussent se croiser, et personne n’entendit Laurent dire d’un ton souverain de commandement :
— Fr;re, c’est assez.
— D;j; ? r;pondit l’;il sanglant ; voix basse et en parcourant d’un regard d;risoire tous ceux qui allaient se retirer vivants : d;j; !
— C’est assez, r;p;ta Laurent.
; ce mot, l’;il sanglant recula ; son tour comme les autres, et les comtes de Foix, de Toulouse et de Comminges recul;rent en arri;re de lui. Ce fut alors une nouvelle lutte.
Laurent et l’;il sanglant se s;par;rent. Le premier courut aux Toulousains, dont il pressa la retraite, tandis que l’;il sanglant se jetait au-devant des crois;s, dont il suspendait l’attaque. Peu ; peu les Toulousains, repouss;s de toutes parts, furent forc;s d’abandonner le camp, et si leur retraite ne devint pas une fuite ; c’est que, arriv;s au pied de leur ville, ils furent prot;g;s par les traits dont les habitants demeur;s sur les murs harcel;rent les crois;s.
C’;tait une victoire pour ceux-ci, une victoire qu’ils devaient ; Laurent, ou plut;t c’;tait l’aspect d’une victoire, car, lorsque les Proven;aux furent renferm;s dans leurs murs, il fallut que leurs ennemis rentrassent dans leur camp. Mais le camp ;tait disparu ; les machines ;lev;es ; grands frais pour le si;ge ;taient tomb;es sous l’incendie ; les provisions pour les hommes et les chevaux consum;es dans les quartiers o; elles ;taient rel;gu;es ; les troupeaux, d;livr;s des palissades qui les tenaient enferm;s, s’;taient ;chapp;s dans la campagne.
Tous les chefs se rassembl;rent autour de la banni;re de Simon, stup;fait de cette d;vastation rapide d’un camp si vaillamment occup;. On f;licita, on remercia d’abord Laurent ; puis chacun, interrog; sur ce qui s’;tait pass;, pr;ta par son t;moignage quelque chose de plus surprenant encore ; ce combat. Le comte de Blois, qui tenait la porte du camp qui ouvrait du c;t; de Toulouse, d;clara que, ;veill; par les cris des soldats, il avait vu l’incendie s’;tendre sur le camp avant qu’aucun ennemi y e;t p;n;tr;. Guillaume des Barres le d;clara de m;me, et les autres chevaliers de m;me. En sortant de leurs quartiers pour pr;venir l’incendie, ils avaient trouv; partout les flammes qui ;clataient devant eux comme par enchantement, et ; peine avaient-ils fait quelques pas qu’elles s’allumaient derri;re eux et d;voraient leurs tentes, qu’ils venaient de quitter.
— Ainsi, dit Simon en jetant un regard farouche sur tous ceux qui l’entouraient, c’est trahison.
— Trahison, assur;ment ! r;p;t;rent tous les chevaliers.
— Mais o; est le tra;tre ? s’;cria Simon.
— Que chacun r;ponde et prouve o; il ;tait au moment de l’incendie ! s’;cria Guillaume des Barres ; que chacun r;ponde comme un criminel ! malheur ; qui, se croyant fort de son titre de chevalier et de son nom, se refuserait ; cette enqu;te ! Quant ; moi, je m’y soumets et suis pr;t ; rendre compte de chaque heure de ma journ;e, et je pense, ajouta-t-il, que, lorsque je le fais, il n’est personne qui ne puisse le faire.
— Except; moi, sire Guillaume, dit Laurent.
— Eh bien ! dit Guillaume, c’est donc toi qui es le tra;tre ? Nous t’avons vu dans le combat, mais o; ;tais-tu durant l’incendie ?
— Que t’importe, dit Laurent, si je suis venu assez t;t pour t’emp;cher de fuir ?
— Sires chevaliers ! s’;cria Simon, qui entendit un murmure de col;re et de soup;on contre Laurent, le sire Laurent de Turin ;tait dans ma tente longtemps avant l’incendie, et j’allais lui apprendre que ce soir, au coucher du soleil, tous nos fid;les amis devaient ;tre ici pour tenter un dernier effort contre cette ville maudite, lorsque la flamme a ;clat; ; ne l’accusez donc pas et plut;t rendez-lui gr;ces.
— Gr;ces et accusations sont inutiles, dit Laurent, car je ne suis plus rien dans cette arm;e ; je la quitte ; l’instant.
— ; l’instant et seul sans doute, dit Simon en lui montrant une partie du camp, car tu vois que tes tentes n’ont pas ;t; plus ;pargn;es que les autres.
— En effet, dit Laurent, quand j’y suis entr; pour prendre mes armes, elles ;taient encore debout.
— Et comme les n;tres, dit Guillaume des Barres, elles se sont allum;es quand tu les as quitt;es. Pardonne, Laurent, mais tout ceci est ;trange.
Laurent parut lui-m;me surpris, et du ton d’un homme atterr; par l’;vidence d’une v;rit; plus forte que lui, il r;pondit :
— C’est donc trahison, en effet, trahison ou sorcellerie.
— C’est sorcellerie ou trahison assur;ment, messires, dit Simon. Il ne faut plus penser ; continuer ce si;ge, priv;s comme nous le sommes de vivres et de machines. Des messagers vont partir pour arr;ter les troupes qui arrivent de ce c;t; et dont le nombre ne ferait qu’augmenter le d;sordre de ce camp ; elles rentreront dans les villes d’o; elles sont sorties. Cette nuit, nous quitterons nous-m;mes ces lieux ; chacun se rendra avec ses hommes dans les ch;teaux dont je lui ai accord; la possession ; chacun y laissera une garnison suffisante pour les d;fendre et viendra me rejoindre ; Castelnaudary avec ce qui lui restera de chevaliers et d’hommes d’armes. L;, nous assemblerons aussi tous les ;v;ques de cette province, et soit que ce qui est arriv; soit trahison ou sorcellerie, nous en pr;viendrons le retour par les mesures que notre prudence ou le ciel nous inspirera avant la r;union de tous nos chevaliers ; Castelnaudary.
On ob;it, et les chefs se retir;rent dans leurs quartiers pour y faire leurs pr;paratifs de d;part. Laurent suivit le comte de Montfort dans sa tente, qui ;tait du petit nombre de celles que l’incendie n’avait pas atteintes.
