Cinq minutes de retard
Cinq minutes de retard
La musique est la d;esse des ;mes humaines, capable de nous amener au bout de l'infini pour nous faire
comprendre son pouvoir. Langue universelle de l'humanit;, elle n'a pas besoin d';tre traduite. Provenant du
silence, elle trouve sa naissance l; o; les paroles meurent. Personne n'est capable de poss;der le temps hormis
la musique, qui peut sensibiliser et sauver l'homme, qui peut lui offrir un espoir, lui apprendre ; aimer.
Myst;re, puissance et libert; absolue.
Chacun d'entre nous est dot; de sa propre musique, r;sonnant ; sa tonalit;, son rythme et sa mesure. Il
nous est impossible de demander une autre partition, nous ne pouvons qu'essayer d'interpr;ter dignement
celle qui nous est donn;e.
Nous arrive-t-il souvent de songer au r;le des cinq minutes que nous venons de vivre ? Comment se sontelles
;coul;es ? Ou bien ; ces minutes qui ont vu na;tre le jour ? Ou encore ; celles qui nous sont ;chues en
r;compense de nos peines ? Il est aussi de ces minutes qui nous poursuivent toute la vie comme un heureux ou
horrible ;cho du pass;… Or, dans l’impitoyable tourbillon des ;v;nements et le pilonnage des informations, il
nous manque toujours quelque cinq petites minutes pour songer au sens de notre marche incessante.
Dans notre course ; la grandeur, ; l’importance, ; l’envergure, nous ignorons que ces cinq minutes-l;,
justement, ; premi;re vue si d;risoires, permettent le plus souvent l’accomplissement de grandes choses, qui
soient de taille et de cons;quence, susceptibles de transformer l’;ph;m;re en histoire. L’histoire que voici
traduit ma gratitude envers ces instants qui ont fait des miracles et op;r; d’heureuses m;tamorphoses en me
conduisant ; des ;tres prodigieux, ; des victoires ;difiantes, et en me mettant ; l’abri d’infortunes et de drames
;ventuels.
Fra;cheur de citron
Les derni;res journ;es d’ao;t donnent toujours dans le grisonnement. Elles d;notent une esp;ce d’angoisse,
le regret des choses non faites, la peur du lendemain qui tourne ; l’agonie des coeurs chagrins. Le soleil estival
n’est plus ; m;me de radiographier dans nos ;mes les blessures de la solitude et le manque d’amour. Il devient
dangereux de humer l’odeur de l’;t; qui se meurt, celle-ci ;tant trop toxique. Seuls les gens parfaitement
heureux peuvent respirer ; pleins poumons ; ceux qui doutent n’ont plus qu’; rentrer chez eux.
De sa fen;tre, Olga offrait son visage au soleil d’ao;t. Elle se trouvait seule ; la maison, ce qui n’;tait pas
rare. En cinq ans de mariage, elle n’avait pu passer que quelques jours de cong; en compagnie de son mari ; le
reste du temps, elle devait le tuer dans la solitude. Olga luttait contre le n;ant par des moyens classiques, en
rapportant du bureau des tonnes de travail ; faire ; la maison et en papotant avec ses copines au t;l;phone.
Le mari d’Olga ;tait un homme plus occup; ; regarder les ;toiles que sa propre femme. Sa fonction de
pilote ; l’international impliquait de fr;quents d;placements et des absences r;p;t;es. Si l’on mettait en
parall;le le temps qu’il passait ; scruter les couloirs a;riens et ; converser avec sa femme, le camp des ;toiles
remportait largement la comparaison.
En homme honn;te et bon qu’il ;tait, Alexandre aimait sinc;rement Olga. Il ;tait consid;r; comme le
meilleur pilote de sa g;n;ration et croyait profond;ment que sa vie n’aurait ; souffrir d’aucun bouleversement.
Mais Olga aspirait au bonheur… ; un simple bonheur de femme : peignoir-;ponge, chaussettes de laine,
divan et t;l; dans les bras de son bien-aim;.
Ou plut;t non… Olga aspirait ; tout autre chose. Elle avait soif d’une passion qui l’emp;chait de dormir
tranquillement et la for;ait ; ne penser qu’; lui, rien qu’; lui, soif de langueur dans l’attente de son ch;ri, soif
d’ardeur, d’aveux, de bouquets et d’escarmouches ; coups de SMS. Eh oui, Olga voulait ;TRE et non
para;tre. Mais pour l’heure il lui fallait partager son quotidien avec un homme qui vivait dans le ciel et
redescendait sur terre de temps ; autre pour convaincre les voisins de son existence.
Les yeux sur l’;cran du t;l;viseur, la femme du pilote finissait son caf; du matin. Elle y voyait d;filer
d’heureuses gens qui achetaient de la lessive ; prix cass;, des aliments pour chatons, des ;pilateurs de jambes.
;a chantait, ;a dansait, ;a vous invitait ; entrer dans le royaume cathodique, ;a promettait des tonnes de
bonheur. Olga aimait regarder ces corps fr;tillants, elle leur confiait ses yeux comme on confie ses bambins ; la
maternelle, mais tout en se laissant porter loin, tr;s loin dans le doux songe d’une rencontre possible o; elle
nourrissait l’espoir d’;tre aim;e.
L’apparition ; l’;cran de Gleb Sevastianov, c;l;bre acteur de th;;tre et de t;l;vision, ramena Olga ; sa
cuisine. L’acteur donnait une interview ; une jeune journaliste, il lui parlait de sa famille et lui faisait part de
ses projets artistiques.
– Quel homme ! songea Olga envieuse. Et qu’elle doit ;tre heureuse, la femme qui vit avec lui !
Ces mots fondirent en elle avec une derni;re gorg;e de caf; ti;de.
Gleb Sevastianov suscitait bien des envies. La nature l’avait dot; de tout ce qu’il fallait pour attirer le d;sir
de milliers de t;l;spectatrices : la beaut; d’un h;ros-amant, le talent pour des r;les de premier plan et la bonne
fortune pour multiplier tout cela chaque jour.
Un instant charm;e par la pr;sence de l’idole de ces dames, Olga repensa soudain ; Alexandre :
– Mais qu’est-ce qu’il fiche encore ! se dit-elle avec un brin d’impatience. D;j; presque dix heures cinq,
alors qu’il m’avait promis d’;tre l; pour dix heures !
Tenaill;e par le besoin de revoir son mari au plus vite, mais aussi par quelque chose qui brisait les limites
d’une patience longue de plusieurs ann;es, la jeune femme se surprit elle-m;me ; sortir le dernier argent du
budget familial et pressa le pas vers la parfumerie L’;toile qui se trouvait non loin de l;.
Le d;panneur des coeurs solitaires ! Le magasin des utopies, des illusions, un Disneyland pour femme entre
deux ;ges. Une fois rassasi; de nouvelles odeurs aux enseignes prestigieuses, on ressort rass;r;n; ; l’air libre, la t;te vaguement grise, le coeur l;ger, avec un nez tout embaum; qui incite le cerveau ; peindre l’avenir sous un
jour radieux. Vive L’;toile !
