La salle d attente ou mathematique d une naissance
La salle d'attente
Cette histoire invraisemblable s’est pass;e dans l’une des petites cit;s portuaires de l’Italie. San-Marinella,
San-Lorenzo ou peut-;tre m;me San-Vincenzo… ; franchement parler cela ne touche gu;re notre histoire car
partout vivent les hommes, et en tous lieux naissent les histoires.
Partie I
Luigi et Francesca
Assis au bord de la mer, Luigi songeait ; ses meilleures ann;es. Il dodelinait de la t;te pour accompagner la
m;lodie qui r;sonnait au fond de son coeur. Sur sa chemise dansaient des ombres d’arbres qui se balan;aient
au rythme d’une musique inconnue de nous. Il n’;tait pas assez vieux pour faire le bilan de sa vie mais il se
croyait depuis longtemps incapable de jouissance et d’;merveillement dans la ronde monotone du jour et de la
nuit. Luigi se rendait souvent ici pour contempler l’onde et rejoindre en pens;e l’;poque o; il ;tait heureux.
Son coeur n’avait connu le vrai amour qu’une seule fois, mais pour une femme qui n’;tait plus l; depuis dix
ans. La ramener, la retrouver ? Non, h;las, c’;tait au-del; de son pouvoir.
Un matin, elle ne s’;tait pas r;veill;e, ayant tout simplement vers; dans le n;ant. La veille au soir les deux
jeunes avaient blagu;, bu du champagne et parl; d’un voyage ; venir, mais ; l’aube Luigi avait trouv; pr;s de
lui le corps froid de Francesca.
Assis sur le lit, il se tint d’abord immobile, ne sachant que faire. Un silence qui dura pr;s d’une demi-heure.
Puis il hurla avec une force telle qu’une vieille psych; dress;e dans le couloir se fendit en son milieu comme si
l’on y avait jet; une pierre. Telle une b;te traqu;e, Luigi se pr;cipita au-dehors, appelant au secours les
touristes qui se promenaient l; devant ses fen;tres. Il tentait de se rassurer ; l’id;e que non, il s’;tait tromp;,
Francesca n’;tait pas morte, seulement inconsciente. Il esp;rait trouver un m;decin qui la ram;nerait ; la vie.
Mais, de retour chez lui avec des docteurs, il vit Francesca allong;e exactement dans la m;me position, au
millim;tre pr;s. H;las, apr;s un bref examen du corps, le verdict tomba :
– Toutes mes condol;ances, signor Artiveri… Malheureusement, il est trop tard.
Entendant cela, Luigi quitta la chambre en fl;che. D’un tiroir de son bureau il sortit un revolver et,
pleurant comme une fontaine, revint trouver les docteurs. Luigi se jeta ; genoux, leur passa les bras autour des
jambes et, ;trangl; de sanglots, leur cria plusieurs fois :
– Ne partez pas, je vous en prie, tuez-moi ! Je n’ai plus aucune raison de vivre ! De gr;ce, pressez la d;tente,
je ne veux pas vivre sans elle.
Apr;s ce jour tragique, Luigi fut plac; en clinique. Il y passa pr;s d’un mois, sous s;datifs. L;, toute son
activit; consistait ; fixer un point unique au-dehors, par la fen;tre de sa chambre, et ; le scruter en d;tail. Le
regard fig;, les yeux bougeant peu. Ni mort ni vif. Rien ni personne ne semblait pouvoir le tirer d’un tel
an;antissement.
Luigi et Francesca… ils ;taient faits l’un pour l’autre. Luigi le ma;tre, Francesca sa muse. Il ne pouvait faire
acte de cr;ation qu’en la pr;sence de sa muse. Luigi ;tait compositeur et Francesca, sa source d’inspiration. Il
entendait une musique en elle, et c’;tait elle, oui, elle qui enfantait tous ses chefs-d’oeuvre. Sans elle, point de
travail possible, et donc une vie d;pourvue de sens. Car la cr;ation ;tait l’unique raison d’;tre de Luigi.
Francesca morte, Luigi fut long ; ne pas toucher ; un instrument. Il ne composait plus et n’y pensait m;me
pas. Il voyageait beaucoup, enseignait, vivait de traductions. Mais point de musique… Un sujet ; jamais
interdit. M;me si quelque chose prenait forme dans son esprit, Luigi n’avait pas le courage de le mener ; bien
ni de le coucher sur des port;es. Il avait en t;te que seule Francesca ;tait habilit;e ; b;nir les oeuvres
entreprises ; or, sans b;n;diction, c’est bien connu, aucun navire ne prendra jamais le large.