— Laurent, lui dit le comte, je t’ai r;serv; pour m’accompagner dans les courses que je veux tenter dans ce pays. Nous partirons ensemble demain.
— Non, comte de Montfort, dit Laurent ; cette ;p;e, qui a peut-;tre encore sauv; aujourd’hui votre arm;e d’une destruction compl;te, cette ;p;e restera dans le fourreau jusqu’au jour o; il aura ;t; publiquement reconnu que la main qui la porte est arm;e pour une juste cause et ne l’a jamais trahie.
— Tu viendras donc ; Castelnaudary ? dit Simon.
— J’y serai dans quelques jours.
— Eh bien ! je vais ajouter au message que j’envoie ; la comtesse de Montfort l’annonce de ton arriv;e, pour que tu sois accueilli comme le chevalier le plus brave de l’arm;e de son ;poux.
— La comtesse a donc quitt; Carcassonne ?
— La comtesse et ma famille enti;re, tous, jusqu’; cet essaim de jongleurs ou de jeunes chevaliers plus amoureux du s;jour des villes que de celui des champs, et du murmure des propos des femmes que de l’;clat des cris de guerre. Tu t’y ennuieras bient;t, Laurent, et je te reverrai sans doute sous peu de jours pr;s de moi.
— Peut-;tre, r;pondit le chevalier en souriant.
Et ; l’instant, il s’;loigna du camp ; gagnant alors la route qu’il avait d;sign;e ; Goldery, il s’;lan;a vers Castelnaudary ; puis, d;s qu’il fut seul, il fut triste. Comme un acteur, qui, rentr; du th;;tre, efface le rouge qui lui donnait un aspect de jeunesse, d’ardeur, et reprend son visage fl;tri, Laurent laissa pour ainsi dire tomber l’animation de ses traits ; son ;il devint terne, ses l;vres pendantes, et de sombres pens;es s’accumul;rent en lui et y produisirent un orage qui ;clatait sur son front en rides convulsives et profondes.
IX

MYST;RE.
Lorsque Laurent, au moment o; la nuit fut tout ; fait close, atteignit Ripert et l’escorte qui l’accompagnait, il trouva que tous ;taient ; cheval, mais arr;t;s.
— Ah ! voil; qui est plus admirable que l’admirable instinct de Libo, qui d;piste un daim ; deux cents pas de distance, s’;cria Goldery en le reconnaissant : le seigneur Ripert a reconnu le galop de votre cheval ; un demi-mille au moins, et c’est lui qui nous a forc;s ; nous arr;ter.
— Merci, enfant, dit Laurent en tendant la main ; Ripert ; j’avais h;te de vous rejoindre, car il faut que ce soir je te parle s;rieusement.
Ripert leva ses yeux suppliants sur Laurent, mais l’obscurit; ne lui laissa point voir si quelque ;motion se trahissait sur le visage du chevalier et si l’expression haletante de sa voix venait de la rapidit; de sa course ou de la violence d’un sentiment int;rieur.
— Goldery, dit Laurent, vois s’il ne se trouve pas dans les environs quelque abri o; nous puissions passer la nuit, la plus mis;rable chaumi;re o; je puisse reposer une heure.
Ripert soupira.
— Et toi aussi, enfant, dit Laurent, toi aussi, il faut que tu te reposes.
— Et o; nous puissions souper, dit Goldery, qui, en changeant de fonctions, n’avait pas chang; de go;t ni de sujet favori de conversation. Du reste, la guerre a eu ceci de bon en ce pays, que le gibier y a prosp;r; ; mesure que les populations ont diminu; ; de fa;on qu’au jour o; nous sommes, il y a au moins un li;vre et un faisan par homme, ce qui est un grand avantage pour ceux qui restent ; aussi, tout en cheminant et gr;ce au fid;le Libo, j’ai fait provision de quelques perdrix ; une porte bris;e pour feu, mon ;p;e pour broche, et une heure de repos, et vous aurez un r;ti qui e;t obtenu un sourire du chevalier Gal;as.
— Goldery, dit Laurent, tu penserais ; manger le jour de la mort de ton p;re ?
— Et je mangerais sur sa tombe et en son honneur. ; moins que les morts n’enragent de ce qu’on vit apr;s eux, ils ne peuvent se f;cher de ce qu’on mange pour vivre. D’ailleurs, n’allons-nous pas dans une ville o; c’est la coutume de manger ; la naissance et ; la mort d’un homme ? J’ai foi aux habitants du pays.
Il s’;loigna et laissa Laurent avec sa troupe arr;t;s au milieu du chemin. Laurent ;tait silencieux et soupirait fr;quemment ; Ripert s’approcha de lui et chercha sa main, qu’il serra en silence.
— Ripert, lui dit Laurent d’une voix o; il y avait une piti; craintive, cette vie fatigue et accable ta faiblesse ; ne pr;f;rerais-tu pas demeurer dans quelque ville jusqu’; ce que cette ;preuve de combats et de dangers ; laquelle je suis soumis soit termin;e ?
— Laurent, dit Ripert, je ne me suis pas plaint de souffrir ; ne sais-tu pas que j’ai support; de plus rudes et de plus longues fatigues ?
— Je le sais, enfant, dit Laurent ; mais n’est-ce pas un spectacle odieux pour toi et qui t’;pouvante, que l’aspect de ces combats et de ce sang parmi lesquels ta jeunesse se fl;trit ?
— Ah ! Laurent, dit Ripert en souriant, tu me dis quelquefois : « Ripert n’est point une femme, » et tu me parles comme ; une femme qui a peur du sang et des combats. D’ailleurs, ajouta-t-il en baissant la voix et en parlant la langue ;trang;re dont ils se servaient entre eux, tu sais que le danger ne m’;pouvante pas.
— Manfride, je le sais, dit Laurent en donnant ; Ripert un nom que le jeune enfant n’;tait plus habitu; ; entendre. Je le sais, r;p;ta-t-il d’un ton sombre.
— Ah ! s’;cria l’enfant, tu m’as appel; Manfride, du nom que tu aimais lorsque je t’appelais, toi, Albert…
— Ripert ! s’;cria Laurent violemment, tu t’appelles Ripert, l’esclave grec, et moi Laurent de Turin. Voil; ton nom et le mien ; nous n’en avons plus d’autre jusqu’; ce que le v;u de ma vengeance soit accompli.