Olga observait les flacons en se p;mant de plaisir.
– Comme ils sont beaux, ces petits flacons d’;lixir du bonheur ! ;a c’est du Nina Ricci, un bijou ! Et ;a,
c’est du Guerlain, le dr;le de bouchon ! Et un parfum ! J’ai envie, envie, envie de tout !
Tout cela se m;lait dans l’esprit d’Olga.
Ce fut alors que, surgissant de nulle part, apparut un consultant ; cravate verte. Comme toujours, il
prodiguait des conseils d;sint;ress;s ; coups de phrases toutes faites, gratifiant les clients ind;cis d’un sourire
biens;ant imprim; sur sa face.
– Vous cherchez quelque chose ; offrir ?
– Pas tout ; fait…
– Vous ne cherchez pas tout ; fait ? Ou ce n’est pas tout ; fait pour offrir ?
Olga r;pondit par un sourire.
– Je ne sais pas tout ; fait ce que je veux.
– ;a arrive… r;pondit le jeune homme avec l’aplomb d’un professionnel.
De prime abord, l’inconnu faisait tr;s jeune. Mais l’expression grave de ses yeux et son air d’assurance le
rendaient plus adulte, de sorte que sa pr;sence aux c;t;s d’une femme m;re semblait parfaitement naturelle.
– Connaissez-vous la nouvelle ligne ? Voyez ce que Guerlain vient de sortir, la guida le consultant. J’ai un
faible pour celui-ci, aux ar;mes des bois. L;, vous ne sentez pas le fruit rouge ? Avec un arri;re-go;t de
mousse ? L’humidit; des for;ts excite toujours l’imagination…
Enchant;e, Olga fit oui de la t;te.
– Et que dites-vous des senteurs fra;ches ? poursuivit le consultant. Ici, il y a beaucoup d’agrumes.
– Oh ! non, merci, tressaillit Olga. La fra;cheur de citron, ;a fait trop jeune fille. Trop aigu, trop jeune…
– Donc c’est pour vous ! dit le gar;on p;remptoire.
Elle se tourna vers lui et le trouva aussit;t tr;s attrayant.
– Merci, mais je pr;f;re les exhalaisons de ch;ne.
– Question de go;t…
Tout ; coup s’alluma un ;cran g;ant dispos; au centre du magasin, effrayant des dizaines de visiteurs.
Beaucoup de clients se scotch;rent ; une pub dont l’h;ro;ne principale, une jeune fille, venait de choisir un
ar;me d’agrume et courait ; un rendez-vous avec… Gleb Sebastianov.
Pareille co;ncidence, aux yeux d’Olga, prouvait d’une mani;re tangible que son passage ; L’;toile n’;tait pas
un hasard, mais un maillon dans la cha;ne de sa marche au bonheur. Le consultant, voyant combien la
concentration de sa cliente s’;tait d;tourn;e de la conversation, s’empressa de ramener ; lui-m;me son
attention fugitive.
– Vous voyez, l’agrume est dans le vent aujourd’hui. Je vous recommande instamment d’acheter ce parfum.
Il vous ira ; merveille.
– Vous semblez si s;r de vous et du choix tranch; que vous faites ! fit Olga d’un ton l;g;rement relev;.
– Mais c’est que vous ;tes si jeune et si belle, r;pondit le consultant d’une fa;on extr;mement simple et en
m;me temps imp;rieuse, qu’est-ce qui vous fait peur ?
; beaucoup de gens, la r;ponse aurait pu sembler naturelle et parfaitement attendue dans la mesure o; elle
appartenait au quotidien de n’importe quel commer;ant. Mais, pour Olga, ce fut un vrai cadeau que la jeune
femme attendait depuis plusieurs ann;es. On lui avait dit quelque chose d’aimable, on lui avait offert un
compliment ! Vrai ou faux, peu lui importait, il lui disait qu’elle ;tait jeune et belle… Donc, il n’;tait pas trop
tard !
– Merci pour le compliment, dit Olga avec une coquetterie qui allait crescendo. C’est bon j’ach;te ! Je
vous crois sur parole.
– Vous avez d’autant plus raison que c’est la pure v;rit;.
Olga prit le flacon de parfum, envoya encore un sourire ; son interlocuteur et se dirigea vers la caisse.
– Revenez nous voir, n’h;sitez pas en cas de besoin. Je serai toujours heureux de vous aider.
Et de tendre ; Olga sa carte de visite.
– Nikola; Samo;lov, lut-elle en mode syllabique, son Guerlain ; la main.
– En personne, attesta l’autre.
– Olga, r;pondit la jeune femme en lui tendant la main pour sceller les pr;sentations.
Sans attendre un moment plus propice, Olga ouvrit la bo;te de parfum et s’en r;pandit all;grement sur le
cou et les cheveux. Transport;e par les compliments de Nikola;, elle rentra chez elle au pas de course. La petite
musique des agrumes lui sonnait d;j; impudemment dans les narines et commen;ait ; op;rer des
m;tamorphoses complexes au fond de son ;me.
En ouvrant la porte de l’appartement, Olga y d;couvrit la pr;sence d’un ;tre devenu tr;s distant au cours
des derniers mois.
– Salut, comment va ? Je te croyais au travail… dit Alexandre.
– Bonjour, Sacha, r;pondit Olga sans chercher ; donner la moindre explication.
Elle n’;tait pas press;e de parler ; son mari. ; quoi bon ? Cette femme qui venait de choisir un parfum
d’agrume ;tait plus imprenable et plus froide que celle qu’Alexandre avait l’habitude de retrouver chez lui
apr;s chaque vol.
– Tu n’es pas contente de me voir ? s’alarma quelque peu l’;poux d’Olga.
– Si, si, pardonne-moi. C’est que je suis un peu fatigu;e, sans doute.
– Il est dix heures et demie. De quoi es-tu fatigu;e ? Tu reviens d’un vol, ou quoi ?
Olga ;tait encore dans la parfumerie et parlait ; Nikola; comme on se parle ; soi-m;me.
– Tu es malade ? lui demanda Alexandre en s’approchant d’elle.
Olga regarda son mari. Voyant qu’il ;tait rentr; depuis un moment d;j; et qu’elle se trouvait en pr;sence de
celui qu’elle devait accueillir avec joie, elle changea vite de diapason et demanda :
– Comment s’est pass; ton vol, Sacha ?
– Tr;s bien, merci, j’ai fait un saut chez un ami en rentrant. Le temps presse, je dois vite repartir pour un
nouveau vol.
– Comment ;a pour un vol ? Mais tu viens juste d’arriver ! s’indigna Olga avec une pointe de contrari;t;
dans la voix.
– Une urgence. Je dois remplacer un pilote malade. C’est rare, mais ;a arrive. Je n’ai pas le choix.
