ßðûé Ðîëàíä, îêîí÷àíèå
Argument. — Roland ayant appris la coutume cruelle introduite dans l’;le d’;bude, soup;onne qu’Ang;lique y est en danger, et il se propose d’y aller;; mais auparavant, il secourt Olympie, comtesse de Hollande et femme du duc Bir;ne, poursuivie par le roi Cimosque. Il d;fait compl;tement ce roi, et remet Olympie en possession de ses ;tats et de son mari.
Que ne peut-il pas faire d’un c;ur qui lui est assujetti, ce cruel et tra;tre Amour, puisqu’il a pu enlever du c;ur de Roland la grande fid;lit; qu’il devait ; son prince;? Jusqu’ici, Roland s’est montr; sage et tout ; fait digne de respect, et d;fenseur de la Sainte ;glise. Maintenant, pour un vain amour, il a peu souci de son oncle et de lui-m;me, et encore moins de Dieu.
Mais moi je ne l’excuse que trop, et je me f;licite d’avoir un tel compagnon de ma faiblesse;; car moi aussi, je suis languissant et d;bile pour le bien, et sain et vaillant pour le mal. Roland s’en va enti;rement recouvert d’une armure noire, sans regret d’abandonner tant d’amis, et il arrive ; l’endroit o; les gens d’Afrique et d’Espagne, avaient leurs tentes dress;es dans la campagne.
Quand je dis leurs tentes, je me trompe, car sous les arbres et sous des restants de toits, la pluie les a dispers;s par groupes de dix, de vingt, de quatre, de six, ou de huit, les uns au loin, les autres plus pr;s. Tous dorment, fatigu;s et rompus;; ceux-ci ;tendus ; terre, ceux-l; la t;te appuy;e sur leur main. Ils dorment, et le comte aurait pu en tuer un grand nombre;; pourtant il ne tira pas Durandal.
Le g;n;reux Roland a le c;ur si grand, qu’il d;daigne de frapper des gens qui dorment. Il parcourt ces lieux en tous sens, cherchant ; retrouver les traces de sa dame. A chacun de ceux qu’il rencontre ;veill;s, il d;peint, en soupirant, ses v;tements et sa tournure, et les prie de lui apprendre, par courtoisie, de quel c;t; elle est all;e.
Puis, quand vint le jour clair et brillant, il chercha dans toute l’arm;e mauresque;; et il pouvait le faire en toute s;curit;, v;tu qu’il ;tait de l’habit arabe. Il ;tait en outre servi en cette occasion par sa connaissance des langues autres que la langue fran;aise;; il parlait en particulier la langue africaine de fa;on ; faire croire qu’il ;tait n; ; Tripoli et qu’il y avait ;t; ;lev;.
Il chercha par tout le camp, o; il demeura trois jours sans plus de r;sultat. Puis il parcourut non seulement les cit;s et les bourgs de France et de son territoire, mais jusqu’; la moindre bourgade d’Auvergne et de Gascogne. Il chercha partout, de la Provence ; la Bretagne, et de la Picardie aux fronti;res d’Espagne.
Ce fut entre la fin d’octobre et le commencement de novembre, dans la saison o; les arbres voient tomber leur robe feuillue jusqu’; ce que leurs branches restent enti;rement nues, et o; les oiseaux vont par bandes nombreuses, que Roland entreprit son amoureuse recherche. Et de tout l’hiver il ne l’abandonna point, non plus qu’au retour de la saison nouvelle.
Passant un jour, selon qu’il en avait coutume, d’un pays dans un autre, il arriva sur les bords d’un fleuve qui s;pare les Normands des Bretons[52], et va se jeter dans la mer voisine. Ce fleuve ;tait alors tout d;bord; et couvert d’;cume blanche par la fonte des neiges et la pluie des montagnes, et l’imp;tuosit; des eaux avait rompu et emport; le pont, de sorte qu’on ne pouvait plus passer.
Le paladin cherche des yeux d’un c;t; et d’autre le long des rives, pour voir, puisqu’il n’est ni poisson ni oiseau, comment il pourra mettre le pied sur l’autre bord. Et voici qu’il voit venir ; lui un bateau, ; la poupe duquel une damoiselle est assise. Il lui fait signe de venir ; lui, mais elle ne laisse point arriver la barque jusqu’; terre.
Elle ne touche point terre de la proue, car elle craint qu’on ne monte contre son gr; dans la barque. Roland la prie de le prendre avec elle et de le d;poser de l’autre c;t; du fleuve. Et elle ; lui : «; — Aucun chevalier ne passe par ici, sans avoir donn; sa foi de livrer, ; ma requ;te, la bataille la plus juste et la plus honorable qui soit au monde.
«;C’est pourquoi, si vous avez le d;sir, chevalier, de porter vos pas sur l’autre rive, promettez-moi que vous irez, avant la fin du mois prochain, vous joindre au roi d’Irlande qui rassemble une grande arm;e pour d;truire l’;le d’;bude, la plus barbare de toutes celles que la mer entoure.
«;Vous devez savoir que par del; l’Irlande, et parmi beaucoup d’autres, est situ;e une ;le nomm;e ;bude, dont les sauvages habitants, pour satisfaire ; leur loi, pillent les environs, enlevant toutes les femmes qu’ils peuvent saisir, et qu’ils destinent ; servir de proie ; un animal vorace qui vient chaque jour sur leur rivage, o; il trouve toujours une nouvelle dame ou damoiselle dont il se nourrit.
«;Les marchands et les corsaires qui croisent dans ces parages, leur en livrent en quantit;, et surtout les plus belles. Vous pouvez compter, ; une par jour, combien ont d;j; p;ri de dames et de damoiselles. Mais, si la piti; trouve en vous asile, si vous n’;tes pas enti;rement rebelle ; l’amour, ayez pour agr;able de faire partie de ceux qui vont combattre pour une si juste cause. — ;»
Roland attend ; peine d’avoir tout entendu, et, en homme qui ne peut souffrir un acte inique et barbare, ni en entendre parler sans que cela lui p;se, il jure d’;tre le premier ; cette entreprise. Quelque chose lui fait penser, lui fait craindre, que ces gens ne se soient empar;s d’Ang;lique, puisqu’il l’a cherch;e par tant d’endroits sans pouvoir retrouver sa trace.
Cette pens;e le trouble et lui fait abandonner son premier projet. Il se d;cide ; s’embarquer le plus vite possible pour cette ;le inique. Avant que le soleil ne se soit plong; dans la mer, il trouve pr;s de Saint-Malo un navire sur lequel il monte;; puis, ayant fait d;ployer les voiles, il d;passe le Mont-Saint-Michel pendant la nuit.
Il laisse Saint-Brieuc et Landriglier[53] ; main gauche, et s’en va c;toyant les grandes falaises bretonnes. Puis, il se dirige droit sur les c;tes blanches d’o; l’Angleterre a pris le nom d’Albion. Mais le vent, qui ;tait d’abord au midi, vient ; manquer, et se met ; souffler du ponant et du nord avec une telle force, qu’il faut abaisser toutes les voiles et tourner la poupe.
Tout le chemin qu’avait fait le navire en quatre jours, on le refait en arri;re en un seul. L’habile pilote tient la haute mer et n’approche pas de terre, o; son b;timent se briserait comme un verre fragile. Le vent, apr;s avoir souffl; en fureur pendant quatre jours, s’apaisa le cinqui;me et laissa le navire entrer paisiblement dans l’embouchure du fleuve d’Anvers.
D;s que le pilote, harass; de fatigue, eut fait entrer dans cette embouchure son vaisseau maltrait; par la temp;te, il longea une contr;e qui s’;tendait ; droite du fleuve;; on vit aussit;t descendre sur la rive un vieillard d’un grand ;ge, ainsi que semblait l’indiquer sa chevelure blanche. D’un air tout ; fait courtois, apr;s avoir salu; tout le monde, il se retourna vers le comte, qu’il jugea ;tre le chef,
Et le pria, de la part d’une damoiselle, de venir au plus t;t lui parler, ajoutant qu’elle ;tait belle, et plus douce et plus affable que toute autre au monde;; et que s’il pr;f;rait l’attendre, elle viendrait le trouver sur son navire, car elle mettait le plus grand empressement ; s’aboucher avec tous les chevaliers errants qui passaient par l;;;
Qu’aucun chevalier, venu par terre ou par mer dans l’embouchure du fleuve, n’avait refus; de s’entretenir avec la damoiselle et de la conseiller dans sa cruelle position. En entendant cela, Roland s’;lance sans retard sur la rive, et comme il ;tait humain et rempli de courtoisie, il va o; le vieillard le m;ne.
Une fois ; terre, le paladin fut conduit dans un palais, au haut de l’escalier duquel il trouva une dame en grand deuil, autant que l’indiquaient son visage et les tentures noires dont toutes les chambres et les salles ;taient tendues. Apr;s un accueil plein de gr;ce et de d;f;rence, la dame le fit asseoir et lui dit d’une voix triste :
«; — Je veux que vous sachiez que je suis la fille du comte de Hollande. Bien que je ne fusse pas son seul enfant, et que j’eusse deux fr;res, je lui ;tais si ch;re, qu’; tout ce que je lui demandais, jamais il ne me r;pondit par un refus. Je vivais heureuse en cet ;tat, lorsqu’arriva sur nos terres un jeune duc.
«;Il ;tait duc de Z;lande et s’en allait vers la Biscaye, guerroyer contre les Maures. La jeunesse et la beaut; qui fleurissaient en lui m’inspir;rent un profond amour, et il eut peu de peine ; me captiver. Je croyais et je crois, et je pense ne point me tromper, qu’il m’aimait et qu’il m’aime encore d’un c;ur sinc;re.
«;Pendant les jours qu’il fut retenu chez nous par les vents contraires — contraires aux autres, mais ; moi propices, car s’ils furent au nombre de quarante pour tout le monde, ils me parurent ; moi durer un moment, tant ; s’enfuir ils eurent les ailes promptes — nous e;mes ensemble de nombreux entretiens, o; nous nous prom;mes de nous unir solennellement en mariage, aussit;t qu’il serait de retour.
«;A peine Bir;ne nous eut-il quitt;s — c’est le nom de mon fid;le amant — que le roi de Frise, pays qui est s;par; du n;tre par la largeur du fleuve, d;sirant me faire ;pouser son fils unique nomm; Arbant, envoya en Hollande les plus dignes seigneurs de son royaume, pour me demander ; mon p;re.
«;Moi, qui ne pouvais pas manquer ; la foi promise ; mon amant, et qui n’aurais pas voulu y manquer, quand m;me Amour me l’e;t permis, pour d;jouer tous ces projets men;s si vivement, et press;e de donner une r;ponse, je dis ; mon p;re que, plut;t que prendre un mari en Frise, j’aimerais mieux ;tre mise ; mort.
«;Mon bon p;re, dont le seul plaisir ;tait de faire ce qui me plaisait, ne voulut pas me tourmenter plus longtemps, et pour me consoler et faire cesser les pleurs que je r;pandais, il rompit la n;gociation. Le superbe roi de Frise en con;ut tant d’irritation et de col;re, qu’il entra en Hollande, et commen;a la guerre qui devait mettre en terre tous ceux de mon sang.
«;Outre qu’il est si fort et si vigoureux que bien peu l’;galent de nos jours, il est si astucieux dans le mal, que la puissance, le courage et l’intelligence ne peuvent rien contre lui. Il poss;de une arme que les anciens n’ont jamais vue, et que, parmi les modernes, lui seul conna;t. C’est un tube de fer, long de deux brasses, dans lequel il met de la poudre et une balle.
«;D;s qu’avec le feu il touche un petit soupirail qui se trouve ; l’arri;re de cette canne et qui se voit ; peine — comme le m;decin qui effleure la veine qu’il veut all;ger — la balle est chass;e avec le fracas du tonnerre et de l’;clair, et comme fait la foudre ; l’endroit o; elle a pass;, elle br;le, abat, d;chire et fracasse tout ce qu’elle touche.
«;A l’aide de cette arme perfide, il mit deux fois notre arm;e en d;route, et occit mes fr;res. A la premi;re rencontre, il tua le premier en lui mettant la balle au beau milieu du c;ur, apr;s avoir travers; le haubert;; dans le second combat, l’autre, qui fuyait, re;ut la mort par une balle qui le frappa de loin entre les ;paules et qui ressortit par la poitrine.
«;Quelques jours apr;s, mon p;re qui se d;fendait dans le dernier ch;teau qui lui restait, car il avait perdu tous les autres, fut tu; d’un coup semblable;; pendant qu’il allait et venait, veillant ; ceci et ; cela, il fut frapp; entre les deux yeux par le tra;tre qui l’avait vis; de loin.
«;Mes fr;res et mon p;re morts, je restai l’unique h;riti;re de l’;le de Hollande. Le roi de Frise, qui avait l’intention bien arr;t;e de prendre pied sur cet ;tat, me fit savoir, ainsi qu’; mon peuple, qu’il m’accorderait la paix, si je voulais encore — ce que j’avais refus; auparavant — prendre pour mari son fils Arbant.
«;Moi, tant ; cause de la haine que j’avais con;ue pour lui et pour toute sa race inf;me qui avait tu; mes deux fr;res et mon p;re, et qui m’avait vaincue et d;pouill;e, que parce que je ne voulais pas manquer ; la promesse que j’avais faite ; Bir;ne de ne pas en ;pouser un autre jusqu’; ce qu’il f;t revenu d’Espagne,
«;Je r;pondis que j’aimerais mieux souffrir mille maux, ;tre mise ; mort, br;l;e vive et que ma cendre f;t jet;e au vent, avant de consentir ; faire cela. Mes sujets essay;rent de me d;tourner de cette r;solution;; ils me pri;rent;; ils me menac;rent de me livrer, moi et mes domaines, plut;t que de se laisser opprimer ; cause de mon obstination.
«;Aussi, voyant que leurs protestations et leurs pri;res ;taient vaines, et que je persistais dans mon refus, ils entr;rent en accord avec le Frison et, comme ils l’avaient dit, ils me livr;rent ; lui, moi et ma ville. Le roi de Frise, sans me faire subir aucun mauvais traitement, m’assura qu’il me conserverait la vie, si je voulais consentir ; ses anciens projets et devenir la femme de son fils Arbant.
«;Me voyant ainsi forc;e, je voulus, pour m’;chapper de leurs mains, perdre la vie;; mais mourir sans me venger m’e;t sembl; plus douloureux que tous les maux que j’avais d;j; soufferts. Apr;s avoir beaucoup r;fl;chi, je compris que la dissimulation pouvait seule servir ma vengeance. Je feignis de d;sirer que le roi me pardonn;t et f;t de moi sa belle-fille.
«;Parmi tous ceux qui avaient ;t; jadis au service de mon p;re, je choisis deux fr;res dou;s d’une grande intelligence et d’un grand courage. Ils ;taient encore plus fid;les, ayant grandi ; la cour et ayant ;t; ;lev;s avec nous d;s leur premi;re jeunesse. Ils m’;taient si d;vou;s, que leur vie leur paraissait peu de chose pour me sauver.
«;Je leur fis part de mon dessein, et ils me promirent de m’aider. L’un d’eux alla en Flandre pour y appareiller un navire;; l’autre resta en Hollande avec moi. Or, pendant que les ;trangers et les habitants du royaume se pr;paraient ; c;l;brer mes noces, on apprit que Bir;ne avait lev; une arm;e en Biscaye, pour venir en Hollande.
«;Apr;s la premi;re bataille, o; un de mes fr;res fut tu;, j’avais en effet envoy; un messager en Biscaye, pour en porter la triste nouvelle ; Bir;ne. Pendant que ce dernier ;tait occup; ; lever une arm;e, le roi de Frise conquit le reste de la Hollande. Bir;ne, qui ne savait rien de tout cela, avait mis ; la voile pour venir ; notre secours.
«;Le roi frison, avis; de ce fait, laisse ; son fils le soin de continuer les pr;paratifs des noces, et prend la mer avec toute son arm;e. Il rencontre le duc, le d;fait, br;le et d;truit sa flotte, et — ainsi le veut la Fortune — le fait prisonnier. Mais la nouvelle de ces ;v;nements ne parvint pas encore jusqu’; nous. Pendant ce temps, le jeune prince m’;pousa et voulut coucher avec moi, d;s le soleil disparu.
«;J’avais fait cacher, derri;re les rideaux du lit, mon fid;le serviteur, qui ne bougea pas avant d’avoir vu mon ;poux venir ; moi. Mais ; peine celui-ci fut-il couch;, qu’il leva une hache et lui porta un coup si vigoureux derri;re la t;te, qu’il lui ;ta la parole et la vie. Moi, je sautai vivement ; bas du lit et je lui coupai la gorge.
«;Comme tombe le b;uf sous la masse, ainsi tomba le mis;rable jeune homme. Et cela fut un juste ch;timent pour le roi Cymosque, plus que tout autre f;lon — l’impitoyable roi de Frise est ainsi nomm; — qui m’avait tu; mes deux fr;res et mon p;re;; et qui, pour mieux se rendre ma;tre de mes ;tats, me voulait pour bru, et m’aurait peut-;tre un jour tu;e aussi.
«;Avant que l’;veil soit donn;, je prends ce que j’ai de plus pr;cieux et de moins lourd;; mon compagnon me descend en toute h;te, par une corde suspendue ; la fen;tre, vers la mer o; son fr;re attendait sur le navire qu’il avait achet; en Flandre. Nous livrons les voiles au vent, nous battons l’eau avec les rames, et nous nous sauvons tous, comme il pla;t ; Dieu.
«;Je ne sais si le roi de Frise fut plus afflig; de la mort de son fils, qu’enflamm; de col;re contre moi, lorsque, le jour suivant, il apprit ; son retour combien il avait ;t; outrag;. Il s’en revenait, lui et son arm;e, orgueilleux de sa victoire et de la prise de Bir;ne. Et croyant accourir ; des noces et ; une f;te, il trouva tout le monde dans un deuil sombre et funeste.
«;La douleur de la mort de son fils, la haine qu’il a contre moi, ne le laissent en repos ni jour ni nuit. Mais, comme les pleurs ne ressuscitent pas les morts, et que la vengeance seule assouvit la haine, il veut employer le temps qu’il devait passer dans les soupirs et dans les larmes, ; chercher comment il pourra me prendre et me punir.
«;Tous ceux qu’il savait, ou qu’on lui avait dit ;tre mes amis ou m’avoir aid;e dans mon entreprise, il les fit mettre ; mort, et leurs domaines furent br;l;s et ravag;s. Il voulut aussi tuer Bir;ne, pensant que je ne pourrais pas ressentir de plus grande douleur. Mais il pensa qu’en le gardant en vie il aurait en main le filet qu’il fallait pour me prendre.
«;Toutefois il lui impose une cruelle et dure condition : il lui accorde une ann;e, ; la fin de laquelle il lui infligera une mort obscure, si, par la force ou par la ruse, Bir;ne, avec l’aide de ses amis et de ses parents, par tous les moyens qu’il pourra, ne me livre ; lui prisonni;re. Ainsi sa seule voie de salut est ma mort.
«;Tout ce qu’on peut faire pour le sauver, hors me perdre moi-m;me, je l’ai fait. J’avais six ch;teaux en Flandre;; je les ai vendus;; et le prix, petit ou grand, que j’en ai retir;, je l’ai employ; partie ; tenter, par l’interm;diaire de personnes adroites, de corrompre ses gardiens, partie ; soulever contre ce barbare, tant;t les Anglais, tant;t les Allemands.
«;Mes ;missaires, soit qu’ils n’aient rien pu, soit qu’ils n’aient pas rempli leur devoir, m’ont fait de belles promesses et ne m’ont point aid;e. Ils me m;prisent, maintenant qu’ils m’ont soutir; de l’or. Et le terme fatal approche, apr;s lequel ni force ni tr;sor ne pourront arriver ; temps pour arracher mon cher ;poux ; une mort terrible.
«;Mon p;re et mes fr;res sont morts ; cause de lui;; c’est ; cause de lui que mon royaume m’a ;t; enlev;;; pour lui, pour le tirer de prison, j’ai sacrifi; les quelques biens qui me restaient, et qui ;taient ma seule ressource pour vivre. Il ne me reste plus maintenant qu’; aller me livrer moi-m;me aux mains d’un si cruel ennemi, afin de le d;livrer.
«;Si donc il ne me reste plus autre chose ; faire, et si je n’ai plus d’autre moyen pour le sauver que d’aller offrir ma vie pour lui, offrir ma vie pour lui me sera cher encore. Mais une seule crainte m’arr;te : sais-je si je pourrai conclure avec le tyran un pacte assez solide pour qu’une fois qu’il m’aura en son pouvoir, il ne me trompe pas;?
«;Je crains, quand il me tiendra en cage, et qu’il m’aura fait subir tous les tourments, qu’il ne laisse point pour cela aller Bir;ne, afin de m’;ter la satisfaction de l’avoir d;livr;. Je p;rirai, mais sa rage ne sera pas satisfaite s’il me fait p;rir seule, et, quelque vengeance qu’il ait tir;e de moi, il n’en fera pas moins ce qu’il voudra du malheureux Bir;ne.
«;Or, la raison qui me porte ; conf;rer avec vous au sujet de mes malheurs, et qui fait que je les expose ; tous les seigneurs et ; tous les chevaliers qui passent pr;s de nous, est simplement pour que quelqu’un me donne l’assurance qu’apr;s que je me serai livr;e ; mon cruel pers;cuteur, il ne retiendra pas Bir;ne prisonnier. Je ne veux pas, moi morte, qu’il soit ensuite mis ; mort.
«;J’ai pri; chaque guerrier que j’ai vu, de m’accompagner quand j’irai me remettre entre les mains du roi de Frise. Mais auparavant j’ai exig; qu’il me prom;t, qu’il me donn;t sa foi de faire ex;cuter l’;change, de fa;on que, moi livr;e, Bir;ne sera ; l’instant mis en libert;. De la sorte, quand je serai conduite au supplice, je mourrai contente, certaine que ma mort aura donn; la vie ; mon ;poux.
«;Jusqu’; ce jour, je n’ai trouv; personne qui veuille m’assurer sur sa foi qu’une fois que je serai au pouvoir du roi, celui-ci remettra Bir;ne en ;change, et que je ne me serai pas livr;e en vain, tellement chacun redoute cette arme, cette arme contre laquelle il n’est pas, dit-on, de cuirasse qui puisse r;sister, si ;paisse qu’elle soit.
«;Mais si chez vous le courage r;pond ; la fi;re prestance et ; l’aspect hercul;en, si vous croyez pouvoir m’arracher ; Cymosque dans le cas o; il manquerait ; sa promesse, consentez ; m’accompagner lorsque j’irai me remettre en ses mains. Si vous ;tes avec moi, je ne craindrai plus qu’une fois que je serai morte, mon seigneur meure aussi. — ;»
Ici la damoiselle termina son r;cit qu’elle avait interrompu souvent par ses larmes et ses soupirs. D;s qu’elle eut ferm; la bouche, Roland, qui n’h;sita jamais ; faire le bien, ne se r;pandit pas en vaines paroles, car, de sa nature, il n’en abusait pas. Mais il lui promit et lui donna sa foi qu’il ferait plus qu’elle ne lui avait demand;.
Son intention n’est pas qu’elle aille se remettre aux mains de son ennemi pour sauver Bir;ne. Il les sauvera bien tous deux, si son ;p;e et sa valeur habituelle ne lui font point d;faut. Le jour m;me, ils se mettent en route, profitant du vent doux et favorable. Le paladin presse le d;part, car il d;sirait se rendre ensuite le plus t;t possible ; l’;le du monstre.
L’habile pilote dirige sa voile d’un c;t; et d’autre, ; travers les ;tangs profonds;; il longe successivement toutes les ;les de la Z;lande, d;couvrant l’une ; mesure qu’on d;passe l’autre. Le troisi;me jour, Roland descend en Hollande;; mais il ne laisse pas venir avec lui celle qui est en guerre avec le roi de Frise;; Roland veut qu’elle apprenne la mort de ce tyran avant de descendre.
Couvert de ses armes, le paladin s’avance le long du rivage, mont; sur un coursier au pelage gris et noir, nourri en Flandre et n; en Danemark, et fort et robuste encore plus que rapide. Car, avant de s’embarquer, il avait laiss; en Bretagne son destrier, ce Bride-d’Or si beau et si vaillant, qui n’avait pas d’;gal, si ce n’est Bayard.
Roland arrive ; Dordrecht, et l; il trouve la porte gard;e par une nombreuse troupe de gens en armes, ainsi qu’on fait toujours pour maintenir une ville suspecte, et surtout quand elle est nouvellement conquise. On venait du reste de recevoir la nouvelle qu’un cousin du prisonnier accourait de Z;lande avec une flotte et une arm;e.
Roland prie un des gardes d’aller dire au roi qu’un chevalier errant d;sire se mesurer avec lui ; la lance et ; l’;p;e;; mais qu’il veut qu’entre eux un pacte soit auparavant conclu : si le roi renverse celui qui l’a d;fi;, on lui livrera la dame qui a tu; Arbant, car le chevalier la tient ; sa disposition dans un endroit peu ;loign;, de mani;re ; pouvoir la lui livrer.
En revanche, il veut que le roi promette, s’il est vaincu dans le combat, de mettre imm;diatement Bir;ne en libert; et de le laisser aller o; il voudra. Le soldat remplit en toute h;te son ambassade, mais le roi, qui ne connut jamais ni courage ni courtoisie, songe aussit;t ; employer la fraude, la tromperie et la trahison.
Il pense qu’en s’emparant du chevalier, il aura par-dessus le march; la dame qui l’a si fort outrag;, si elle est v;ritablement ; sa disposition et si le soldat a bien entendu. Par divers sentiers aboutissant ; d’autres portes que celle o; il ;tait attendu, il fait sortir trente hommes, qui, apr;s un long d;tour et en se cachant, vont s’embusquer derri;re le paladin.
En attendant, le tra;tre fait engager des pourparlers, jusqu’; ce qu’il ait vu les cavaliers et les fantassins arriv;s ; l’endroit o; il veut. Ensuite, il sort lui-m;me par la porte ; la t;te d’un nombre ;gal de soldats. Comme le chasseur exp;riment; a coutume de cerner les bois de tous c;t;s, ou comme, pr;s du Volana[54], le p;cheur entoure les poissons d’un long filet,
De m;me, le roi de Frise prend ses mesures pour que le chevalier ne puisse fuir par aucun c;t;. Il veut le prendre vivant et non d’une autre fa;on. Et il croit le faire si facilement, qu’il n’apporte pas avec lui cette foudre terrestre, avec laquelle il fait de si nombreuses victimes, car ici elle ne lui semble pas n;cessaire, puisqu’il veut faire un prisonnier et non donner la mort.
Comme le rus; oiseleur, qui conserve vivants les premiers oiseaux pris, afin d’en attirer par leur jeu et par l’appeau une plus grande quantit;, ainsi voulait faire en cette circonstance le roi Cymosque. Mais Roland n’;tait pas un de ces oiseaux qui se laissent prendre du premier coup, et il eut bien vite rompu le cercle qu’on avait fait autour de lui.
Le chevalier d’Anglante abaisse sa lance et se pr;cipite au plus ;pais de la troupe. Il en transperce un, puis un autre, et un autre, et un autre, tellement qu’ils semblent ;tre de p;te;; ; la fin il en enfile six, et il les tient tous embroch;s ; sa lance;; et comme elle ne peut plus en contenir, il laisse retomber le septi;me, mais si gri;vement bless; qu’il meurt du coup.
Non autrement, on voit, le long des foss;s et des canaux, les grenouilles frapp;es aux flancs et ; l’;chine par l’habile archer, jusqu’; ce que d’un c;t; et de l’autre sa fl;che soit toute pleine et qu’on ne puisse plus en mettre. La lance de Roland se rompt sous le poids, et il se jette avec son ;p;e au milieu de la bataille.
Sa lance rompue, il saisit son ;p;e, celle qui jamais ne fut tir;e en vain. Et ; chaque coup, de la taille ou de la pointe, il extermine tant;t un fantassin, tant;t un cavalier. Partout o; il touche, il teint en rouge, l’azur, le vert, le blanc, le noir, le jaune. Cimosque se lamente de n’avoir pas avec lui la canne et le feu, alors qu’ils lui seraient le plus utiles.
Et avec de grands cris et de grandes menaces, il ordonne qu’on les lui apporte;; mais on l’;coute peu, car quiconque a pu se sauver dans la ville, n’a plus l’audace d’en sortir. Le roi Frison qui voit fuir tous ses gens, prend le parti de se sauver, lui aussi. Il court ; la porte et veut faire lever le pont, mais le comte le suit de trop pr;s.
Le roi tourne les ;paules et laisse Roland ma;tre du pont et des deux portes. Il fuit et gagne tous les autres en vitesse, gr;ce ; ce que son coursier court plus vite. Roland ne prend pas garde ; la vile pl;be;; il veut mettre ; mort le f;lon et non les autres. Mais son destrier ne court pas assez vite pour atteindre celui qui fuit comme s’il avait des ailes.
Par une voie, ou par une autre, Cimosque se met bien vite hors de vue du paladin. Mais il ne tarde pas ; revenir avec des armes nouvelles. Il s’est fait apporter le tube de fer creux et le feu, et tapi dans un coin, il attend son ennemi comme le chasseur ; l’aff;t, avec son ;pieu et ses chiens, attend le sanglier f;roce qui descend d;truisant tout sur son passage,
Brisant les branches et faisant rouler les rochers. Partout o; se heurte son front terrible, il semble que l’orgueilleuse for;t croule sous la rumeur, et que la montagne s’entr’ouvre. Cimosque se tient ; son poste, afin que l’audacieux comte ne passe pas sans lui payer tribut. Aussit;t qu’il l’aper;oit, il touche avec le feu le soupirail du tube, et soudain celui-ci ;clate.
En arri;re, il ;tincelle comme l’;clair;; par devant, il gronde et lance le tonnerre dans les airs. Les murs tremblent, le terrain fr;mit sous les pieds. Le ciel retentit de l’effroyable son. Le trait ardent, qui abat et tue tout ce qu’il rencontre et n’;pargne personne, siffle et grince. Mais, comme l’aurait voulu ce mis;rable assassin, il ne va pas frapper le but.