— Oh ! la vengeance ! c’est donc un attrait plus br;lant que celui d’aimer ? dit Ripert d’un ton triste et soumis. C’est donc un bonheur bien pur pour lui sacrifier ?
— Un attrait ! r;pondit Laurent, un bonheur ! C’est un effroi de toutes les heures et une torture de toutes les parties du c;ur, et pourtant c’est une soif irr;sistible, c’est la soif des damn;s ; c’est la soif de l’ivresse quand la poitrine br;le et demande, au lieu d’une eau pure, quelque vin qui la br;le davantage. Tu ne peux comprendre cela ; mais lorsque j’;tais dans le d;sert et que le soleil m’avait s;ch; la poitrine, ;paissi la langue et fait haleter comme un chien lanc; sur les traces d’une b;te fauve, si quelque chose venait ; couler devant moi, poison, boue ou sang, il me prenait fr;n;sie de boire, et j’aurais poignard; mon fr;re pour boire avant lui ; eh bien ! la soif de la vengeance est comme celle-l; ; elle se passionne et s’abreuve de tout : poison, boue et sang ; de tout et ; tout prix ; et souvent sans se d;salt;rer.
— Et comme tu n’as pas de fr;re ; poignarder qui l’emp;che de te satisfaire, c’est moi que tu veux quitter, par ce-que je te suis un obstacle ?
— Oh ! non, non, Ripert, tu te trompes ! Ce n’est pas cela qui m’a fait te demander si tu voulais demeurer dans quelque s;jour tranquille. Non, Ripert, tu ne m’es pas un obstacle, mais tu me seras une douleur de plus, et j’en ai beaucoup.
— Moi ? dit Ripert en laissant ;clater ses larmes ; moi, je te serai une douleur ?
— Oui, Manfride, dit Albert en lui prenant doucement la main, car je te verrai beaucoup souffrir.
— Oh ! je suis forte, dit la jeune fille ; car elle r;pondait tant;t comme Ripert, l’esclave grec, tant;t comme Manfride, l’amante d;vou;e, selon que le caprice de Laurent lui donnait l’un de ces noms ; oh ! je suis forte, dit-elle ; et fallut-il rev;tir une cuirasse et une ;p;e et te suivre dans la bataille, je le pourrais et je l’oserais.
— Ce n’est pas cela, Manfride, reprit Laurent en tressaillant, ce n’est pas cela ; le temps de ces dures fatigues du corps est pass; ; mais d’autres tourments te briseront ; des tourments que quelques mois d’absence pourraient t’;pargner ; des tourments qui tuent plus vite !
— Et quels tourments plus cruels que de ne point te voir ? dit Manfride.
— La jalousie, r;pliqua Laurent.
— La jalousie ! dit Manfride en p;lissant. Qui aimes-tu ?
— Toi, et toi seule, dit Laurent ; toi seule en effet, en ce monde, et de tout l’amour qu’un homme peut donner ; son renom, ; son p;re, ; sa s;ur, ; son pays ; je t’aime de tout ce qui me reste au c;ur. Mais de cruelles apparences peuvent venir t’;pouvanter : si tu m’entendais r;p;ter ce que je viens de te dire ; une autre femme ?
— Ce que tu viens de me dire ?
— Oui.
— Que tu l’aimes ?
— Oui.
— Et tu le lui dirais avec ce regard et cet accent ?
— Avec ce regard et cet accent.
— Le pourras-tu ?
— Il le faudra bien.
— Et pourquoi le faudra-t-il ?
Laurent se tut, et puis il r;pondit sourdement :
— Parce qu’il le faut.
— Eh bien ? dit Manfride avec un soupir, je saurai que c’est un jeu, et j’en rirai.
— Non, enfant, dit Laurent, tu en pleureras, tu en souffriras comme d’un affreux tourment, et puis tu voudras te venger et tu diras ce que tu sais de mon secret.
— Me venger ! reprit Manfride avec un d;dain douloureux ; me venger ! oh ! non ! la vengeance est une soif qui n’alt;re pas les c;urs qui s’abreuvent d’amour.
— Enfant, enfant ! s’;cria Laurent, souffre un peu et tu verras.
Il s’arr;ta encore, apr;s un moment de silence, il reprit :
— Imagine-toi foul;e aux pieds par une indigne rivale, repouss;e avec m;pris par celui qui te doit la vie et la libert;, raill;e, humili;e, prostitu;e ; la ris;e d’une femme m;chante ; imagine-toi cela, Manfride.
— Mais ce ne sera qu’un jeu, n’est-ce pas ?
— Le croiras-tu toujours ?
— Je le croirai… j’esp;re que je le croirai, dit Manfride en h;sitant.
— Tiens, Manfride, dit Laurent doucement, va, laisse-moi ; Goldery te m;nera loin d’ici, o; tu voudras ; je t’y rejoindrai dans un an. Laisse-moi. Je sens que je n’oserai peut-;tre pas faire ce qu’il faudra que tu voies.
— Dans un an ! dit Manfride avec ;pouvante ; un an ! je puis mourir, tu peux mourir dans un an si je ne suis pr;s de toi.
— Qu’importe alors ? dit Laurent.
— Mais nous ne mourrons pas ensemble ! s’;cria Manfride, emport;e par cette foi de l’amour qui se croit une protection contre tout.
— Sais-tu, dit Laurent, que ce sera une ;pouvantable ;preuve ; sais-tu, que tu n’auras d’autre appui pour te soutenir que cette parole que je te donne en ce moment ; car, si tu persistes ; demeurer avec moi, n’oublie pas qu’il peut ne plus y avoir une heure entre nous o; tu redeviennes Manfride.
— Pourquoi ?
— Parce que je l’ai jur;.
— Et ; qui ? mon Dieu !