Peu importait ; Olga d;sormais. Sa d;ception ;tait ; son comble. Elle se retrouvait priv;e d’intimit; et du
droit d’;tre aim;e pour la seule raison que son mari travaillait comme chef-pilote.
– Il restait de l’argent dans la bo;te. O; l’as-tu mis ? demanda Alexandre qui ne savait encore rien.
– Je l’ai d;pens;, dit fi;rement Olga dont le m;contentement monta d’un cran.
– Et mon vol alors ? On ne tiendra pas jusqu’; la prochaine paie. Il y a eu un achat urgent ; faire ? dit le
mari en haussant le ton.
– Oui, quelque chose de tr;s important.
– De plus important que pour mon vol ?
– J’ai d; m’acheter du parfum, pronon;a Olga d’une voix parfaitement calme.
– Du parfum ?! Tu as dit du parfum ?
Choqu; par ce qu’il venait d’entendre, Alexandre en resta coi.
– Oui, c’est peut-;tre la seule chose qui fait tenir mon mariage ! assena Olga qui ressemblait de plus en
plus ; une m;duse enfl;e.
– Qu’est-ce que tu as dit ? fit Alexandre qui n’en croyait pas ses oreilles.
– J’ai dit ce que tu as entendu ! Est-ce que tu m’as d;j; demand; de quoi je manquais ? et ce qui me faisait
plaisir ?
– Olia, mais qu’est-ce qui t’arrive ?
– Il m’arrive que je n’en peux plus. J’en ai marre de tout, de tout ! J’en ai assez de vivre avec un fant;me
qui descend des cieux dans la nuit pour quelques heures avant de dispara;tre ; nouveau pour longtemps. Nous
n’existons plus, tu m’entends ? il y a longtemps que nous n’existons plus !
– Olia, qu’est-ce que tu es en train de me raconter ? para Alexandre abasourdi par la tirade de sa femme.
– Tu ne penses qu’; ton travail et ne t’inqui;tes que pour ta r;putation, mais moi ? Je ne suis qu’une ligne
; remplir dans la case situation familiale.
– Comme tu as chang;, Olia. Et moi qui croyais que tout allait bien entre nous, que l’entente ;tait par -
faite. Tu ne m’avais jamais parl; comme ;a !
Alexandre soudain s’arr;ta, puis, passant de l’estime ; l’agressivit;, monta ; l’attaque.
– Tu as quelqu’un ? Quelqu’un qui est apparu pendant mon absence, hein ?
– Parce que tu crois que ;a ne peut pas se produire ? Ou que je ne suis pas digne d’attention et d’amour ?
Ou tu penses que je suis n;e pour br;ler les meilleures ann;es de ma vie dans un appartement vide, passant
des semaines et des semaines ; attendre mon ;poux l;gitime ?
– Tiens donc ! gronda Alexandre. Pendant que je trime jour et nuit comme un esclave, ma femme prend
du bon temps avec d’autres sans la moindre honte ! Qui est ce salopard ?! hurla le mari ulc;r;, les yeux exorbit;s.
Quelque peu apeur;e par la tournure de la conversation, mais heureuse d’avoir piqu; son ;poux ; vif, Olga
d;cida de pousser la provocation jusqu’au bout. Un oeil en coin sur le t;l;viseur qu’elle n’avait pas ;teint
depuis l’aube, elle tomba sur la publicit; de parfum qu’elle venait de voir dans le magasin avec Nikola;. Gleb
Sevastianov embrassait ardemment une jeune fille qui fleurait bon le citron et l’orange de cette m;me senteur
dont s’emplissait la cuisine depuis qu’Olga y ;tait entr;e.
– C’est Gleb Sevastianov, dit-elle d’un ton ferme. On se fr;quente depuis longtemps.
Elle savait qu’une aventure imaginaire avec un aussi bel homme ne ferait que la rehausser aux yeux de son
mari, attiserait sa jalousie et revaloriserait l’estime qu’il portait ; la femme qu’elle ;tait. Et puis v;rifier ses dires
ne serait pas chose ais;e. Sevastianov ;tait totalement inaccessible.
Premi;rement, il ;tait l’idole d’innombrables admirateurs qu’il fallait solliciter un mois ; l’avance pour un
rendez-vous particulier ; deuxi;mement, Alexandre souffrait toujours d’un manque chronique de temps. Et
m;me maintenant que se jouait le sort de sa vie familiale, il ;tait press;.
Mais un vol dont d;pendait le destin de deux cents passagers comptait plus qu’une crise jug;e passag;re
avec sa femme. Conscient de cela, le pilote r;pondit calmement :
– Soit. Les acteurs ont toujours eu plus de chance. D’accord, Olia, on en reparlera s;rieusement apr;s
mon vol, dit-il en filant dans sa chambre pour boucler son sac de voyage.
– Et ;a ne te touche pas qu’il y ait quelqu’un dans ma vie ? cria sa femme vex;e.
– Tr;ve de lyrisme, Olia. D;sol;, je suis tr;s en retard.
Comme si de rien n’;tait, il embrassa sa femme sur le front et, chaussures non lac;es aux pieds, passa dans le
couloir. La porte se referma d’elle-m;me. L’;cho de ses talons cognait encore aux tympans d’Olga. Un chapitre
s’achevait dans sa vie. Elle ;tait s;re que le suivant commencerait de z;ro. Ayant sorti la carte de visite de
Nikola; de sa veste de cuir, elle tapa son num;ro d’un coeur l;ger.
– Nikola;, c’est la fille aux ar;mes d’agrume.
La guerre des talents
Une jeune femme chantait dans un vaste appartement de l’avenue Komsomolski. Elle ;chauffait sa voix,
s’effor;ant d’en faire le plus possible dans un temps limit;. Derri;re le mur ;pais de cet immeuble des ann;es
Staline, dormait sa fillette. Son temps de travail ne tenait donc qu’; la br;ve absence de sa petite Machenka
dans le sommeil. Mais la maman ;tait une jeune femme de caract;re qui savait sortir vainqueur des situations
les plus complexes.
– Reprise de la deuxi;me mesure, se sermonnait Nina, je n’arrive pas ; accrocher le la dans les aigus.
Et de recommencer depuis le d;but. Dans la course ; la perfection, aux temps de r;p;tition, aux rares
moments vol;s sur le sommeil de sa fille pour travailler, Nina faisait tout pour se maintenir dans la profession,
;tre en forme et trouver le moyen de faire la preuve de ses progr;s.
Nina avait un pass; brillant, dense et riche de r;sultats. Elle ;tait l’une des premi;res solistes d’op;ra. Adul;e
du public, des plus grands metteurs en sc;ne, des chefs d’orchestre et des ouvreuses, Nina incarnait la joie, la
lumi;re, la beaut; qu’elle donnait aux gens par la gr;ce de son talent de cantatrice et de son ;me aimante.
On ne pouvait pas ne pas l’aimer ni oublier sa voix, son don de p;n;trer dans le tr;fonds le plus secret de
l’;me humaine pour y sonder l’insoup;onnable.