Soit pr;cipitation, soit que son trop vif d;sir de tuer le baron lui ait fait mal viser;; soit que son c;ur tremblant comme la feuille ait fait trembler aussi son bras et sa main;; soit enfin que la bont; divine n’ait pas voulu que son fid;le champion f;t si t;t abattu, le coup vint frapper le ventre du destrier et l’;tendit par terre, d’o; il ne se releva plus jamais.
Le cheval et le cavalier tombent ; terre, le premier lourdement, le second en la touchant ; peine, car il se rel;ve si adroitement et si l;g;rement, que sa force et son haleine en semblent accrues. Comme Ant;e, le Libyen, qui se relevait plus vigoureux apr;s avoir touch; le sol, tel se rel;ve Roland, et sa force para;t avoir doubl; en touchant la terre.
Que celui qui a vu tomber du ciel le feu que Jupiter lance avec un bruit si horrible, et qui l’a vu p;n;trer dans un lieu o; sont renferm;s le soufre et le salp;tre, alors que le ciel et la terre semblent en feu, que les murs ;clatent et que les marbres pesants et les rochers volent jusqu’aux ;toiles,
Se repr;sente le paladin apr;s qu’il se fut relev; de terre. Il se redresse avec un air si terrible, si effrayant et si horrible ; la fois, qu’il aurait fait trembler Mars dans les cieux. Le roi frison, saisi d’;pouvante, tourne bride en arri;re pour fuir. Mais Roland l’atteint plus vite qu’une fl;che n’est chass;e de l’arc.
Et ce qu’il n’avait pas pu faire auparavant ; cheval, il le fera ; pied. Il le suit si rapidement, que celui qui ne l’a pas vu ne voudrait point le croire. Il le rejoint apr;s un court chemin;; il l;ve l’;p;e au-dessus du casque et lui ass;ne un tel coup, qu’il lui fend la t;te jusqu’au col, et l’envoie rendre ; terre le dernier soupir.
Soudain voici que de l’int;rieur de la cit; s’;l;ve une nouvelle rumeur, un nouveau bruit d’armes. C’est le cousin de Bir;ne, qui, ; la t;te des gens qu’il avait amen;s de son pays, voyant la porte grande ouverte, a p;n;tr; jusqu’au c;ur de la ville encore sous le coup de l’;pouvante o; l’avait plong;e le paladin, et qui la parcourt sans trouver de r;sistance.
La population fuit en d;route, sans s’informer de ce que sont ces nouveaux venus, ni de ce qu’ils veulent. Mais, quand on s’est aper;u ; leurs v;tements et ; leur langage que ce sont des Z;landais, on demande la paix et on arbore le drapeau blanc, et l’on informe celui qui les commande qu’on veut l’aider contre les Frisons qui retiennent son duc prisonnier.
Car la population avait toujours ;t; hostile au roi de Frise et ; ses compagnons, non seulement parce qu’il avait fait p;rir leur ancien seigneur, mais surtout parce qu’il ;tait injuste, impitoyable et rapace. Roland s’interpose en ami entre les deux partis, et r;tablit la paix entre eux. Les deux troupes r;unies ne laiss;rent pas un Frison sans le tuer ou le faire prisonnier.
On jette ; terre les portes des prisons, sans prendre la peine de chercher les clefs. Bir;ne fait voir au comte, par ses paroles de gratitude, qu’il conna;t quelle obligation il lui a. Puis, ils vont ensemble, accompagn;s d’une foule nombreuse, vers le navire o; attend Olympie. Ainsi s’appelait la dame ; qui, comme de droit, la souverainet; de l’;le ;tait rendue.
Celle-ci avait amen; Roland sans penser qu’il ferait tant pour elle;; il lui paraissait suffisant qu’il sauv;t son ;poux, en l’abandonnant elle seule au p;ril. Elle le r;v;re et l’honore, et tout le peuple avec elle. Il serait trop long de raconter les caresses que lui prodigue Bir;ne, et celles qu’elle lui rend, ainsi que les remerciements que tous deux adressent au comte.
Le peuple remet la damoiselle en possession du tr;ne paternel, et lui jure fid;lit;. Apr;s s’;tre unie ; Bir;ne d’une cha;ne qu’Amour doit rendre ;ternelle, elle lui donne le gouvernement de l’;tat et d’elle-m;me. Et celui-ci confie le commandement des forteresses et des domaines de l’;le ; son cousin.
Car il avait r;solu de retourner en Z;lande et d’emmener sa fid;le ;pouse avec lui, pr;tendant qu’il voulait tenter la conqu;te de la Frise, et qu’il avait un gage de succ;s qu’il appr;ciait fort, ; savoir la fille du roi Cymosque, trouv;e parmi les nombreux prisonniers qu’on avait faits.
Il pr;tendit aussi qu’il voulait la donner pour femme ; son fr;re encore mineur. Le s;nateur romain partit le m;me jour que Bir;ne mit ; la voile;; et il ne voulut emporter de tant de d;pouilles gagn;es par lui rien autre chose que cet instrument qui, comme nous l’avons dit, produisait tous les effets de la foudre.
Son intention, en le prenant, n’;tait pas d’en user pour sa d;fense, car il avait toujours estim; qu’il n’appartenait qu’; une ;me l;che de se lancer dans une entreprise quelconque avec un avantage sur son adversaire. Mais il voulait la jeter dans un lieu o; elle ne pourrait plus jamais nuire ; personne. C’est pourquoi il emporta avec lui la poudre, les balles et tout ce qui servait ; cette arme.
Et, d;s qu’il fut sorti du port, et qu’il se vit arriv; ; l’endroit o; la mer ;tait la plus profonde, de sorte que, sur l’un et l’autre rivage, on n’apercevait aucun signe lointain, il la prit et dit : «; — Afin que plus jamais chevalier ne se confie ; toi, et que le l;che ne se puisse vanter de valoir plus que le brave, reste engloutie ici.
«;O maudite, abominable invention, forg;e au plus profond du Tartare par les mains m;mes du malin Belz;buth, dans l’intention de couvrir le monde de ruines, je te renvoie ; l’enfer d’o; tu es sortie. — ;» Ainsi disant, il la jette dans l’ab;me, pendant que les voiles, gonfl;es par le vent, le poussent sur le chemin de l’;le cruelle.
Le paladin est press; d’un tel d;sir de savoir si sa dame s’y trouve, sa dame qu’il aime plus que tout l’univers ensemble, et sans laquelle il ne peut pas vivre une heure joyeux, qu’il ne met pas le pied en Ibernie, de peur d’;tre oblig; de consacrer son temps ; une ;uvre nouvelle et d’;tre r;duit plus tard ; dire : H;las;! pourquoi ne me suis-je point h;t; davantage;!
Il ne permet pas non plus d’aborder en Angleterre ni en Irlande, ni sur les rivages oppos;s. Mais laissons-le aller o; l’envoie l’Archer qui l’a bless; au c;ur. Avant de parler encore de lui, je veux retourner en Hollande, et je vous invite ; y retourner avec moi. Je sais qu’il vous d;plairait autant qu’; moi que les noces s’y fissent sans nous.
Les noces furent belles et somptueuses, mais elles seront encore surpass;es par celles qui, dit-on se pr;parent en Z;lande. Cependant, je ne vous propose pas de venir ; celles-ci, car elles doivent ;tre troubl;es par de nouveaux incidents dont je vous parlerai dans l’autre chant, si ; l’autre chant vous venez m’entendre.
CHANT X.
Argument. — Bir;ne ;tant devenu amoureux d’une autre femme, abandonne Olympie. — Roger re;oit l’hippogriffe des mains de Logistilla qui lui apprend ; le conduire. Il descend avec lui en Angleterre, o; il voit le rassemblement des troupes destin;es ; porter secours ; Charles. En passant en Irlande, il aper;oit dans l’;le d’;bude Ang;lique encha;n;e ; un rocher pour ;tre d;vor;e par l’orque. Il abat le monstre, prend la jeune fille en croupe, et descend avec elle sur le rivage de la Basse-Bretagne.
Parmi les amants les plus fameux qui donn;rent au monde, soit dans l’infortune, soit dans la prosp;rit;, les meilleures preuves d’amour et les plus grands exemples de fid;lit;, je donnerai de pr;f;rence, non pas la seconde, mais la premi;re place ; Olympie. Et si elle ne doit pas ;tre plac;e avant tous, je tiens ; dire que, parmi les anciens et les modernes, on ne saurait trouver un amour plus grand que le sien.
Elle avait rendu Bir;ne certain de cet amour, par des t;moignages si nombreux et si ;vidents, qu’il serait impossible ; une femme de faire plus pour assurer un homme de sa tendresse, m;me quand elle lui montrerait sa poitrine et son c;ur tout ouverts. Et si les ;mes si fid;les et si d;vou;es doivent ;tre r;compens;es d’un amour r;ciproque, je dis qu’Olympie ;tait digne d’;tre aim;e par Bir;ne, non pas autant, mais plus que soi-m;me;;
Et qu’il ne devait pas l’abandonner jamais pour une autre femme, f;t-ce pour celle qui jeta l’Europe et l’Asie dans tant de malheurs, ou pour toute autre m;ritant plus encore le titre de belle;; mais qu’il aurait d;, plut;t que de la laisser, renoncer ; la clart; du jour, ; l’ou;e, au go;t, ; la parole, ; la vie, ; la gloire, et ; tout ce qu’on peut dire ou imaginer de plus pr;cieux.
Si Bir;ne l’aima comme elle avait aim; Bir;ne;; s’il lui fut fid;le comme elle le lui avait ;t;;; si jamais il tourna sa voile pour suivre une autre voie que la sienne;; ou bien s’il paya tant de services par son ingratitude, et s’il fut cruel pour celle qui lui avait montr; tant de fid;lit;, tant d’amour, je vais vous le dire et vous faire, d’;tonnement, serrer les l;vres et froncer les sourcils.
Et quand vous aura ;t; d;voil;e l’impitoyable cruaut; dont il paya tant de bont;s, ; femmes, aucune de vous ne saura plus si elle doit ajouter foi aux paroles d’un amant. L’amant, pour avoir ce qu’il d;sire, sans songer que Dieu voit et entend tout, entasse les promesses et les serments, qui tous se dispersent ensuite par les airs au gr; des vents.
Les serments et les promesses s’en vont dans les airs, emport;s et dispers;s par les vents, d;s que ces amants ont assouvi la soif qui les embrasait et les br;lait. Soyez, par cet exemple, moins faciles ; croire ; leurs pri;res et ; leurs plaintes. Bien avis; et heureux, ; mes ch;res dames, celui qui apprend ; ;tre prudent aux d;pens d’autrui.
Gardez-vous de ceux qui portent sur leur frais visage la fleur des belles ann;es;; car, chez eux, tout d;sir na;t et meurt promptement, semblable ; un feu de paille. De m;me que le chasseur suit le li;vre, par le froid, par le chaud, sur la montagne, dans la plaine, et n’en fait plus le moindre cas d;s qu’il l’a pris, s’acharnant seulement ; poursuivre ce qui le fuit;;
Ainsi font ces jeunes gens qui, tant que vous vous montrez dures et hautaines envers eux, vous aiment et vous r;v;rent avec tout l’empressement que doit avoir l’esclave fid;le. Mais, aussit;t qu’ils pourront se vanter de la victoire, de ma;tresses il vous faudra devenir esclaves, et voir s’;loigner de vous leur faux amour qu’ils porteront ; d’autres.
Je ne vous d;fends pas pour cela — j’aurais tort — de vous laisser aimer, car, sans amant, vous seriez comme la vigne inculte au milieu d’un jardin, sans tuteur ou sans arbre auquel elle puisse s’appuyer. Je vous engage seulement ; fuir la jeunesse volage et inconstante, et ; cueillir des fruits qui ne soient pas verts et ;cres, sans les choisir cependant trop m;rs.
Je vous ai dit plus haut qu’on avait trouv; parmi les prisonniers une fille du roi de Frise, et que Bir;ne parlait, toutes les fois qu’il en avait l’occasion, de la donner pour femme ; son fr;re. Mais, ; dire le vrai, il en ;tait lui-m;me affriand;, car c’;tait un morceau d;licat;; et il e;t consid;r; comme une sottise de se l’enlever de la bouche, pour le donner ; un autre.
La damoiselle n’avait pas encore d;pass; quatorze ans;; elle ;tait belle et fra;che comme une rose qui vient de sortir du bouton et s’;panouit au soleil levant. Non seulement Bir;ne s’en amouracha, mais on ne vit jamais un feu pareil consumer les moissons m;res sur lesquelles des mains envieuses et ennemies ont port; la flamme,
Aussi vite qu’il en fut embras;, br;l; jusqu’aux moelles, du jour o; il la vit, pleurant son p;re mort et son beau visage tout inond; de pleurs. Et comme l’eau froide temp;re celle qui bouillait auparavant sur le feu, ainsi l’ardeur qu’avait allum;e Olympie, vaincue par une ardeur nouvelle, fut ;teinte en lui.
Et il se sentit tellement rassasi;, ou pour mieux dire tellement fatigu; d’elle, qu’il pouvait ; peine la voir;; tandis que son app;tit pour l’autre ;tait tellement excit;, qu’il en serait mort s’il avait trop tard; ; l’assouvir. Pourtant, jusqu’; ce que f;t arriv; le jour marqu; par lui pour satisfaire son d;sir, il le ma;trisa de fa;on ; para;tre non pas aimer, mais adorer Olympie, et ; vouloir seulement ce qui pouvait lui faire plaisir.
Et s’il caressait la jeune fille, — et il ne pouvait se tenir de la caresser plus qu’il n’aurait d;, — personne ne l’interpr;tait ; mal, mais bien plut;t comme un t;moignage de piti; et de bont;. Car relever celui que la Fortune a pr;cipit; dans l’ab;me, et consoler le malheureux, n’a jamais ;t; bl;m;, mais a souvent pass; pour un titre de gloire, surtout quand il s’agit d’une enfant, d’une innocente.
O souverain Dieu, comme les jugements humains sont parfois obscurcis par un nuage sombre;! Les proc;d;s de Bir;ne, impies et d;shonn;tes, pass;rent pour de la piti; et de la bont;. D;j; les mariniers avaient pris les rames en main, et, quittant le rivage s;r, emportaient joyeux vers la Z;lande, ; travers les ;tangs aux eaux sal;es, le duc et ses compagnons.
D;j; ils avaient laiss; derri;re eux et perdu de vue les rivages de la Hollande — car, afin de ne pas aborder en Frise, ils s’;taient tenus sur la gauche, du c;t; de l’;cosse — lorsqu’ils furent surpris par un coup de vent qui, pendant trois jours, les fit errer en pleine mer. Le troisi;me jour, ; l’approche du soir, ils furent pouss;s sur une ;le inculte et d;serte.
D;s qu’ils se furent abrit;s dans une petite anse, Olympie vint ; terre. Contente, heureuse et loin de tout soup;on, elle soupa en compagnie de l’infid;le Bir;ne;; puis, sous une tente qui leur avait ;t; dress;e dans un lieu agr;able, elle se mit au lit avec lui. Tous leurs autres compagnons retourn;rent sur le vaisseau pour s’y reposer.
La fatigue de la mer, et la peur qui l’avait tenue ;veill;e pendant plusieurs jours, le bonheur de se retrouver en s;ret; sur le rivage, loin de toute rumeur, dans une solitude o; nulle pens;e, nul souci, puisqu’elle avait son amant avec elle, ne venait la tourmenter, plong;rent Olympie dans un sommeil si profond, que les ours et les loirs n’en subissent pas de plus grand.
Son infid;le amant, que la tromperie qu’il m;dite tient ;veill;, la sent ; peine endormie, qu’il sort doucement du lit, fait un paquet de ses habits et, sans plus se v;tir, abandonne la tente. Comme s’il lui ;tait pouss; des ailes, il vole vers ses gens, les r;veille, et sans leur permettre de pousser un cri, leur fait gagner le large et abandonner le rivage.
Ils laissent derri;re eux la plage et la malheureuse Olympie, qui dormit sans se r;veiller jusqu’; ce que l’aurore e;t laiss; tomber de son char d’or une froide ros;e sur la terre, et que les alcyons eussent pleur; sur les ondes leur antique infortune. Alors, ; moiti; ;veill;e, ; moiti; endormie, elle ;tend la main pour embrasser Bir;ne, mais en vain.
Elle ne trouve personne. Elle retire sa main, l’avance de nouveau et ne trouve encore personne. Elle jette un bras par-ci, un bras par-l;, ;tend les jambes l’une apr;s l’autre sans plus de succ;s. La crainte chasse le sommeil;; elle ouvre les yeux et regarde : elle ne voit personne. Sans r;chauffer, sans couver plus longtemps la place vide, elle se jette hors du lit et sort de la tente en toute h;te.
Elle court ; la mer, se d;chirant la figure, d;sormais certaine de son malheur. Elle s’arrache les cheveux, elle se frappe le sein et regarde, ; la lumi;re resplendissante de la lune, si elle peut apercevoir autre chose que le rivage. Elle appelle Bir;ne, et au nom de Bir;ne les antres seuls r;pondent, ;mus qu’ils sont de piti;.
Sur le bord extr;me du rivage, se dressait un rocher que les eaux avaient, par leurs assauts r;p;t;s, creus; et perc; en forme d’arche, et qui surplombait sur la mer. Olympie y monta pr;cipitamment, tant l’amour lui donnait de la force, et elle vit de loin s’enfuir les voiles gonfl;es de son perfide seigneur.
Longtemps elle les vit ou crut les voir, car l’air n’;tait pas encore bien clair. Toute tremblante, elle se laissa tomber, le visage plus blanc et plus froid que la neige. Mais quand elle eut la force de se relever, elle poussa de grands cris du c;t; de la route suivie par les navires, elle appela, aussi fort qu’elle put, r;p;tant ; plusieurs reprises le nom de son cruel ;poux.
Et ses pleurs et ses mains agit;es en l’air suppl;aient ; ce que ne pouvait faire sa faible voix : «; — O; fuis-tu si vite, cruel;! ton vaisseau n’a pas tout son chargement. Permets qu’il me re;oive aussi;; cela ne peut lui peser beaucoup d’emporter mon corps, puisqu’il emporte mon ;me;! — ;» Et avec ses bras, avec ses v;tements, elle fait des signaux pour que le navire retourne.
Mais les vents, qui emportaient sur la haute mer les voiles du jeune infid;le, emportaient aussi les pri;res et les reproches de la malheureuse Olympie, et ses cris et ses pleurs. Trois fois, odieuse ; elle-m;me, elle s’approcha du rivage pour se pr;cipiter dans les flots;; enfin, d;tournant ses regards, elle retourna ; l’endroit o; elle avait pass; la nuit.
Et la face cach;e sur son lit qu’elle baignait de pleurs, elle lui disait : «; — Hier soir tu nous as re;us tous deux;; pourquoi ne sommes-nous pas deux ; nous lever aujourd’hui;? O perfide Bir;ne;! ; jour maudit o; j’ai ;t; mise au monde;! Que dois-je faire, que puis-je faire seule ici;? Qui m’aidera, h;las;! qui me consolera;!
«;Je ne vois pas un homme ici, je ne vois m;me rien qui puisse me donner ; croire qu’il y existe un homme;; je n’aper;ois pas un navire sur lequel, me r;fugiant, je puisse esp;rer m’;chapper et retrouver mon chemin. Je mourrai de mis;re, et personne ne me fermera les yeux et ne creusera ma s;pulture, ; moins que je ne trouve un tombeau dans le ventre des loups qui habitent, h;las;! dans ces for;ts.
«;Je le crains, et d;j; je crois voir sortir de ces bois les ours, les lions, les tigres ou d’autres b;tes semblables que la nature a arm;es de dents aigu;s et d’ongles pour d;chirer. Mais ces b;tes cruelles pourraient-elles me donner une mort pire que celle que tu m’infliges;? Je sais qu’elles se contenteront de me faire subir une seule mort, et toi, cruel, tu me fais, h;las;! mourir mille fois;!
«;Mais je suppose encore qu’il vienne maintenant un nocher qui, par piti;, m’emm;ne d’ici, m’arrache aux loups, aux ours et aux lions, et me sauve de la mis;re et d’une mort horrible;; il me portera peut-;tre en Hollande;; mais ses forteresses et ses ports ne sont-ils pas gard;s pour toi;? Il me conduira sur la terre o; je suis n;e, mais tu me l’as d;j; enlev;e par la fraude;!
«;Tu m’as ravi mes ;tats, sous pr;texte de parent; et d’amiti;. Tu as ;t; bien prompt ; y installer tes gens pour t’en assurer la possession;! Retournerai-je en Flandre, o; j’ai vendu ce qui me restait pour vivre, bien que ce f;t peu, afin de te secourir et de te tirer de prison;? Malheureuse;! o; irai-je;? Je ne sais.
«;Irai-je en Frise o; je pouvais ;tre reine, ce que j’ai refus; pour toi, et ce qui a caus; la mort de mon p;re et de mes fr;res, ainsi que la perte de tous mes biens;? Ce que j’ai fait pour toi, je ne voudrais pas te le reprocher, ingrat, ni t’infliger un ch;timent;; mais tu ne l’ignores pas plus que moi, et voil; la r;compense que tu m’en donnes;!
«;Ah;! pourvu que je ne sois pas prise par des corsaires et puis vendue comme esclave;! Avant cela, que les loups, les lions, les ours, les tigres et toutes les autres b;tes f;roces viennent me d;chirer de leurs ongles et m’emporter morte dans leur caverne, pour y d;vorer mes membres d;chir;s;! — ;» Ainsi disant, elle enfonce ses mains dans ses cheveux d’or, et les arrache ; pleines poign;es.
Elle court de nouveau ; l’extr;mit; du rivage, secouant la t;te avec fureur et livrant au vent sa chevelure. Elle semble une forcen;e, agit;e non par un, mais par dix d;mons;; on dirait H;cube entrant en rage[55] ; la vue de Polydore mort. Puis elle s’arr;te sur un rocher et regarde la mer, et elle semble elle-m;me un rocher v;ritable.
Mais laissons-la se plaindre, afin que je puisse de nouveau vous parler de Roger qui, par la plus intense chaleur, chevauche en plein midi sur le rivage, las et bris; de fatigue. Le soleil frappe les collines, et sous ses rayons r;fl;chis, on voit bouillir le sable fin et blanc. Peu s’en fallait que les armes qu’il avait sur le dos ne fussent en feu, comme elles avaient ;t; jadis.
Pendant que la soif et la fatigue de la route lui faisaient ennuyeuse et d;sagr;able compagnie sur le sable profond et la voie d;serte, le long de la plage expos;e au soleil, il rencontra, ; l’ombre d’une tour antique qui surgissait sur le bord de la mer, tout pr;s du rivage, trois dames qu’; leurs gestes et ; leur costume il reconnut pour ;tre de la cour d’Alcine.
Couch;es sur des tapis d’Alexandrie, elles go;taient avec d;lices la fra;cheur de l’ombre, au milieu de nombreux vases de vin vari;s et de sucreries de toute sorte. Tout pr;s de la plage, jouant avec les flots de la mer, les attendait un petit navire pr;t ; gonfler sa voile au moindre vent favorable. Pour le moment, il n’y avait pas un souffle d’air.
D;s qu’elles eurent aper;u Roger qui s’en allait tout droit sur le sable mouvant, la soif aux l;vres et le visage couvert de sueur, elles commenc;rent ; lui dire qu’il n’avait pas le c;ur si d;termin; ; poursuivre son chemin, pour ne point s’arr;ter ; l’ombre douce et fra;che, et refuser de reposer son corps fatigu;.
Et l’une d’elles s’approche du cheval pour en prendre la bride, afin qu’il puisse descendre;; l’autre, lui offrant une coupe de cristal pleine d’un vin p;tillant, redouble sa soif. Mais Roger ; ce son n’entra pas en danse, car tout retard de sa part aurait donn; le temps d’arriver ; Alcine qui venait derri;re lui, et qui d;j; ;tait proche.
Le fin salp;tre et le soufre pur, touch;s du feu, ne s’enflamment pas si subitement;; la mer n’est pas si prompte ; se soulever, quand la trombe obscure descend et s’abat en plein sur elle, comme la troisi;me le fut ; ;clater de col;re et de fureur, en voyant que Roger suivait imperturbablement son droit chemin sur le sable et les m;prisait, bien qu’elles se tinssent pour belles.
«; — Tu n’es ni noble ni chevalier — dit-elle en criant aussi fort qu’elle put — et tu as vol; tes armes ainsi que ce destrier qui ne te serait pas venu d’autre fa;on. Aussi, comme ce que je dis est vrai, je voudrais te voir punir d’une juste mort, et que tu fusses mis en quartiers, br;l;, ou pendu, voleur brutal, manant, arrogant, ingrat;! — ;»
A toutes ces injures et ; beaucoup d’autres paroles du m;me genre que lui adressa la dame courrouc;e, Roger ne fit aucune r;ponse, car il esp;rait peu d’honneur d’une si basse querelle. Alors la dame monta vivement avec ses s;urs, sur le bateau qui se tenait ; leur disposition, et faisant force de rames, elles le suivirent dans sa marche le long de la rive.
La dame le menace toujours, le maudit et l’apostrophe, car elle a rejet; toute honte. Cependant Roger est arriv; au d;troit par o; l’on passe chez la f;e plus sage. L;, il voit un vieux nocher d;tacher sa barque de l’autre rive aussit;t qu’il en a ;t; aper;u, et se tenir pr;t, comme s’il attendait son arriv;e.
Le nocher s’approche, d;s qu’il le voit venir, pour le transporter sain et sauf sur une meilleure rive. Si le visage peut donner une juste id;e de l’;me, il devait ;tre bienfaisant et plein de discr;tion. Roger mit le pied sur la barque, rendant gr;ces ; Dieu, et sur la mer tranquille il s’en allait, s’entretenant avec le nocher sage et dou; d’une longue exp;rience.
Ce dernier loua Roger d’avoir su se d;livrer ; temps d’Alcine et avant qu’elle lui e;t fait boire le breuvage enchant; qu’elle avait donn; ; tous ses autres amants. Il le f;licita ensuite d’;tre conduit vers Logistilla, chez laquelle il pourrait voir des m;urs saines, une beaut; ;ternelle, une gr;ce infinie, qui nourrit le c;ur sans jamais le rassasier.
«; — Celle-ci — disait-il — remplit l’;me d’;tonnement et de respect d;s la premi;re fois qu’on la voit. Quand on la conna;t davantage, tout autre bien para;t peu digne d’estime. L’amour qu’elle inspire diff;re des autres amours, en cela que ceux-ci vous rongent tour ; tour d’espoir et de crainte, tandis que le sien vous rend heureux du seul d;sir de la voir.
«;Elle t’enseignera d’autres occupations plus agr;ables que la musique, les danses, les parfums, les bains ou la table. Elle t’apprendra ; ;lever tes pens;es ;pur;es plus haut que le milan ne monte dans les airs, et comment, dans un corps mortel, on peut go;ter en partie la gloire des bienheureux. — ;» Ainsi parlant, le marinier s’avan;ait du c;t; de la rive s;re, qui ;tait encore ;loign;e,
Quand il vit la mer se couvrir de nombreux navires qui se dirigeaient tous de son c;t;. Avec ces navires, s’en venait Alcine outrag;e, ; la t;te de ses gens rassembl;s par elle en toute h;te, pour reconqu;rir son cher bien qui lui avait ;t; enlev;, ou perdre son tr;ne et sa propre vie. C’est aussi bien l’amour qui la pousse, que l’injure qu’elle a re;ue.
Depuis sa naissance, elle n’a pas ;prouv; un ressentiment plus grand que celui qui maintenant la ronge. C’est pourquoi elle fait tellement presser de rames, que l’;cume de l’eau se r;pand d’une proue ; l’autre. La mer et le rivage retentissent de cette grande rumeur, et l’on entend ;cho r;sonner de toutes parts. «; — D;couvre l’;cu, Roger, car il en est besoin;; sinon, tu es mort, ou pris honteusement. — ;»
Ainsi dit le nocher de Logistilla, et ajoutant le geste ; la parole, il saisit lui-m;me le voile et l’enl;ve de dessus l’;cu dont il d;masque la lumi;re ;clatante. La splendeur enchant;e qui s’en ;chappe blesse tellement les yeux des ennemis, qu’elle les rend soudain aveugles et les fait tomber, qui ; la poupe, qui ; la proue.
Un des gens de Logistilla, en vedette au sommet du ch;teau, s’;tant, sur ces entrefaites, aper;u de l’arriv;e de la flotte d’Alcine, sonne la cloche d’alarme, et de prompts secours arrivent au port. Les balistes, comme une temp;te, foudroient tout ce qui veut s’attaquer ; Roger. Ainsi, gr;ce ; l’aide qui lui vint de tous c;t;s, il sauva sa libert; et sa vie.
Sur le rivage sont venues quatre dames, envoy;es en toute h;te par Logistilla : la valeureuse Andronique, la sage Fronesia, la pudique Dicilla et Sophrosine la chaste, plus que les trois autres ardente et r;solue ; agir. Une arm;e qui n’a pas sa pareille au monde sort du ch;teau, et se r;pand sur le bord de la mer.
Sous le ch;teau, dans une baie tranquille, ;tait une flotte pr;te jour et nuit ; livrer bataille au moindre signal, au premier ordre. Aussit;t le combat ;pre et atroce s’engage sur mer et sur terre, et du coup fut reconquis ce qu’Alcine avait jadis enlev; ; sa s;ur.
Oh;! combien l’issue de la bataille fut diff;rente de celle qu’elle avait d’abord esp;r;e;! Non seulement Alcine ne parvint pas ; s’emparer, comme elle le pensait, de son fugitif amant, mais de tous ses navires, nagu;re si nombreux qu’; peine la mer pouvait les contenir, elle peut ; grand’peine sauver de la flamme qui a d;truit le reste, une petite barque sur laquelle elle s’enfuit, mis;rable et seule.
Alcine s’enfuit, et sa malheureuse arm;e reste prisonni;re;; et sa flotte, br;l;e, mise en pi;ces, est dispers;e. Elle ressent toutefois plus de douleur de la perte de Roger que de toute autre chose. Nuit et jour elle g;mit am;rement sur lui, et ses yeux versent des pleurs ; son souvenir. Pour terminer son ;pre martyre, elle se plaint de ne pouvoir mourir.
Aucune f;e ne peut en effet mourir, tant que le soleil tournera ou que le ciel n’aura pas chang; de syst;me. Sans cela la douleur d’Alcine aurait ;t; capable d’;mouvoir Clotho, et de lui faire consentir ; couper le fil de sa vie. Comme Didon, elle aurait mis fin ; ses malheurs par le fer, ou, imitant la splendide reine du Nil[56], elle se serait plong;e dans un sommeil de mort. Mais les f;es ne peuvent jamais mourir.