— ; moi, enfant. ;coute. Il y a des sentiers si ;troits, si difficiles, dans la vie, que du moment qu’on s’en ;carte d’un pas, on les perd pour ne plus les retrouver. La t;che que je me suis impos;e est si fatale, elle me fera marcher ; travers des passages si aigus, des d;serts si st;riles, que si je d;viais une heure de ma route, peut-;tre n’y pourrais-je plus rentrer. Une heure pass;e dans tes bras, une heure la t;te appuy;e sur ton sein, une heure de joie, et je ne rentrerais pas dans ma vengeance, je m’endormirais ; t’aimer et ; ;tre heureux ; et il faut que je marche et que je veille, ou je serai un l;che.
— Eh bien ! dit Manfride, j’accepte ma part de douleur dans cette destin;e ; d’ailleurs, n’en ai-je donc pas d;j; fait l’apprentissage ? ne sais-je pas d;j; que tu n’es plus pour moi que Laurent de Turin ? N’as-tu pas tout chang; en toi depuis ce jour o; tu quittas ton vaisseau avec la joie et l’esp;rance, et o; tu y rentras sombre et soucieux ? N’as-tu pas tout chang;, tout, jusqu’; l’aspect de ton visage, que tu cherches ; rendre m;connaissable, au point que, lorsque je te regarde, je cherche ces traits graves que j’aimais, sans les retrouver sous ce luxe de parure et sous ces cheveux peints et tress;s comme ceux d’une femme ; et si tu avais encore un instant d’amour, peut-;tre ne reconnaitrais-je plus les baisers de tes l;vres d;pouill;es de tes rudes moustaches. Ton visage est vain, doux et riant, et ton c;ur rude et s;v;re : ainsi d;j; tout est chang;, mais qu’importe ? je veux tout de toi ; prends-moi comme tu veux que je sois. Allons, me voici ton esclave.
— Tu le veux, dit Laurent ; Dieu te soutienne !
Goldery revint ; il avait trouv; une cabane ; quelque distance de la route.
— Il y a, dit-il, quelques serfs qui prient et une jeune fille qui pleure, je leur ai demand; l’hospitalit; en les mena;ant de la prendre ; ils me l’ont accord;e. Du reste, j’ai ordonn; qu’on allum;t du feu et qu’on dress;t la table.
— Allons, dit Laurent, suis-moi, enfant.
Et il suivit Goldery, qui le mena rapidement vers la chaumi;re indiqu;e.
X

;PISODE.
Ils entr;rent dans une vaste salle qui tenait toute l’;tendue de cette chaumi;re et o; se trouvaient rassembl;s une douzaine d’hommes, dont quelques-uns avec des cheveux blancs, d’autres d’un ;ge m;r, deux tout ; fait jeunes. Le plus vieux de tous s’approcha de Laurent au moment o; il entra, et, l’arr;tant sur la porte, il lui dit :
— Sire chevalier, nous sommes Proven;aux de la foi chr;tienne et serfs de la loi gothique. Si vous ;tes de ce pays, vous devez conna;tre nos privil;ges, sinon je vais vous les dire : c’est le droit de justice entre nous pour les choses qui ne regardent ni l’;v;que ni le ch;telain. Nous avons h;rit; ce privil;ge de nos p;res, jadis ma;tres de ces contr;es, aujourd’hui esclaves dans leur conqu;te. Ce que nous avons h;rit; aussi d’eux, c’est le respect pour les droits de l’hospitalit;, droits que la menace de votre messager n’a pu nous faire m;conna;tre. Voyez cette salle, elle est assez grande pour que vous et les v;tres y trouviez un abri et pour que nous puissions y accomplir la t;che pour laquelle nous sommes assembl;s ; prenez-en le c;t; qui vous convient : si petit que soit celui que vous nous laisserez, la justice y trouvera sa place.
— Serf, dit Laurent, je connais vos droits ou plut;t vos coutumes ; quoique je ne sois pas de ces contr;es, je sais votre implacable ;quit; et votre sanglante justice, et je n’en troublerai pas le cours. Mais, dis-moi, y aura-t-il quelque spectacle odieux ; voir et qui puisse ;pouvanter ?…
— Il n’y aura rien qui puisse ;pouvanter des hommes, et ce sont des hommes qui vous accompagnent, ce me semble ?
— En effet, dit Laurent. Eh bien ! je resterai de ce c;t;.
— Transportez-y le feu, dit le vieillard aux serfs qui ;taient dans la cabane ; portez-y cette table, ce pain, ce sel et ces provisions. Voil; tout ce que nous pouvons t’offrir. Et maintenant repose en paix autant que te le permettra notre pr;sence. C’est l’affaire d’une heure : plus de la moiti; de la nuit vous restera pour le sommeil.
Laurent avait choisi le c;t; de la porte plut;t parce qu’il s’y trouvait que par aucun esprit de m;fiance. Il connaissait la singuli;re rigidit; de ces serfs conserv;s purs dans leur race au milieu de ce pays diapr; de tant de populations d’origine diverse, et quelle que f;t la f;rocit; de leurs m;urs et l’astuce qu’ils mettaient dans leurs relations avec les autres Proven;aux, il n’ignorait pas qu’il n’y avait point d’exemple qu’aucun d’eux e;t jamais viol; la foi de l’hospitalit;. Lorsque tous les pr;paratifs qu’avait ordonn;s le vieillard furent achev;s, celui-ci d;tacha du mur une longue ;p;e qui s’y trouvait suspendue et tra;a avec la pointe une raie au milieu de la chaumi;re, et dit ; Laurent :
— Nous voici chacun sous notre toit ; voici le mur o; s’arr;teront nos regards et o; mourront nos paroles ; que ce soit pour vous comme pour nous.
— B;ni soit Dieu ! dit Goldery tout haut, car nos h;tes, avec leurs poils rouges ; la t;te et au menton, et leurs dents blanches et aigu;s comme celles d’un limier, me faisaient trembler pour la d;licate ch;re que je vais vous pr;parer.
— Tais-toi, Goldery, dit Laurent, ou le b;ton sera la seule bonne ch;re que tu go;teras ce soir.
— Bon ! dit Goldery en plumant paisiblement une perdrix, me prenez-vous pour un descendant des marquis de Gothie, de me proposer un b;ton pour souper ? Ce n’est bon que pour ces rustres-l;. Vous savez bien le proverbe des sires proven;aux : « La chair pour moi, l’os pour mes chiens, le b;ton pour mes serfs ; et tout le monde est gras et content. »
— Goldery, dit Laurent, que l’insolence de son ;cuyer irritait autant parce qu’elle troublait ses pens;es que parce qu’elle insultait ses h;tes, Goldery, si tu ajoutes un mot qui offense ces hommes, je t’arracherai la langue.