Talentueuse, Nina l’;tait vraiment. Elle aimait son mari, lui aussi plein de talent. Le talent est une chose
difficile ; porter. Pour deux talents, il l’est encore davantage. Si le talent est un don de Dieu pour tout le
monde, il est une vraie p;nitence pour qui le poss;de. Comment pr;server l’amour sans se faire la guerre
quand il y a deux talents dans un couple ? Qui doit c;der et le faut-il ?
Gleb Sevastianov, celui-l; m;me qui avait scell; le sort d’Olga, ;tait un homme autoritaire et peu conciliant.
Des millions de femmes enviaient Nina et r;vaient d’;tre ; sa place sans savoir le prix qu’elle payait pour le
bonheur de vivre avec l’idole du plus grand nombre. Qui sait, peut-;tre qu’une jeune fille ordinaire aurait pu
s’en satisfaire parfaitement, consciente d’avoir eu la chance de tirer le bon billet, mais Nina, certes pas.
Nina vivait pour la sc;ne et ne pouvait donc qu’aller de l’avant, se d;velopper encore et toujours. C’;tait
pour elle aussi vital que boire, manger et dormir. ;tre une ;pouse, une m;re, habiter dans un appartement
chic du centre de Moscou embellissait la vie, mais ne la rempla;ait point.
La soif de cr;er, l’impossibilit; de se r;aliser, l’incompr;hension et l’;gocentrisme de son mari, tout cela
l’;touffait. Gleb ne voulait rien entendre de ses tourments et interpr;tait l’aspiration de Nina ; remonter sur
sc;ne comme une sorte de complication post-partum.
– ;a lui passera vite, pensait-il.
Entre vocalises et maternage, Nina cherchait sur Internet le moyen de se faire conna;tre dans des festivals
internationaux ; l’;tranger. Cela faisait une semaine qu’elle ;tait en correspondance avec l’organisateur d’un
musical festival ; New York, la ville de ses r;ves. Hant;e par cette id;e, Nina l’;tait d’autant plus que le premier
prix du festival donnait le droit de se produire au Carnegie Hall, une salle de l;gende.
Aussi pr;parait-elle un programme dont le point d’orgue devait ;tre Aria d’une ;toile, nagu;re compos;e
sp;cialement pour elle. ; cette aria Nina consacrait le plus clair de son temps, se sachant ; m;me d’y donner
le maximum de son ;clat. Envo;tant, l’accompagnement de l’orchestre ne laisserait personne indiff;rent.
Elle n’avait de pens;e que pour un billet d’entr;e dans la salle de ses r;ves o; chantaient ses idoles. Le prix ;
payer ;tait la tendresse de sa voix, la beaut; de son chant. Il fallait beaucoup travailler : bient;t l’Am;rique !
– Tout va bien se passer, songeait-elle. J’envoie Gleb en tourn;e ce soir et j’ai une semaine pour me pr;pa -
rer.
L;-dessus, elle se jeta sur son ordinateur pour r;pondre une fois de plus ; Phil Evans, l’organisateur du
festival. Les conditions se r;v;laient tr;s attrayantes. Le transport et l’h;bergement ;taient pris en charge.
– Comme il est courtois et attentionn; ! se disait Nina. Les malappris de chez nous feraient bien d’en
prendre de la graine !
Magnat am;ricain, patron d’une cha;ne de magasins ; Manhattan, cr;ateur de la fondation Les Enfants
d’abord et organisateur du festival Vive les talents ! Phil Evans r;pondait scrupuleusement ; toutes les questions
pos;es par Nina.
– Stup;fiant, cet homme ! Surmen; comme il est, il trouve toujours le moyen de me r;pondre. Et pourtant
je ne suis rien pour lui ! En plus, il n’est pas avare de mots gentils ; mon endroit. Ce serait chouette de le
conna;tre de plus pr;s !
; cet instant ronronna le mobile de Nina.
– Oui, L;na, viens, Gleb part bient;t, je l’accompagne ; l’a;roport. En tourn;e, oui. ; Berlin.
L;na, une cousine de Nina, aidait souvent la jeune maman dans les moments difficiles. Elle voyait en sa
parente une personne qui m;ritait mieux que les caprices chroniques d’un illustre mari et les insomnies
nocturnes de sa fille. L;na comprenait Nina ; mi-mot et venait ; son secours « ; chaque fois que ». Si Nina
prenait soin de cacher son voyage en Am;rique ; la connaissance de son mari, elle en discutait les moindres
d;tails avec L;na.
La cl; gratta la serrure, Nina entendit la toux famili;re de Gleb.
– Nina, o; es-tu ? Toujours ; surfer sur le Net? commen;a Gleb.
– Chut, Macha dort, l’implora Nina en chuchotant.
– Tout est pr;t pour le d;part? Il faut qu’on file.
– Je sais, L;na arrive.
– Tu as lu ma derni;re interview ? reprit Gleb en bombant le torse.
– Non, je n’ai pas eu le temps.
– C’est comme ;a que tu aimes ton mari ! la chapitra l’acteur. Tout le monde ne parle que de lui, et tu
n’en lis pas une ligne. Ah ! Nina, Nina… Notre th;;tre est attendu ; Berlin qui est couvert d’affiches : Sensation
dans la ville ! La Cerisaie fera fureur en Allemagne, j’en suis s;r !
Il s’approcha de Nina et, comme pour s’acquitter des obligations de la journ;e (enlacer deux fois sa femme,
l’embrasser le matin et le soir avant de dormir), lui murmura ; l’oreille gauche avec la voix de Trofimov dans
La Cerisaie :
– Ne te morfonds pas trop sans moi, mon tr;sor de Nina. Je comprends combien c’est triste et ennuyeux
pour toi de rester seule ici. Mais tu verras, la petite Machenka va grandir et nous ferons les tour n;es ensemble.
Imagine un peu comme ce sera super ! Vous serez dans la salle, Machenka et toi, n’importe quelle salle : Berlin,
Paris, Londres, Vienne… toutes les deux ; regarder votre papa sur sc;ne en train de jouer Tchatski, Trofimov,
Don Quichotte. Ce sera chouette, non ?
– Oui, oui, tr;s chouette, approuva Nina qui sentait poindre un germe de contrari;t;.
Voyant son humeur changeante, Gleb s’empressa de la questionner :
– Il s’est pass; quelque chose ?
– Non, c’est tout simplement que moi aussi, je pourrais ;tre sur sc;ne et non assise dans l’obscurit; de la
salle.
– Toujours le m;me disque. Comme si ce n’;tait pas le bonheur, d’;tre maman, fit Gleb en d;tournant
perfidement la conversation.
– Si, bien s;r, mais c’est autre chose, renvoya Nina.
– Comment ;a autre chose ? Beaucoup n’ont pas le dixi;me de ce que tu as, et elles s’en contentent. Or
toi, d’apr;s ce que je vois, tu t’imagines tout un tas de choses sur ta carri;re, ta vie de sc;ne…
Un supplice inutile, pour toi comme pour moi!