Retournons ; ce Roger, digne d’une ;ternelle gloire, et laissons Alcine ; sa peine. Je dis que, d;s qu’il eut mis le pied hors de la barque, et qu’il eut ;t; conduit sur une plage plus s;re, il rendit gr;ces ; Dieu de tout ce qui lui ;tait arriv;. Puis, tournant le dos ; la mer, il h;te le pas, le long de la rive aride, vers le ch;teau qui s’;l;ve aupr;s.
Jamais l’;il d’un mortel n’en vit, avant ni apr;s, de plus fort ni de plus beau. Ses murs ont plus de prix que s’ils ;taient de diamant ou de rubis. On ne conna;t point sur terre de pierreries pareilles, et qui voudra en avoir une id;e exacte devra n;cessairement aller dans ce pays, car je ne crois pas qu’on en trouve ailleurs, sinon peut-;tre au ciel.
Ce qui fait qu’elles effacent toutes les autres, c’est qu’en s’y mirant, l’homme s’y voit jusqu’au plus profond de l’;me. Il voit si clairement ses vices et ses vertus, qu’il ne saurait plus croire ensuite aux flatteries ou aux critiques injustes qui lui sont adress;es. La connaissance qu’il a acquise de soi-m;me, en se regardant dans le limpide miroir, le rend prudent.
La brillante lumi;re de ces pierreries, semblable au soleil, r;pand tout autour tant de splendeur, qu’elle peut faire le jour en d;pit de Ph;bus. Et ce ne sont pas les pierres seules qui sont admirables, mais la mati;re et l’art se sont tellement confondus, qu’on ne saurait dire auquel des deux il faut donner la pr;f;rence.
Sur des arches si ;lev;es, qu’; les voir on dirait qu’elles servent de support au ciel, ;taient des jardins si spacieux et si beaux, qu’il serait difficile d’en avoir de pareils ; ras de terre. Au pied des lumineux cr;neaux se peuvent voir les arbustes odorif;rants, orn;s, ;t; comme hiver, de fleurs brillantes et de fruits m;rs.
Il ne saurait pousser d’arbres si beaux hors de ces merveilleux jardins, pas plus que de telles roses, de telles violettes, de tels lis, de telles amarantes ou de tels jasmins. Ailleurs, le m;me jour voit na;tre, vivre et s’incliner morte sur sa tige d;pouill;e, la fleur sujette aux variations du ciel.
Mais ici la verdure ;tait perp;tuelle, perp;tuelle la beaut; des fleurs ;ternelles. Ce n’;tait pas que la douceur de la temp;rature leur f;t plus cl;mente, mais Logistilla, par sa science et ses soins, et sans avoir besoin de recourir ; des moyens surnaturels, ce qui para;trait impossible ; d’autres, les maintenait dans leur premi;re verdeur.
Logistilla t;moigna beaucoup de satisfaction de ce qu’un aussi gentil seigneur f;t venu ; elle, et donna ordre qu’on l’accueill;t avec empressement et que chacun s’;tudi;t ; lui faire honneur. Longtemps auparavant ;tait arriv; Astolphe, que Roger vit de bon c;ur. Peu de jours apr;s, vinrent tous les autres auxquels M;lisse avait rendu leur forme naturelle.
Apr;s qu’ils se furent repos;s un jour ou deux, Roger et le duc Astolphe, qui non moins que lui avait le d;sir de revoir le Ponant, s’en vinrent trouver la prudente f;e. M;lisse parla au nom de tous les deux et supplia humblement la f;e de les conseiller et de les aider, de telle sorte qu’ils pussent retourner l; d’o; ils ;taient venus.
La f;e dit : «; — J’y appliquerai ma pens;e, et dans deux jours, je te les rendrai tout pr;ts. — ;» Puis elle s’entretint avec Roger et, apr;s lui, avec le duc. Elle conclut, finalement, que le destrier volant devait retourner le premier aux rivages aquitains. Mais auparavant elle veut lui fa;onner un mors avec lequel Roger puisse diriger ou mod;rer sa course.
Elle lui montre comment il lui faudra faire, quand il voudra qu’il monte, qu’il descende, qu’il vole en tournant, qu’il aille vite ou qu’il se tienne immobile sur ses ailes. Tout ce qu’un cavalier a coutume de faire avec un beau destrier sur la terre ferme, ainsi Roger, qui en devint compl;tement ma;tre, faisait par les airs, avec le destrier ail;.
Apr;s que Roger eut ;t; bien instruit sur toutes ces choses, il prit cong; de la f;e gentille, ; laquelle il resta depuis attach; par une grande affection, et il sortit de ce pays. Je parlerai tout d’abord de lui qui fit un heureux voyage, et puis je dirai comment le guerrier anglais, apr;s de bien plus longues et bien plus grandes fatigues, rejoignit le grand Charles et sa cour amie.
Roger parti, il ne s’en revint pas par la m;me route qu’il avait d;j; faite contre son gr;, alors que l’hippogriffe l’entra;nait au-dessus de la mer et loin de la vue des terres. Mais maintenant qu’il pouvait lui faire battre les ailes de;;, del;, o; il lui convenait, il r;solut d’effectuer son retour par un nouveau chemin, comme firent les Mages fuyant H;rode.
En quittant l’Espagne pour arriver en ces contr;es, il ;tait venu en droite ligne aborder dans l’Inde du c;t; o; la mer orientale la baigne, aux lieux t;moins de la querelle soulev;e entre l’une et l’autre f;e. Maintenant il se dispose ; parcourir une autre r;gion que celle o; ;ole souffle ses vents, et ; ne mettre fin ; son voyage qu’apr;s avoir, comme le soleil, fait le tour du monde.
Il voit, en passant au-dessus d’eux, ici le Cathay, l; la Mangiane et le grand Quinsi[57]. Il vole au-dessus de l’Imaus, et laisse la S;ricane ; main droite. Puis, descendant toujours des pays hyperbor;ens de la Scythie aux rivages hyrcaniens, il arrive aux confins de la Sarmatie, et lorsqu’il fut parvenu l; o; l’Asie se s;pare de l’Europe, il vit les Russes, les Prussiens et la Pom;ranie.
Bien que tout le d;sir de Roger f;t de retourner promptement vers Bradamante, il avait tellement pris plaisir ; courir ainsi ; travers le monde, qu’il ne s’arr;ta pas avant d’avoir vu les Polonais, les Hongrois, ainsi que les Germains et le reste de cette horrible terre bor;ale. Il arriva enfin en Angleterre.
Ne croyez pas, seigneur, que pendant ce long chemin, il se tienne constamment sur le dos du cheval. Chaque soir il descend ; l’auberge, ;vitant autant que possible d’;tre mal log;. Pendant des jours et des mois qu’il suivit cette route, il put voir et la terre et la mer. Or, arriv; un matin pr;s de Londres, le cheval ail; le d;posa sur les bords de la Tamise.
L;, dans les pr;s voisins de la ville, il vit une nombreuse troupe d’hommes d’armes et de fantassins, qui, au son des trompettes et des tambours, d;filaient par pelotons compacts, devant le brave Renaud, honneur des paladins. Si vous vous rappelez, je vous ai dit plus haut qu’il avait ;t; envoy; dans ce pays par Charles, pour y chercher des secours.
Roger arriva juste au moment o; se faisait la belle revue de l’arm;e. Pour en conna;tre le but, apr;s ;tre descendu sur terre, il interrogea un chevalier. Celui-ci, qui ;tait courtois, lui dit que c’;taient les forces de l’;cosse, de l’Irlande, de l’Angleterre et des ;les voisines, dont les nombreuses banni;res ;taient d;ploy;es en cet endroit;;
Qu’une fois la revue termin;e, les troupes se dirigeraient vers la mer, o; les attendaient de nombreux navires ancr;s dans le port, pour les transporter au del; de l’Oc;an. «; — Les Fran;ais assi;g;s se r;jouissent, fondant de grandes esp;rances sur les forces qui vont les sauver. Mais afin que tu sois compl;tement inform;, je te signalerai s;par;ment les divers bataillons.
«;Tu vois bien cette grande banni;re o; les lis sont plac;s ; c;t; des l;opards;; elle est d;ploy;e dans les airs par le capitaine en chef, et tous les autres ;tendards devront la suivre. Le nom de ce capitaine est fameux parmi ces bandes. C’est L;onetto, la fleur des vaillants;; il est pass; ma;tre au conseil et ; l’action. Il est neveu du roi et duc de Lancastre.
«;La premi;re, qui, pr;s du gonfalon royal, tremble au vent de la montagne, ;talant trois ailes blanches sur champ de sinople, est port;e par Richard, comte de Warwick. Au duc de Glocester appartient cette banni;re qui a deux cornes de cerf sur une moiti; de cr;ne;; au duc de Clarence est celle qui porte un flambeau;; celle o; est figur; un arbre est au duc d’York.
«;Vois cette lance bris;e en trois morceaux : c’est le gonfalon du duc de Norfolk. Sur celui du beau comte de Kent, est la foudre;; un griffon sur celui du comte de Pembroke;; une balance sur celui du duc de Suffolk. Vois ce joug qui r;unit deux serpents : c’est la banni;re du comte d’Essex. Une guirlande sur champ d’azur indique celle de Northumberland.
«;Le comte d’Arundel est celui qui a mis en mer cette barque qui s’ab;me dans les flots. Vois le marquis de Barclay, et pr;s de lui le comte de la Marche et le comte de Richmond. Le premier porte sur fond de sinople un mont fendu, le second un palmier, le troisi;me un pin sortant de l’onde. Le comte de Dorset et le comte de Southampton ont sur leur banni;re, l’un un char, l’autre une couronne.
«;Ce faucon qui incline ses ailes sur son nid est port; par Raimond comte de Devonshire;; le jaune et le noir s’;talent sur la banni;re du comte de Vigore;; un chien sur celle de Derby, un ours sur celle d’Oxford. La croix que tu vois briller sur celle-ci est au riche pr;lat de Bath. Vois cette chaise bris;e sur fond gris : c’est l’;tendard du duc Ariman de Sommerset.
«;Les hommes d’armes et les archers ; cheval sont au nombre de quarante-deux mille. Deux fois autant — et je ne me trompe pas de cent — sont ceux qui combattent ; pied. Vois ces drapeaux, l’un gris, l’autre vert, l’autre jaune, et un autre bord; de noir et d’azur;; sous chacun de ces ;tendards marchent les fantassins de Godefroid, d’Henri, d’Herman et d’Odoard.
«;Le premier est duc de Buckingham;; Henri a le comt; de Salisbury et le vieux Herman la seigneurie d’Abergavenny;; Odoard est comte de Shresbury. Ceux qui se tiennent un peu plus vers l’Orient sont les Anglais. Maintenant, tourne-toi vers l’Hesp;rie;; l; o; se voient trente mille ;cossais conduits par Zerbin, fils de leur roi.
«;Vois, entre deux licornes, le grand lion qui tient l’;p;e d’argent dans sa patte;; c’est le gonfalon du roi d’;cosse. L; est camp; son fils Zerbin. Il n’est point de chevalier si brave parmi tant de guerriers. La nature le fit et puis brisa le moule. Il n’en est pas en qui brille autant de courage, autant de gr;ce, autant de puissance. Il est duc de Ross.
«;Le comte d’Athol porte sur son ;tendard une barre dor;e sur fond d’azur. L’autre banni;re est celle du duc de Marr et montre un l;opard brod;. Vois l’enseigne du vaillant Alcabrun, bigarr;e de couleurs et d’oiseaux. Celui-ci n’est duc, comte ni marquis, mais le premier dans un pays sauvage.
«;Au duc de Strafford est cette enseigne o; l’on voit l’oiseau qui regarde fixement le soleil. Le comte Lucarnio, qui r;gne sur l’Angus, a pour embl;me un taureau flanqu; de deux dogues. Vois ici le duc d’Albanie dont l’;tendard est m;lang; de couleurs blanches et azur;es. Un vautour, qu’un dragon vert d;chire, figure sur l’enseigne du comte de Buchan.
«;C’est le brave Arman qui a la banni;re blanche et noire de la seigneurie de Forbes. Il a, ; main droite, le comte d’Errol qui porte un flambeau sur champ vert. Maintenant, vois les Irlandais pr;s de la plaine. Ils forment deux escadrons. Le comte de Kildare conduit le premier;; le comte de Desmond a compos; le second de fiers montagnards.
«;Le premier a sur son ;tendard un pin ardent, l’autre une bande rouge sur fond blanc. Les secours ne sont pas envoy;s ; Charles seulement par l’Angleterre, l’;cosse et l’Irlande;; mais il est venu des gens de la Su;de, de la Norw;ge, de Thul; et m;me de l’Islande lointaine, de toute terre enfin situ;e dans ces contr;es naturellement ennemies de la paix.
«;Ils sont seize mille, ou gu;re moins, sortis de leurs cavernes et de leurs for;ts. Ils ont le visage, la poitrine, les flancs, le dos, les bras et les jambes velus comme des b;tes fauves. Autour de leur ;tendard enti;rement blanc, semble se dresser une for;t de lances. Leur chef Morat le porte;; il compte le teindre dans le sang maure. — ;»
Pendant que Roger regarde les enseignes vari;es de cette belle arm;e qui se pr;pare ; secourir la France, et qu’il apprend les noms des seigneurs de Bretagne, quelques-uns de ceux-ci accourent, ;merveill;s, stup;faits, pour contempler la b;te unique et rare sur laquelle il est mont;. Un cercle se forme vite autour de lui.
Aussi, pour augmenter encore leur ;tonnement et pour s’amuser un peu, le bon Roger secoue la bride du cheval volant et lui touche l;g;rement les flancs avec les ;perons. Celui-ci prend son chemin vers le ciel, ; travers les airs, et laisse tout le monde plein de stup;faction. De l;, Roger, apr;s avoir vu, troupe par troupe, les forces anglaises, s’en alla du c;t; de l’Irlande.
Il vit la fabuleuse Hibernie o; le saint vieillard creusa un puits[58] au fond duquel il para;t qu’on trouve tant d’indulgences, que l’homme s’y purge de toutes ses fautes. De l;, son destrier l’amena ensuite sur la mer qui lave les c;tes de la basse Bretagne. C’est alors qu’en passant, il vit au dessous de lui Ang;lique li;e sur un rocher nu,
Sur le rocher nu de l’;le des Pleurs, car ;le des Pleurs ;tait nomm;e la contr;e habit;e par cette population cruelle, f;roce et inhumaine qui, comme je vous l’ai dit dans un chant pr;c;dent, parcourait en armes les rivages voisins, enlevant toutes les belles dames, pour les donner en p;ture ; un monstre.
Elle y avait ;t; li;e le matin m;me, et attendait, pour en ;tre d;vor;e toute vive, la venue de ce monstre ;norme, l’orque marine qui se nourrissait d’une abominable nourriture. J’ai dit plus haut comment elle fut enlev;e par ceux qui la trouv;rent endormie sur le rivage, pr;s du vieil enchanteur qui l’avait attir;e l; par enchantement.
Ces gens f;roces, impitoyables, avaient expos; sur le rivage, ; la merci de la b;te cruelle, la belle dame aussi nue que la nature l’avait form;e. Elle n’avait pas m;me un voile pour recouvrir les lis blancs et les roses vermeilles r;pandus sur ses beaux membres, et que la chaleur de juillet ou le froid de d;cembre n’aurait pu faire tomber.
Roger l’aurait prise pour une statue d’alb;tre ou de tout autre marbre pr;cieux, sculpt;e sur l’;cueil par des statuaires habiles, s’il n’avait vu les larmes, r;pandues ; travers les fra;ches roses et les lis blancs, mouiller ses joues, et l’air soulever sa chevelure d’or.
D;s qu’il eut fix; ces beaux yeux, il se souvint de sa Bradamante. La piti; et l’amour l’;murent en m;me temps, et il eut peine ; se retenir de pleurer. Apr;s avoir mod;r; le mouvement d’ailes de son destrier, il dit doucement ; la donzelle : «; — O dame, qui ne devrais porter que la cha;ne avec laquelle Amour m;ne ses serviteurs,
«;Et qui ne m;rites ni un pareil traitement, ni aucune peine, quel est le cruel, ; l’;me perverse et pleine d’envie, qui a li; l’ivoire poli de ces belles mains;? — ;» A ces paroles, force est ; Ang;lique de devenir comme un blanc ivoire sur lequel on aurait r;pandu du vermillon;; elle rougit de voir nues ces parties que, quelque belles qu’elles soient, la pudeur doit faire c;ler.
Elle se serait cach; le visage dans ses mains, si elles n’avaient pas ;t; li;es au dur rocher. Mais elle le couvrit de larmes — car on n’avait pu lui enlever le pouvoir de pleurer — et elle s’effor;a de le tenir baiss;. Puis, apr;s de nombreux sanglots, elle commen;a ; prononcer quelques paroles entrecoup;es, sur un ton plaintif et las. Mais elle ne poursuivit pas, car une grande rumeur qui se fit entendre sur la mer l’interrompit soudain.
Voici appara;tre le monstre d;mesur;, moiti; cach; sous les ondes, moiti; hors de l’eau. Comme le navire, pouss; par Bor;e ou le vent d’autan, a coutume de venir de loin pour regagner le port, ainsi la b;te horrible accourt ; la proie qui lui est montr;e. La dame est ; demi morte de peur, et la pr;sence d’autrui ne la rassure pas.
Roger n’avait pas la lance en arr;t, mais il la tenait en main. Il en frappa l’orque. Je ne saurais dire ; quoi ressemblait celle-ci, si ce n’est ; une grande masse qui tourne et se tord. Elle n’avait pas la forme d’un animal, except; par la t;te dont les yeux et les dents sortaient comme si elle e;t ;t; celle d’un porc. Roger la frappe trois fois au front, entre les yeux, mais il semble qu’il touche du fer ou un dur rocher.
Le premier coup n’ayant rien valu, il se retourne pour faire mieux une seconde fois. L’orque, qui voit l’ombre des grandes ailes courir de;;, del;, sur l’onde, laisse la proie certaine qui l’attend sur le rivage, et, furibonde, poursuit en vain cette nouvelle proie, derri;re laquelle elle tourne et s’agite. Roger fond sur elle et lui porte de nombreux coups.
De m;me que l’aigle qui a coutume d’accourir du haut des airs d;s qu’il a vu la couleuvre errant parmi l’herbe, ou ;tendue au soleil sur un rocher nu, o; elle polit et fait reluire ses ;cailles jaunes, ne l’attaque pas du c;t; o; la b;te venimeuse siffle et se dresse, mais la saisit par le dos et bat des ailes afin qu’elle ne puisse pas se retourner et le mordre;;
Ainsi Roger, avec la lance et l’;p;e, ne frappe pas l’orque ; l’endroit o; son museau est arm; de dents, mais il fait en sorte que chacun de ses coups tombe entre les oreilles, sur l’;chine ou sur la queue. Si la b;te se retourne, il change de place, et s’abaisse ou s’;l;ve ; temps. Mais, comme s’il frappait toujours sur du jaspe, il ne peut entamer l’;caille dure et solide.
C’est une semblable bataille que le moucheron hardi livre contre le dogue dans le poudreux mois d’ao;t, ou bien dans le mois qui pr;c;de ou dans celui qui suit, alors que le premier voit fleurir la lavande et le second le vin doux couler ; flots. Il plonge dans les yeux et dans la gueule mordante de son adversaire;; il vole autour de lui, sans l’abandonner un instant, et celui-ci fait entendre entre ses dents aigu;s un grognement r;p;t;;; mais s’il l’attrape, il fait d’un seul coup payer tout cela au moucheron.
L’orque bat si fortement la mer de sa queue, qu’elle fait rejaillir l’eau jusqu’au ciel, si bien que Roger ne sait plus si les ailes de son destrier se d;ploient dans les airs, ou bien s’il nage dans la mer. Par moment, il en est ; d;sirer d’avoir ; sa disposition un bateau. Si cette aspersion se prolonge, il craint que les ailes de l’hippogriffe ne se mouillent tellement qu’il ne puisse ou ne veuille plus s’en servir.
Il prend alors la nouvelle r;solution — et ce fut le meilleur — de vaincre le monstre cruel avec d’autres armes, et de l’;blouir par la splendeur de l’;cu magique. Il vole au rivage o; la dame ;tait li;e au rocher nu, et, pour ;viter toute surprise, il lui passe au petit doigt de la main l’anneau qui pouvait rendre vain l’enchantement.
Je parle de l’anneau que Bradamante avait arrach; ; Brunel pour d;livrer Roger, puis qu’elle avait donn; ; M;lisse lorsque cette derni;re partit pour l’Inde, afin de le tirer des mains de la m;chante Alcine. M;lisse, comme je vous l’ai dit pr;c;demment, apr;s s’;tre servie de l’anneau pendant plusieurs jours, l’avait rendu ; Roger, qui depuis l’avait toujours port; au doigt.
Il le donne alors ; Ang;lique, parce qu’il craint qu’il ne d;truise l’effet fulgurant de son ;cu, et qu’il ne peut se d;fendre des yeux de la belle qui d;j; l’avaient pris dans leurs rets. Cependant l’;norme c;tac; s’en vient, pesant sur la mer de son ventre puissant. Roger se tient ; son poste et l;ve le voile, et il semble qu’un second soleil surgisse dans le ciel.
La lumi;re enchant;e frappe les yeux de la b;te et produit son effet accoutum;. Comme la truite ou la carpe flottent ; la surface de la rivi;re que le montagnard a troubl;e avec de la chaux, ainsi l’on peut voir, sur l’;cume marine, le monstre horrible couch; ; la renverse. De;;, del;, Roger le frappe, mais il ne trouve pas d’endroit o; il puisse le blesser.
Pendant ce temps, la belle dame le supplie de ne pas s’acharner en vain sur la dure ;caille : «; — Reviens, pour Dieu, seigneur — disait-elle en pleurant — d;lie-moi avant que l’orque ne se rel;ve. Emporte-moi avec toi, et noie-moi au milieu de la mer. Ne permets pas que je sois engloutie dans le ventre de ce poisson f;roce. — ;» Roger, ;mu ; ces justes plaintes, d;lie la dame et l’enl;ve du rivage.
Le destrier, excit; par l’;peron, presse du pied le sable, s’;lance dans les airs et galope ; travers les cieux. Il porte le cavalier sur son dos et la donzelle derri;re lui sur sa croupe. Ainsi la b;te fut priv;e d’un mets trop fin et trop d;licat pour elle. Roger s’en va, tout en se retournant, et il imprime mille baisers sur le sein et sur les yeux brillants d’Ang;lique.
Il ne suivit plus la route qu’il s’;tait propos;e d’abord, et qui devait lui faire faire le tour de l’Espagne;; mais il arr;ta son destrier sur le plus prochain rivage, l; o; la basse Bretagne avance dans la mer. Sur la rive ;tait un bois de ch;nes ombreux, o; il semble que Philom;le exhale constamment sa plainte. Au milieu, il y avait un pr; avec une fontaine. Sur chacun de ses c;t;s, s’;levait un mont solitaire.
Ce fut l; que le chevalier plein de d;sir arr;ta sa course audacieuse, et descendit dans le pr;, faisant replier les ailes ; son destrier, non toutefois autant qu’il les avait d;ploy;es. A peine descendu de cheval, il a h;te d’en enfourcher un autre;; mais ses armes l’embarrassent, ses armes qu’il lui faut d’abord ;ter, et qui mettent un obstacle ; son d;sir.
Enfi;vr; d’impatience, il arrachait sans ordre les diverses parties de son armure. Jamais elles ne lui sembl;rent si longues ; enlever. S’il d;nouait une aiguillette, il en nouait deux. Mais, seigneur, mon chant est d;j; trop long, et peut-;tre ;tes-vous fatigu; de l’;couter. C’est pourquoi je remets la suite de mon histoire ; un moment qui vous soit plus agr;able.
CHANT XI.
Argument. — Ang;lique ;chappe ; Roger au moyen de l’anneau enchant;, et se r;fugie dans la demeure d’un pasteur. Roger, allant ; sa recherche, voit un g;ant enlever une dame qui lui para;t ;tre Bradamante. — Olympie, abandonn;e par Bir;ne et prise par des corsaires, est expos;e dans l’;le d’;bude ; la voracit; du monstre marin. Roland la d;livre. Survient Obert, roi d’Irlande, qui devient amoureux d’Olympie et la prend pour femme, apr;s avoir enlev; ; Bir;ne ses ;tats et la vie.
Souvent un frein, quelque faible qu’il soit, suffit pour arr;ter au milieu de sa course un destrier fougueux;; mais il est rare que le mors de la raison arr;te la furie libidineuse, quand elle a le plaisir en perspective. De m;me, l’ours ne se laisse pas facilement d;tourner du miel, d;s que le parfum lui en est venu au nez, ou qu’il en a l;ch; quelques gouttes.
Quelle raison pourrait refr;ner le bon Roger, alors qu’il veut jouir de la gentille Ang;lique qu’il tient nue dans un bois solitaire et propice;? Il ne lui souvient plus de Bradamante, qui seule lui tenait nagu;re tant au c;ur;; ou s’il lui en souvient, il se croirait fou de ne pas appr;cier et estimer aussi celle-l;.
En pareille circonstance, l’aust;re Z;nocrate n’aurait pas agi avec plus de continence que lui. Roger avait jet; la lance et l’;cu, et il ;tait impatiemment le reste de ses armes, lorsque la dame, abaissant pudiquement ses yeux sur son beau corps nu, vit ; son doigt l’anneau que Brunel lui avait enlev; jadis dans Albracca.
C’est l’anneau qu’elle porta autrefois en France, la premi;re fois qu’elle en prit le chemin avec son fr;re, possesseur de la lance, tomb;e par la suite au pouvoir du paladin Astolphe. C’est avec lui qu’elle d;joua les enchantements de Maugis[59] dans la caverne de Merlin, avec lui qu’elle d;livra un matin Roland et d’autres chevaliers, tenus en servitude par Dragontine[60].
Gr;ce ; lui, elle sortit invisible de la tour o; l’avait enferm;e un m;chant vieillard. Mais pourquoi vais-je rappeler toutes ces choses, puisque vous les savez aussi bien que moi;? Brunel, jusque dans sa propre demeure, vint lui ravir l’anneau qu’Agramant d;sirait poss;der. Depuis, elle avait eu constamment la fortune contre elle, et finalement elle avait perdu son royaume.
Maintenant qu’elle se le voit en main, comme je l’ai dit, elle se sent tellement saisir de stupeur et d’all;gresse, que, comme si elle craignait d’;tre en proie ; un songe vain, elle en croit ; peine ; ses yeux, ; sa main. Elle l’enl;ve de son doigt, et apr;s l’avoir tenu dans chacune de ses mains, elle le met dans sa bouche. En moins de temps qu’un ;clair, elle dispara;t aux yeux de Roger, comme le soleil quand un nuage le voile.
Cependant Roger regardait tout autour de lui, et tournait comme un fou. Mais se rappelant soudain l’anneau, il resta confus et stup;fait, maudissant son inadvertance et accusant la dame d’avoir pay; par cet acte d’ingratitude et de d;loyaut; le secours qu’elle avait eu de lui.
«; — Ingrate damoiselle — disait-il — voil; le prix de mes services;! tu aimes mieux voler l’anneau que de le recevoir en don;? Pourquoi ne te l’aurais-je pas donn;;? Je t’aurais donn; non seulement l’anneau, mais l’;cu et le destrier ail; et moi-m;me. Tu peux disposer de moi comme tu veux, pourvu que tu ne me caches pas ton beau visage. Tu m’entends, cruelle, je le sais, et tu ne r;ponds pas. — ;»
Ainsi disant, il s’en allait autour de la fontaine, les bras ;tendus, comme un aveugle. Oh;! combien de fois il embrassa l’air fluide, esp;rant embrasser en m;me temps la donzelle;! Celle-ci s’;tait d;j; ;loign;e;; mais elle ne cessa de marcher jusqu’; ce qu’elle f;t arriv;e ; une caverne qui, sous une montagne, s’ouvrait vaste et large, et o; elle trouva les aliments dont elle avait besoin.
L;, habitait un vieux berger qui avait un nombreux troupeau de cavales. Les juments paissaient, au fond de la vall;e, les herbes tendres, autour des frais ruisseaux. De chaque c;t; de la caverne, ;taient des stalles o; l’on pouvait fuir le soleil de midi. Ang;lique, sans se laisser encore voir, s’y reposa longtemps.
Et, sur le soir, ; la fra;cheur, se sentant assez repos;e, elle s’enveloppa d’un drap grossier, bien diff;rent des v;tements gais, aux couleurs vertes, jaunes, bleues, azur;es ou rouges, de toutes les couleurs imaginables enfin, qu’elle avait l’habitude de porter. Cette humble enveloppe ne peut cependant l’emp;cher de ressembler ; une belle et noble dame.
Qu’il se taise, celui qui loue Philis, ou N;r;e, ou Amaryllis, ou Galat;e qui fuit. O Tityre et M;lib;e, avec votre permission, aucune d’elles ne l’;galait en beaut;. La belle dame prit, parmi le troupeau de juments, celle qui lui convint le plus. Alors lui revint plus vivace le d;sir de retourner en Orient.
Pendant ce temps, Roger, apr;s avoir cherch; pendant longtemps en vain dans l’espoir de d;couvrir Ang;lique, s’apercevant enfin de son erreur et qu’elle s’;tait ;loign;e et ne l’entendait plus, ;tait retourn; ; l’endroit o; il avait laiss; son cheval, pensant reprendre son voyage au ciel et sur terre. Mais il se trouva que le cheval, s’;tant d;barrass; du mors, s’;levait dans les airs en pleine libert;.
Roger fut tr;s affect;, apr;s sa d;ception, de se voir encore s;par; du cheval-oiseau. Cette nouvelle m;saventure, non moins que la tromperie de femme dont il a ;t; victime, lui oppresse le c;ur. Mais ce qui lui p;se plus que l’une et l’autre, et ce dont il ;prouve un s;rieux ennui, c’est d’avoir perdu le pr;cieux anneau, non pas tant ; cause du pouvoir qui est en lui, que parce qu’il lui avait ;t; donn; par sa dame.