— Ne voyez-vous pas, r;pondit celui-ci, qu’il y a un mur de vingt pieds d’;paisseur qui nous s;pare d’eux, et qu’ils n’entendent rien de ce que nous disons ?
Laurent voulut s’excuser aupr;s de ses h;tes, et son excuse e;t ;t; probablement une correction au bouffon, lorsqu’il vit que les serfs ne semblaient v;ritablement pas s’occuper de ce qui se passait de son c;t; et n’avoir rien entendu. Les hommes de la suite de Laurent, qui d’abord avaient abrit; leurs chevaux sous une esp;ce de hangar, rentr;rent peu ; peu, et l’un allumant le feu, l’autre aidant Goldery, d’autres s’;tendant sur des paquets de sarments, il s’;tablit bient;t une conversation dont le murmure dispensa Laurent d’entendre toutes les insolences de son bouffon.
Ripert s’;tait assis dans un coin, et, la t;te basse, il n’;coutait ni ne regardait rien de ce qui se disait et se passait autour de lui. Laurent consid;rait malgr; lui l’aspect singulier de la r;union de ses h;tes. Ils s’;taient rang;s circulairement autour de la portion de la salle qui leur avait ;t; abandonn;e, quelques-uns le dos tourn; ; cette raie de s;paration, comme si v;ritablement c’e;t ;t; un mur qui e;t exist; ; cette place. Au milieu, et isol;s comme des coupables devant un tribunal, ;taient la jeune fille et le plus jeune des serfs pr;sents. La jeune fille attachait sur son compagnon des regards ardents et continus ; celui-ci tenait les yeux fix;s ; terre avec un air de r;solution prise qui ;vitait de rencontrer rien qui p;t l’;branler.
— Berthe, dit le vieillard ; la jeune fille, tu es venue nous demander justice ; nous sommes pr;ts ; t’entendre.
— Un instant, fr;re, dit la jeune fille ; j’attends justice de vous, mais je puis la recevoir de Gobert ; laissez-moi lui demander une derni;re fois s’il veut ;tre juste.
— Va, ma fille, dit le vieillard ; ;coute-la, Gobert, et sois juste si ce qu’elle te demande est juste.
— Ah ! mon Dieu ! dit Berthe avec un accent d;sesp;r;, faites qu’il le soit.
Ils se retir;rent dans un coin, et l; commen;a un entretien tr;s anim;.
Laurent avait malgr; lui suivi le mouvement de cette petite sc;ne, et il s’aper;ut que seul il avait eu la curiosit; qu’il e;t punie ou bl;m;e parmi ses hommes. Goldery embrochait ses perdrix ; les archers causaient ou dormaient ; Ripert ;tait rest; immobile ; sa place. Laurent se d;tourna, et soit qu’il craignit de se laisser aller ; ses r;flexions, soit qu’il ne voul;t pas se laisser reprendre ; la curiosit; involontaire qui l’avait domin;, soit peut-;tre encore qu’il d;sir;t ;prouver tout d’abord comment Ripert soutiendrait l’;preuve ; laquelle il s’;tait soumis, il l’appela et lui dit :
— Eh bien !… esclave ?
Ripert se leva.
— Est-ce pour cacher la t;te dans tes mains et bouder dans un coin que je t’ai pris parmi mes serviteurs ? N’as-tu rien de gai ; me dire ou quelque joyeuse chanson ; me faire attendre patiemment le souper ? Allons, chante, esclave, appelle ta ga;t;, car la fatigue m’endort.
Ripert, qui d’abord, avait regard; Laurent avec un ;tonnement douloureux, surpris qu’il avait ;t; dans le souvenir de ses jours pass;s, auquel il se laissait aller ; ce moment, Ripert finit par sourire, croyant que c’;tait seulement dans les paroles prononc;es qu’;tait le commandement, et qu’au fond de ce que Laurent venait de dire il devait entendre son c;ur qui disait :
— Viens, Manfride, viens me charmer de ta douce voix que j’aime ; approche-toi de moi, que je t’entende et te voie de plus pr;s.
Elle s’assit ; terre ; c;t; de Laurent, prit une cithare grecque ; neuf cordes, et, le regardant amoureusement, elle commen;a :

Qu’il est doux de r;ver quand on pose sa t;te
Sur des genoux aim;s, sous un regard ch;ri,
Qu’au ciel peut ;clater la foudre et la temp;te
Et qu’on est ; l’abri !

Pendant ce couplet, l’entretien de Berthe et de Gobert avait continu; dans le coin, et le murmure de leur conversation avait ;t; couvert par le chant de Ripert ; mais lorsqu’il eut cess;, on entendit Berthe qui disait avec ;clat :
— Je l’ai quitt; pour toi, tu; pour toi, Gobert ; penses-y, ne l’oublie pas.
Ripert releva la t;te avec une expression soudaine d’;tonnement, et regarda avec anxi;t; d’o; partaient ces paroles. Laurent vit ce mouvement et lui dit :
— Continue, esclave, je ne t’ai pas ordonn; de t’arr;ter.
Ripert reprit son chant humblement, mais en d;tournant lentement la t;te et le regard de l’action v;h;mente de cette jeune fille, qui ;tait tomb;e aux pieds du jeune homme. Ripert chanta ; mais sa voix ;tait lente, son attention n’;tait plus ; ce qu’il disait : il semblait comprendre qu’il y avait quelque chose pour lui dans ce qui se passait de l’autre c;t; de la salle : une femme aux genoux d’un homme et lui demandant sans doute gr;ce ou r;paration, c’est un de ces int;r;ts qui sont si facilement dans le pass; ou l’avenir d’une femme, que toute femme s’y int;resse. Cependant Ripert commen;a le couplet suivant :

Mais quel affreux r;veil apr;s un si beau r;ve,
Si les genoux ont fui, si l’;il s’est d;tourn;,
De se sentir tout seul froid et nu sur la gr;ve
O; le ciel a tonn; !