Puis de donner un autre tour ; la conversation :
– Ma maman sera en sanatorium, tu devrais donc t’occuper de Machenka pendant son absence. Anna
L;onidovna est un peu fatigu;e, elle a besoin de changer d’air pour son bien-;tre.
Nina sentit une boule monter ; sa gorge, qui l’emp;cha de r;pondre quoi que ce f;t. ; cet instant, elle ne
pensait qu’; Phil Evans.
« L’essentiel est d’y aller au plus t;t, et de tout refaire ; z;ro. Elle sera vue, remarqu;e, et cela redonnera un
sens ; sa vie », se rass;r;nait Nina.
– Ninotchka, allons-y, le taxi attend, reprit soudain l’illustre ;poux d’une voix tendre. Voil; justement L;na
qui arrive ! s’exclama Gleb qui se retrouva face ; la jeune fille toute rouge d’avoir couru.
– ; bient;t ! Soyez sages ! lan;a l’acteur d’un ton badin en quittant l’appartement.
L’amour du mal
Au m;me moment, tr;s loin de l; outre-Atlantique – ; New York exactement – l’heureux entrepreneur,
bienfaiteur et millionnaire Phil Evans commen;ait sa journ;e. Mister Evans go;tait d’avance ; la joie de
rencontrer de nouveaux talents.
En authentique m;lomane, Phil pouvait passer des heures et des heures ; ;couter le vingt-deuxi;me pr;lude
du premier cahier BWV de Jean-S;bastien Bach, comparant les diff;rentes interpr;tations, cherchant les
points communs, traquant les « dr;les de trucs ». Il faut dire qu’Evans avait voulu devenir musicien depuis
tout petit. On lui pr;disait l’avenir d’un Horowitz, d’un Pollini. Aucune autre voie n’existait ; ses yeux car son
public et lui-m;me ne voulaient qu’une seule chose : que Phil f;t sur sc;ne et t;nt la main sur les touches du
piano aussi longtemps que possible.
Mais survint l’impr;visible : Phil tomba amoureux, d’une mani;re s;rieuse et grosse de complications. Elle
s’appelait Jessica et avait dix-sept ans comme lui. Jessica jouait superbement du piano et donnait plein
d’espoir. Phil n’avait de coeur que pour elle. Point de concurrence entre eux bien que cela e;t parfaitement lieu
d’;tre, Phil ;tant beaucoup plus talentueux que Jessica. Mais la jeune femme s’attachait plus ; se voir
consacr;e amie de Phil, la Grande ;toile, qu’; prouver sa sup;riorit; sur lui, d’autant qu’elle ;tait pleinement
conscience de la vraie place de chacun.
Il advint un jour qu’ils jou;rent ; un m;me concours. Le hasard fit que leurs deux prestations, d;j; tr;s
rapproch;es dans le temps, ne se ressemblaient que trop par leurs programmes. Il e;t fallu ;tre sourd pour ne
pas entendre la diff;rence de jeu des deux amoureux.
Phil savait ce qu’il en avait co;t; de peine ; Jessica de se pr;parer ; ce concours. Tr;s malade apr;s la mort
de son p;re, elle avait pu r;cup;rer assez vite. Sachant combien sa bien-aim;e br;lait d’acc;der en finale pour
se produire avec un orchestre symphonique, Phil ;tait pr;t ; faire un pas d;cisif. Le jeune homme, ; coup s;r,
avait encore de belles victoires devant lui, alors que Jessica risquait de ne pouvoir se relever d’un fiasco.
Aussi Phil d;cida-t-il de donner un coup de pouce ; sa bien-aim;e. Montant sur sc;ne deux num;ros apr;s
elle, il ne fit rien de particulier mais produisit un jeu qui, malgr; tout, manquait de quelque chose. Le jeune
homme d;cida de ne pas se donner ; fond, de ne pas r;v;ler au public toutes les forces in;dites de son coeur.
Comme c’;tait la premi;re fois, personne dans l’auditoire ne reconnut Phil. Il s’en d;gagea une ;trange
impression. Point d’enthousiasme, mais un avantage accru en faveur de Jessica.
; l’annonce des r;sultats, elle rayonnait de bonheur, et Phil avec elle. Que pouvait-il y avoir de plus
merveilleux que cet instant ?! Vint ensuite la finale et m;me un troisi;me prix, mais plus Jessica gravissait les
degr;s de la gloire, plus elle s’;loignait de Phil. Il ne l’int;ressait plus autant qu’avant, les yeux de la jeune fille
se faisaient plus fuyants quand elle lui parlait. Une semaine apr;s que les laur;ats furent distingu;s, elle
rompait avec lui.
La nouvelle fut fatale ; Phil. Il abandonna la musique, se rabattit sur une ;cole sup;rieure de finances puis
s’occupa de commerce international et ferma ; jamais son coeur aux ;motions fortes.
On ne choisit pas le lieu d’une rencontre
L’embarquement pour le vol Moscou-Berlin n’allait gu;re tarder. Assis dans la salle d’attente, Gleb se
concentrait sur une ultime v;rification des billets et des r;servations d’h;tels. Nina se tenait un peu ; l’;cart du
tohu-bohu et du tapage des annonces d’avant l’envol.
Elle n’arrivait pas ; s’expliquer pourquoi ce la de la deuxi;me octave lui donnait tant de fil ; retordre. Les
vocalistes pouvaient se montrer dangereux s’ils avaient des probl;mes avec les aigus. L’insatisfaction que Nina
avait d’elle-m;me dans l’Aria d’une ;toile surpassait en importance la dysharmonie familiale.
« L’avion, encore l’avion… L’avion et le train… Il y en a eu tant et tant, et ce n’est pas fini… Et moi qui suis
toujours l;, ; l’accompagner… Le voil;, mon public ! Et le voil;, mon th;;tre ! » se morfondait Nina en
ravalant sa peine. Elle promena des yeux embu;s de larmes sur les visages des passagers qui attendaient
l’embarquement avec Gleb.
– T;l;phone-moi d;s ton arriv;e, dit-elle ; son mari comme ; l’accoutum;e, j’ai un sentiment bizarre.
– T’inqui;te ! On est au XXIe si;cle ! dit Gleb qui tentait de se montrer rassurant. Des milliers d’avions
s’envolent chaque minute dans le monde entier. Sais-tu qu’on risque beaucoup plus sa vie ; prendre la voiture
que l’avion ?
– Bon, d’accord, mais fais-moi quand m;me signe en arrivant, lui sourit Nina. Et bonne tourn;e ! Prends
soin de toi !
Ils s’embrass;rent comme s’embrassent deux ;tres li;s l’un ; l’autre par la seule gr;ce d’un tampon de l’;tatcivil,
et partirent sans se retourner chacun de son c;t;.
– O; sont les toilettes ? demanda Nina ; des employ;s de l’a;rogare.
– Tout droit et ; gauche, lui lan;a au passage un homme en gilet orange.