Tout dolent, il endossa de nouveau ses armes et remit l’;cu ; son ;paule. Puis il s’;loigna de la mer, ; travers les plaines herbeuses, et prit son chemin par une large vall;e o;, au milieu de hautes for;ts pleines d’ombres, il vit le sentier le plus large et le plus fr;quent;. Il ne va pas longtemps, sans entendre ; sa droite, ; l’endroit le plus touffu, un grand bruit retentir.
Il entend un bruit ;pouvantable, m;l; ; un choc d’armes. Il h;te le pas parmi le taillis, et trouve deux guerriers en grande bataille, dans une ;troite clairi;re. Leurs regards n’ont point de merci;; ils semblent poursuivre je ne sais quelle dure vengeance. L’un est un g;ant ; l’aspect f;roce, l’autre est un franc et hardi chevalier.
Ce dernier se d;fend avec l’;cu et l’;p;e, bondissant de;;, del;, pour ne pas ;tre atteint par la massue que le g;ant brandit dans ses deux mains et dont il le menace sans cesse. Son cheval est ;tendu mort sur la route. Roger s’arr;te, attentif au combat, et, au fond de l’;me, il d;sire que le chevalier soit vainqueur.
Il ne lui donne toutefois aucune aide, mais il se tient ; l’;cart et se contente de regarder. Voici qu’avec la massue, le plus grand frappe ; deux mains sur le casque du plus petit. Sous le coup, le chevalier tombe. L’autre qui le voit par terre, priv; de sentiment, lui d;lie le casque pour lui donner la mort, de sorte que Roger peut voir sa figure.
Roger reconna;t le visage d;couvert de sa douce, belle et tr;s ch;re dame Bradamante, et il voit que c’est ; elle que l’impitoyable g;ant veut donner la mort. Aussi, sans perdre une seconde, il l’appelle ; la bataille et appara;t soudain, l’;p;e nue. Mais le g;ant, sans attendre un nouveau combat, prend dans ses bras la dame ;vanouie.
Il la place sur son ;paule et l’emporte. Ainsi fait le loup pour le petit agneau;; ainsi l’aigle saisit dans ses serres crochues la colombe ou tout autre oiseau. Roger voit combien son intervention est urgente, et il s’en vient, courant le plus qu’il peut;; mais le g;ant marche si vite et ; pas si longs, que Roger peut ; peine le suivre des yeux.
Ainsi courant, l’un devant, l’autre ; sa suite, par un sentier ombreux et obscur qui allait en s’;largissant de plus en plus, ils sortirent du bois et d;bouch;rent dans un grand pr;. Mais je ne vous parle pas davantage de cela, car je reviens ; Roland qui avait jet; au plus profond de la mer l’arme foudroyante port;e jadis par le roi Cimosque, afin qu’on ne la retrouv;t plus jamais au monde.
Mais cela servit peu, car l’impitoyable ennemi de l’humaine nature l’avait invent;e, prenant exemple sur la foudre qui d;chire les nu;es et se pr;cipite du ciel sur la terre. Il ne nous avait pas fait de don plus funeste, depuis qu’il trompa ;ve avec la pomme. Il la fit retrouver par un n;cromant, au temps de nos grands-p;res, ou peu avant.
La machine infernale, apr;s ;tre rest;e cach;e pendant de longues ann;es sous plus de cent brasses d’eau, fut ramen;e ; la surface par enchantement et port;e tout d’abord chez les Allemands[61]. Ceux-ci, apr;s de nombreuses exp;riences, et le d;mon, pour notre malheur, leur ouvrant de plus en plus l’esprit, en retrouv;rent enfin l’usage.
L’Italie, la France et toutes les autres nations du monde apprirent par la suite l’art cruel. Les uns donn;rent une forme creuse au bronze sorti liqu;fi; de la fournaise;; les autres perc;rent le fer et construisirent des armes de formes diverses, petites ou grandes, et plus ou moins pesantes. Ils nomm;rent les unes bombardes, du bruit qu’elles faisaient en ;clatant;; les autres canons simples, d’autres canons doubles.
Il y en eut qu’on appela fusil, fauconneau, couleuvrine, selon la fantaisie de leur inventeur. Toutes d;chirent le fer, brisent et pulv;risent le marbre, et s’ouvrent un chemin partout o; elles passent. Remets ; la forge, ; malheureux soldat, toutes les armes, jusqu’; ton ;p;e, et prends sur ton ;paule un mousquet ou une arquebuse;; sans cela, je le sais trop, tu ne pourrais toucher aucune paye.
Comment as-tu trouv; place dans le c;ur de l’homme, ; sc;l;rate et odieuse invention;? Par toi, la gloire militaire a ;t; d;truite;; par toi, le m;tier des armes est sans honneur;; par toi, la valeur et le courage ne sont plus rien, car le plus souvent le l;che l’emporte sur le brave. Gr;ce ; toi, la vaillance et l’audace ne peuvent plus se prouver sur le champ de bataille.
Par toi, sont d;j; tomb;s et p;riront encore tant de seigneurs et de chevaliers, avant que s’ach;ve cette guerre qui a mis en larmes le monde entier, mais plus sp;cialement l’Italie;! Je vous ai dit, et je ne me trompe pas, que personne ne fut plus cruel parmi les esprits mauvais et impitoyables qui exist;rent jamais au monde, que celui qui imagina de si abominables engins.
Et je croirai que Dieu, pour en tirer une ;ternelle vengeance, tient enferm; dans le plus profond du noir ab;me, son ;me maudite, pr;s de celle de Judas le maudit. Mais suivons le chevalier qui br;le du d;sir d’arriver promptement ; l’;le d’;bude, o; les belles et faibles dames sont donn;es en p;ture ; un monstre marin.
Mais plus le paladin avait h;te d’arriver, moins le vent paraissait en avoir. Qu’il souffl;t de droite ou de gauche, ou m;me en pleine poupe, la marche ;tait toujours si lente, qu’on ne pouvait faire que fort peu de chemin avec lui. Parfois, il s’affaissait compl;tement;; d’autres fois, il soufflait en sens si contraire, qu’on ;tait forc; de retourner en arri;re ou de louvoyer vers le nord.
Ce fut la volont; de Dieu qu’il n’arriv;t pas dans l’;le avant le roi d’Hibernie, afin que p;t plus facilement s’accomplir ce que je vous ferai entendre quelques pages plus loin. Parvenant ; la hauteur de l’;le, Roland dit ; son nocher : «; — Tu peux maintenant jeter l’ancre ici et me donner un bateau, car je veux descendre sur l’;cueil sans ;tre accompagn;,
«;Et je veux emporter le plus gros c;ble et la plus grande ancre que tu aies sur ton navire;; je te ferai voir pourquoi je les emporte, si je viens ; me mesurer avec le monstre. — ;» Il fit mettre l’esquif ; la mer et y entra, avec tout ce qui pouvait servir ses projets. Il laissa toutes ses armes, except; son ;p;e;; puis vers l’;cueil il se dirigea sans ;tre accompagn; de personne.
Les ;paules tourn;es vers la partie du rivage o; il veut descendre, il tire les rames sur sa poitrine, comme le homard qui, de la mer, cherche ; gagner le bord. C’;tait l’heure o; la belle Aurore d;ployait ses cheveux d’or au soleil encore ; moiti; d;couvert, ; moiti; cach;, non sans exciter la col;re de la jalouse T;thys.
S’;tant approch; de l’;cueil d;nud;, ; une distance que pourrait parcourir une pierre lanc;e par une main vigoureuse, il croit entendre une plainte, mais il n’en est pas bien s;r, tellement le bruit arrive ; son oreille faible et confus. Aussit;t il se tourne vers la gauche, et ayant abaiss; ses yeux sur les flots, il voit une dame nue comme ; sa naissance, li;e ; un tronc d’arbre, et dont les pieds baignent dans l’eau.
Comme il en est encore ;loign;, et qu’elle tient le visage baiss;, il ne peut pas la distinguer tr;s bien. Il fait force de rames et s’avance plein du d;sir d’en apprendre davantage. Mais au m;me moment, il entend la mer mugir, et r;sonner les cavernes ainsi que les for;ts. Les ondes se gonflent, et voici qu’appara;t le monstre sous le ventre duquel la mer est presque cach;e.
Comme d’une vall;e sombre s’;l;ve la nue impr;gn;e de pluie et de temp;te, puis se r;pand sur la terre, plus noire que la nuit et semble ;teindre le jour, ainsi nage la b;te;; et elle occupe une si vaste place sur la mer, qu’on peut dire qu’elle la tient toute sous elle. Les ondes fr;missent. Roland, recueilli en lui-m;me, la regarde d’un air hautain et ne change ni de c;ur ni de visage.
Et comme celui qui est fermement r;solu ; accomplir ce qu’il a entrepris, il accourt en toute h;te. Pour d;fendre du m;me coup la damoiselle et attaquer la b;te, il place l’esquif entre l’orque et sa proie. Laissant tranquillement son glaive au fourreau, il prend en main l’ancre et le c;ble, puis il attend, d’un grand c;ur, l’horrible monstre.
D;s que l’orque fut pr;s, et qu’elle eut aper;u Roland ; peu de distance d’elle, elle ouvrit, pour l’engloutir, une telle bouche qu’un homme y serait entr; ; cheval. Roland s’avance aussit;t et plonge dans la gueule avec l’ancre, et, si je ne me trompe, avec le bateau;; il attache l’ancre au palais et dans la langue molle,
De fa;on que les horribles m;choires ne puissent plus remonter ni descendre. Ainsi, dans les mines, le fer ;taye la terre o; l’on pratique une galerie, afin qu’un ;boulement subit ne vienne pas ensevelir le mineur occup; ; son travail. D’un bec ; l’autre l’ancre est si large, que Roland ne peut y arriver qu’en sautant.
Apr;s avoir plac; ce support, et s’;tre assur; que le monstre ne peut plus fermer la bouche, il tire son ;p;e, et dans cet antre obscur, de;;, del;, avec la taille et la pointe, il frappe. De m;me qu’une forteresse ne peut se d;fendre efficacement quand les ennemis ont p;n;tr; dans ses murs, ainsi l’orque ne pouvait se d;fendre du paladin qu’elle avait dans la gueule.
Vaincue par la douleur, tant;t elle s’;lance hors de la mer et montre ses flancs et son ;chine ;cailleuse;; tant;t elle plonge, et, avec son ventre, elle remue le fond et fait jaillir le sable. Sentant que l’eau devient trop abondante, le chevalier de France se met ; la nage. Il sort de la gueule o; il laisse l’ancre fix;e, et prend dans sa main la corde qui pend apr;s.
Et avec cette corde, il nage en toute h;te vers le rivage. Il y pose solidement le pied, et tire ; lui l’ancre dont les deux pointes ;taient serr;es dans la bouche du monstre. L’orque est forc;e de suivre le c;ble m; par une force qui n’a pas d’;gale, par une force qui, en une seule secousse, tire plus que ne pourraient le faire dix cabestans.
De m;me que le taureau sauvage qui se sent jet; ; l’improviste un lazzo autour des cornes, saute de;;, del;, tourne sur lui-m;me, se couche et se l;ve, sans pouvoir se d;barrasser, ainsi l’orque, tir;e hors de son antique s;jour maternel par la force du bras de Roland, suit la corde avec mille soubresauts, mille d;tours ;tranges, et ne peut s’en d;tacher.
Le sang d;coule de sa bouche en telle quantit;, que cette mer pourrait s’appeler en ce moment la mer Rouge. Tant;t elle frappe les ondes avec une telle force, que vous les verriez s’ouvrir jusqu’au fond;; tant;t celles-ci montent jusqu’au ciel et cachent la lumi;re du soleil ;clatant, tellement l’orque les fait rejaillir. A la rumeur, qui s’;l;ve tout autour, on entend retentir les for;ts, les montagnes et les plages lointaines.
Le vieux Prot;e, entendant une telle rumeur, sort de sa grotte et s’;l;ve sur la mer. Quand il voit Roland entrer dans l’orque et en sortir, et tra;ner sur le rivage un poisson si d;mesur;, il s’enfuit ; travers le profond oc;an, oubliant ses troupeaux ;pars. Le tumulte s’accro;t au point que Neptune, ayant fait atteler ses dauphins ; son char, courut ce jour-l; jusqu’en ;thiopie.
Ino, toute en pleurs, tenant M;licerte ; son cou[62];; et les n;r;ides aux cheveux ;pars;; les glauques tritons et les autres, s’en vont ;perdus sans savoir o;, les uns ici, les autres l;, pour se sauver. Roland, apr;s avoir tir; sur le rivage l’horrible poisson, voit qu’il n’a plus besoin de s’acharner davantage apr;s lui, car, ;puis; par les blessures et la r;sistance qu’il avait oppos;e, il ;tait mort avant de toucher le sable.
Un grand nombre d’habitants de l’;le ;taient accourus pour contempler l’;trange bataille. Fanatis;s par une religion fausse, ils regard;rent cette ;uvre sainte comme une profanation. Ils se disaient qu’ils allaient se rendre de nouveau Prot;e ennemi, attirer sa col;re insens;e, et qu’il ram;nerait ses troupeaux marins sur leurs terres, pour recommencer la guerre qu’il leur avait d;j; faite;;
Et qu’il serait pr;f;rable de demander la paix au dieu offens; avant qu’il f;t arriv; pis. Ils pens;rent qu’ils apaiseraient Prot;e en jetant ; la mer l’audacieux chevalier. Comme la flamme d’une torche se propage rapidement et arrive ; enflammer toute une contr;e, ainsi le dessein de jeter Roland ; l’eau passe d’un c;ur ; l’autre.
Ils s’arment qui d’une fronde, qui d’un arc, qui d’un javelot, qui d’une ;p;e, et descendent au rivage. Par devant, par derri;re, de tous c;t;s, de loin et de pr;s, ils l’attaquent de leur mieux. Le paladin s’;tonne d’une si brutale et si injuste agression, et de se voir injurier ; cause de la mort du monstre dont il esp;rait tirer gloire et r;compense.
Mais comme l’ours qui, dans les foires, est men; par des Russes ou des Lithuaniens, ne s’;meut pas, lorsqu’il passe dans les rues, de l’importun aboiement des petits chiens qu’il ne daigne seulement pas regarder, le paladin redoutait peu ces vilains dont, avec un souffle, il aurait pu broyer toute la bande.
Et bien vite il se fit faire place, car il lui suffit de se retourner et de saisir Durandal. Cette foule insens;e s’;tait imagin;e qu’il ferait peu de r;sistance, ne lui voyant ni cuirasse sur le dos, ni ;cu au bras, ni aucune autre armure. Mais elle ignorait que, de la t;te aux pieds, il avait la peau plus dure que le diamant.
Mais il n’est pas interdit ; Roland de faire aux autres ce que les autres ne peuvent lui faire ; lui-m;me. Il en occit trente en dix coups d’;p;e, ou s’il en employa plus, il ne d;passa pas ce nombre de beaucoup. Il eut bient;t d;barrass; la plage autour de lui, et il se retournait d;j; pour d;lier la dame, quand un nouveau tumulte et de nouveaux cris firent r;sonner une autre partie du rivage.
Pendant que le paladin avait retenu de ce c;t; les barbares insulaires, les Irlandais ;taient descendus sans obstacle sur plusieurs points de l’;le. Toute piti; ;tant ;teinte en leur ;me, ils avaient fait de tous c;t;s un effroyable carnage de toute la population. Soit justice, soit cruaut;, ils n’;pargn;rent ni le sexe, ni l’;ge.
Les insulaires firent peu ou point de r;sistance, soit qu’ils eussent ;t; assaillis trop ; l’improviste, soit que l’;le cont;nt peu d’habitants et qu’ils n’eussent ;t; en aucune fa;on pr;venus;; leurs biens furent saccag;s;; on mit le feu aux habitations, et la population fut ;gorg;e. Les remparts de la ville furent ras;s au niveau du sol. Pas un ;tre n’y fut laiss; vivant.
Roland, sans se laisser troubler par cette grande rumeur, ces cris et ces ruines, s’en vint vers celle qui ;tait attach;e sur la pierre sombre pour ;tre d;vor;e par l’orque marine. Il la regarde et il lui semble qu’il la reconna;t, et plus il s’approche, plus il croit reconna;tre Olympie. C’;tait en effet Olympie qui avait re;u une si injuste r;compense de sa fid;lit;.
Malheureuse Olympie;! apr;s les chagrins que lui avait caus;s l’amour, la fortune cruelle lui envoya le jour m;me des corsaires qui la transport;rent dans l’;le d’;bude. Elle reconna;t Roland ; son retour sur le rivage, mais ; cause de sa nudit;, elle tient la t;te baiss;e, et non seulement elle ne lui parle pas, mais elle n’ose pas lever les yeux sur lui.
Roland lui demande quel sort inique l’a conduite dans l’;le, alors qu’il l’avait laiss;e avec son ;poux aussi heureuse qu’on peut l’;tre. «; — Je ne sais — dit-elle — si j’ai ; vous rendre gr;ce de m’avoir soustraite ; la mort, ou si je dois me plaindre de ce que vous soyez cause que mes mis;res n’aient point ;t; termin;es aujourd’hui.
«;Je dois, il est vrai, vous savoir gr; de m’avoir soustraite ; une sorte de mort trop horrible. Il e;t ;t; trop affreux d’;tre engloutie dans le ventre de cette brute, mais je ne puis vous remercier de m’avoir emp;ch;e de p;rir, car la mort seule peut terminer ma mis;re. Je vous serai reconnaissante, au contraire, si je me vois, par vous, donner cette mort qui peut m’arracher ; tous mes maux. — ;»
Puis, au milieu d’abondantes larmes, elle poursuivit, disant comment son ;poux l’avait trahie, et comment il l’avait laiss;e endormie dans l’;le, o; elle fut ensuite enlev;e par les corsaires. Et, pendant qu’elle parlait, elle se d;tournait, dans l’attitude o; l’on voit, sculpt;e ou peinte, Diane au bain, alors qu’elle jette de l’eau au visage d’Act;on.
Autant qu’elle peut, elle cache sa poitrine et son ventre, moins soucieuse de laisser voir les flancs et les reins. Roland cherche ; faire entrer son esquif dans le port, afin de recouvrir de quelque v;tement celle qu’il avait d;livr;e de ses cha;nes. Pendant qu’il s’en occupe, survient Obert, Obert le roi d’Hibernie, qui avait appris que le monstre marin gisait sur le rivage,
Et qu’un chevalier ;tait all; ; la nage lui placer dans la gueule une grosse ancre, et qu’il l’avait ainsi tir; sur le rivage, comme on tire un navire hors de l’eau. Obert, pour s’assurer qu’on lui a bien dit la v;rit;, est venu lui-m;me, pendant que ses gens livrent de tous c;t;s l’;le d’;bude ; la flamme et ; la destruction.
Bien que Roland f;t tout couvert de sang et de vase — je veux parler du sang dont il s’;tait teint quand il sortit de l’orque o; il ;tait entr; — le roi d’Hibernie le reconnut pour le comte, d’autant plus qu’en apprenant la nouvelle, il avait bien pens; qu’un autre que Roland n’aurait pu donner une telle preuve de force et de valeur.
Il le connaissait, car il avait ;t; infant d’honneur en France, et en ;tait parti, l’ann;e pr;c;dente, pour prendre la couronne que son p;re lui avait laiss;e en mourant. Il avait eu l’occasion de voir souvent Roland et de lui parler une infinit; de fois. Il court l’embrasser et lui fait f;te, apr;s avoir ;t; le casque qu’il avait sur la t;te.
Roland ne montre pas moins de contentement ; voir le roi, que le roi n’en montre ; le voir lui-m;me. Apr;s qu’ils eurent l’un et l’autre redoubl; leurs embrassements, Roland raconta ; Obert la trahison faite ; la jeune femme, et comment le perfide Bir;ne en avait ;t; l’auteur, lui qui aurait d; moins que tout autre s’en rendre coupable.
Il lui dit les preuves d’amour qu’elle lui avait si souvent donn;es;; comment elle avait perdu ses parents et ses biens, et comment enfin elle voulait mourir pour lui, ajoutant qu’il avait ;t; t;moin d’une grande partie de ces ;v;nements et qu’il pouvait en rendre bon compte. Pendant qu’il parlait, les beaux yeux bleus de la dame s’;taient remplis de larmes.
Son beau visage ressemblait ; un ciel de printemps, quand la pluie tombe et qu’en m;me temps le soleil se d;gage de son voile nuageux. De m;me que le rossignol secoue alors doucement ses plumes sous les rameaux reverdis, ainsi Amour se baigne dans les larmes de la belle et se r;jouit de leur ;clat.
A la flamme de ces beaux yeux, il forge la fl;che dor;e qu’il trempe dans le ruisseau de larmes qui descend sur les fleurs vermeilles et blanches de ses joues;; d;s que le trait est tremp;, il le d;coche avec force contre le jeune Obert que ne peuvent d;fendre l’;cu ni la cotte de mailles, ni la cuirasse de fer. Pendant qu’il regarde les yeux et la chevelure d’Olympie, il se sent bless; au c;ur, et il ne sait comment.
La beaut; d’Olympie ;tait des plus rares. Elle n’avait pas seulement remarquables le front, les yeux, les joues, les cheveux, la bouche, le nez, les ;paules et la gorge;; mais au-dessous des seins, les parties du corps qui d’habitude ;taient cach;es par les v;tements, ;taient si parfaites, qu’elles l’emportaient sur tout au monde.
Elles surpassaient en blancheur la neige immacul;e et ;taient au toucher plus douces que l’ivoire. Les seins arrondis ressemblaient au lait qui s’;chappe des corbeilles de jonc. Au milieu, descendait un ;troit espace, pareil aux nombreuses vall;es que l’on voit se former entre les collines, quand la douce saison fait fondre les neiges amoncel;es par l’hiver.
Les flancs ;lanc;s, les belles hanches, le ventre plus poli et plus net qu’un miroir, paraissaient, de m;me que les cuisses blanches, sculpt;s par Phidias ou par une main plus experte encore. Dois-je aussi parler de ces parties qu’elle s’effor;ait en vain de cacher;? Je dirai, en somme, qu’en elle, de la t;te aux pieds, se voyait autant de beaut; qu’il en peut exister.
Si, dans les vall;es de l’Ida, elle e;t ;t; vue par le berger phrygien, je ne sais trop si V;nus, bien qu’elle e;t vaincu les autres d;esses, aurait remport; le prix de beaut;. P;ris ne serait point all; dans les pays d’Amicl;e violer l’hospitalit; sainte, mais il aurait dit : H;l;ne, reste avec M;n;las, car je n’en veux pas d’autre que celle-ci.
Et si elle avait ;t; ; Crotone, lorsque Zeuxis, voulant ex;cuter le tableau destin; au temple de Junon, fit poser nues tant de belles auxquelles il fut oblig;, pour obtenir la perfection, de copier ; chacune une partie du corps, il n’aurait pas eu besoin d’avoir recours ; d’autres qu’; Olympie, car toutes les beaut;s ;taient r;unies en elle.
Je ne crois pas que jamais Bir;ne e;t vu ce beau corps dans sa nudit;, car je suis certain qu’il n’aurait pas eu le courage de l’abandonner dans l’;le d;serte. Obert s’en enflamme, et j’en conclus que le feu ne peut rester couvert. Il s’efforce de la consoler et de lui donner l’espoir qu’un grand bien sortira du malheur qui l’accable en ce moment.
Et il lui promet d’aller avec elle en Hollande, et de ne se point reposer qu’il ne l’ait r;tablie dans ses ;tats, et qu’il n’ait tir; une juste vengeance du parjure et du tra;tre. Il y emploiera toutes les forces dont peut disposer l’Irlande, et il se mettra ; l’;uvre le plus promptement possible. En attendant, il fait chercher parmi les maisons ; demi br;l;es des robes et des v;tements de femme.
Il ne sera pas besoin, pour trouver des robes, d’en envoyer chercher hors de l’;le, car il en est rest; un grand nombre appartenant aux femmes donn;es chaque jour en p;ture au monstre. Sans chercher beaucoup, Obert en trouva en abondance et de toutes sortes. Il en fit rev;tir Olympie, s’excusant de ne pouvoir la parer comme il aurait voulu.
Mais ni la soie brillante, ni l’or le plus fin qui soit jamais sorti des mains des Florentins industrieux, ni aucun v;tement, e;t-il ;t; l’;uvre de la patience et des soins de l’habile Minerve ou du dieu de Lemnos, ne lui auraient paru dignes de parer et de couvrir les beaux membres dont le souvenir le poursuivait sans cesse.
Le paladin Roland se montra ; tous les points de vue tr;s content de cet amour;; outre que le roi ne laisserait pas impunie la trahison de Bir;ne, il se voyait par cette intervention d;charg; d’une grave et ennuyeuse mission, car il n’;tait pas venu dans ces lieux pour Olympie, mais pour porter secours ; sa dame.
Il ;tait maintenant assur; qu’elle n’;tait pas dans l’;le;; mais il n’avait pu savoir si elle y ;tait venue, tous les habitants ;tant morts, et pas un seul n’;tant rest; d’une si grande population. Le jour suivant, on quitta le port, et ils s’en all;rent tous ensemble sur la flotte. Le paladin les suivit en Irlande, pour continuer sa route vers la France.
Il s’arr;ta ; peine un jour en Irlande, et les pri;res ne purent le faire rester davantage. Amour, qui le pousse ; la recherche de sa dame, ne lui permet pas de s’arr;ter plus longtemps. Il partit apr;s avoir recommand; Olympie au roi. Il n’;tait pas besoin de rappeler ; ce dernier ses promesses, car il fit beaucoup plus qu’il n’avait ;t; convenu.
En peu de jours, il eut rassembl; une arm;e, et apr;s avoir conclu alliance avec le roi d’Angleterre et le roi d’;cosse, il reprit la Hollande et ne laissa pas ch;teau ou ville debout en Frise. Il poussa la Z;lande ; la r;volte et ne termina la guerre qu’apr;s avoir mis ; mort Bir;ne, dont la peine fut loin d’;galer le crime.
Obert prit Olympie pour femme, et de simple comtesse en fit une grande reine. Mais retournons au paladin qui d;ploie ses voiles sur la mer et nuit et jour chemine. Il rejoignit le port d’o; il avait tout d’abord pris la mer, et montant tout arm; sur Bride-d’Or, il laissa derri;re lui les vents et l’onde sal;e.
Je crois que pendant le reste de l’hiver il fit des choses dignes d’;tre racont;es;; mais elles furent alors tenues si secr;tes, que ce n’est pas ma faute si je ne puis vous les redire. Roland ;tait en effet plus prompt ; accomplir des actions vaillantes qu’; les raconter ensuite;; ceux-l; seuls de ses hauts faits nous sont connus, qui ont pu avoir des t;moins.
Comme il passa le reste de l’hiver sans faire parler de lui, on ne sut rien de bien certain ; son ;gard;; mais apr;s que le soleil eut ;clair; le signe de l’animal discret qu’emporta Phryxus[63], et que Z;phire, joyeux et suave, eut ramen; le doux printemps, les admirables exploits de Roland reparurent avec les fleurs brillantes et la verdure nouvelle.
Du mont ; la plaine, de la campagne au rivage de la mer, il va, plein de souci et de douleur. Soudain, ; l’entr;e d’un bois, un long cri, une plainte aigu; lui frappent les oreilles. Il presse son cheval, saisit son glaive fid;le et se dirige en toute h;te ; l’endroit d’o; vient le bruit. Mais je remets ; une autre fois de vous dire ce qui s’ensuivit, si vous voulez bien m’;couter.
CHANT XII.
Argument. — Roland, toujours ; la recherche d’Ang;lique, voit une femme qui lui ressemble dans les bras d’Atlante, lequel, chang; en chevalier, para;t l’emporter. En le poursuivant, Roland parvient ; un palais enchant;, o; arrive ;galement Roger qui court apr;s celui qu’il prend pour le ravisseur de Bradamante. Ang;lique y arrive, elle aussi, et y trouve Roland, Sacripant, Ferragus, Gradasse et d’autres guerriers. Une querelle s’;l;ve ; son sujet entre quelques-uns d’entre eux, ce qui procure ; Ferragus l’occasion de s’emparer du casque de Roland. Ang;lique se dirige vers le Levant et trouve dans un bois un jeune homme mortellement bless;. — Roland va vers Paris et d;truit deux troupes de Maures. Plus loin il d;couvre un repaire de malandrins qui retiennent Isabelle prisonni;re.
Lorsque C;r;s, ayant quitt; la m;re des dieux, fut revenue en toute h;te dans la vall;e solitaire o; le mont Etna p;se sur les ;paules d’Encelade foudroy;, elle ne trouva plus sa fille o; elle l’avait laiss;e, loin de tout chemin fr;quent;. Apr;s s’;tre d;chir; le visage, le sein, les cheveux, elle saisit deux pins;;
Elle les alluma aux feux de Vulcain et voulut qu’ils ne pussent jamais s’;teindre. Les tenant chacun dans une main, elle monta sur son char tra;n; par deux serpents, et chercha parmi les for;ts, les champs, les monts, les plaines et les vall;es, franchissant les fleuves, les marais, les torrents. Elle chercha sur terre et sur mer, et apr;s avoir explor; la surface du monde entier, elle descendit dans les profondeurs du Tartare.
Si, comme il en avait le d;sir, Roland e;t poss;d; le pouvoir de la d;esse d’;leusis, il n’aurait, dans sa recherche d’Ang;lique, laiss; inexplor; aucune for;t, aucun champ, aucun ;tang ou aucun ruisseau. Vall;es, montagnes et plaines, la terre et la mer, le ciel et l’ab;me de l’;ternel oubli, il e;t tout vu. Mais n’ayant pas le char et les dragons, il la cherchait du mieux qu’il pouvait.
Il l’a cherch;e par toute la France. Maintenant il s’appr;te ; la chercher ; travers l’Allemagne, la nouvelle et la vieille Castille, se proposant ensuite de passer la mer d’Espagne et d’aller en Libye. Pendant qu’il songe ; tout cela, une voix qui semble se plaindre parvient ; son oreille. Il pousse en avant, et il voit devant lui un chevalier s’;loigner au trot d’un grand destrier.
Ce chevalier porte dans ses bras et retient par force, sur le devant de sa selle, une damoiselle qui para;t tr;s afflig;e. Elle pleure et se d;bat avec l’apparence d’une grande douleur, et appelle ; son secours. A peine le valeureux prince d’Anglante a-t-il vu cette jeune beaut;, qu’il lui semble reconna;tre celle qu’il a cherch;e nuit et jour en France et dans les pays voisins.