Pendant le couplet, sa voix n’avait plus domin; le bruit des paroles de Berthe. Celle-ci s’;tait exalt;e, et au moment o; Ripert acheva, elle arr;tait le jeune serf par le bras et lui disait :
— Pas encore, Gobet, j’ai quelque chose ; te dire ; viens !
Et, l’entra;nant plus loin, au coin de la chambre, elle lui parla de nouveau avec un geste si anim;, si d;sesp;r; que Ripert se sentit pleurer.
— Chante donc, esclave ! lui dit Laurent durement ; faudra-t-il te corriger et te faire pleurer pour te rendre ta ga;t; ?
Ripert, confondu, essuya ses yeux, promena quelque temps ses doigts sur les cordes de sa cithare pour rassurer sa voix, et commen;a encore une fois, mais d’une voix ;mue comme d’un pressentiment fatal :

C’est alors qu’on maudit la foi jeune et cr;dule
Qui nous montre l’amour comme un port assur;…


Il en ;tait l;, lorsqu’un cri violent, terrible, l’arr;ta soudainement ; si violent, si terrible, que Laurent regarda d’o; il partait, que Goldery se d;tourna de sa broche et que les hommes endormis se lev;rent sur leur s;ant.
— Ah ! s’;tait ;cri;e Berthe avec un accent fatal de d;sespoir et de menace, ah ! tu es un inf;me, viens !
Elle-m;me aussit;t, le prenant par la main, le tra;na pour ainsi dire au milieu du cercle des serfs. Cette action avait quelque chose de si puissamment d;sordonn;, que toutes ces attentions appel;es ; la regarder ne purent s’en d;tourner et s’y attach;rent invinciblement. Le vieillard ;leva sa main vers Berthe et lui dit :
— Nous t’;coutons.
Elle ;tait dans un tel ;tat d’irritation qu’elle secoua plusieurs fois la t;te comme pour la d;gager d’une atmosph;re de douleur et de trouble qui l’;tourdissait ; puis d’une voix ;clatante, elle lui dit :
— Voici, vieillards, voici, fr;res ; vous allez m’entendre ; je vous dirai tout ; Gobert, je dirai tout. Que m’importe ! C’est affreux et inf;me ! Cela n’est pas croyable, fr;res ; non, vraiment, vous ne le croirez pas, et pourtant, sur l’;me de mon p;re mort, sur mon ;me, c’est vrai, tout est comme j’existe. C’est horrible !
— Berthe, dit le vieillard, parle avec calme, ou nous t’;couterons vainement et ne pourrons te rendre justice.
— Avec calme, vous avez raison, dit Berthe, c’est juste. Je suis calme.
Elle s’arr;ta et appuya sa main sur son front comme pour rassembler ses id;es ; puis elle l’en d;tacha vivement en disant :
— Allons ! fr;res, cet homme est venu mendiant dans la maison de mon p;re ; cet homme est serf de la terre de Saissac, qu’il a l;chement abandonn;e, quand les crois;s ont menac; d’y porter la guerre il y a six mois.
Ripert tressaillit et regarda Laurent, qui ;coutait immobile.
— Cet homme avait fui devant un danger, continua Berthe ; c’est une l;chet;, fr;res. Il raconta qu’il avait quitt; la terre de Saissac parce que le seigneur voulait rendre la banni;re aux crois;s : c’;tait mensonge et l;chet;. Mon p;re le re;ut durement, et l’hospitalit; lui fut ;troite dans notre chaumi;re. Il partagea nos repas, notre abri, notre sommeil, mais il n’eut part ni ; nos paroles ni ; nos travaux. Mon p;re ne l’aimait pas ; moi, je l’aimais. Oui, fr;res, sur-le-champ, ; la premi;re vue, je me sentis heureuse de son arriv;e, et tout le jour, tandis que je faisais les travaux de la chaumi;re, j’aimais ; le voir me suivre du regard, je m’attentionnais ; bien faire devant lui, ; lui para;tre belle et forte. Il me semblait si beau et si fort !
Berthe s’arr;ta et regarda Gobert ; elle rechercha de l’;il dans cet homme tout ce qu’elle avait aim;, et l’y retrouvant sans doute, elle s’;cria :
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis l;che !
Puis elle reprit :
— Attendez, fr;res, attendez ; le souvenir me rendra le courage.
— Je l’aimais donc, et je dis ; mon p;re de l’aimer ; il ne le voulait pas, le saint vieillard. Il me dit que celui qui avait accus; le sire de Saissac de l;chet; ;tait l;che ; que le serf qui fuyait la seule chance de compter pour un homme parmi les hommes, celle de tenir une ;p;e, que ce serf ne m;ritait que d’;tre esclave et non l’homme du seigneur ou d’une terre. D’abord, je ris des avis de mon p;re, puis j’en pleurai, et alors mon p;re ;couta mes larmes avec sa sagesse, et il aima Gobert. Il lui donna sa part de nos travaux, et le soir, quand nous parlions ensemble, l’;tranger m’appelait Berthe et appelait mon p;re Libert, nous parlant comme un fr;re et comme un fils, et non plus comme un h;te. Ainsi il me parlait devant mon p;re, et le soir encore, quand mon p;re commen;ait son sommeil en s’endormant sur le banc de l’;tre, Gobert baissait la voix et me nommait des noms les plus doux ; j’;tais Berthe la belle, la plus belle des filles, la plus aim;e ; j’;tais l’espoir et l’amour de tous, et parmi tous il se nommait le premier. Je le crus, fr;res ; que voulez-vous ? je le crus. Et pourquoi non ? Il avait vaincu jusqu’aux m;fiances de mon p;re ; il savait mieux que les vieillards l’approche des beaux jours et des orages ; il ne craignait d’approcher aucun taureau pour l’attacher ; la charrue, aucun cheval pour le dompter. Enfin, je me dis au fond de mon ;me : « Heureuse la femme d’un tel ;poux ! » On e;t dit que cet homme voyait en moi, car cette pens;e n’y fut pas plut;t n;e qu’il me dit : « Veux-tu ;tre mon ;pouse ? » Je ne r;pondis pas et de bonheur et de joie, et lui ajouta, avant que j’eusse repris ma voix et mes sens : « J’en parlerai ; ton p;re. » Il lui parla en effet, et mon p;re refusa ; il m’avait promise ; un autre, ; toi, Gondar, qui m’;coutes et qui m’as maudite. Ah ! ta mal;diction a ;t; comme tes fl;ches, elle a frapp; au but ; mais il valait mieux me tuer comme un daim que de me maudire ainsi.