Toujours pr;occup;e par son la aigu, la jeune femme ne fit gu;re attention aux ;criteaux sur les portes des
toilettes. Elle continuait de fredonner le passage r;calcitrant. Aveugle aux inscriptions, elle entra d’un pas
d;cid; dans les toilettes hommes.
Alexandre ;tait alors en train de se changer dans la cabine des toilettes o; Nina venait d’entrer. Il se
pr;parait pour le vol. Voyant surgir un homme devant elle, Nina poussa un cri de surprise. Confuse, elle se
pr;cipita vers la sortie pour dispara;tre au plus vite mais sa robe de soie s’accrocha ; la barre m;tallique de la
porte, prenant Nina au pi;ge.
Cela ne pouvait se produire qu’une fois sur mille… ; cette loterie de la honte, Nina eut plus de chance que
les autres.
– Mon Dieu, quelle horreur ! s’;cria-t-elle en se d;menant de plus belle.
Tel un voleur pris la main dans le sac, elle attendait, horrifi;e, le sceau de l’infamie caus;e par le regard
d’Alexandre ancr; sur sa robe mutil;e. Nina se d;battait comme une biche prise au pi;ge, mais rien n’y faisait.
– Attendez voir, jeune fille, je vais essayer de faire quelque chose, dit Alexandre, pass; un instant de stupeur.
– Je pense que dans mon cas, on ne peut plus rien faire, constata-t-elle avec d;pit.
– Il n’y a plus qu’; d;chirer tout le bas, dit le pilote, je ne vois pas d’autre solution !
– Mais vous ;tes fou ! Et apr;s, qu’est-ce que je ferai ? Je ne pourrai m;me pas aller jusqu’aux taxis dans
l’;tat o; je suis. Je viens juste de mettre mon mari ; l’avion pour Berlin.
– M’ouais. Dans ce cas je lui dirai de vous acheter une nouvelle robe ; Berlin. Moi aussi j’y vais.
– Comme c’est dr;le ! s’exclama Nina quelque peu rassur;e. Vous ;tes donc le pilote de ce vol ?
– Oui, mais je perds mon temps en fadaises avec vous au lieu de prendre l’appareil en main.
– Je vous en supplie, implora Nina, ne me laissez pas comme ;a. Sans vous je n’y arriverai jamais. Qu’estce
que je peux faire ?
Ce fut alors qu’on entendit des pas : des hommes entraient dans les toilettes. D’instinct, Nina se pressa
contre la porte pour ne pas rajouter ; son humiliation. Alexandre, devenu son complice, se pr;cipita vers elle.
Tous les deux se statufi;rent, ind;cis.
– Laisse tomber, Niko, y a personne ! entendit-on derri;re la cloison.
Ivre, Niko tenait ; peine debout. Il ouvrit en grand la porte, plaquant Alexandre contre Nina.
– Alex, y a personne. Tu as cru Sergue;, ou quoi ?
; cet instant Nina en apprit long sur Alexandre. Qu’il avait une fossette sur le menton ; qu’il devait ;tre tr;s
press; ce matin-l; pour s’;tre coup; en se rasant ; et m;me que sa femme mettait un soin m;ticuleux ; repasser
ses cols de chemise. Et aussi Nina comprit qu’elle se sentait bien avec cet inconnu rencontr; par hasard. Il
aurait aim; que ces trois-l; : Sergue;, Alex et Niko, se lavent les mains le plus longtemps possible derri;re la
cloison.
– Ils sont partis… chuchota-t-elle d’un souffle.
– Alexandre, se pr;senta le pilote frais repass;, toujours dans la m;me pose, la fixant du regard.
– Nina, r;pondit-elle sans quitter des yeux le col de sa chemise.
L’embarras de la situation les for;a ; sortir du bref « d;r;glement logiciel » survenu dans l’esprit de chacun.
– Il faut se tirer de cette situation, dit Nina.
– Je ne vois pas d’autre solution que de d;chirer tout ce morceau, conclut Alexandre en tenant le bas de la
robe de Nina.
– Alors il vous faudra m’accompagner jusqu’; la premi;re boutique venue. J’ach;terai un foulard. Il faut
bien que je m’enveloppe de quelque chose pour aller jusqu’aux taxis.
– Quel m;tier faites-vous ? demanda Alexandre ; haute voix en arrachant un morceau de tissu coinc; dans
la porte.
– Chanteuse… dit humblement la jeune femme en attendant d’;tre lib;r;e.
– ; la Star Ac’ ? persifla le pilote.
– Non, chanteuse d’op;ra, r;pondit Nina.
– Vraiment ? ;a alors ! Faire la connaissance d’une cantatrice dans les toilettes !
Et Alexandre partit d’un grand rire.
– Vous trouvez ;a dr;le ? cria Nina am;re tout en cachant, horrifi;e, le trou b;ant qui s’ouvrait dans sa
robe d;chir;e.
– Je ne vous crois pas. Si jeune, et d;j; cantatrice ! ; l’op;ra, les dames sont toujours d’un certain ;ge, avec
un buste g;n;reux. Des comme vous, on appelle ;a des slips chantants, railla-t-il les yeux riv;s ; un endroit
bien pr;cis.
Sur ce, il entonna soudain d’une voix atrocement forc;e : « Je suis ; toi… Je t’ai-aime… »
– Peu m’importe ce que vous pensez. De gr;ce, accompagnez-moi jusqu’; la premi;re boutique de souvenirs.
Je vous en saurai gr;.
– Prouvez-moi d’abord que vous ;tes bien cantatrice, on verra ensuite, posa-t-il fermement.
– Que je vous montre mon dipl;me, ou quoi ? Effront; que vous ;tes… Se moquer d’une femme sans d;fense.
Sortons plut;t d’ici avant que quelqu’un d’autre n’arrive.
– Un instant, insista Alexandre, je m’y connais en art vocal. Ma maman est une m;lomane, une vraie. J’ai
grandi l;-dedans.
Tout feu tout flamme, Nina se mit ; chanter sans se faire prier ; partir du passage qui, depuis quelques
semaines, lui en faisait voir de toutes les couleurs. Habitu;e ; profiter du moindre instant favorable pour
travailler ses cordes vocales sur les morceaux difficiles, elle lib;ra sa voix sans g;ne dans les toilettes hommes.
Une vingtaine de secondes plus tard, tout ;tait clair pour l’un comme pour l’autre. Pour Alexandre : que la
jeune femme ;tait dou;e d’une expression vocale hors pair ; pour Nina : que son travail sur les aigus
commen;ait ; porter ses fruits et qu’elle serait au point d’ici une semaine. Sans se soucier de la r;action
d’Alexandre, Nina s’auto-jugea : « Pas mal, mais un peu de travail ne sera pas de trop ».
Pass; ces vingt secondes de chant, le pilote se tut. La voix p;n;trante de Nina, par sa tension, lui avait grill;
des fusibles. Il sortit de sa serviette un dossier et le tendit ; Nina. Puis il ouvrit la porte et sortit le premier,
prenant soin de couvrir la jeune femme angoiss;e.