Je ne dis pas que ce soit elle, mais elle ressemble ; la gentille Ang;lique qu’il aime tant. Roland qui voit emporter sa dame, sa d;esse, en proie ; une telle douleur et ; une telle d;solation, est saisi de col;re et de fureur. D’une voix terrible, il apostrophe le chevalier. Il l’apostrophe et le menace, et il pousse Bride-d’Or ; toute bride.
Le f;lon ne s’arr;te ni ne lui r;pond. D;sireux de conserver sa pr;cieuse proie, il va si rapide ; travers les halliers, que le vent ne pourrait l’atteindre. L’un fuit, l’autre le chasse, et l’on entend les for;ts profondes retentir de lamentations furieuses. Ils d;bouch;rent, en courant, dans un grand pr;, au milieu duquel s’;levait une vaste et riche demeure.
Ce palais magnifique avait ;t; fort habilement construit en marbres vari;s. Le chevalier, la donzelle sur son bras, courut droit ; la porte d’or qui s’ouvrait au beau milieu. Presque au m;me instant arriva Bride-d’Or, portant Roland mena;ant et d;daigneux. Aussit;t qu’il est entr; dans le palais, Roland jette les yeux autour de lui, mais il ne voit plus le guerrier ni la donzelle.
Il descend aussit;t de cheval et parcourt, tout fulminant, les moindres recoins de cette belle demeure. Il court de;;, del;, et visite, sans se lasser, chaque chambre, chaque appartement. Apr;s avoir fouill; tout l’;tage inf;rieur, il monte les escaliers et ne perd pas moins son temps et sa peine ; chercher en haut, qu’il n’en a perdu ; chercher en bas.
Il voit les lits orn;s d’or et de soie. Les murs, les parois et les parquets o; il pose le pied, disparaissent sous les courtines et les tapis. En haut, en bas, le comte Roland va et vient, sans que ses yeux aient la joie de revoir Ang;lique, ou le voleur qui a ravi le beau visage aim;.
Et pendant qu’il portait en vain ses pas d’un c;t; et d’autre, plein de fatigue et de soucis, il rencontre Ferragus, Brandimart, le roi Gradasse, le roi Sacripant, et d’autres chevaliers qui s’en allaient en bas, en haut, faisant, comme lui, de vains d;tours, et maudissant l’invisible seigneur de ce palais.
Ils s’en vont tous cherchant, se plaignant tous de quelque larcin qu’on leur a fait. Celui-ci est en qu;te du destrier qu’on lui a enlev;;; celui-l; enrage d’avoir perdu sa dame;; ceux-l; accusent le ch;telain d’autres m;faits;; et tous sont tellement ensorcel;s, qu’ils ne savent pas sortir de cette cage, o;, depuis des semaines enti;res et des mois, ils sont retenus par cet enchantement.
Roland, apr;s avoir fouill; quatre ou six fois tout l’;trange palais, dit ; part soi : «; — Je perdrais ici mon temps et ma peine, et peut-;tre le voleur a-t-il entra;n; Ang;lique par une autre sortie, et est-il d;j; loin. — ;» Guid; par cette pens;e, il sort dans le pr; verdoyant dont le palais ;tait entour;.
Pendant qu’il faisait le tour de ce lieu champ;tre, tenant les yeux fix;s ; terre, pour voir si, soit ; droite, soit ; gauche, il ne verra pas les traces d’un passage r;cent, il s’entend appeler d’une fen;tre. Il l;ve les yeux, et il lui semble entendre le parler divin, il lui semble voir le visage de celle qui l’a rendu si diff;rent de ce qu’il ;tait jadis.
Il lui semble entendre Ang;lique lui dire, ; travers ses pleurs et ses pri;res : «; — Viens, viens ; mon aide;! Je te recommande ma virginit;, qui m’est plus ch;re que mon ;me, que ma vie. En pr;sence de mon cher Roland, me sera-t-elle donc ravie par ce voleur;? Donne-moi plut;t la mort de ta main, que de me laisser subir un sort si cruel. — ;»
Ces paroles font revenir Roland, qui parcourt encore une ou deux fois chaque chambre, avec une nouvelle ardeur, et dont l’espoir all;ge la fatigue. Tant;t il s’arr;te, croyant entendre une voix, qui ressemble ; celle d’Ang;lique, r;clamer son secours;; mais il ne sait d’o; elle vient, car tandis qu’il est d’un c;t;, elle se fait entendre d’un autre.
Mais revenons ; Roger que j’ai laiss; dans un sentier ombreux et obscur, au moment o;, apr;s avoir suivi le g;ant et sa dame, il a d;bouch; du bois dans un grand pr;. Il arriva ; l’endroit o; venait d’arriver Roland, si je reconnais bien le lieu. L’;norme g;ant disparut par la porte, et Roger, sans se lasser de le suivre, y entra apr;s lui.
D;s qu’il a mis le pied sur le seuil, il regarde dans la grande cour et ; travers les galeries. Il ne voit plus le g;ant ni sa dame, et c’est en vain qu’il tourne les yeux de tous c;t;s. En haut, en bas, il va et vient sans jamais rencontrer ce qu’il cherche. Il ne sait o; le f;lon s’est cach; avec la dame.
Apr;s avoir pass; quatre ou cinq fois en revue les galeries et les salles, il y revient encore et ne s’arr;te pas avant d’avoir cherch; jusque sous les escaliers. Esp;rant qu’il les trouvera dans les for;ts voisines, il part, mais une voix pareille ; celle qui a appel; Roland l’appelle aussi et le fait rentrer de nouveau dans le palais.
La m;me voix, la m;me apparition que Roland avait prise pour Ang;lique, semble ;tre ; Roger la dame de Dordogne, dont il est de m;me s;par;. De m;me ; Gradasse et ; tous ceux qui, comme lui, allaient errant dans le palais, l’apparition semble ;tre la chose que chacun d’eux d;sire le plus.
C’;tait un nouvel et ;trange enchantement imagin; par Atlante de Car;ne pour occuper tellement Roger ; cette fatigue, ; cette douce peine, qu’il p;t ;chapper au funeste destin qui devait le faire mourir jeune. Apr;s le ch;teau d’acier, qui ne lui avait pas r;ussi, apr;s Alcine, il a encore voulu faire cet essai.
Atlante a attir; et tient dans cet enchantement, non seulement Roger, mais tous les chevaliers qui ont le plus de renomm;e en France, afin que Roger ne meure pas de leur main. Et pendant qu’il les retenait dans cette demeure, il avait approvisionn; abondamment le palais afin de ne laisser manquer de rien les dames et les chevaliers qui s’y trouvaient.
Mais revenons ; Ang;lique. Ayant avec elle cet anneau si merveilleux qu’en le mettant dans sa bouche elle dispara;t aux regards, elle porte ; son doigt un pr;servatif assur; contre tout enchantement. Apr;s avoir trouv;, dans la caverne de la montagne, de la nourriture, une haquen;e et des v;tements autant qu’il lui en fallait, elle avait r;solu de retourner dans son beau royaume de l’Inde.
Elle aurait voulu volontiers avoir pour escorte Roland ou Sacripant, non pas que l’un lui f;t plus cher que l’autre, car elle s’;tait toujours montr;e rebelle ; leurs d;sirs;; mais devant, pour regagner le Levant, passer par tant de villes, de ch;teaux, elle avait besoin d’un guide, d’une escorte, et elle ne pouvait avoir en d’autres une plus grande confiance.
Elle les chercha longtemps l’un et l’autre, sans en d;couvrir la moindre trace, tant;t dans les cit;s, tant;t dans les villas, dans les for;ts profondes et sur tous les chemins. Enfin la fortune la pousse vers le palais o; Atlante avait r;uni dans un ;trange enchantement le comte Roland, Ferragus, Sacripant, Roger, Gradasse et tant d’autres;;
Elle y entre, car le magicien ne peut la voir. Elle cherche partout, invisible gr;ce ; son anneau. Elle trouve Roland et Sacripant qui la cherchent vainement dans cette demeure. Elle voit comment, en leur pr;sentant son image, Atlante les trompe l’un et l’autre. Pendant longtemps, elle se demande lequel des deux elle doit prendre pour compagnon, et elle ne sait ; quoi se r;soudre.
Elle ne sait pas lequel des deux il lui vaudrait le mieux avoir avec elle, du comte Roland ou du fier roi de Circassie. Roland pourra la d;fendre plus vaillamment et plus efficacement dans les moments p;rilleux;; mais si elle en fait son guide, elle risque d’en faire son ma;tre, car elle ne voit pas comment elle pourrait s’en faire constamment ob;ir, ou m;me le renvoyer en France quand elle n’aura plus besoin de lui.
Quant au Circassien, elle pourra le renvoyer quand il lui plaira, l’e;t-elle d;j; fait monter au ciel. Cette seule raison la d;cide ; le prendre pour escorte, ; se fier ; sa foi et ; son z;le. Elle ;te l’anneau de sa bouche, et montre son visage sans voile aux regards de Sacripant. Elle croit s’;tre montr;e ; lui seul, mais soudain Roland et Ferragus surviennent.
Surviennent Roland et Ferragus. L’un et l’autre r;daient en haut, en bas, au dedans et au dehors, cherchant dans l’immense palais celle qui ;tait leur divinit;. Ils coururent tous ; la dame, car aucun enchantement ne les retenait plus, l’anneau qu’elle avait ; sa main rendant vaines toutes les inventions d’Atlante.
Deux des guerriers que je chante avaient la cuirasse au dos et le casque en t;te. Depuis qu’ils ;taient entr;s dans cette demeure, ils ne les avaient quitt;s ni le jour ni la nuit, car l’habitude qu’ils en avaient les leur rendait aussi faciles ; porter que de simples v;tements. Le troisi;me, Ferragus, ;tait aussi arm;, mais il n’avait pas de casque et ne voulait pas en avoir,
Jusqu’; ce qu’il e;t celui que le paladin Roland avait enlev; au fr;re du roi Trojan. Il l’avait jur; lorsqu’il avait en vain cherch; dans la rivi;re le casque fin de l’Argail. Bien qu’il ait eu Roland pour voisin dans ce palais, Ferragus n’en est pas venu aux mains avec lui, car ils ne se pouvaient reconna;tre entre eux, tant qu’ils seraient dans cette enceinte.
Cette demeure ;tait enchant;e de telle sorte qu’ils ne pouvaient se reconna;tre entre eux. Ni le jour ni la nuit, ils ne quittaient l’;p;e, le haubert ou l’;cu. Leurs chevaux, la selle sur le dos, le mors suspendu ; l’ar;on, mangeaient dans une ;curie, situ;e pr;s de l’entr;e, et constamment fournie d’orge et de paille.
Atlante ne saurait et ne pourrait emp;cher les guerriers de remonter en selle pour courir derri;re les joues vermeilles, les cheveux d’or et les beaux yeux noirs de la donzelle qui fuit sur sa jument qu’elle talonne. Elle voit avec d;plaisir les trois amants r;unis, car elle les aurait peut-;tre choisis l’un apr;s l’autre.
Quand elle les eut assez ;loign;s du palais pour ne plus craindre que l’enchanteur maudit p;t exercer sur eux son pouvoir pernicieux, elle porta ; ses l;vres de rose l’anneau qui lui avait fait ;viter plus d’un danger. Soudain, elle disparut ; leurs yeux, les laissant comme insens;s et stup;faits.
Son premier projet ;tait de prendre avec elle Roland ou Sacripant qui l’aurait accompagn;e dans son retour au royaume de Galafron, dans l’extr;me Orient;; mais soudain il lui vint un profond d;dain pour tous les deux. Changeant en un instant de r;solution, elle ne voulut rien devoir ni ; l’un ni ; l’autre, et pensa que son anneau lui suffirait pour les remplacer.
Les trois guerriers bafou;s portent leurs regards stup;faits d’un c;t; et d’autre ; travers le bois. Tel le chien qui a perdu la trace du li;vre ou du renard qu’il chassait et qui s’est d;rob; ; l’improviste dans un terrier ;troit, dans un ;pais taillis ou dans quelque foss;. La d;daigneuse Ang;lique se rit d’eux, car elle est invisible, et elle observe leurs mouvements.
Au milieu du bois se montre un seul chemin. Les chevaliers croient que la donzelle s’en va par l; devant eux, car il est impossible de sortir d’un autre c;t;. Roland y court, Ferragus le suit, et Sacripant n’est pas moins prompt ; donner de l’;peron. Ang;lique retient la bride ; sa b;te et derri;re eux s’avance paisiblement.
Lorsqu’ils furent arriv;s, tout courant, ; l’endroit o; le sentier se perdait dans la for;t, les chevaliers commenc;rent ; regarder dans l’herbe s’ils ne trouveraient pas quelques traces. Ferragus, qui parmi les plus hautains aurait pu avoir la couronne, se tourna vers les deux autres d’un air farouche, et leur cria : «; — D’o; venez-vous;?
«;Retournez en arri;re, ou prenez une autre voie, si vous ne voulez pas rester morts ici. Sachez que je ne souffre pas de compagnon quand il s’agit d’aimer ou de suivre ma dame. — ;» Roland dit au Circassien : «; — Celui-ci pourrait-il s’exprimer autrement, s’il nous avait rencontr;s tous les deux parmi les plus viles et les plus timides putains qui aient jamais tir; la laine des quenouilles;? — ;»
Puis, tourn; vers Ferragus, il dit : «; — Brute, si je ne tenais compte que tu es sans casque, je t’apprendrais sans retard ; conna;tre si ce que tu as dit est bien ou mal. — ;» L’Espagnol r;pondit : «; — Pourquoi t’inqui;tes-tu de ce qui m’est ; moi fort indiff;rent;? Moi seul, contre vous deux, je suis bon pour soutenir ce que j’ai dit, bien que je sois sans casque. — ;»
«; — Ah;! — dit Roland au roi de Circassie — rends-moi le service de lui pr;ter ton casque, afin que je le gu;risse de sa folie, car je n’en ai jamais vu de semblable ; la sienne. — ;» Le roi r;pondit : «; — Qui serait le plus fou de nous trois;? Si cette proposition te para;t honn;te, pr;te-lui le tien;; je ne serai pas moins capable que toi peut-;tre de corriger un fou. — ;»
Ferragus reprit : «; — C’est vous qui ;tes des imb;ciles;; s’il m’e;t convenu de porter un casque, vous n’auriez d;j; plus les v;tres, car je vous les aurais enlev;s malgr; vous. Mais pour vous raconter en partie mes affaires, sachez que je vais sans casque, et que j’irai de la sorte, jusqu’; ce que j’aie celui que porte sur sa t;te le paladin Roland. — ;»
«; — Donc — r;pondit en souriant le comte — tu penses pouvoir faire, t;te nue, ; Roland, ce que celui-ci fit jadis dans Aspromonte au fils d’Agolant;? Je crois, au contraire, moi, que si tu le voyais face ; face, tu tremblerais de la t;te aux pieds. Loin de songer ; vouloir son casque, tu lui donnerais de toi-m;me les autres armes dont tu es rev;tu. — ;»
L’Espagnol vantard dit : «; — D;j; plusieurs fois, j’ai tenu Roland tellement serr;, que j’aurais pu facilement lui enlever toutes les armes qu’il avait sur le dos, et non pas seulement son casque. Si je ne l’ai pas fait, c’est qu’alors je n’avais pas form; le dessein que j’ai depuis con;u;; maintenant je l’ai r;solu, et j’esp;re pouvoir l’accomplir sans peine. — ;»
Roland ne put se contenir plus longtemps;; il cria : «; — Menteur, brute de pa;en, en quel pays, ; quel moment m’as-tu tenu en ton pouvoir, les armes ; la main;? Ce paladin que tu vas te vantant d’avoir vaincu, c’est moi. Tu pensais qu’il ;tait loin. Or, voyons si tu pourras m’enlever le casque, ou si je suis bon pour t’enlever ; toi-m;me tes autres armes;?
«;Je ne veux pas conserver sur toi le moindre avantage. — ;» Ainsi disant, il d;lace son casque et le suspend ; une branche de h;tre. En m;me temps, il tire Durandal. Ferragus, sans perdre le moins du monde courage, tire son ;p;e et se met en position, de mani;re ; pouvoir avec elle et avec son ;cu lev;, couvrir sa t;te nue.
Les deux guerriers commenc;rent par faire d;crire un cercle ; leurs chevaux, tentant avec le fer le d;faut de leurs cuirasses. Il n’y avait pas dans le monde entier un autre couple qu’on e;t pu comparer ; celui-l;. ;gaux en force et en vaillance, ils ne pouvaient se blesser ni l’un ni l’autre.
Car vous avez d;j; entendu dire, mon seigneur, que Ferragus ;tait invuln;rable sur tout le corps, except; ; l’endroit o; l’enfant prend sa premi;re nourriture, alors qu’il est encore dans le ventre de sa m;re. Jusqu’au jour o; la pierre sombre du tombeau lui recouvrit la face, il porta sur cette partie, o; il ;tait accessible, sept plaques d’acier de la meilleure trempe.
Le prince d’Anglante ;tait ;galement invuln;rable sur tout le corps, hors une partie. Il pouvait ;tre bless; sous la plante des pieds;; mais il la garantissait avec beaucoup de soin et d’art. Le reste de son corps ;tait plus dur que le diamant, si la renomm;e nous a rapport; la v;rit;. L’un et l’autre, ; la poursuite de leurs entreprises, allaient tout arm;s, plut;t comme ornement que par besoin.
La bataille devient cruelle, ;pre, terrible ; voir et pleine d’;pouvante. Ferragus, soit qu’il frappe de la pointe ou de la taille, ne porte pas une botte qui ne tombe en plein. Chaque coup de Roland ouvre, rompt ou brise une plaque ou une maille. Ang;lique, invisible, assiste seule ; un pareil spectacle.
Pendant ce temps, en effet, le roi de Circassie, pensant qu’Ang;lique courait non loin en avant, et voyant Ferragus et Roland aux prises, avait pris le chemin par lequel il croyait que la donzelle s’;tait ;chapp;e quand elle avait disparu ; leurs yeux. C’est ainsi que la fille de Galafron fut seule t;moin de cette bataille.
Apr;s qu’elle l’eut contempl;e quelque temps, saisie d’horreur et d’;pouvante, le r;sultat lui en parut aussi dangereux pour elle d’un c;t; comme de l’autre. Une nouvelle pens;e lui vient alors ; l’esprit;; elle se d;cide ; enlever le casque pour voir ce que feront les deux guerriers quand ils s’apercevront qu’il a ;t; enlev;;; elle a toutefois la pens;e de ne pas le garder longtemps.
Elle a bien l’intention de le rendre au comte, mais elle veut auparavant s’en amuser un peu. Elle d;tache le casque, puis elle s’;loigne sans rien leur dire. Elle ;tait d;j; loin, avant que l’un d’eux se f;t aper;u du larcin, tellement l’un et l’autre ;taient embras;s de col;re.
Mais Ferragus, ayant le premier lev; les yeux, s’;carte de Roland et lui dit : «; — Vois, le chevalier qui ;tait avec nous nous a trait;s comme des dupes et des sots;! Quel prix le vainqueur retirera-t-il de sa victoire, puisque celui-ci nous a vol; le beau casque;? — ;» Roland s’arr;te et jette les yeux sur la branche d’arbre;; il n’y voit plus le casque, et il est tout enflamm; de col;re.
Comme Ferragus, il conclut que c’;tait le chevalier qui ;tait auparavant avec eux qui l’avait emport;. Tournant la bride, il fait sentir les ;perons ; Bride-d’Or. Ferragus, le voyant s’;loigner du champ de bataille, le suivit. Ils arriv;rent bient;t ; un endroit o; apparaissaient sur l’herbe les traces nouvelles du Circassien et de la donzelle.
Le comte prit sa route ; gauche, vers une vall;e o; le Circassien s’;tait dirig; lui-m;me. Quant ; Ferragus, il se tint plus pr;s de la montagne, l; o; ;tait le sentier qu’Ang;lique avait suivi. En ce moment, Ang;lique ;tait arriv;e pr;s d’une fontaine, dans un site ombreux et agr;able, invitant chaque passant ; s’arr;ter sous ses ombres fra;ches et ; ne point la quitter sans y avoir bu.
Ang;lique s’arr;te pr;s des eaux claires, ne pensant pas que personne survienne. Gr;ce ; l’anneau magique qui la cache, elle ne craint pas qu’aucun mauvais cas puisse lui arriver. Aussit;t descendue sur l’herbe ;paisse de la rive, elle suspend le casque ; une branche, puis elle cherche l’endroit le plus frais pour y lier sa jument et la faire pa;tre.
Le chevalier d’Espagne qui avait suivi ses traces arrive ; la fontaine. Ang;lique ne l’a pas plus t;t vu, qu’elle se rend invisible et remonte sur sa haquen;e. Elle ne peut reprendre le casque qui ;tait tomb; sur l’herbe et avait roul; loin d’elle. Aussit;t que le pa;en eut aper;u Ang;lique, il courut ; elle plein de joie.
Mais elle disparut, comme j’ai dit, avant qu’il e;t pu la saisir, ainsi que disparaissent au r;veil les fant;mes vus en songe. Il s’en va, la cherchant ; travers les arbres, et ses yeux impuissants ne peuvent plus la voir. Blasph;mant Mahomet, Trivigant et tous les chefs de sa religion, Ferragus s’en revient ; la fin vers la fontaine o;, dans l’herbe, gisait le casque du comte.
Il le reconnut, d;s qu’il l’eut vu, ; l’inscription grav;e sur la visi;re et qui disait o; Roland l’avait acquis, comment et quand, et ; qui il l’avait enlev;. Le pa;en s’en arma la t;te et le col, son chagrin ne l’emp;chant point de le prendre, je veux dire le chagrin qu’il ;prouvait d’avoir vu dispara;tre sa dame, comme disparaissent les esprits nocturnes.
Apr;s qu’il a lac; sur sa t;te le casque redout;, il pense que, pour qu’il soit pleinement satisfait, il ne lui reste plus qu’; retrouver Ang;lique qui appara;t et dispara;t ; ses yeux comme un ;clair. Il la chercha par toute la for;t, et quand il eut perdu l’espoir de retrouver ses traces, il regagna le camp espagnol vers Paris,
Adoucissant la douleur cuisante qu’il ;prouvait de n’avoir pu assouvir son grand d;sir, par le plaisir de poss;der le casque qui avait appartenu ; Roland, ainsi qu’il en avait fait le serment. Le comte en fut par la suite instruit, et il chercha longtemps Ferragus, jusqu’au jour o; il lui enleva le casque de la t;te, apr;s lui avoir arrach; la vie entre deux ponts.
Ang;lique, invisible et seule, poursuit son chemin, le visage troubl;. Elle regrette qu’une trop grande pr;cipitation lui ait fait laisser le casque pr;s de la fontaine : «; — J’ai fait une chose qu’il ne m’appartenait pas de faire — se disait-elle ; elle-m;me — en enlevant au comte son casque. C’est l; la premi;re r;compense, et elle est assez ;trange, de tant de services que je lui dois;!
«;C’est dans une bonne intention, Dieu le sait, que j’ai enlev; le casque, bien que l’effet produit ait ;t; tout autre de ce que j’esp;rais. Ma seule pens;e fut de mettre fin au combat, et non pas de donner l’occasion ; cette brute d’Espagnol de satisfaire aujourd’hui son d;sir. — ;» Ainsi elle allait, s’accusant elle-m;me d’avoir priv; Roland de son casque.
M;contente et de mauvaise humeur, elle prit le chemin qui lui parut le meilleur pour aller vers l’Orient. La plupart du temps, elle marchait invisible;; d’autrefois elle se montrait, selon qu’il lui semblait opportun, et selon les gens qu’elle rencontrait. Apr;s avoir vu de nombreux pays, elle arriva ; un bois o; elle trouva un jouvenceau bless; au beau milieu de la poitrine, et gisant entre deux de ses compagnons morts.
Mais je n’en dirai pas davantage pour le moment sur Ang;lique, car j’ai beaucoup de choses ; vous raconter avant de revenir ; elle. Je ne consacrerai pas non plus, du moins de longtemps, d’autres vers ; Ferragus et ; Sacripant. Je suis forc; de les laisser pour le prince d’Anglante, dont je dois m’occuper avant tous les autres. Je dois dire les fatigues et les angoisses ;prouv;es par lui ; la poursuite du grand d;sir qu’il ne parvint jamais ; satisfaire.
A la premi;re cit; qu’il trouve sur son chemin, comme il a grand soin de voyager incognito, il met sur sa t;te un casque nouveau, sans regarder si la trempe en est faible ou forte. Qu’elle soit ce qu’elle voudra, peu lui importe, puisqu’il est rassur; par l’enchantement qui le rend invuln;rable. Ainsi couvert, il poursuit sa recherche;; le jour, la nuit, la pluie, le soleil ne peuvent l’arr;ter.
A l’heure o; Ph;bus fait sortir de la mer ses chevaux au poil humide, o; l’Aurore s’en vient parsemer tout le ciel de fleurs jaunes et vermeilles, o; les ;toiles abandonnant leurs ch;urs nocturnes ont d;j; disparu sous un voile, Roland, passant un jour pr;s de Paris, donna une preuve ;clatante de sa valeur.
Il se rencontra avec deux escadrons. Le premier ;tait conduit par Manilard, Sarrasin aux cheveux blancs, roi de Noricie, jadis fier et vaillant, et maintenant meilleur pour le conseil que pour le combat. L’autre suivait l’;tendard du roi de Tr;mis;ne[64], tenu pour un chevalier accompli parmi les Africains. Ceux qui le connaissaient l’appelaient Alzird.
Ces gens, avec le reste de l’arm;e pa;enne, avaient s;journ; pendant l’hiver, les uns plus pr;s, les autres plus loin de Paris, log;s tous dans les villas ou dans les ch;teaux environnants. Le roi Agramant, apr;s avoir perdu de longs jours ; essayer de prendre Paris, r;solut de tenter un assaut final, puisqu’il ne pouvait pas s’en emparer autrement.
Pour cette entreprise, il disposait de troupes innombrables;; outre celles qui ;taient venues avec lui et celles qui, d’Espagne, avaient suivi la royale banni;re de Marsile, il avait ; sa solde beaucoup de gens de France, car de Paris jusqu’au royaume d’Arles, y compris une grande partie de la Gascogne — quelques forteresses except;es — tout lui ;tait soumis.
A peine les ruisseaux tremblants eurent-ils commenc; ; fondre la glace sous leurs eaux ti;des, ; peine les pr;s se furent-ils rev;tus d’herbes nouvelles et les arbres de feuillage tendre, que le roi Agramant rassembla tous ceux qui suivaient sa fortune, pour r;unir autour de lui son immense arm;e et donner ; ses affaires une meilleure tournure.
A cet effet, le roi de Tr;mis;ne, ainsi que celui de Noricie, s’en allaient rejoindre en temps voulu le lieu indiqu; pour passer en revue chaque troupe, et voir si elles ;taient en bon ou mauvais ;tat. Roland vint ; les rencontrer par hasard, comme je vous ai dit, marchant tous les deux de compagnie. Quant ; lui, il cherchait toujours, selon qu’il en avait pris l’habitude, celle qui le tenait sous les cha;nes de l’amour.
D;s qu’Alzird vit s’approcher le comte qui n’avait pas son pareil au monde comme valeur, il lui parut ; sa noble prestance, ; son front superbe, l’;gal du dieu des armes. Il resta stup;fait devant cette physionomie ouverte, ce fier regard, ce visage farouche. Il pensa qu’il avait affaire ; un guerrier de haute vaillance, mais il eut trop de d;sir de l’;prouver.
Alzird ;tait jeune et pr;somptueux, estim; pour sa force et son grand c;ur. Il poussa son cheval en avant pour se mesurer avec le comte. Il e;t mieux fait de se tenir avec sa troupe, car au premier choc le prince d’Anglante le jette ; terre apr;s lui avoir travers; le c;ur. Le destrier, ne sentant plus le frein, s’enfuit plein de terreur.
Un cri subit, effroyable, s’;l;ve, emplissant l’air de toutes parts, ; la vue du jeune homme tombant et perdant son sang par une large ouverture. La troupe fr;missante s’en vient au comte en d;sordre et le presse de la taille et de la pointe. C’est comme une temp;te de dards empenn;s qui s’abat sur la fleur des chevaliers vaillants.
La rumeur est pareille ; celle produite par une troupe de sangliers qu’on voit courir sur les coteaux ou ; travers les champs, lorsque le loup sorti de sa caverne obscure, ou l’ours descendu de la montagne, en ont pris un jeune. Toute la bande se lamente avec des grognements effroyables. Ainsi la foule des infid;les s’;tait pr;cipit;e vers le comte en criant : «;Sus;! sus;!;»
En un instant la cuirasse re;oit mille coups de lance, de fl;che et d’;p;e, et l’;cu autant. Les uns le frappent dans le dos avec la masse, les autres le menacent par c;t;, d’autres par devant. Mais lui, qui ne donna jamais acc;s ; la peur, ne fait pas plus de cas de cette tourbe vile et de toutes ces armes, que le loup, dans l’obscurit; de la bergerie, ne se pr;occupe du nombre des agneaux.
Il tenait nue ; la main cette effroyable ;p;e qui a mis ; mort tant de Sarrasins. Aussi, celui qui voudrait compter le nombre de ceux qui tombent dans cette foule entreprendrait chose longue et difficile. Bient;t le sang coule le long du chemin rougi et qui peut ; peine contenir tant de morts, car il n’y a ni bouclier ni casque qui puisse pr;server l; o; l’impitoyable Durandal s’abat,
Non plus que les v;tements rembourr;s de coton, ou les tissus roul;s mille fois autour de la t;te. Les g;missements et les plaintes s’;l;vent dans les airs, en m;me temps que volent les bras, les ;paules et les t;tes coup;s. La Mort cruelle erre sur le champ de bataille, sous mille formes horribles, et se dit : «; — Aux mains de Roland, Durandal vaut mieux que cent de mes faux. — ;»
Un coup attend ; peine l’autre. Bient;t, ils prennent tous la fuite, aussi promptement qu’ils ;taient d’abord accourus, s’imaginant faire une bouch;e d’un homme seul. Personne n’attend son ami pour s’;ter de la bagarre et s’;loigner avec lui. L’un fuit ; pied, l’autre ; grands renforts d’;perons;; aucun ne s’inqui;te de savoir s’il prend la bonne route.