— Fille, parle ; tous tes fr;res, dit le vieillard ; Gondar, oublie les paroles que tu viens d’entendre.
— Oui, oui, c’est juste, dit Berthe, qui, d;j; moins anim;e, parlait avec plus de calme, bris;e par l’exc;s du transport qui d’abord l’avait domin;e ; oui, c’est juste. Or, mon p;re refusa. Mon p;re me prit sur ses genoux et dans ses bras et me dit doucement : « Enfant, ma vieillesse est pr;voyante et apprise ; conna;tre les hommes ; ne te lie point aux vaines flatteries de celui-ci ; sa conduite, telle bonne qu’elle soit, est un mensonge. Celui qui ne fait rien pour ;tre vu dans tout ce qu’il fait a des actions cach;es qu’il craindrait de montrer et des pens;es qu’il n’ose dire. Jamais il n’a ;t; ni bless; de ma duret;, ni irrit; de mes pr;f;rences pour d’autres que pour lui ; jamais il n’a trouv; que tu oubliasses les soins que tu dois ; ton p;re, et pourtant tu les as souvent oubli;s ; jamais il ne t’a bl;m;e de tes railleries envers tes compagnes, et tu avais tort cependant. Cet homme est faux, Berthe, il ne faut point l’aimer. » Mon p;re me dit cela presque en pleurant, tandis qu’il me tenait sur ses genoux et me serrait dans ses bras comme lorsque j’;tais une petite enfant. Il me quitta en me laissant pleurer. Gobert vint, qui me prit aussi dans ses bras, et qui me dit d’une voix ;perdue : « J’en mourrai, Berthe, si tu n’es ; moi. Ton p;re me hait plus que tu ne m’aimes, et je vois bien que je vais te perdre et qu’il faut que je meure. » Puis il pleura avec moi. Je me brisais en sanglots, car je ne savais que faire pour ;chapper ; la volont; de mon p;re. Gobert m’offrit un moyen : « Tiens, me dit-il, voici trois anneaux d’or qui m’appartiennent, et que tout le monde m’a vus ; voici un poignard que j’ai gagn; au prix de la course et un gobelet cisel; d’argent que j’ai obtenu ; la f;te des vendangeurs ; cache tous ces objets dans le tr;sor de ton p;re ; alors j’irai dire aux fr;res de la terre que je t’ai demand;e en mariage, que ton p;re a consenti et qu’il a re;u mes arrhes, et que maintenant il refuse. Il niera, mais nous lui dirons de montrer son tr;sor, et quand on verra les objets qui m’ont appartenu, on croira que j’ai raison et on forcera ton p;re ; consentir. » Fr;res, cet homme me dit de faire cette abominable chose, et je l’ai faite. Ah ! je ne suis pas innocente, je suis criminelle, vous le savez, vous qui avez ;t; appel;s ; juger ce diff;rend, vous qui avez entendu mon p;re invoquer le ciel contre ce que disait Gobert, et moi, invoquer le ciel aussi contre ce que disait mon p;re, et vous m’avez crue, vous avez cru cet ;tranger ! Vous, vieillards, vous qui aviez v;cu ; c;t; de la longue vie de mon p;re, vous m’avez crue ; vous avez dit en face d’une fille folle et d’un serf ;tranger, vous avez dit ; un de vos fr;res : « Tu as menti ! Tu as re;u les pr;sents de cet homme, et maintenant tu veux les retenir et les voler. » C’est vous qui lui avez dit cela, vous assembl;e d’hommes prudents et forts ! Mais vous ;tiez donc fous ! mais il y a donc un d;lire de cr;dulit; aussi stupide que celui de l’amour, qui ;gare la raison ! Et vous n’avez pas compris que nous mentions lorsque mon p;re a baiss; la t;te devant vous pour cacher une larme, et lorsque, s’approchant de nous, nous avons baiss; la t;te devant lui, et qu’il m’a dit d’une voix d;sesp;r;e et railleuse : « Sois donc l’;pouse de cet homme ! Puis, quand il est sorti, et que, devenu p;le en quelques jours, il m’a dit : « Attends que je sois mort pour commencer les fian;ailles ! » rien ne vous a ;clair;s ! !… Et rien ne m’a fait piti; ! C’est un enfer que cet homme m’avait mis au c;ur, un enfer abominable. Quand mon p;re est mort, je me suis dit : « J’;pouserai Gobert dans un mois. » Mais c’;tait ; mon tour de souffrir et de mourir ! ;coutez : les crois;s ;taient pass;s dans nos terres, et ; leur suite une femme d;bauch;e et belle, la dame de Penaultier, qui vit Gobert. Cette femme voulut Gobert pour son amant et lui fit dire qu’il deviendrait son ;cuyer et qu’elle le ferait libre et riche, qu’il porterait une ;p;e et des ;perons. Voil; tout. Et lui, Gobert, il s’est donn; ; cette femme ; il veut la suivre et il refuse de m’;pouser. Prononcez.
On avait ;cout; la jeune fille avec calme, les serfs de m;me que les ;trangers, et parmi ceux-ci, Ripert avec une attention haletante et ;pouvant;e. Ce r;cit de jeune fille s;duite l’avait bris;e de souvenirs du pass; ; ce r;cit de jeune fille abandonn;e la faisait trembler dans son avenir. Cependant le vieillard ;leva la voix et dit ; Gobert :
— Gobert, qu’as-tu ; dire pour excuser ton refus d’;pouser Berthe ?
— Si Berthe avait tout dit, r;pliqua Gobert d’une voix ;mue, je n’aurais rien ; ajouter.
— Son r;cit n’est donc pas exact ?
— Il n’est pas complet, fr;res.
— Qu’y manque-t-il ?
— Le diras-tu ? s’;cria Berthe en regardant Gobert au visage, le diras-tu ? r;ponds, le diras-tu ?
Gobert fit signe qu’il le dirait.