– Conduisez-moi jusqu’; la boutique, l;-bas, s’il vous pla;t.
Ils marchaient l’un contre l’autre. Alexandre faisait tout son possible pour cacher le trou qui b;ait sur la
robe d;chir;e de Nina.
– Vous avez une voix ;poustouflante ! parvint-il enfin ; lui dire en rassemblant son courage.
Depuis la d;monstration de Nina, le pilote se faisait tout petit.
Quand elle se fut envelopp;e d’un foulard de soie assorti ; la couleur de sa robe, Nina eut un sourire
naturel.
– Vous aimez l’art vocal, ; ce que je vois, dit-elle avec une pointe de coquetterie.
– Je n’en avais pas eu l’occasion avant ce jour.
– Alors tenez ce disque ! (La jeune femme de lui tendre un album r;cemment enregistr; en studio.) Je l’ai
fait pour un festival en Am;rique. Dans une semaine je chante ; New York. Vous trouverez l; le plus clair de
mon programme. Si vous en avez le d;sir et le temps, ;coutez-moi ; Berlin ; vos moments perdus.
– ; Berlin-in… t;norisa Alexandre.
Ce fut alors que tout lui revint : ce qu’il ;tait ; ce jour, le pourquoi de sa pr;sence ; l’a;roport, sa
conversation du matin avec Olga. Affect; par les cinq minutes qu’il venait de vivre, il se mit la main ; la t;te.
– Mon Dieu, mais qu’est-ce que je fais ! Je suis diablement en retard !
Arrachant son dossier des mains de Nina, Alexandre attrapa la jeune femme sans marquer la moindre
h;sitation, l’embrassa sur les deux joues comme un ;tre proche et, arborant le disque, lui cria de loin : « Je
vous appelle bient;t ! » Puis, ;lev; par un escalator, il disparut. Nina l’accompagna longuement du regard,
cherchant ; comprendre ce qui s’;tait pass;. Elle fut ramen;e ; la r;alit; par le souvenir des derniers mots de
l’aviateur : « Je vous appelle bient;t ! »
– Mais il n’a pas mon t;l;phone, songea-t-elle.
Une fois envol; l’espoir de revoir un jour Alexandre, Nina se sentit triste. Elle ne savait plus o; aller, ni dans
quel but. Cette rencontre dans les toilettes avait d;r;gl; quelque chose dans son emploi du temps programm;.
Tout ce qui avait ;t; si important pour elle – tout cela se vida de son sens.
« Si telle est la volont; du destin, pensa Nina, il me retrouvera. Le disque contient beaucoup de
renseignements ; mon sujet. »
Cette pens;e la consola. Avant de prendre un taxi, elle s’approcha d’une grande baie vitr;e par laquelle on
voyait le tarmac et les avions au repos. Nina envia un peu son mari : il aurait la chance de passer trois heures
en compagnie d’Alexandre.
Le pilote courait ; toutes jambes dans le couloir, comme jamais. Les appels courrouc;s de ses coll;gues et du
commandant de bord faisaient vibrer son mobile au bord de l’explosion. « Mais qu’est-ce que tu fiches ? » -
ainsi commen;aient toutes les conversations. Rouge de honte et confus de s’;tre mis en retard aussi b;tement,
Alexandre improvisait d;j; un topo d’excuse pour la foule des passagers en attente et les coll;gues aux abois.
Pendant l’absence impr;vue d’Alexandre, deux membres d’;quipage pr;pos;s ; l’inspection de la cabine de
l’a;robus s’avis;rent d’en v;rifier l’;tat une derni;re fois. En ouvrant les coffres ; bagages, le chef des stewards
Maria Komleva aper;ut dans le coin sombre d’un espace de rangement un paquet noir au contenu imposant.
Les responsables furent alert;s en quelques secondes. Des ;quipes de la S;curit; civile arriv;rent sur-lechamp
avec des chiens. La foule des passagers fut prise au d;pourvu. Le l;ger retard caus; par Alexandre
commen;ait ; rev;tir une ampleur qui, quarante-cinq minutes plus tard, faisait myst;re. Fut alors donn;e une
annonce qui tomba comme un coup de tonnerre dans un ciel sans nuage.
– Mesdames, messieurs, pour des raisons techniques votre vol est annul;. Pri;re ; tous de rester en salle
d’embarquement jusqu’; nouvel ordre.
Alexandre sentit vibrer la poche de son blouson. C’;tait un appel du commandant de bord : « Merci, Sacha,
pour ton retard. Tu nous as sauv; la vie. Il y a deux minutes, on a d;couvert en cabine un paquet de RDX. Va
diable comprendre ! ; l’heure qu’il est, je n’ai pas d’explication. Personne ne sait comment il est arriv; l;, ni
avec qui. D’autant que l’avion avait d;j; ;t; v;rifi; ! L’enqu;te sera longue, je sens ;a d’ici. Tu es notre sauveur,
Sacha ! Si on n’avait pas fait un dernier contr;le en ton absence, le sac aurait explos; vingt minutes apr;s le
d;collage, et bye-bye ; deux cents vies humaines. Reconnaissance ;ternelle ! Maintenant, repose-toi. »
Le commandant raccrocha aussi brusquement qu’il avait appel;. Tout le reste se passa comme dans un r;ve.
Pris de torpeur, Alexandre avait les yeux pos;s sur l’;cran du t;l;phone encore allum;.
– C’est trop pour un seul jour, pronon;a-t-il ; voix haute.
N’ayant pas la moindre envie de rentrer chez lui pour une explication s;rieuse avec Olga, Alexandre partit
chez sa m;re d;s que fut confirm;e l’annulation du vol Moscou-Berlin.
Nina n’eut connaissance de la tentative d’acte terroriste qu’; son retour chez elle par le journal t;l;vis;. Elle
;tait abasourdie. Gleb et les autres passagers du vol furent plac;s dans un deuxi;me airbus sans les avoir
inform;s de la raison, pour ;viter toute panique inutile. Tenant Machenka endormie contre sa poitrine, Nina
pensait ; lui, ; Alexandre : « Que peut-il bien ressentir en ce moment ? Comment a-t-il v;cu cette journ;e ? »
Loin de se douter qu’elle avait ;t; ; l’origine de l’heureux d;nouement de la journ;e pour les deux cents
passagers du vol Moscou-Berlin, la jeune femme se balan;ait dans un vieux fauteuil ; bascule en contemplant
la premi;re ;toile allum;e sur la Vo;te encore claire.
Elle songeait ; la perversit; du destin, au hasard des rencontres et ; l’inestimable valeur de chaque instant
v;cu. La petite Macha ronronnait dans ses bras. Son souffle, le bercement du fauteuil et les premiers feux de
V;nus magn;tisaient Nina en la faisant sombrer dans le royaume d'Hypnos. L’idylle fut troubl;e par un
brusque coup de sonnette ; la porte. Nina prit peur pour de bon.