L’Honneur se tenait pr;s d’eux, avec le miroir qui montre les taches de l’;me. Aucun d’eux ne s’y regarda, sauf un vieillard, dont l’;ge avait glac; le sang, mais non le courage. Il comprit qu’il lui valait mieux mourir que se d;shonorer en prenant la fuite. Je veux parler du roi de Noricie. Il met sa lance en arr;t contre le paladin de France,
Et la rompt sur l’;cu du fier comte qui n’en est pas m;me ;branl;. Celui-ci, qui avait justement le glaive nu, en porte au roi Manilard un coup qui devait le traverser. Mais la fortune secourable voulut que le fer cruel f;t mal assur; dans la main de Roland. On ne peut pas toujours frapper juste. Cependant le coup fait vider l’ar;on
Au roi qu’il laisse tout ;tourdi. Roland ne se retourne point pour le frapper de nouveau;; il taille, tranche, fend, assomme les autres. Il semble ; tous qu’ils l’ont sur les ;paules. De m;me que par les airs, o; l’espace s’ouvre devant eux, les ;tourneaux fuient l’audacieux ;merillon, ainsi de toute cette troupe en d;route, les uns tombent, les autres fuient en se jetant la face contre terre.
L’;p;e sanglante ne s’arr;te point que le champ de bataille ne soit vide de combattants. Roland h;site alors pour savoir de quel c;t; il doit continuer sa route, bien que tout le pays lui soit connu. Qu’il aille ; droite ou ; gauche, il ne songe qu’; chercher Ang;lique, et craint seulement d’aller o; elle n’est pas.
Il poursuivit son chemin, s’informant souvent d’elle, marchant par les champs et par les bois, comme un homme hors de soi-m;me. La nuit venue, il s’;carta de la route, attir; par une lueur, qui, de loin, s’;chappait des fentes d’un rocher situ; au pied d’une montagne. Roland s’approcha du rocher pour voir si Ang;lique n’;tait pas venue s’y reposer.
Comme dans un bois d’humbles gen;vriers, ou par les chaumes de la vaste plaine, le chasseur qui poursuit le li;vre peureux, s’avance d’une marche incertaine ; travers les sillons, explorant chaque buisson, chaque touffe d’herbe pour voir si la b;te ne s’y est pas mise ; couvert, ainsi Roland cherchait sa dame avec une grande patience, partout o; l’espoir le poussait.
Le comte, se dirigeant en toute h;te vers ce rayon de lumi;re, arriva ; un endroit o;, au sortir de l’;troit d;fil; de la montagne, la for;t s’;largissait, et o; se cachait une grotte spacieuse, devant laquelle croissaient des ;pines et des jeunes pousses, qui formaient comme un mur pour d;rober ceux qui se trouvaient dans la grotte aux regards de quiconque aurait voulu leur nuire.
De jour on n’aurait pu la d;couvrir, mais de nuit, la lumi;re qui s’en ;chappait la faisait apercevoir. Roland s’imaginait bien ce que c’;tait. Pourtant il voulait en ;tre plus certain;; apr;s avoir attach; Bride-d’Or en dehors, il s’approche doucement de la grotte, et ;cartant les rameaux touffus, il entre par l’ouverture, sans se faire annoncer.
Il descend plusieurs degr;s dans cette tombe o; les gens sont ensevelis vivants. La grotte, taill;e au ciseau, ;tait tr;s spacieuse et n’;tait pas tout ; fait priv;e de la lumi;re du jour, bien que l’entr;e en laiss;t passer fort peu. Mais il en venait beaucoup d’une fen;tre qui s’ouvrait dans un trou du rocher ; main droite.
Au milieu de la caverne, pr;s d’un feu, ;tait une dame ; l’aspect agr;able. Elle avait ; peine d;pass; quinze ans, comme il parut au comte au premier abord. Et elle ;tait si belle, qu’elle changeait ce lieu sauvage en paradis, bien qu’elle e;t les yeux baign;s de larmes, signe manifeste d’un c;ur dolent.
Pr;s d’elle ;tait une vieille;; elles semblaient en grande contestation, comme les femmes font souvent entre elles. Mais d;s que le comte fut entr;, elles se turent. Roland s’empressa de les saluer d’un air courtois, ainsi qu’il faut toujours faire avec les dames. Et elles, se levant aussit;t, lui rendirent gracieusement son salut.
Il est vrai qu’elles s’effray;rent un peu en entendant ; l’improviste sa voix, et en voyant entrer, arm; de toutes pi;ces, un homme qui paraissait si terrible. Roland demanda qui pouvait ;tre assez discourtois, injuste, barbare et atroce, pour tenir enseveli dans cette grotte un visage si gentil et si digne d’amour.
La jeune fille lui r;pondit d’une voix faible et entrecoup;e de profonds sanglots. Aux doux accents de sa voix, on e;t dit que les perles et le corail s’;chappaient de sa bouche. Les larmes descendaient sur sa gorge ; travers les lis et les roses de ses joues. Mais qu’il vous plaise, seigneur, d’entendre la suite dans l’autre chant, car il est d;sormais temps de finir celui-ci.
CHANT XIII.
Argument. — Isabelle raconte ; Roland ses malheurs. Surviennent les malandrins habitants de la caverne. Roland les tue tous, puis il part emmenant Isabelle. — Bradamante apprend de M;lisse que Roger est tomb; au pouvoir du vieux magicien. Elle va pour le d;livrer et reste prise dans son propre enchantement. — Digression ;logieuse de M;lisse sur les femmes appartenant ; la maison d’Este.
Ils ;taient bien favoris;s, les chevaliers qui vivaient ; cette ;poque;! Dans les vallons, dans les cavernes obscures et les bois sauvages, au milieu des tani;res, des serpents, des ours et des lions, ils trouvaient ce qu’on aurait peine ; rencontrer aujourd’hui au sein des palais superbes, ; savoir des dames ; la fleur de l’;ge et dignes d’;tre qualifi;es du titre de belles.
Je vous ai racont; plus haut que Roland avait trouv; dans une grotte une damoiselle, et qu’il lui avait demand; par qui elle y avait ;t; amen;e. Poursuivant le r;cit de cette aventure, je vous dirai qu’apr;s s’;tre plusieurs fois interrompue par ses propres sanglots, elle mit le comte au courant de ses infortunes, d’une voix douce et suave, et le plus bri;vement qu’elle put.
«; — Bien que je sois certaine, chevalier — lui dit-elle — de porter la peine de ce que je vais te dire — car je pense que cette vieille s’empressera d’en donner avis ; celui qui m’a enferm;e ici — je suis pr;te ; te r;v;ler la v;rit;, d;t ma vie en d;pendre. Quel plus grand service puis-je du reste attendre de lui, sinon qu’il lui prenne un jour fantaisie de me faire mourir;?
«;Je m’appelle Isabelle;; je fus la fille de l’infortun; roi de Galice. Je dis bien je fus, car je ne suis plus d;sormais que l’enfant de la douleur, de l’affliction et de la tristesse. C’est la faute de l’amour, et je ne sais si c’est de sa perfidie que je dois me plaindre le plus, car ses doux commencements furent dissimul;s sous la tromperie et sous la fraude.
«;Autrefois, je vivais heureuse de mon sort;; noble, jeune, riche, honn;te et belle. Aujourd’hui, je suis humili;e et pauvre;; aujourd’hui je suis malheureuse. Et s’il est un sort plus terrible encore, il m’est r;serv;. Mais je veux que tu connaisses la cause premi;re du malheur qui me frappe. Bien que tu ne puisses m’;tre utile en rien, je pense que par toi ma situation ne peut pas s’aggraver beaucoup.
«;Mon p;re, voici aujourd’hui douze mois, donna ; Bayonne des joutes dont le bruit attira sur nos terres les chevaliers de divers pays, venus pour y prendre part. Parmi eux tous, soit qu’Amour me le montr;t ainsi, soit que le m;rite ;clate de lui-m;me, le seul Zerbin me parut digne de louanges. Il ;tait fils du grand roi d’;cosse.
«;Apr;s l’avoir vu dans la lice accomplir des merveilles de chevalerie, je fus ;prise d’amour pour lui, et je ne m’en aper;us que lorsque je reconnus que je ne m’appartenais plus moi-m;me. Pourtant, bien que cet amour se f;t empar; de moi en ma;tre, je m’applaudissais de ce que le hasard n’avait point mal plac; mon c;ur, mais l’avait au contraire donn; ; l’objet le plus digne qui f;t au monde.
«;Zerbin l’emportait sur tous les autres seigneurs en beaut; et en vaillance. Il se montra ;pris pour moi — et je crois qu’il l’;tait en effet — d’un amour non moins ardent que le mien. Nous ne manqu;mes pas de nous exprimer souvent notre commune ardeur, et quand, par la suite, nous f;mes s;par;s, nos ;mes rest;rent toujours unies.
«;Car, les grandes f;tes termin;es, mon Zerbin retourna en ;cosse. Si tu sais ce que c’est que l’amour, tu peux juger combien je fus triste, pensant ; lui nuit et jour. Et j’;tais certaine que sa flamme ne br;lait pas moins vive dans son c;ur. Il n’avait d’autre d;sir que de trouver un moyen pour m’avoir pr;s de lui.
«;Et comme nos croyances oppos;es — il ;tait chr;tien et moi musulmane — ne lui permettaient pas de me demander pour femme ; mon p;re, il se d;cida ; m’enlever secr;tement. Sur les confins de ma riche patrie aux campagnes verdoyantes longeant l’Oc;an, ;tait un beau jardin, sur une rive d’o; l’on d;couvrait toutes les collines environnantes et la mer.
«;Ce lieu lui parut propice ; l’enl;vement auquel le for;ait ; recourir la diversit; de nos religions. Il me fit savoir les mesures qu’il avait prises pour assurer le bonheur de notre vie. Il avait fait cacher pr;s de Sainte-Marthe une gal;re mont;e par des gens arm;s, sous la conduite d’Orderic de Biscaye, ma;tre de bataille sur mer et sur terre.
«;Ne pouvant en personne ex;cuter cette entreprise, parce qu’en ce moment son vieux p;re l’avait envoy; porter secours au roi de France assi;g;, il avait envoy; ; sa place Orderic, qu’il tenait pour le plus fid;le et le plus d;vou; de ses meilleurs amis. Cela devrait ;tre en effet, si les bienfaits suffisaient toujours pour se cr;er des amis.
«;Celui-ci ;tait venu sur un navire arm; et ; l’;poque convenue. Et c’est ainsi qu’arriva le jour tant d;sir; o; je devais me laisser surprendre dans mon jardin. Orderic, accompagn; d’une troupe de gens habitu;s aux coups de main maritimes, remonta pendant la nuit le fleuve voisin de la ville, et vint en silence jusqu’; mon jardin.
«;De l;, je fus transport;e sur la gal;re, avant qu’on ne s’en f;t aper;u en ville. De mes serviteurs surpris nus et d;sarm;s, les uns s’enfuirent, les autres furent tu;s, quelques-uns furent emmen;s captifs avec moi. Ainsi je quittai mon pays, avec une joie que je ne pourrais te dire, dans l’espoir de jouir bient;t de la pr;sence de mon Zerbin.
«;Nous ;tions ; peine parvenus ; la hauteur de la Mangiane, lorsque nous f;mes assaillis sur notre gauche par un coup de vent qui obscurcit l’horizon jusqu’alors serein, troubla la mer et souleva les ondes jusqu’au ciel. Le mistral se mit ; souffler en travers de notre route, augmentant d’heure en heure en violence, ; tel point que nous essay;mes en vain de louvoyer.
«;Vainement aussi on largua les voiles, on abaissa le m;t sur le gaillard d’arri;re;; nous nous voyions emport;s malgr; nous sur les ;cueils aigus qui sont devant la Rochelle. Si celui qui r;side aux cieux ne nous ;tait pas venu en aide, la temp;te farouche nous e;t bris;s contre la terre. Le vent furieux nous poussait avec plus de rapidit; qu’une fl;che chass;e de l’arc.
«;Le Biscayen, voyant le p;ril, usa d’un moyen qui trompe souvent. Il eut recours ; un bateau dans lequel il me fit descendre avec lui. Deux de nos compagnons y descendirent aussi, et tout le reste les aurait suivis, si les premiers descendus l’avaient permis. Mais ils les ;cart;rent ; coups d’;p;e. Puis ils coup;rent le c;ble, et nous pr;mes le large.
«;Nous f;mes jet;s sains et saufs sur le rivage, nous tous qui ;tions descendus dans le bateau;; tous les autres p;rirent avec le navire et furent la proie des flots. Pour moi, je levai les mains, rendant gr;ce ; l’;ternelle Bont;, ; l’Amour infini qui m’avait sauv;e de la fureur de la mer, afin de me permettre de revoir Zerbin.
«;J’avais laiss; sur le navire mes riches v;tements, mes joyaux et mes autres choses pr;cieuses, mais l’espoir de revoir Zerbin me restant, peu m’importait que la mer e;t englouti tout ce que je poss;dais. Sur le rivage d;sol;, o; nous ;tions descendus, il n’y a aucun sentier, aucune habitation;; on y voit seulement une montagne livrant au vent sa cime ombreuse, et baignant ses pieds dans la mer.
«;Ce fut l; qu’Amour, ce tyran cruel, toujours si peu loyal ; tenir ses promesses, toujours pr;occup; de savoir comment il pourra d;jouer et ruiner nos desseins, changea d’une mani;re affreuse mon espoir en douleur, et mon bonheur en malheur irr;parable. L’ami ; qui Zerbin s’est fi; br;le de d;sirs et sent sa fid;lit; se glacer.
«;Soit qu’il m’e;t d;j; d;sir;e quand nous ;tions en mer, et qu’il n’e;t pas trouv; l’occasion de montrer sa flamme;; soit que ses d;sirs eussent pris naissance en me voyant en sa puissance sur un rivage solitaire, il r;solut d’assouvir sans plus de retard son immonde app;tit. Mais auparavant il songea ; se d;barrasser d’un des deux marins qui s’;taient ;chapp;s avec nous dans le bateau.
«;C’;tait un homme d’;cosse, nomm; Almonio, et qui paraissait tout ; fait d;vou; ; Zerbin, lequel l’avait recommand; ; Orderic comme un guerrier accompli. Orderic lui dit que ce serait chose bl;mable et imprudente que de me faire aller ; pied jusqu’; la Rochelle;; il le pria en cons;quence de nous y pr;c;der et de m’envoyer un cheval.
«;Almonio, qui ne concevait aucune crainte, partit imm;diatement pour la ville dont le bois nous cachait la vue, et qui n’;tait ;loign;e que de six milles. Orderic se d;cide alors ; d;couvrir son dessein ; son autre compagnon, soit qu’il ne sache comment l’;loigner, soit qu’il ait en lui une enti;re confiance.
«;Celui dont je parle, et qui ;tait rest; avec nous, ;tait un nomm; Cor;be, de Bilbao, qui tout enfant avait ;t; ;lev; dans la m;me maison qu’Orderic. Le tra;tre croit pouvoir lui communiquer sa coupable pens;e, esp;rant qu’il serait plus sensible au plaisir de son ami qu’; l’honneur.
«;Cor;be, en homme gentil et courtois, ne put l’entendre sans ressentir une grande indignation. Il l’appela tra;tre et s’opposa par ses paroles et par ses actes ; son mauvais dessein. Tous deux, enflamm;s de col;re, mirent l’;p;e ; la main. En les voyant tirer le fer, pouss;e par la peur, je me mis ; fuir ; travers la for;t sombre.
«;Orderic, pass; ma;tre dans les armes, prit en quelques coups un tel avantage, qu’il renversa Cor;be ; terre et le laissa pour mort. Il s’;lan;a aussit;t sur mes traces, et je crois qu’Amour lui pr;ta ses ailes pour me rejoindre et lui enseigna toutes sortes de pri;res et de paroles s;duisantes pour m’amener ; l’aimer et ; lui c;der.
«;Mais tout fut vain. J’;tais d;cid;e ; mourir plut;t que de le satisfaire. Apr;s qu’il eut compris que les pri;res, les promesses ou les menaces ne lui servaient ; rien, il voulut user de violence. En vain je le suppliai, en vain je lui parlai de la confiance que Zerbin avait mise en lui, et que j’avais eue moi-m;me en me remettant entre ses mains.
«;Voyant que mes pri;res ne le touchaient pas, que je n’avais ; esp;rer aucun secours, et qu’il me pressait de plus en plus, ressemblant dans sa brutale concupiscence ; un ours affam;, je me d;fendis avec les pieds, avec les mains, avec les ongles, avec les dents, je lui arrachai le poil du menton et lui d;chirai la peau, tout en poussant des cris qui montaient jusqu’aux ;toiles.
«;Je ne sais si ce fut l’effet du hasard, ou de mes cris qui devaient s’entendre ; une lieue, ou bien encore la coutume qu’ont les habitants de ce pays d’accourir sur le rivage quand un navire s’y brise et s’y perd, mais je vis soudain appara;tre au sommet de la montagne une troupe de gens qui se dirigea vers nous. D;s que le Biscayen la vit venir, il abandonna son entreprise et prit la fuite.
«;Seigneur, cette foule me sauva de ce tra;tre, mais, pour employer l’image souvent dite en proverbe, elle me fit tomber de la po;le dans la braise. Il est vrai que ces gens ne se sont pas encore montr;s assez sauvages et cruels envers moi pour m’avoir fait violence;; mais ce n’est point par vertu, ni par bonne intention;;
«;Car s’ils me conservent vierge, comme je suis, c’est qu’ils esp;rent me vendre plus cher. Voici bient;t huit mois accomplis, et le neuvi;me va commencer, que mon corps a ;t; enseveli ici tout vivant. J’ai perdu tout espoir de revoir mon Zerbin, car, d’apr;s ce que j’ai d;j; pu entendre dire par mes ravisseurs, ils ont promis de me vendre ; un marchand qui doit me conduire au soudan d’Orient. — ;»
Ainsi parlait la gente damoiselle, et souvent les sanglots et les soupirs interrompaient sa voix ang;lique, de fa;on ; ;mouvoir de piti; les serpents et les tigres. Pendant qu’elle renouvelait ainsi sa douleur, ou calmait peut-;tre ses tourments, une vingtaine d’hommes arm;s d’;pieux et de haches entr;rent dans la caverne.
Celui qui paraissait le premier entre eux, homme au visage farouche, n’avait qu’un ;il dont s’;chappait un regard louche et sombre. L’autre ;il lui avait ;t; crev; d’un coup qui lui avait coup; le nez et la m;choire. En voyant le chevalier assis dans la grotte ; c;t; de la belle jeune fille, il se tourna vers ses compagnons et dit : «; — Voici un nouvel oiseau, auquel je n’ai pas tendu de filet et que j’y trouve tout pris. — ;»
Puis il dit au comte : «; — Jamais je n’ai vu d’homme plus complaisant et plus opportun que toi. Je ne sais si tu as devin; ou si tu as entendu dire ; quelqu’un que je d;sirais beaucoup poss;der de si belles armes, des v;tements bruns aussi agr;ables. Tu es vraiment venu ; propos pour satisfaire mes besoins. — ;»
Roland, remis sur pied, sourit d’un air railleur et r;pondit au brigand : «; — Je te vendrai les armes ; un prix qui ne trouve pas commun;ment de marchand. — ;» Et tirant du foyer, qui ;tait pr;s de lui, un tison enflamm; et tout fumant, il en frappa le malandrin ; l’endroit o; les sourcils touchent au nez.
Le tison atteignit les deux paupi;res et causa un tel dommage ; celle de gauche, qu’il creva au mis;rable le seul ;il avec lequel il pouvait voir encore la lumi;re. Le coup prodigieux ne se contenta pas de l’aveugler;; il l’envoya rejoindre les esprits que Chiron, avec ses compagnons, garde dans des marais de poix bouillante.
Il y avait dans la caverne une grande table, ;paisse de deux palmes et de forme carr;e. Pos;e sur un pied grossier et mal poli, elle servait au voleur et ; toute sa bande. Avec la m;me agilit; que l’on voit l’adroit Espagnol jeter et rattraper son fusil[65], Roland lance la table pesante ; l’endroit o; se tenait group;e toute cette canaille.
Il rompt ; l’un la poitrine, ; l’autre le ventre, ; celui-ci la t;te, ; celui-l; les jambes, ; un autre les bras. Les uns sont tu;s du coup, les autres sont horriblement bless;s. Les moins gri;vement atteints s’empressent de fuir. Ainsi, parfois, un gros rocher, tombant sur un tas de couleuvres, qui, apr;s l’hiver, se chauffent et se lissent au soleil, leur ;crase les flancs et les reins, et leur broie la t;te.
Divers cas se produisent, et je ne saurais dire combien : une est tu;e, une s’;chappe sans queue, une autre ne peut se mouvoir par devant et sa partie post;rieure en vain s’agite et se d;noue. Une autre, plus favoris;e, rampe en sifflant parmi les herbes et s’en va en serpentant. Le coup de la table fut terrible;; mais il ne faut pas s’en ;tonner, puisqu’il fut port; par le valeureux Roland.
Ceux que la table avait peu ou point bless;s — et Turpin ;crit qu’ils ne furent que sept — cherch;rent leur salut dans la rapidit; de leurs pieds. Mais le paladin se mit en travers de l’issue, et apr;s les avoir pris sans qu’ils se fussent d;fendus, il leur lia ;troitement les mains avec une corde, qu’il trouva dans la demeure sauvage.
Puis il les tra;na hors de la caverne dans un endroit o; un vieux sorbier projetait sa grande ombre. Roland, apr;s en avoir fa;onn; les branches ; coups d’;p;e, y attacha les prisonniers pour servir de nourriture aux corbeaux. Et il n’eut pas besoin de leur passer une corde au cou. Pour purger le monde de cette engeance, l’arbre lui-m;me lui fournit des crocs auxquels Roland les attacha par le menton.
A peine la vieille femme amie des malandrins les eut-elle vus tous morts, qu’elle s’enfuit en pleurant, les mains dans ses cheveux, ; travers les for;ts et les labyrinthes des bois. Apr;s avoir suivi des chemins rudes et mauvais, rendus encore plus difficiles par la terreur qu’elle ;prouvait, elle rencontra un chevalier sur la rive d’un fleuve. Mais je remets ; plus tard ; vous raconter qui c’;tait,
Et je retourne ; la jeune fille qui supplie le paladin de ne pas la laisser seule, et lui demande ; le suivre en tous lieux. Roland la rassure d’un air courtois. Puis, d;s que la blanche Aurore, par;e de sa guirlande de roses et de son voile de pourpre, eut repris son chemin accoutum;, le paladin partit avec Isabelle.
Sans trouver aucune aventure digne d’;tre cont;e, ils march;rent plusieurs jours ensemble. Enfin ils rencontr;rent sur leur chemin un chevalier qu’on emmenait prisonnier. Je vous dirai par la suite qui il ;tait, car, pour le moment, je suis d;tourn; de ma route par quelqu’un dont il ne vous sera pas moins cher d’entendre parler;; j’entends la fille d’Aymon, que j’ai laiss;e tant;t languissante d’amoureux chagrins.
La belle dame, attendant en vain le retour de Roger, ;tait ; Marseille, o; elle harcelait presque chaque jour les bandes pa;ennes qui parcouraient, en pillant monts et plaines, le Languedoc et la Provence. Elle s’y conduisait en chef habile et en vaillant guerrier.
Elle attendait l;, et l’;poque marqu;e pour le retour de Roger ;tant d;pass;e de beaucoup, elle vivait, ne le voyant pas revenir, dans la crainte de mille accidents. Un jour qu’elle pleurait seule ; l’;cart en songeant ; cela, elle vit arriver celle qui avait jadis, au moyen de l’anneau, gu;ri le c;ur de Roger des enchantements d’Alcine.
Comme elle la voit apr;s une si longue absence revenir sans son amant, Bradamante devient p;le comme la mort, et tremble tellement qu’elle ne peut se tenir debout. Mais la bonne magicienne vient ; elle en souriant, d;s qu’elle s’est aper;ue de sa crainte, et la rassure avec l’air joyeux que prend d’habitude celui qui apporte une bonne nouvelle.
«; — Ne crains pas — lui dit-elle — pour Roger, ; jeune fille, car il vit sain et sauf et t’adore toujours. Mais il est priv; de sa libert; que lui a encore enlev;e ton ennemi. Il faut que tu montes en selle, si tu veux le d;livrer, et que tu me suives sur-le-champ. Si tu me suis, je te fournirai le moyen par lequel tu rendras Roger libre. — ;»
Elle poursuivit en lui racontant quelle erreur magique avait ourdie Atlante, et comment, en montrant ; Roger le beau visage de sa ma;tresse qui semblait captive d’un farouche g;ant, il l’avait attir; dans le ch;teau enchant;, o; la vision avait ensuite disparu. Elle lui dit comment, par une semblable tromperie, il retenait dans le m;me lieu les dames et les chevaliers qui y venaient.
Tous, en voyant l’enchanteur, croient voir ce que chacun d’eux d;sire le plus;; sa dame, son ;cuyer, son compagnon d’armes, son ami;; car le d;sir humain n’est pas un. Tous vont ; travers le palais, cherchant longtemps et sans autre r;sultat qu’une longue fatigue. Leur esp;rance et leur d;sir de retrouver l’objet de leurs v;ux est si grand, qu’ils ne savent plus s’en aller.
«; — D;s que tu seras arriv;e — ajouta-t-elle — dans les environs de cette demeure enchant;e, l’enchanteur viendra ; ta rencontre sous l’apparence compl;te de Roger. Par son art d;testable, il te fera voir ton amant vaincu par quelqu’un de plus fort que lui, afin de t’engager ; lui porter secours et de t’attirer ainsi l; o;, avec les autres, il te tiendra en son pouvoir.
«;Pour que tu ne te laisses pas prendre aux pi;ges dans lesquels sont tomb;s tous les autres, je t’avertis que ce n’est qu’une fausse semblance de Roger que tu verras t’appeler ; son aide. Ne te laisses pas tromper, mais, d;s qu’il s’avancera vers toi, arrache-lui son indigne vie. Ne crois pas que par l; tu donneras la mort ; Roger, mais bien ; celui qui te cause tant d’ennuis.
«;Il te semblera dur, je le reconnais, de tuer quelqu’un qui ressemble ; Roger;; mais n’ajoute point foi ; tes yeux auxquels l’enchanteur cachera la v;rit;. Prends une ferme r;solution, avant que je te conduise dans le bois, afin de n’en pas changer ensuite, car tu resteras pour toujours s;par;e de Roger, si, par faiblesse, tu laisses la vie au magicien. — ;»
La vaillante jouvencelle, bien d;cid;e ; tuer cet artisan de fraudes, est prompte ; rev;tir ses armes et ; suivre M;lisse, car elle sait combien elle lui est d;vou;e. Celle-ci, tant;t ; travers les champs cultiv;s, tant;t ; travers la for;t, la conduit rapidement ; grandes journ;es, cherchant par ses paroles r;confortantes ; lui all;ger l’ennui de la route.
En dehors des beaux raisonnements qu’elle lui tenait, elle lui rappelait surtout et le plus souvent possible les glorieux princes et les demi-dieux qui devaient descendre d’elle et de Roger. Comme M;lisse connaissait tous les secrets des dieux ;ternels, elle savait pr;dire toutes les choses qui devaient arriver dans la suite des si;cles.
«; — Ah;! ma prudente conductrice — disait ; la magicienne l’illustre damoiselle — tu m’as fait conna;tre ma belle descendance masculine pendant de nombreuses ann;es;; dis-moi, de m;me, si, de ma race, il existera quelque dame digne d’;tre mise au nombre des femmes belles et vertueuses. — ;» Et la complaisante magicienne lui r;pondit :
«; — Je vois sortir de toi les dames pudiques, m;res d’empereurs et de rois puissants;; r;paratrices et soutiens solides de familles illustres et de vastes domaines, et non moins remarquables sous leur robe, par leurs pr;cieuses qualit;s, leur pi;t;, leur grand c;ur, leur sagesse, leur souveraine et incomparable continence, que les chevaliers sous leurs armures.
«;Et si j’avais ; te parler de chacune de celles qui seront l’honneur de ta race, ce serait trop long, car je n’en vois aucune que je dusse passer sous silence. Mais je ferai, entre mille, choix d’un ou deux couples, afin de pouvoir arriver jusqu’au bout. Que ne m’as-tu fait cette demande dans la caverne de Merlin;? Je t’aurais fait voir aussi leurs images.
«;De ton illustre souche sortira l’amie des ;uvres illustres et des beaux travaux;; je ne sais pas ce que je dois le plus louer, de la gr;ce et de la beaut;, ou de la sagesse et de la chastet; de la lib;rale et magnanime Isabelle, dont l’;clatante lumi;re fera nuit et jour resplendir la ville situ;e sur le Mincio, et ; laquelle la m;re d’Ocnus a donn; son nom.
«;Elle luttera, avec son digne ;poux, ; qui prisera et aimera le plus la vertu, et ; qui aura le plus de courtoisie. Si de l’un on doit raconter que, sur les bords du Taro et dans le royaume, il fut assez puissant pour d;livrer l’Italie des Fran;ais, on dira de sa compagne, qui resta seule et chaste, qu’elle ;gala P;n;lope, la femme d’Ulysse.
«;Je r;sume en quelques mots, et j’en laisse plus d’un, les grands et nombreux m;rites de cette dame que Merlin me fit conna;tre autrefois dans la grotte, le jour o; pour aller ; lui je me s;parai du vulgaire. Et si je voulais d;ployer ma voile sur cette grande mer, je naviguerais plus longtemps que Tiphys. En somme, je conclus que le ciel la dotera des vertus les plus remarquables.
«;Elle aura pr;s d’elle sa s;ur B;atrice ; laquelle un tel nom conviendra de tout point, car non seulement elle poss;dera pendant sa vie tous les biens qu’il est permis d’avoir ici-bas, mais elle rendra son mari le plus heureux des princes, de telle sorte que, lorsqu’elle aura quitt; ce monde, il retombera au rang des plus infortun;s.
«;Tant qu’elle vivra, le Maure, et Sforce et les couleuvres des Visconti seront redout;s, des neiges hyperbor;ennes aux rivages de la mer Rouge, de l’Inde aux monts qui donnent passage ; la mer. Elle morte, eux et le royaume d’Insubrie tomberont en esclavage, au grand dommage de toute l’Italie. Sans elle la supr;me prudence para;tra aventureuse.