— Ce sera donc moi, fr;res, s’;cria Berthe, dont la voix battait dans la gorge en syllabes heurt;es et fr;missantes, ce sera moi… Eh bien ! cet homme, il m’a pri;e, il m’a tordu le c;ur de d;sespoir ; il m’a br;l;e de ses paroles ; il m’a dit que je ne l’aimais pas si je n’;tais ; lui… Et moi, qui l’aimais… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !…
Elle se tut un moment et s’;cria en s’arrachant le front avec rage :
— Enfin vous voyez bien qu’il est mon amant et que je suis perdue !
Gobert d;tourna la t;te. Un murmure sourd, parmi lequel on entendit un g;missement plus profond, succ;da ; ce cri de d;sespoir. Mais le calme revint aussit;t dans l’assembl;e ; du c;t; de Laurent, l’attention ;tait si ;tendue et le silence si complet qu’on put entendre les soupirs haletants de Ripert et ses d;nis qui claquaient violemment.
— Ripert… lui dit Laurent doucement.
L’enfant cacha sa t;te et ses larmes dans ses mains.
Le vieillard reprit alors, apr;s que chacun eut ;t; lui parler tout bas :
— Berthe, tu n’as aucune justice ; attendre de nous, car Gobert a raison de refuser pour ;pouse celle qui a m;connu ses devoirs de fille. Ce sont les paroles du sage Rambourg, ;crites en caract;res sacr;s sur la pierre de notre loi : « La fille qui a ouvert ; l’amour le sanctuaire de la virginit; prostituera ; l’adult;re le tabernacle du mariage. »
; cette d;cision, Ripert, qui ;tait assis par terre, se dressa sur ses genoux pour ;couter, et Laurent, ;tonn; de ce mouvement, l’e;t peut-;tre fait ;loigner si la voix de Berthe ne f;t venue, par son terrible accent, le faire ;couter lui-m;me.
— C’est donc l; votre arr;t ! s’;cria-t-elle. Ah ! je le savais, il me l’avait dit ; il conna;t nos lois et sait en abuser. Mais vous, vieillards, qui les connaissez aussi, dites-moi, n’y en a-t-il pas une qui punisse l’inf;me pour m’avoir fait tuer mon p;re et tra;ner mon front dans la boue ? N’y en a-t-il pas une pour le frapper, comme il y en a pour me punir ?
— Femme, dit le vieillard, il n’y a plus pour toi que la loi de Dieu, qui a laiss; aux hommes l’avenir pour se repentir et ;tre justes.
— Et il y a aussi la coutume des Goths, qui a dit que l; o; la loi manque, la justice peut encore trouver place.
— Sans doute, dit le vieillard, mais cette justice n’est plus la n;tre. Que Dieu te prot;ge !
— Eh bien ! s’;cria Berthe, cet homme n’est-il pas inf;me s’il m’abandonne… l;che et inf;me ?
— Oui, dit le vieillard, mais il le peut.
— N’est-il pas plus coupable, lui qui m’a fait tuer mon p;re et d;shonorer sa vieillesse, que l’assassin qui tue avec le fer et qui m;ne ; la mort ?
— Sans doute, dit le vieillard, mais nous n’avons pas ; le juger, et nous allons nous retirer.
— Pas encore, reprit-elle avec un mouvement d;sesp;r; : vous avez un arr;t ; prononcer que vous n’avez pas pr;vu.
Elle se tourna vers Gobert et lui dit :
— Eh bien ! veux-tu ?
Elle s’arr;ta. Ce mot renfermait toute sa pri;re. Gobert s’arma de toute la r;solution d’une l;chet; bien d;cid;e et r;pondit froidement :
— Non !
— Soit, dit Berthe.
Et d’un coup de poignard frapp; au c;ur elle abattit Gobert ; ses pieds.
Tout le monde s’;tait lev; ; ce mouvement, et Ripert, dress; sur la pointe des pieds, plongeait ses yeux ardents et illumin;s d’une sombre joie sur le corps palpitant de Gobert. Un soupir de soulagement s’;chappa de sa poitrine, comme s’il e;t attendu ce d;nouement ; ce drame, cette justice ; ce crime. Puis Berthe s’;cria :
— Fr;res, il y a un nouvel arr;t ; prononcer : voici un assassin.
Le vieillard arr;ta tous les serfs du canton, et s’;cria d’un ton solennel, en se tournant du c;t; de Laurent :
— H;tes de notre chaumi;re, ouvrez votre cercle et laissez passer la coupable ; la justice des Goths donne vingt heures pour fuir au meurtrier qui a tu; par une juste vengeance.
; ces mots, Berthe s’;lan;a hors de la chaumi;re, et en passant devant Ripert elle laissa tomber ; ses pieds le poignard qu’elle avait gard; ; la main, et Ripert, par un mouvement involontaire, se baissa pour le ramasser.
— Que veux-tu faire de ce poignard ? lui dit Laurent.
— Rien, dit Ripert en tremblant, rien : c’;tait pour voir.
Un moment apr;s les serfs se relev;rent emportant le corps de Gobert, et Laurent et ses hommes demeur;rent seuls dans la chaumi;re avec le serf que Berthe avait appel; Gondar, et ; qui elle appartenait. Ils y demeur;rent toute la nuit, et au jour naissant ils reprirent la route de Castelnaudary.

Ce livre num;rique
a ;t; ;dit; par la
biblioth;que num;rique romande

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en f;vrier 2020.

— ;laboration :
Ont particip; ; l’;laboration de ce livre num;rique : Maria Laura, Denise, Fran;oise.
— Sources :
Ce livre num;rique est r;alis; principalement d’apr;s : Souli;. Fr;d;ric, ;uvres compl;tes, Le Comte de Toulouse, Paris, Michel L;vy fr;res, 1870. D’autres ;ditions ont ;t; consult;es en vue de l’;tablissement du pr;sent texte. L’illustration de premi;re page, Toulouse - Clo;tre du Mus;e et Clocher des Augustins, chromolithographie de Charles Mercereau, impression en trois couleurs par Frick fr;res ; Paris entre 1853 et 1876 (Biblioth;ques de Toulouse, fonds Ancely).
— Dispositions :
Ce livre num;rique – bas; sur un texte libre de droit – est ; votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’;dition sp;cifique (notes de la BNR, pr;sentation ;diteur, photos et maquettes, etc.) ; des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Biblioth;que num;rique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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