– Qui peut venir ; cette heure ? L;na aura sans doute oubli; quelque chose.
Elle mit Macha dans son lit et s’approcha de la porte ; petits pas feutr;s dans l’espoir de n’;tre pas entendue
au cas o; le visiteur se r;v;lerait ind;sir;.
Derri;re l’oeil-de-boeuf ;tait Alexandre. Sans prononcer le qui est l; d’usage, elle ouvrit grand la porte en
irradiant d’all;gresse.
– C’est vous ? Comment m’avez-vous trouv;e ? lui demanda-t-elle avant m;me de l’inviter ; entrer.
– C’est que vous m’avez offert votre disque. Tout y est indiqu;. Seul un grand paresseux n’aurait pu vous
retrouver.
Sans attendre l’invitation de Nina ;bahie, il entra avec un g;teau dans une main et un ;norme bouquet de
roses dans l’autre.
– Je suis venu vous dire MERCI pour cette rencontre. Et parce que gr;ce ; vous je suis sain et sauf.
Ils rest;rent ainsi longtemps debout pr;s de la porte, dans les bras l’un de l’autre, ; chuchoter chacun une
pri;re de gratitude aux ;toiles et au destin, se d;lectant du miracle de l’instant.
Aria d’une ;toile
Le millionnaire am;ricain Phil Evans fumait un cigare ; l’ar;me de cerise en ;coutant le vingt-deuxi;me
pr;lude du premier cahier BWV de J.-S. Bach. Il se voyait marchant avec des hommes, avec le Christ pouss;
par la foule, et aspirant ; partager les souffrances caus;es par les furieuses flagellations de ses convoyeurs. Phil
savait que, t;t ou tard, cela lui arriverait aussi.
– Jessica, pourquoi ? Pourquoi m’as-tu laiss; tomber ?
D’une voix assourdie, Phil interrogeait le vide.
Seul, il ;tait affal; dans un fauteuil de cuir noir. Le millionnaire suivait des yeux la gravitation des ronds de
fum;e qui s’;levaient paresseusement vers le haut plafond de la pi;ce.
– Je ne t’ai pas encore parl;, Jessica… Je n’en ai pas eu le temps. Le travail, toujours le travail… Ma ch;re
petite si pleine de talent.
Des bribes de phrases se m;langeaient avec les ronds de fum;e, se transformant en sixi;me voix de la
polyphonie de Bach.
– Mais j’ai beaucoup appris maintenant, ma ch;re petite. Je sais beaucoup de choses sur toi, gr;ce ; toutes
celles de ton ;ge. Des filles si gentilles, aussi talentueuses que toi : Barbara, Alice, Eva, Vanessa, Katy…
Le pr;lude montait crescendo, jusqu’; son point culminant, et l’;motion de Phil grandissait d’autant.
– Elles ne m’ont jamais laiss; tomber comme tu l’as fait ! continuait le m;lomane en criant presque. Debbie,
Doris, Rachel, Margaret, elles qui ont si joliment jou; et chant; pour moi… Et toi… Je te hais ! hurla-t-il
; pleine voix, faisant ;cho au point d’orgue du pr;lude.
Sur la joue gauche du millionnaire roula une larme solitaire. Elle brilla ; la lumi;re d’une lampe Louis XVI,
comme brille V;nus solitaire sur la Vo;te encore claire.
Il resta assis encore quelques secondes, puis ;teignit son cigare. Consultant sa montre et prenant son sac, il
se dirigea vers la porte d’un pas press;. Brusquement, il s’immobilisa dans la pi;ce enfum;e et d;cida de rester
un instant prisonnier de la musique. Pour att;nuer la douleur de sa vieille blessure, il se remit dans son
fauteuil et rouvrit le dernier courriel de Nina Sevastianova. Puis il activa le lien d’Aria d’une ;toile et, prenant
ses aises, ferma un temps les yeux. Il ;coutait l’aria pour la trente-et-uni;me fois, faisant une trente-et-uni;me
suture ; la plaie b;ante de son coeur.
– Comme tu ressembles ; ma Jessica, murmura Phil en regardant une photographie de Nina souriante, de
profil. Nous allons bient;t nous conna;tre, ma ch;re petite.
Sa main allait et venait dans l’air comme pour brosser le portrait de celle qui avait boulevers; sa vie.
Aria d’une ;toile durait cinq minutes. Pendant cinq minutes aussi courtes qu’;ternelles, Phil se p;ma de
volupt;. Il se confessait ; cette musique ;th;r;e en se plongeant dans un lointain pass;.
Tr;s loin dans le temps, le millionnaire se promenait bras dessus bras dessous avec Jessica, dans sa jeunesse,
au moment o; un commando de police de Lower Manhattan for;a d’un coup puissant la porte de son
appartement. Sans lui laisser la moindre seconde pour comprendre de quoi il retournait, les policiers le
plaqu;rent au sol.
– Mister Evans, dit le commissaire de police Raymond Erton, nous vous arr;tons pour soup;on de
meurtres en s;rie avec pr;m;ditation. Vous avez droit ; un avocat mais je ne pense pas qu’il s’en trouve un seul
pour vous d;fendre de son plein gr;.
– Je comprends, r;pondit Evans d’un ton des plus tranquilles.
Au lendemain de l’histoire de l’a;roport, le jour pointa sous un franc soleil. Radieux, Nina et Alexandre
;taient ; la cuisine.
– Encore du caf; ? demanda Nina illumin;e de bonheur.
– Non, r;pondit Alexandre en observant Machenka qui venait de se r;veiller. Fais-moi plut;t ;couter
quelque chose de ton programme pour l’Am;rique.
– Tu fais bien de me le rappeler ! Je devais envoyer les derniers documents hier…
Sans finir son th;, elle se pr;cipita sur l’ordinateur. Constatant l’absence de tout message de Mister Evans –
chose inhabituelle –, Nina parcourut machinalement les news. Au mot de New York, elle activa d’instinct la
s;lection bleue. Apr;s quelques secondes de concentration, la jeune femme s’;cria :
– Sacha, lis ;a !
L’article disait ce qui suit :
Dans la nuit du 28 au 29 ao;t, sur la 57e rue de Manhattan, ; New York, la police a arr;t; pour soup;on de
meurtres en s;rie la personne de Phil Evans, millionnaire de renom, patron de plusieurs fondations et
organisateur du festival Vive les talents !
Le pervers ;tait recherch; depuis dix ans. L’on compte ; son actif dix meurtres de jeunes filles venues
concourir ; ses festivals.
Choqu;e, l’opinion new-yorkaise l’est d’autant plus que Mister Evans avait lui-m;me collabor; durant
toutes ces ann;es avec les enqu;teurs ; la recherche du tueur.
Apr;s son arrestation, le pr;venu est imm;diatement pass; aux aveux.
Ñâèäåòåëüñòâî î ïóáëèêàöèè ¹225111201260