«;Il en existera encore d’autres, portant le m;me nom, et qui na;tront bien des ann;es avant elle. L’une d’elles ornera ses beaux cheveux de la splendide couronne de Pannonie. Une autre, apr;s avoir d;laiss; les biens terrestres, sera plac;e au nombre des saintes sur la terre d’Ausonie et se verra rendre un culte et ;lever des autels.
«;Je me tairai sur les autres, car, comme j’ai dit, il serait trop long de parler de toutes, bien que chacune p;t faire l’objet d’un chant h;ro;que et ;clatant. Je passerai sous silence les Blanche, les Lucr;ce, les Constance et les autres, m;res ou r;paratrices de tant d’illustres maisons qui r;gneront en Italie.
«;Plus que toutes celles qui ont jamais exist;, ta maison sera c;l;bre par ses femmes, et je ne sais si elle ne le sera pas plus par les qualit;s des filles, que par la haute chastet; des ;pouses. Sache ;galement ; ce sujet que Merlin m’a ;clair;e sur ce point, pensant que j’aurais peut-;tre ; te le r;p;ter. J’ai donc un vif d;sir de t’en entretenir.
«;Et je te parlerai d’abord de Ricciarda, mod;le de courage et de chastet;. Jeune encore, elle restera veuve et en proie aux coups de la fortune, ce qui arrive souvent aux meilleurs. Elle verra ses fils d;pouill;s du royaume paternel, errer en exil sur la terre ;trang;re, laissant leurs jeunes enfants aux mains de leurs ennemis. Mais elle finira par ;tre amplement d;dommag;e de ses malheurs.
«;Je ne puis me taire sur l’illustre reine de l’antique maison d’Aragon dont je ne vois pas l’;gale, pour la chastet; et la sagesse, dans l’histoire grecque ou latine. Je n’en connais pas non plus ; qui la fortune se soit montr;e plus amie, puisqu’elle sera choisie par la Bont; divine pour ;tre la m;re de cette belle race : Alphonse, Hippolyte et Isabelle.
«;Ce sera la sage ;l;onore qui viendra se greffer sur ton arbre fortun;. Que te dirai-je de sa seconde belle-fille qui doit lui succ;der peu apr;s, Lucr;ce Borgia, dont la beaut;, la vertu, le renom de chastet;[66] et la fortune, cro;tront d’heure en heure, comme la jeune plante dans un terrain fertile;?
«;Comme l’;tain est ; l’argent, le cuivre ; l’or, le pavot des champs ; la rose, le saule p;le au laurier toujours vert, le verre peint ; la pierre pr;cieuse, ainsi, compar;es ; celle que j’honore avant qu’elle soit n;e, seront les plus estim;es pour leur sagesse et leurs autres vertus.
«;Et par-dessus tous les grands ;loges qui lui seront donn;s pendant sa vie et apr;s sa mort, on la louera d’avoir inculqu; de nobles sentiments ; Hercule et ; ses autres fils, qui, par la suite, s’illustreront sous la toge et dans les armes, car le parfum qu’on verse dans un vase neuf ne s’en va point si facilement, qu’il soit bon ou mauvais.
«;Je ne veux pas non plus passer sous silence Ren;e de France, belle-fille de la pr;c;dente, et fille de Louis XII et de l’;ternelle gloire de la Bretagne. Je vois r;unies dans Ren;e toutes les vertus qu’ait jamais poss;d;es une femme, depuis que le feu ;chauffe, que l’eau mouille et que le ciel tourne autour de la terre.
«;J’en aurais long ; te dire sur Alde de Saxe, la comtesse de Selano, Blanche-Marie de Catalogne, la fille du roi de Sicile, la belle Lippa de Bologne et autres. Mais si j’entreprenais de te dire les grandes louanges qu’elles m;riteront toutes, j’entrerais dans une mer qui n’a pas de rivages. — ;»
Apr;s qu’elle lui eut fait conna;tre, ; son vif contentement, la plus grande partie de sa post;rit;, elle lui r;p;ta ; plusieurs reprises comment Roger avait ;t; attir; dans le palais enchant;. Arriv;e pr;s de la demeure du m;chant vieillard, M;lisse s’arr;ta et ne jugea pas ; propos d’aller plus loin, de peur d’;tre vue par Atlante.
Et elle renouvela ; la jeune fille les conseils qu’elle lui avait d;j; mille fois donn;s, puis elle la laissa seule. Celle-ci ne chevaucha pas plus de deux milles, dans un ;troit sentier, sans voir quelqu’un qui ressemblait ; son Roger. Deux g;ants, ; l’aspect f;roce, le serraient de pr;s pour lui donner la mort.
D;s que la dame voit dans un tel p;ril celui qui a toutes les apparences de Roger, elle change en doute la foi qu’elle avait dans les avis de M;lisse, et elle oublie toutes ses belles r;solutions. Elle croit que M;lisse hait Roger pour quelque nouvelle injure ou pour des motifs qu’elle ignore, et qu’elle a ourdi cette trame inusit;e pour le faire p;rir de la main de celle qui l’aime.
Elle se disait : «; — N’est-ce pas l; Roger, que je vois toujours avec le c;ur, et qu’aujourd’hui je vois avec mes yeux;? Et si maintenant je ne le vois pas ou si je ne le reconnais pas, comment le verrai-je, comment le reconna;trai-je jamais;? Pourquoi veux-je en croire plut;t ; autrui qu’; mes propres yeux;? A d;faut de mes yeux, mon c;ur me dit s’il est loin ou pr;s. — ;»
Pendant qu’elle se parle ainsi, elle croit entendre la voix de Roger qui appelle ; son secours. Elle le voit en m;me temps ;peronner son cheval rapide et lui retenir le mors, tandis que ses deux f;roces ennemis le suivent et le chassent ; toute bride. La dame s’empresse de les suivre et arrive avec eux dans la demeure enchant;e.
Elle n’en a pas plus t;t franchi les portes, qu’elle tombe dans l’erreur commune. Elle cherche en vain Roger de tous c;t;s, en haut, en bas, au dedans et au dehors. Elle ne s’arr;te ni jour ni nuit;; et l’enchantement ;tait si fort, et l’enchanteur avait ;t; si habile, qu’elle voit sans cesse Roger et lui parle sans qu’elle le reconnaisse, ou sans que Roger la reconnaisse elle-m;me.
Mais laissons Bradamante, et n’ayez pas de regret de la savoir en proie ; cet enchantement. Quand il sera temps qu’elle en sorte, je l’en ferai sortir, et Roger aussi. De m;me que le changement de nourriture ranime l’app;tit, ainsi il me semble que mon histoire risquera d’autant moins d’ennuyer qui l’entendra, qu’elle sera plus vari;e.
Il faut aussi que je me serve de beaucoup de fils pour tisser la grande toile ; laquelle je travaille. Qu’il ne vous d;plaise donc pas d’;couter comment, sortie de ses tentes, l’arm;e des Maures a pris les armes pour d;filer devant le roi Agramant, lequel, fortement menac; par les lis d’or, l’a rassembl;e pour une nouvelle revue, afin de savoir combien elle compte de combattants.
Outre que bon nombre de cavaliers et de fantassins avaient disparu, beaucoup de chefs manquaient, et des meilleurs, parmi les troupes d’Espagne, de Libye et d’;thiopie. Les divers corps de nations erraient sans direction propre. Afin de leur donner un chef, et de remettre de l’ordre dans chacun d’eux, tout le camp ;tait rassembl; pour la revue.
Pour remplacer les pertes subies dans les batailles et les conflits sanglants, le roi d’Espagne et le roi d’Afrique avaient envoy; des ordres chacun dans leur pays, pour en faire venir de nombreux renforts, et ils les avaient distribu;s sous les diff;rents chefs. Avec votre agr;ment, seigneur, je remettrai ; l’autre chant l’expos; de cette revue.
CHANT XIV.
Argument. — L’arm;e des pa;ens s’;tant rassembl;e, on constate l’absence des deux troupes d;truites par Roland. Mandricard, courant sur les traces du paladin, rencontre Doralice, fille du roi de Grenade, qui s’en va ;pouser Rodomont, roi de Sarze. Il tue le cort;ge, emm;ne Doralice avec lui et en fait sa femme. Les Maures donnent l’assaut ; Paris.
Dans les nombreux assauts et les cruels conflits que l’Afrique et l’Espagne avaient eus avec la France, le nombre ;tait immense des guerriers morts et abandonn;s au loup, au corbeau, ; l’aigle vorace. Et bien que les Fran;ais fussent plus maltrait;s, ayant perdu toute la campagne, les Sarrasins avaient ; se plaindre plus encore, par suite de la perte d’un grand nombre de leurs princes et de leurs grands barons.
Leurs victoires avaient ;t; si sanglantes, qu’ils n’avaient pas ; s’en r;jouir. Et s’il est permis, invincible Alphonse, de comparer les choses modernes aux choses antiques, la grande victoire dont la gloire est votre ;uvre immortelle et dont Ravenne doit pleurer toujours, ressemble aux victoires des Sarrasins.
Les Morins et les Picards, ainsi que les forces normandes et d’Aquitaine pliaient d;j;, lorsque vous vous jet;tes au milieu des ;tendards ennemis de l’Espagnol presque victorieux, ayant derri;re vous ces vaillants jeunes hommes qui, par leur courage, m;rit;rent en ce jour de recevoir de vous les ;p;es et les ;perons d’or.
Ils vous second;rent avec tant d’ardeur, vous suivant de pr;s dans ce grand p;ril, que vous f;tes s’;crouler le gland d’or, et romp;tes le b;ton jaune et vermeil. Un laurier triomphal vous est d; pour avoir emp;ch; le lis d’;tre d;truit ou d;flor;. Une autre couronne doit encore orner votre front, pour avoir conserv; ; Rome son Fabricius.
La grande Colonne du nom romain, que vous prot;ge;tes et sauv;tes d’une enti;re destruction, vous vaut plus d’honneur que si, sous votre main, ;tait tomb;e toute la fi;re milice qui engraisse les champs de Ravenne, et toute celle qui s’enfuit, abandonnant les banni;res d’Aragon, de Castille et de Navarre, apr;s avoir ;prouv; l’inutilit; de ses ;pieux et de ses machines de guerre.
Cette victoire nous causa plus d’encouragement que d’all;gresse;; car notre joie fut trop troubl;e par la mort du capitaine fran;ais[67], g;n;ral en chef de l’arm;e, et par celle de tant de chefs illustres qui ;taient pass;s de ce c;t; des froides Alpes, pour voler ; la d;fense des ;tats de leurs conf;d;r;s.
Notre salut, notre vie furent assur;s par cette victoire, chacun le reconna;t, car elle arr;ta les progr;s de la temp;te que Jupiter irrit; d;cha;nait sur nous. Mais nous ne p;mes nous en r;jouir, ni nous livrer ; la moindre f;te, en entendant les g;missements, les pleurs d’angoisses que les veuves en robes sombres r;pandaient par toute la France.
Il faut que le roi Louis envoie, ; la t;te de ses troupes, de nouveaux capitaines, lesquels, pour l’honneur des fleurs de lis d’or, ch;tieront les pillards et les brigands qui ont pill; les moines blancs, noirs ou gris, viol; les ;pouses, les filles et les m;res, et jet; ; terre le Christ enferm; dans l’hostie consacr;e, pour voler les ciboires d’argent.
O malheureuse Ravenne, il e;t mieux valu pour toi ne pas r;sister au vainqueur et prendre exemple sur Brescia, toi qui avais servi d’exemple ; Rimini et ; Faenza. Que Louis envoie le vieux et brave Trivulce, pour enseigner ; ses soldats plus de retenue et leur faire voir que de semblables exc;s sont cause qu’un si grand nombre d’entre eux ont trouv; la mort par toute l’Italie.
De m;me qu’aujourd’hui le roi de France a besoin d’envoyer de nouveaux chefs ; son arm;e, ainsi Marsile et Agramant, voulant remettre de l’ordre dans leurs troupes, les avaient alors convoqu;es dans la plaine, d;s que l’hiver le leur avait permis, pour voir o; il ;tait urgent de nommer des chefs et de donner des instructions.
Marsile d’abord, puis Agramant, firent d;filer devant eux leurs gens, troupe par troupe. Les Catalans marchent avant tous les autres sous la banni;re de Doriph;be. Apr;s eux viennent les bataillons de Navarre priv;s de leur roi Fulvirant, qui avait re;u la mort de la main de Renaud. Le roi d’Espagne leur a donn; Isolier pour capitaine.
Balugant conduit les gens de L;on, Grandanio ceux d’Algarve. Le fr;re de Marsile, Falsiron, commande les Castillans. Ceux qui sont venus de Malaga et de S;ville suivent la banni;re de Madarasse ainsi que ceux de la mer de Gades jusqu’; la fertile Cordoue, dont le B;tis arrose les vertes Campagnes.
Stordiland, Tesire et Baricond font d;filer l’un apr;s l’autre leurs soldats. Le premier commande aux gens de Grenade, le second ; ceux de Lisbonne, le troisi;me ; ceux de Majorque. Apr;s la mort de Larbin, son parent Tesire fut nomm; roi de Lisbonne. Puis viennent les Galiciens, dont Serpentin a ;t; nomm; chef, en remplacement de Maricolde.
Ceux de Tol;de et ceux de Calatrava, dont Sinagon portait nagu;re l’;tendard, ainsi que tous ceux qui boivent les eaux de la Guadiana, sont conduits par l’audacieux Mataliste. Bianzardin commande ; ceux d’Astorga, r;unis en une seule troupe ; ceux de Salamanque, de Placencia, d’Avila, de Zamora et de Palencia.
Ferragus a la conduite de ceux de Saragosse et de la cour du roi Marsile. Tous ces gens sont bien arm;s et vaillants. Parmi eux sont Malgarin, Balinverne, Malzarise et Morgant qu’un m;me sort avait contraints ; vivre sur une terre ;trang;re. Chass;s de leurs royaumes, ils avaient ;t; recueillis ; la cour de Marsile.
Font aussi partie de cette troupe, le grand b;tard de Marsile, Follicon d’Alm;ria, Doricont, Bavarte, Lagarlife, Analard;; Archidant comte de Sagonte, Lamirant, le vaillant Langhiran, Malagur fertile en ruses, et bon nombre d’autres dont je me propose, quand il sera temps, de montrer les exploits.
Apr;s que l’arm;e d’Espagne a d;fil; en bon ordre devant le roi Agramant, le roi d’Oran, presque aussi grand qu’un g;ant, para;t dans la plaine ; la t;te de sa troupe. Celle qui vient apr;s lui regrette la mort de Martasin qui fut tu; par Bradamante. Les soldats s’indignent qu’une femme puisse se vanter d’avoir donn; la mort au roi des Garamantes.
La troupe de Marmonde vient la troisi;me. Elle a laiss; Argosto mort en Gascogne. A celle-ci, comme ; la seconde, comme ; la quatri;me, il manque un chef, et, quoique le roi Agramant ait peu de capitaines, il songe cependant ; leur en nommer. Il leur donne, pour les conduire, Burald, Ormide et Arganio.
Il confie ; Arganio le commandement des guerriers de Libye qui pleuraient la mort du n;gre Dudrinasse. Brunel conduit les gens de la Tintigane;; il a le visage soucieux et les yeux baiss;s, car depuis que, dans la for;t voisine du ch;teau construit par Atlante ; la cime d’un rocher, Bradamante lui avait enlev; l’anneau, il ;tait tomb; dans la disgr;ce du roi Agramant.
Et si le fr;re de Ferragus, Isolier, qui l’avait trouv; li; ; un arbre, n’avait pas racont; la v;rit; au roi, il aurait ;t; pendu. Sur les pri;res d’un grand nombre de ses chevaliers, le roi changea de r;solution, alors qu’il lui avait d;j; fait mettre le lacet autour du cou. Il le lui fit enlever, mais en lui jurant qu’; la premi;re faute il le ferait pendre.
C’;tait cela qui faisait marcher Brunel le visage triste et la t;te basse. Farurant venait apr;s lui, guidant les cavaliers et les fantassins de la Mauritanie. Imm;diatement apr;s, s’en venait le nouveau roi du Liban. Il avait avec lui les gens de Constantine, Agramant lui ayant donn; la couronne et le sceptre d’or que poss;dait jadis Pinador.
Soridan marche ; la t;te des hommes d’armes de l’Hesp;rie, et Dorilon avec ceux de Ceuta. Pulian pr;c;de ceux de Nasamone;; le roi Agricalte entra;ne ceux d’Amonie, Malabuferce ceux de Fezzan. La troupe qui suit vient de Canarie et du Maroc;; elle est command;e par Finadure. Balastre conduit ceux qui ;taient auparavant sous les ordres du roi Tardoc.
Deux escadrons, l’un de Mulga, l’autre d’Arzilla, viennent ensuite. Le dernier a toujours son ancien chef;; le premier l’a perdu, aussi le roi le confie ; son fid;le ami Carin;e. De m;me, Ca;que re;oit le commandement des gens d’Almansilla qu’avait Taufirion. Celui des soldats de G;tulie est donn; ; Rimedont. Puis vient Balinfront, ; la t;te des gens de Cosca.
Cette autre troupe est form;e des gens de Bolga;; ils ont pour roi Clarinde qui a succ;d; ; Mirabald. Vient ensuite Baliverse, que je veux que tu tiennes pour le plus grand ribaud de toute l’arm;e. Je ne crois pas en revanche, que dans tout le camp, se d;ploie une banni;re qui rassemble une meilleure troupe que celle qui vient apr;s avec le roi Sobrin, le plus prudent des chefs sarrasins.
Ceux de Bellamarina, que conduisait primitivement Gualciotto, ont maintenant pour chef le roi d’Alger, Rodomont de Sarse, qui venait de ramener de nouveaux fantassins et de nouveaux cavaliers. Pendant que le soleil se d;robait sous les nu;es du grand Centaure, aux cornes horribles et cruelles, il avait ;t; envoy; en Afrique par Agramant. Il en ;tait revenu seulement depuis trois jours.
L’arm;e africaine n’avait pas de guerrier plus fort et plus audacieux que celui-l;. Les d;fenseurs de Paris le redoutaient plus que Marsile, qu’Agramant et les chevaliers qui avaient suivi ces deux princes en France. Plus qu’aucun autre, il faisait parade de ha;r notre Foi.
Puis viennent Prusion, roi des Alvaraches, et Dardinel, roi de Zumara. Je ne sais si des hiboux ou des corneilles, ou d’autres oiseaux de mauvais augure, perch;s sur les toits ou croassant sur les branches, ont pr;dit ; ces deux guerriers leur sort funeste, mais le ciel a fix; l’heure de leur mort ; tous deux dans le combat qui doit se livrer le jour suivant.
Il ne restait plus ; d;filer que ceux de Tr;misen et de Noricie, mais on n’apercevait pas leurs ;tendards, et l’on n’en avait pas de nouvelles. Agramant ne savait que dire, ni que penser de ce retard, lorsque fut enfin amen; devant lui un ;cuyer du roi de Tr;misen, qui lui raconta tout ce qui ;tait arriv;.
Il lui raconta qu’Alzirde, Manilard et la plus grande partie de leurs soldats gisaient dans la poussi;re : «; — Seigneur — lui dit-il — le vaillant chevalier qui a occis les n;tres, aurait tu; toute la troupe, si j’avais tard; ; m’enfuir;; et encore ai-je eu grand’peine ; m’;chapper. Il fait des cavaliers et des pi;tons, ce que le loup fait des ch;vres et des moutons. — ;»
Peu de jours auparavant, ;tait arriv; ; l’arm;e du roi d’Afrique un chevalier dont personne, dans le Ponant ou dans tout le Levant, n’;galait la force et le courage. Le roi Agramant l’avait accueilli avec de grands honneurs, car il ;tait le fils et le successeur du vaillant roi de Tartarie, Agrican. Il se nommait le f;roce Mandricard.
Il s’;tait rendu fameux par de nombreux hauts faits, et il remplissait de sa renomm;e le monde entier. Mais ce dont il s’enorgueillissait le plus, c’;tait d’avoir conquis, dans un ch;teau de la f;e de Syrie, le resplendissant haubert que le troyen Hector avait port; mille ans auparavant. Il avait couru pour l’avoir une ;trange et formidable aventure, dont le seul r;cit excite la peur.
Se trouvant pr;sent lors du r;cit de l’;cuyer du roi de Tr;misen, il avait lev; son front hardi, et avait pris sur-le-champ la r;solution de suivre les traces du guerrier inconnu. Il garda soigneusement son projet pour lui, soit qu’il n’e;t d’estime pour aucun de ses compagnons d’armes, soit qu’il craign;t, en se d;voilant, qu’un autre tent;t avant lui l’entreprise.
Il demanda ; l’;cuyer comment ;tait la soubreveste du chevalier. Celui-ci r;pondit : «; — Elle est toute noire;; l’;cu est noir aussi, et il ne porte aucun cimier. — ;» C’;tait la v;rit;, seigneur, car Roland, en quittant le quartier, avait voulu que, de m;me que son ;me ;tait en deuil, l’ext;rieur de sa mise f;t de couleur sombre.
Marsile avait donn; ; Mandricard un destrier bai-ch;tain, avec les jambes et la crini;re noires. Il ;tait n; d’une jument de Frise et d’un ;talon d’Espagne. Mandricard saute sur lui tout arm; et s’en va, galopant ; travers la plaine. Il jure de ne point revenir parmi les escadrons sarrasins, avant d’avoir trouv; le champion aux armes noires.
Il rencontra bient;t plusieurs des gens ;chapp;s des mains de Roland, encore tout dolents de la perte, qui d’un fils, qui d’un fr;re immol;s ; leurs yeux. La tristesse et la l;chet; de leur ;me se voyaient encore peintes sur leur figure bl;me;; encore sous le coup de la peur qu’ils avaient eue, ils fuyaient, p;les, muets, affol;s.
Apr;s un court chemin, Mandricard arriva ; un endroit o; il eut sous les yeux un cruel et sanglant spectacle, mais un ;clatant t;moignage des merveilleuses prouesses racont;es en pr;sence du roi d’Afrique. Il voit de toutes parts des morts;; il les retourne et mesure leurs blessures, m; par une ;trange jalousie contre le chevalier qui avait mis tous ces gens ; mort.
De m;me que le loup ou le m;tin, arriv;s les derniers pr;s du b;uf laiss; mort par les paysans, ne trouvent plus que les cornes, les os et les pieds, le reste ayant ;t; d;vor; par les oiseaux et les chiens affam;s, et consid;rent avec d;pit le cr;ne o; rien ne peut se manger;; ainsi faisait le cruel Barbare sur ce champ de carnage;; il blasph;mait de col;re, et montrait un vif d;pit d’;tre venu si tard ; un si copieux festin.
Ce jour, et la moiti; du suivant, il s’avan;a au hasard ; la recherche du chevalier noir, dont il demandait sans cesse des nouvelles. Soudain il vit un pr; couvert d’ombre, entour; d’un fleuve profond qui laissait ; peine un petit espace libre d’o; l’eau s’;coulait dans une autre direction. Ce lieu ressemblait ; celui que le Tibre entoure sous les murs d’Otricoli.
Plusieurs chevaliers, couverts de leurs armures, se tenaient ; l’endroit par o; l’on pouvait entrer. Le pa;en demanda qui les avait rassembl;s l; en si grand nombre, et pour quelle cause. Le capitaine, frapp; de l’air imposant de Mandricard, et jugeant ; ses armes orn;es d’or et de pierreries d’une grande valeur, qu’il avait affaire ; un chevalier ;minent, lui fit cette r;ponse :
«; — Nous sommes envoy;s par le roi de Grenade, notre ma;tre, pour accompagner sa fille, qu’il a mari;e au roi de Sarse, bien que le bruit n’en ait pas encore couru. Quand le soir sera venu, et que la cigale, qui seule se fait entendre ; cette heure, se sera tue, nous conduirons la princesse ; son p;re, au camp espagnol. Pour le moment, elle dort. — ;»
Mandricard, qui m;prise le monde entier, veut voir si ces gens sauront bien ou mal d;fendre la dame qu’on leur a donn;e ; garder. Il dit : «; — D’apr;s ce que j’ai entendu, celle-ci est belle, et je serais aise de le savoir par moi-m;me. Conduis-moi vers elle, ou fais-la venir ici, car je suis press; d’aller ailleurs. — ;»
«; — Tu es certes un grand fou, — ;» r;pondit le Grenadin;; mais il n’en dit pas davantage. Le Tartare fondit sur lui, la lance basse, et lui traversa la poitrine. La cuirasse ne put arr;ter le coup, et le malheureux tomba mort. Le fils d’Agrican retire sa lance, car il n’a pas d’autre arme offensive.
Il ne porte ni ;p;e ni masse;; parce que, quand il conquit les armes ayant appartenu au troyen Hector, il se trouva que l’;p;e manquait. Il jura alors — et il ne jura pas en vain — que sa main ne toucherait ; aucune ;p;e avant qu’il e;t enlev; celle de Roland. Roland portait Durandal, qu’Almonte eut en si grande estime, et qu’avait primitivement port;e Hector.
Grande est l’audace du Tartare, qui, malgr; un tel d;savantage, attaque toute cette troupe, criant : «; — Qui veut me barrer le passage;? — ;» Et, la lance en arr;t, il se pr;cipite au milieu d’eux. Les uns abaissent leur lance, les autres mettent l’;p;e hors du fourreau, et de toutes parts on l’assaille. Il en tue un grand nombre avant que sa lance ne se rompe.
Quand il la voit rompue, il prend ; deux mains le tron;on qui est rest; entier, et il en assomme tant d’adversaires, que jamais on ne vit semblable carnage. Pareil au juif Samson, qui exterminait les Philistins avec la m;choire qu’il avait ramass;e par terre, il fend les ;cus et brise les casques;; parfois, du m;me coup, il tue le cavalier et le cheval.
Ces malheureux courent ; l’envi ; la mort;; si l’un tombe, l’autre continue la lutte, et la fa;on ignoble dont ils sont tu;s leur para;t plus cruelle que la mort elle-m;me. Ils ne peuvent supporter de se voir enlever la vie qui leur est ch;re par un tron;on de lance, et de mourir sous d’;tranges coups, comme des couleuvres ou des grenouilles.
Mais, quand ils se furent aper;us que de toute fa;on il est d;sagr;able de mourir, et pr;s des deux tiers d’entre eux ;tant d;j; tu;s, les autres commenc;rent ; fuir. Comme s’il les consid;rait comme son propre bien, le cruel Sarrasin ne peut souffrir qu’un seul de cette troupe en d;route s’;chappe de ses mains la vie sauve.
De m;me que les roseaux dess;ch;s dans les marais, ou le chaume dans les champs d;nud;s, ne r;sistent pas longtemps au souffle de Bor;e attisant le feu allum; par le prudent agriculteur, alors que la flamme court par les sillons, cr;pite et crie, ainsi ces malheureux se d;fendent ; peine contre la fureur dont Mandricard est enflamm;.
D;s qu’il voit sans d;fenseur l’entr;e qui a ;t; si mal gard;e, il s’avance par le sentier fra;chement trac; dans l’herbe, guid; par les lamentations qu’il entend, pour voir si la beaut; de la dame de Grenade m;rite les ;loges qu’on en fait. Il passe sur les corps des serviteurs morts, et suit les contours du fleuve.
Il voit Doralice au milieu du pr; — c’est ainsi que se nommait la donzelle — assise au pied d’un vieux fr;ne sauvage;; elle se d;solait. Les pleurs, comme un ruisseau qui coule d’une source vive, tombaient sur son beau sein, et l’on voyait sur son visage qu’elle se lamentait sur le sort de ses compagnons autant qu’elle craignait pour elle-m;me.
Sa terreur s’accrut, quand elle vit venir le chevalier souill; de sang, l’air farouche et sombre. Ses cris montent jusqu’au ciel;; elle tremble pour elle et pour ceux qui sont avec elle;; car, outre l’escorte de chevaliers, la belle infante avait, pour la conduire et la servir, des vieillards et un grand nombre de dames et de damoiselles, les plus belles du royaume de Grenade.
D;s que le Tartare voit ce beau visage qui n’a point son pareil dans toute l’Espagne, et qui peut dans les pleurs — que devait-ce ;tre quand il souriait;! — tendre les inextricables rets d’amour, il ne sait s’il est encore sur terre ou dans le paradis. Il n’a tir; d’autre gain de sa victoire que de devenir le captif de sa prisonni;re, et il ne sait comment cela s’est fait.
Cependant il ne saurait consentir ; abandonner le fruit de ses peines, bien que par ses pleurs elle montre, autant qu’une femme peut le montrer, sa douleur et sa r;pugnance. Mais lui, esp;rant changer ces pleurs en joie supr;me, se d;cide ; l’emmener. Il la fait monter sur une blanche haquen;e, et reprend son chemin.
Il rend la libert; aux dames, aux damoiselles, aux vieillards et aux autres qui ;taient venus avec la princesse de Grenade, et leur dit doucement : «; — Elle sera suffisamment accompagn;e par moi. Je lui servirai de majordome, de nourrice, d’;cuyer;; bref, je pourvoirai ; tous ses besoins;; adieu donc tous. — ;» Ceux-ci, ne pouvant faire de r;sistance, s’en furent en pleurant et en poussant des soupirs.
Ils disaient entre eux : «; — Quelle sera la douleur de son p;re, quand il apprendra cette aventure;! Quelle sera la col;re, la rage de son ;poux, et quelle terrible vengeance il en tirera;! Ah;! pourquoi n’est-il pas ici, o; il fait si faute, pour arracher ; celui-ci l’illustre fille du roi Stordilan, avant qu’il l’ait emmen;e plus loin;? — ;»
Le Tartare, content de l’excellente proie que lui ont value sa fortune et sa vaillance, ne para;t plus aussi press; qu’avant de retrouver le chevalier ; l’armure noire. Nagu;re il s’en allait, courant;; maintenant, il va tranquillement, lentement, et ne songe plus qu’; s’arr;ter dans le premier endroit qu’il trouvera propice ; assouvir sa flamme amoureuse.
Entre temps, il rassure Doralice, dont le visage et les yeux sont baign;s de pleurs. Il invente une foule de choses;; il lui dit que depuis longtemps il a entendu parler d’elle, et que s’il a quitt; sa patrie et son royaume o; il ;tait heureux et qui l’emporte sur tous les autres en renomm;e et en ;tendue, ce n’est point pour voir l’Espagne ou la France, mais pour admirer son beau visage.
«; — Si un homme doit ;tre aim; pour l’amour qu’il ;prouve lui-m;me, je m;rite votre amour, car je vous aime;; si c’est pour la naissance, qui est mieux n; que moi;? Le puissant Agricant fut mon p;re. Si c’est pour la richesse, qui poss;de plus d’;tats que moi;? Je le c;de en domaines ; Dieu seul. Si c’est pour le courage, je crois vous avoir prouv; aujourd’hui que je suis digne d’;tre aim; aussi pour ma valeur. — ;»
Ces paroles, et beaucoup d’autres qu’Amour dicte ; Mandricard, vont doucement consoler le c;ur de la donzelle, encore tremblante de peur. Sa crainte se dissipe peu ; peu, ainsi que la douleur dont elle avait eu l’;me transperc;e. Elle commence ; ;couter avec plus de patience et de plaisir son nouvel amant.
Puis, par ses r;ponses de moins en moins farouches, elle se montre affable et courtoise envers lui;; parfois m;me elle consent ; lever sur son visage des yeux qui ne demandent qu’; s’attendrir. Le pa;en, qui d’autres fois d;j; a ;t; f;ru des fl;ches d’Amour, non seulement esp;re, mais a la certitude que la belle dame ne sera pas toujours rebelle ; ses d;sirs.
En cette compagnie, il s’en va content et joyeux, et il voit avec satisfaction, avec plaisir, approcher l’heure o; la froide nuit invite tout ;tre anim; ; prendre du repos. S’apercevant que le soleil est d;j; bas et ; moiti; cach; ; l’horizon, il commence ; chevaucher d’un pas plus rapide, jusqu’; ce qu’enfin il entende r;sonner les fl;tes et les chalumeaux, et qu’il voie la fum;e des villas et des chaumi;res.
C’;taient des habitations de pasteurs, meilleures et plus commodes que belles. Le gardien des troupeaux fit au chevalier et ; la donzelle un accueil si courtois, qu’ils en furent enchant;s. Ce n’est pas seulement dans les villes et dans les ch;teaux que l’on trouve des gens hospitaliers, mais souvent aussi dans les cabanes et les chaumi;res.
Que se passa-t-il pendant la nuit entre Doralice et le fils d’Agricant;? Je ne me hasarde pas ; le raconter, et je laisse chacun penser ce qu’il voudra. On peut croire cependant qu’ils furent tout ; fait d’accord, car ils se lev;rent le lendemain plus all;gres, et Doralice rendit gr;ces au pasteur qui leur avait fait les honneurs de sa maison.
Errant ainsi d’un endroit ; un autre, ils arriv;rent enfin sur les bords d’un fleuve qui descendait silencieusement vers la mer, et si lentement qu’on n’aurait su dire s’il coulait ou si ses eaux ;taient stagnantes. Il ;tait si clair et si limpide, que la lumi;re du jour p;n;trait sans obstacle jusqu’au fond. Sur sa rive, ; l’ombre fra;che et douce, ils trouv;rent deux chevaliers et une damoiselle.
Mais la haute fantaisie, qui ne me permet pas de suivre toujours le m;me sentier, m’entra;ne loin de l;, et veut que je retourne vers l’arm;e mauresque qui assourdit la terre de France de sa rumeur et de ses cris, tout autour de la tente o; le fils du roi Trojan d;fie le Saint-Empire, et o; Rodomont, plein d’audace, se vante de br;ler Paris et de d;truire Rome la Sainte.
Le bruit ;tant parvenu aux oreilles d’Agramant que les Anglais avaient d;j; pass; la mer, il fit appeler Marsile, le vieux roi de Garbe et les autres capitaines. Tous conseillent de faire un supr;me effort pour prendre Paris, car on pouvait ;tre certain qu’on ne le prendrait jamais, si on ne parvenait ; s’en rendre ma;tre avant l’arriv;e des secours.
D;j; dans ce but on avait rassembl; de toutes parts d’innombrables ;chelles, des planches, des poutres, des fascines pour pourvoir aux besoins divers, ainsi que des bateaux et des ponts;; il ne reste plus qu’; disposer l’ordre dans lequel seront donn;s le premier et le second assaut. Agramant veut combattre au milieu de ceux qui doivent attaquer la ville.
Quant ; l’empereur, le jour qui pr;c;de la bataille, il ordonne aux pr;tres et aux moines blancs, noirs et gris, de c;l;brer dans tout Paris des offices et des messes. Ses soldats, apr;s s’;tre confess;s et s’;tre ainsi pr;serv;s des ennemis infernaux, communient tous, comme s’ils devaient mourir le jour suivant.
Lui-m;me, au milieu des barons et des paladins, des princes et des pr;lats, il donne aux autres l’exemple, en entendant avec beaucoup de pi;t; les offices divins dans la cath;drale. Les mains jointes et les yeux lev;s au ciel, il dit : «; — Seigneur, bien que je sois plein d’iniquit; et un impie, ta bont; ne voudra pas que ton peuple fid;le souffre ; cause de mes fautes.
«;Et, si ta volont; est que notre erreur re;oive un juste ch;timent, au moins diff;res-en la punition, de fa;on qu’elle ne nous vienne pas des mains de tes ennemis. Car, si nous succombons sous leurs coups, nous qu’on a coutume d’appeler tes amis, les pa;ens diront que tu es sans pouvoir, puisque tu laisses p;rir tes serviteurs.
«;Et pour un qui t’est aujourd’hui rebelle, il en na;tra cent par tout l’univers;; de sorte que les fausses doctrines de Babel chasseront ta loi et la feront dispara;tre. D;fends ces nations;; ce sont elles qui ont d;livr; ton s;pulcre des chiens immondes, et pris si souvent la d;fense de ta sainte ;glise et de ses vicaires.
«;Je sais que nos m;rites ne doivent pas peser une once en notre faveur, et que nous ne devons point esp;rer de pardon de toi, si nous consid;rons notre vie coupable;; mais, si tu nous favorises du don de la gr;ce, notre raison sera purifi;e et r;confort;e. Nous ne pouvons d;sesp;rer de ton aide, quand nous nous souvenons de ta piti;. — ;»
Ainsi disait le pieux empereur, dans l’humilit; et la contrition de son c;ur. Il ajouta encore d’autres pri;res, d’autres v;ux command;s par la grandeur du p;ril et en rapport avec son rang de souverain. Sa chaleureuse supplique ne resta point sans effet, car son bon g;nie, qui tient la premi;re place parmi les anges, les prit, d;ploya ses ailes vers le ciel et s’en vint les porter au Sauveur.
Une infinit; d’autres pri;res furent ;galement port;es ; Dieu par de semblables messagers. Les ;mes bienheureuses, la piti; peinte sur le visage, se tourn;rent toutes vers leur ;ternel amant, et lui t;moign;rent le m;me d;sir de voir accueillir la juste pri;re du peuple chr;tien qui implorait secours.
Alors l’ineffable Bont;, qui ne fut jamais pri;e en vain par un c;ur fid;le, leva ses yeux pleins de piti;, et fit signe ; l’ange Michel de venir ; lui : «; — Va — lui dit-elle — vers l’arm;e chr;tienne qui vient de d;barquer en Picardie, et fais-la approcher des murs de Paris, sans que le camp ennemi s’en aper;oive.
«;Va trouver d’abord le Silence, et dis-lui de ma part de te seconder dans cette entreprise. Il saura bien comment proc;der dans cette circonstance. Cela fait, va sur-le-champ ; l’endroit o; la Discorde a son s;jour. Dis-lui de prendre avec elle son brandon et sa torche, et d’allumer le feu dans le camp des Maures;;
«;Et de r;pandre de telles divisions, de tels conflits entre ceux qu’on consid;re comme les plus vaillants, qu’ils se battent ensemble, jusqu’; ce que les uns soient morts, les autres prisonniers, d’autres bless;s, d’autres entra;n;s par l’indignation hors du camp;; de fa;on que leur roi puisse tirer d’eux le moins d’aide possible. — ;» L’oiseau b;ni ne r;pond rien ; ces paroles, et s’envole loin du ciel.
Partout o; l’ange Michel dresse son aile, les nu;es se dissipent et le ciel redevient serein. Un cercle d’or l’entoure, pareil ; l’;clair que l’on voit briller pendant la nuit. Tout en poursuivant sa route, le messager c;leste se demande o; il doit descendre pour ;tre s;r de trouver l’ennemi de la parole, auquel il doit faire sa premi;re commission.
Il cherche ; se rappeler les lieux o; il habite, et o; il a coutume de s;journer. Enfin toutes ses pens;es le portent ; croire qu’il le trouvera parmi les religieux et les moines enferm;s dans les ;glises et dans les monast;res. L;, en effet, les discours sont tellement interdits, que le mot silence est ;crit sur la porte de l’endroit o; l’on chante les psaumes, o; l’on dort, o; l’on mange, et finalement ; l’entr;e de toutes les cellules.
Croyant le trouver l;, il agite plus vivement ses ailes dor;es. Il pense y trouver aussi la Paix, le Repos et la Charit;. Mais ; peine a-t-il p;n;tr; dans un clo;tre, qu’il est bien vite d;tromp;. Ce n’est pas l; qu’est le Silence;; on lui dit qu’il n’y habite plus, et que son nom seul y reste inscrit.
Il n’y voit non plus ni la Pi;t;, ni le Repos, ni l’Humilit;, ni l’Amour Divin, ni la Paix. Ils y furent autrefois, il est vrai, dans les temps antiques. Mais ils en ont ;t; chass;s par la Gourmandise, l’Avarice, la Col;re, l’Orgueil, l’Envie, la Paresse et la Cruaut;. L’ange s’;tonne d’une chose si insolite. Et comme il regarde plus attentivement cette troupe abrutie, il voit que la Discorde est aussi avec elle;;
La Discorde vers laquelle le p;re ;ternel lui avait ordonn; d’aller, apr;s qu’il aurait trouv; le Silence. Il avait pens; qu’il lui faudrait prendre le chemin de l’Averne, car il croyait qu’elle se tenait parmi les damn;s, et voil; — qui le croirait;! — qu’il la retrouve dans ce nouvel enfer, au milieu des saints sacrifices et des messes;! Il para;t ;trange ; Michel de voir l; celle qu’il ne comptait trouver qu’apr;s un long voyage.
Il la reconna;t ; ses v;tements de mille couleurs, form;s de bandes in;gales, multiples et toutes d;chir;es, qui, agit;es par les vents, ou entr’ouvertes par sa marche, tant;t la couvrent et tant;t la montrent nue. Ses cheveux, noirs et gris, m;l;s de filets d’or et d’argent, sont tout en d;sordre. Les uns sont r;unis en tresse, les autres retenus par un galon. Une partie est ;parse sur ses ;paules, l’autre d;nou;e sur son sein.
Elle avait les mains et la poitrine couvertes d’assignations, de libelles, d’enqu;tes, de papiers de proc;dure, et d’un grand tas de gloses, de consultations et d’;crits, au moyen desquels les biens des pauvres gens ne sont jamais en s;ret; dans les villes. Devant, derri;re, ; ses c;t;s, elle ;tait entour;e de notaires, de procureurs et d’avocats.
Michel l’appelle ; lui et lui ordonne de se transporter parmi les plus braves des chevaliers sarrasins, et de faire en sorte de les exciter ; combattre les uns contre les autres pour leur plus grande ruine. Puis il lui demande des nouvelles du Silence. Elle peut facilement en avoir, puisqu’elle va de;;, del;, secouant partout ses feux.
La Discorde lui r;pond : «; — Je ne me souviens pas de l’avoir vu nulle part. Je l’ai entendu nommer bien souvent, et faire son ;loge par les astucieux. Mais la Fraude, une de mes suivantes, l’accompagne quelquefois. Je pense qu’elle saura t’en donner des nouvelles. — ;» Et ;tendant le doigt, elle dit : «; — La voil;;! — ;»
Cette derni;re avait un visage agr;able, un v;tement plein de d;cence, le regard humble, la d;marche grave, le parler si doux et si modeste qu’elle ressemblait ; l’ange Gabriel, disant : Ave;! Tout le reste de sa personne ;tait laid et hideux;; mais elle cachait ses difformit;s sous un v;tement long et large, dans les plis duquel elle portait toujours un poignard empoisonn;.
L’ange lui demande quel chemin il doit prendre pour trouver le Silence. La Fraude lui dit : «; — Jadis, il habitait ordinairement parmi les Vertus, pr;s de saint Beno;t, et non ailleurs, ou bien avec les disciples d’;lie, et dans les abbayes nouvellement fond;es. Il r;sida longtemps dans les ;coles, au temps de Pythagore et d’Architas.
«;Apr;s ces philosophes et ces saints, qui l’avaient retenu dans le droit chemin, il abandonna les m;urs honn;tes qu’il avait suivies jusque-l;, pour se jeter dans des pratiques sc;l;rates. Il commen;a par fr;quenter pendant la nuit, les amants, puis les voleurs, et ; se livrer ; toute sorte de crimes. Longtemps il habita avec la Trahison, et je l’ai vu nagu;re avec l’Homicide.
«;Avec ceux qui falsifient les monnaies, il se retire dans les lieux les plus secrets. Il change si souvent de compagnon et d’asile, que tu le trouverais difficilement. J’esp;re cependant te renseigner ; cet ;gard. Si tu as soin d’arriver ; minuit dans la demeure du Sommeil, tu pourras sans faute l’y retrouver, car c’est l; qu’il dort. — ;»
Bien que la Fraude ait l’habitude de tromper, ce qu’elle dit para;t si vraisemblable, que l’ange y croit. Il s’envole sans retard du monast;re, ralentit le battement de ses ailes et calcule son chemin de fa;on ; arriver ; temps voulu ; la demeure du Sommeil, o; il savait bien trouver le Silence.
Il existe, en Arabie, une vall;e agr;able, loin des cit;s et des hameaux, qui s’;tend ; l’ombre de deux montagnes et est couverte de sapins antiques et de h;tres robustes. En vain le soleil y projette ses clairs rayons;; il ne peut jamais y p;n;trer, tellement les rameaux ;pais lui barrent le passage. L; s’ouvre une caverne souterraine.
Sous la for;t obscure, une vaste et spacieuse caverne s’ouvre dans le roc. Le lierre rampant en couvre l’entr;e de ses replis tortueux. C’est dans cette demeure que repose le Sommeil pesant. L’Oisivet;, corpulente et grasse, est dans un coin;; de l’autre, la Paresse est ;tendue sur le sol, car elle ne peut marcher et se tient difficilement sur ses pieds.
L’Oubli qui a perdu la m;moire se tient sur le seuil. Il ne laisse entrer et ne reconna;t personne. Il n’;coute aucun message et ne r;pond jamais. Il ;carte indiff;remment tout le monde. Le Silence veille tout autour;; il a des chaussures en feutre et un manteau de couleur sombre. A tous ceux qu’il rencontre, il fait de loin signe avec la main de ne pas approcher.
L’ange s’approche de son oreille et lui dit doucement : «; — Dieu veut que tu conduises ; Paris Renaud avec l’arm;e qu’il m;ne au secours de son prince. Mais il faut que tu le fasses si secr;tement, que les Sarrasins n’entendent pas le moindre bruit, de fa;on qu’avant que la Renomm;e ait pu les aviser de l’arriv;e de ces troupes, ils les aient sur les ;paules. — ;»
Le Silence ne r;pond pas autrement qu’en faisant signe de la t;te qu’il ob;ira. Il se met docilement ; la suite du messager, et, d’un premier vol, tous deux arrivent en Picardie. Michel excite les courageux escadrons;; il leur fait franchir en peu de temps un long espace, et les m;ne en un jour devant Paris. Aucun d’eux ne s’aper;oit que c’est par un miracle.
Le Silence courait tout autour, les enveloppant d’une immense nu;e, tandis que le reste de l’atmosph;re ;tait en pleine lumi;re. Et cette nu;e ;paisse ne permettait pas d’entendre en dehors d’elle le son des trompettes et des clairons. Puis le Silence se rendit au camp des pa;ens, r;pandant apr;s lui un je ne sais quoi qui rend chacun sourd et aveugle.
Pendant que Renaud — on voyait bien qu’il ;tait conduit par l’ange — s’avan;ait avec tant de rapidit;, et dans un tel silence qu’on n’entendait aucun bruit du camp sarrasin, le roi Agramant avait dispos; son infanterie dans les faubourgs de Paris, sous les murailles et dans les foss;s, pour tenter le jour m;me un supr;me effort.
Celui qui pourrait compter l’arm;e que le roi Agramant a rassembl;e contre Charles, pourrait aussi compter tous les arbres des for;ts qui se dressent sur le dos ombreux de l’Apennin, les flots de la mer qui baigne les pieds de l’Atlas en Mauritanie, alors qu’elle est le plus en fureur, ou les ;toiles que le ciel d;ploie ; minuit sur les rendez-vous secrets des amoureux.
Les campagnes r;sonnent au bruit des coups r;p;t;s et lugubres des cloches. Une foule innombrable remplit toutes les ;glises, levant les mains et implorant le ciel. Si les tr;sors de la terre ;taient aussi pris;s de Dieu que des hommes aveugles, le saint consistoire aurait pu en ce jour obtenir une statue d’or pour chacun de ses membres.
On entend les vieillards v;n;rables se plaindre d’avoir ;t; r;serv;s pour de pareilles angoisses, et envier le bonheur de ceux qui reposent dans la terre depuis de nombreuses ann;es. Mais les jeunes hommes, ardents et vigoureux, qui se soucient peu des dangers qu’ils vont affronter, et qui d;daignent les conseils des plus ;g;s, courent de toutes parts aux murailles.
L; ;taient les barons et les paladins, les rois, les ducs, les marquis et les comtes, les soldats ;trangers et ceux de la ville, tous pr;ts ; mourir pour le Christ et pour sa gloire. Ils prient l’Empereur de faire abaisser les ponts afin qu’ils puissent courir sus aux Sarrasins. Charles se r;jouit de leur voir tant d’ardeur dans l’;me, mais il ne veut pas les laisser sortir.
Il les place aux endroits opportuns pour barrer le passage aux barbares. L;, il se contente de mettre peu de monde;; ici une forte compagnie suffit ; peine. Les uns sont charg;s de man;uvrer les feux et les autres machines, suivant les besoins. Charles ne reste pas inactif. Il se porte ;; et l;, organisant partout la d;fense.
Paris s’;tend dans une grande plaine, au centre de la France, presque au c;ur. Le fleuve passe entre ses murs, la traverse et ressort de l’autre c;t;. Mais auparavant, il forme une ;le et prot;ge ainsi une partie de la ville, la meilleure. Les deux autres — car la ville est divis;e en trois parties — sont entour;es, en dehors par un foss;, en dedans par le fleuve.
La ville, de plusieurs milles de tour, peut ;tre attaqu;e par plusieurs points. Mais Agramant se d;cide ; ne donner l’assaut que d’un c;t;, ne voulant pas ;parpiller son arm;e. Il se retire derri;re le fleuve, vers le Ponant. C’est de l; qu’il attaquera, parce qu’il n’a derri;re lui aucune ville, aucun pays qui ne lui appartienne jusqu’en Espagne.
Tout autour des remparts, Charles avait fait rassembler d’immenses munitions, fortifier les rives par des chauss;es, ;lever des bastions, creuser des casemates. A l’entr;e et ; la sortie de la rivi;re dans la ville, de grosses cha;nes avaient ;t; tendues. Mais il avait surtout veill; ; mettre en ;tat les endroits o; il craignait le plus.
Avec des yeux d’Argus, le fils de P;pin pr;voit de quel c;t; Agramant doit donner l’assaut;; le Sarrasin ne forme pas un projet sans qu’il ne soit imm;diatement d;jou;. Marsile, avec Ferragus, Isolier, Serpentin, Grandonio, Falsiron, Balugant et les guerriers qu’il a amen;s d’Espagne, se tenaient dans la campagne tout arm;s.
Sobrin ;tait ; sa gauche, sur la rive de la Seine, avec Pulian, Dardinel d’Almonte et le roi d’Oran, ; la stature de g;ant et long de six palmes des pieds ; la t;te. Mais pourquoi suis-je moins prompt ; mouvoir ma plume que ces guerriers ; se servir de leurs armes;? Le roi de Sarse, plein de col;re et d’indignation, crie et blasph;me, et ne peut rester en place.
De m;me que, dans les jours chauds de l’;t;, les mouches importunes ont coutume de se jeter sur les vases rustiques ou sur les restes des convives, avec un bruit d’ailes rauque et strident;; de m;me que les ;tourneaux s’abattent sur les treilles rouges de raisins m;rs, ainsi, remplissant le ciel de cris et de clameurs, les Maures se ruaient tumultueusement ; l’assaut.
L’arm;e des chr;tiens est sur les remparts;; inaccessibles ; la peur, et d;daignant l’orgueilleuse t;m;rit; des barbares, ils d;fendent la ville avec les ;p;es, les lances, les pierres et le feu. Quand l’un d’eux est tu;, un autre prend sa place. Il n’en est point qui, par l;chet;, quitte le lieu du combat. Sous la furie de leurs coups, ils rejettent les Sarrasins au fond des foss;s.
Ils ne s’aident pas seulement du fer;; ils emploient les gros quartiers de roches, les cr;neaux entiers, les murs ;branl;s ; grand’peine, les toits des tours. L’eau bouillante vers;e d’en haut fait aux Maures d’insupportables br;lures. Ils r;sistent difficilement ; cette pluie horrible qui p;n;tre par les casques, br;le les yeux,
Et fait plus de ravages que le fer. Qu’on pense ; ce que devaient produire tant;t les nu;es de chaux, tant;t les vases ardents d’o; pleuvent l’huile, le soufre, la poix et la t;r;benthine. Les cercles entour;s d’une crini;re de flammes ne restent pas inactifs. Lanc;s de tous c;t;s, ils d;crivent de redoutables courbes sur les Sarrasins.
Cependant, le roi de Sarse avait pouss; sous les murs la seconde colonne, accompagn; de Buralde et d’Ormidas qui commandent, l’un aux Garamantes, l’autre ; ceux de Marmande. Clarinde et Soridan sont ; ses c;t;s. Le roi de Ceuta se montre ; d;couvert, suivi des rois de Maroc et de Cosca, connus tous deux pour leur valeur.
Sur sa banni;re qui est toute rouge, Rodomont de Sarse ;tale un lion qui se laisse mettre une bride dans sa gueule f;roce par sa dame. Le lion est son embl;me. Quant ; la dame qui lui met un frein et qui l’encha;ne, elle repr;sente la belle Doralice, fille de Stordilan, roi de Grenade,
Celle qu’avait enlev;e le roi Mandricard, ainsi que je l’ai dit. J’ai racont; o; et ; qui. Rodomont l’aimait plus que son royaume et que ses yeux. C’;tait pour elle qu’il montrait tant de vaillance, sans savoir qu’elle ;tait au pouvoir d’un autre. S’il l’e;t su, il aurait fait pour la d;livrer autant d’efforts qu’il en fit en ce jour devant Paris.
Mille ;chelles sont en m;me temps appliqu;es aux murs. Elles peuvent tenir deux hommes sur chaque gradin. Ceux qui viennent les seconds poussent ceux qui grimpent les premiers, car les troisi;mes les font eux-m;mes monter malgr; eux. Les uns se d;fendent avec courage, les autres par peur. Il faut que tous entrent dans le gu;, car quiconque reste en arri;re est tu; ou bless; par le roi d’Alger, le cruel Rodomont.
Chacun s’efforce donc d’atteindre le sommet des remparts, au milieu du feu et des ruines. Tous cherchent ; passer par o; le chemin est le moins dangereux. Seul Rodomont d;daigne de suivre une autre voie que la moins s;re. Dans les cas d;sesp;r;s et difficiles, les autres adressent leurs v;ux au ciel, et lui, il blasph;me contre Dieu.
Il ;tait arm; d’une ;paisse et solide cuirasse faite avec la peau ;cailleuse d’un dragon. Cette cuirasse avait d;j; entour; les reins et la poitrine de celui de ses a;eux qui ;difia Babel et entreprit de chasser Dieu de sa demeure c;leste, et de lui enlever le gouvernement de l’univers. Son casque, son ;cu, ainsi que son ;p;e, ont ;t; faits dans la perfection et pour cette occasion.
Rodomont, non moins indompt;, superbe et col;re que le fut jadis Nemrod, n’aurait pas h;sit; ; escalader le ciel, m;me de nuit, s’il en avait trouv; le chemin. Il ne s’arr;te pas ; regarder si les murailles sont enti;res ou si la br;che est praticable, ou s’il y a de l’eau dans le foss;. Il traverse le foss; ; la course et vole ; travers l’eau bourbeuse o; il est plong; jusqu’; la bouche.
Souill; de fange, ruisselant d’eau, il va ; travers le feu, les rochers, les traits et les balistes, comme le sanglier qui se fraye ; travers les roseaux des mar;cages de Mall;a un ample passage avec son poitrail, ses griffes et ses d;fenses. Le Sarrasin, l’;cu haut, m;prise le ciel tout autant que les remparts.
A peine Rodomont s’est-il ;lanc; ; l’assaut, qu’il parvient sur une de ces plates-formes qui, en dedans des murailles, forment une esp;ce de pont vaste et large, o; se tiennent les soldats fran;ais. On le voit alors fracasser plus d’un front, pratiquer des tonsures plus larges que celles des moines, faire voler les bras et les t;tes, et pleuvoir, du haut des remparts dans le foss;, un fleuve de sang.
Le pa;en jette son ;cu, prend ; deux mains sa redoutable ;p;e et fond sur le duc Arnolf. Celui-ci venait du pays o; le Rhin verse ses eaux dans un golfe sal;. Le malheureux ne se d;fend pas mieux que le soufre ne r;siste au feu. Il tombe ; terre et expire, la t;te fendue jusqu’; une palme au-dessous du col.
D’un seul coup de revers, Rodomont occit Anselme, Oldrade, Spinellaque et Prandon;; car l’;troitesse du lieu et la foule ;paisse des combattants font que l’;p;e porte en plein. Les deux premiers sont perdus pour la Flandre, les deux autres pour la Normandie. Le Sarrasin fend ensuite en deux, depuis le front jusqu’; la poitrine, et de l; jusqu’au ventre, le Mayen;ais Orger.
Il pr;cipite du haut des cr;neaux dans le foss;, Andropon et Mosquin. Le premier est pr;tre;; le second n’adore que le vin;; il en a plus d’une fois vid; un baquet d’une seule gorg;e, fuyant l’eau comme si c’;tait du poison ou du sang de vip;re. Il trouve la mort aux pieds des remparts, et ce qui l’ennuie le plus, c’est de se sentir mourir dans l’eau.
Rodomont taille en deux Louis de Provence, et perce de part en part Arnauld de Toulouse. Obert de Tours, Claude, Ugo et Denis exhalent leur vie avec leur sang. Pr;s d’eux tombent Gauthier, Satallon, Odon et Ambalde, tous les quatre de Paris, et un grand nombre d’autres dont je ne saurais dire les noms et le pays.
Derri;re Rodomont, la foule des Sarrasins applique les ;chelles et monte de toutes parts. Les Parisiens ne leur tiennent pas t;te, tellement ils ont peu r;ussi dans leur premi;re d;fense. Ils savent bien qu’il reste encore beaucoup ; faire aux ennemis pour p;n;trer plus loin, et que ceux-ci n’en viendront pas facilement ; bout, car entre les remparts et la seconde enceinte s’;tend un foss; horrible et profond.
Outre que les n;tres font une vigoureuse r;sistance au bas de ce foss;, et d;ploient une grande valeur, de nouveaux renforts qui se tenaient aux aguets derri;re le rempart ext;rieur, entrent dans la m;l;e et font, avec leurs lances et leurs fl;ches, un tel carnage dans la multitude des assaillants, que je crois bien qu’il n’en serait pas rest; un seul, si le fils du roi Ulien n’e;t pas ;t; avec eux.
Il les encourage, et les gourmande et les pousse devant lui malgr; eux. Il fend la poitrine, la t;te, ; ceux qu’il voit se retourner pour fuir. Il en ;gorge et en blesse un grand nombre. Il en prend d’autres par les cheveux, par le cou, par les bras, et les jette en bas, autant que le foss; peut en contenir.
Pendant que la foule des barbares descend, ou plut;t se pr;cipite dans le foss; h;riss; de p;rils, et de l; par toutes sortes de moyens, s’efforce de monter sur la seconde enceinte, le roi de Sarse, comme s’il avait eu des ailes ; chacun de ses membres, malgr; le poids de son corps gigantesque et son armure si lourde, bondit de l’autre c;t; du foss;.
Ce foss; n’avait pas moins de trente pieds de large. Il le franchit avec la l;g;ret; d’un l;vrier, et ne fait, en retombant, pas plus de bruit que s’il avait eu du feutre sous les pieds. Il frappe sur les uns et sur les autres, et, sous ses coups, les armures semblent non pas de fer, mais de peau ou d’;corce, tant est bonne la trempe de son ;p;e, et si grande est sa force.
Pendant ce temps, les n;tres qui ont tenu cach;es dans les casemates de nombreuses fascines arros;es de poix, de fa;on que personne parmi les ennemis ne s’en est aper;u, bien que du fond du foss; jusqu’au bord, tout en soit rempli, et qui tiennent pr;ts des vases
Remplis de salp;tre, d’huile, de soufre et d’autres mati;res pareillement inflammables, les n;tres, dis-je, pour faire payer cher leur folle ardeur aux Sarrasins qui ;taient dans le foss;, et cherchaient ; escalader le dernier rempart, ; un signal donn; font de tous c;t;s ;clater l’incendie.
La flamme, d’abord ;parse, se r;unit en un seul foyer qui, d’un bord ; l’autre, remplit tout le foss;, et monte si haut dans le ciel, qu’elle pourrait s;cher le cercle humide qui entoure la lune. Au-dessus roule une nu;e ;paisse et noire qui cache le soleil et ;teint la clart; du jour. On entend des d;tonations continues, semblables au bruit formidable et lugubre du tonnerre.
Un concert horrible de plaintes, une ;pouvantable harmonie de reproches amers, les hurlements, les cris des malheureux qui p;rissent dans cette fournaise par la faute de leur chef, se m;lent d’une mani;re ;trange au sifflement f;roce de la flamme homicide. C’est assez, seigneur, c’est assez pour ce chant. Ma voix s’enroue, et je d;sire me reposer un peu.
Ñâèäåòåëüñòâî î ïóáëèêàöèè ¹223102300447