Toutes ces ann;es, Luigi les passa dans un ;tat de semi-t;n;bres, de vague somnolence comme on en voit ;
l’automne, vers quatre heures et demie, entre le soir ; venir et le jour finissant. Il semblait ; Luigi que s’il ;tait
encore vivant, c’;tait que l;-haut quelqu’un en avait d;cid; de la sorte. La mort de Francesca avait
compl;tement dissip; ses id;es sur les capacit;s suppos;es de l’;tre humain. « Qu’est-ce que la vie humaine ?
songeait Luigi. Au fond, ses aspirations, ses d;sirs ne valent rien d;s lors qu’; tout moment quelqu’un l;-haut
peut priver chacun de sa raison d’;tre, sans jamais montrer son vrai visage. » Or cet inconnu avait d;cid; de
laisser Luigi seul sur terre errant ; l’abandon parmi les hommes sans trouver ni paix ni vie digne de ce nom.
La demi-teinte est toujours grosse de danger. Nul n’aime le flou. Et la vie de Luigi n’;tait qu’obscurit; totale. Il ne
pouvait vivre sans Francesca. Pis, il ne pouvait cr;er sans elle, pas m;me pour s’oublier dans la cr;ation. Il
songeait parfois au suicide mais, si noire que f;t son ;me, quelque chose l’emp;chait de commettre
l’irr;parable. Partir ;tait une id;e inconsistante. Cette id;e ne venait jamais seule, et celles qui
l’accompagnaient campaient sous son cr;ne avec toujours plus d’assurance.
Ainsi passaient les ans. Il arrivait – quoique rarement – que le sombre r;duit de sa solitude e;t la visite d’un
papillon de la joie. C’;taient des femmes qui n’attendaient rien de lui et venaient lui donner du plaisir pour
deux ou trois jours. Puis, battant de leurs beaux cils ; rimmel, elles s’envolaient aussi vite qu’elles ;taient
apparues. Luigi ne regardait pas les femmes comme une chance de bonheur, ni non plus comme des objets de
passion permettant de s’oublier un temps.
Apr;s plusieurs ann;es d’errance en diff;rents pays, le jeune homme d;cida de s’;tablir dans un restaurant
de poissons, comme musicien, pour offrir aux clients une atmosph;re de f;te continuelle. Ce fut l; qu’il
rencontra Camilla, une fille beaucoup plus jeune qui irradiait la joie et portait une lumi;re depuis longtemps
;teinte en lui. Camilla avait foi dans l’avenir et voulait que Luigi cr;t enfin que tout ;tait encore possible et
que la vie ;tait belle. La jeune fille se sentait pr;te ; tout donner pour tirer Luigi des t;n;bres et lui faire
accepter qu’elle n’avait que lui comme raison d’;tre. Luigi appr;ciait de voir Camilla toujours heureuse avec
lui, et de l’entendre parler tous les soirs au d;ner des nouvelles de la journ;e, ravie des ;v;nements les plus
d;risoires. Attentionn;e, affectueuse, Camilla ;tait prompte ; le satisfaire en chaque chose. Elle aimait la vie
dont elle go;tait avec d;lectation les moindres manifestations, et dont la perp;tuation ;tait l’essentiel ; ses
yeux.
Car elle avait toujours voulu un enfant. La premi;re fois qu’elle avait vu Luigi, elle s’;tait dit qu’il serait le
p;re du b;b;. Ils se fr;quentaient depuis plusieurs mois quand vint le jour o; elle pronon;a la phrase r;v;e :
– Luigi, je suis enceinte.
Elle avait dit cela presque en chantant, illumin;e de bonheur. Au fond de son ;me, elle esp;rait un miracle :
que Luigi, entendant ces mots, sort;t de sa l;thargie, du coma de son pass;, et se rem;t ; vivre. Vivre, c’;tait se
r;jouir de sa prog;niture. Vivre, c’;tait red;couvrir et r;inventer les joies de l’instant pr;sent avec son enfant.
« ; quoi bon cela ? pensa Luigi. Encore une ;preuve ? Je ne veux pas d’enfant d’une autre femme. Je ne
peux pas… C’est de la trahison. Je ne veux d’enfant de personne, sinon de Francesca. »
Mais comment dire ces choses-l; ; voix haute en regardant dans les yeux cette jeune femme qui rayonnait
de bonheur et le consid;rait avec des yeux pleins d’espoir, ; l’aff;t de chacun de ses mots, pr;te ; donner le
plus intime d’elle-m;me pour attirer son attention ?
– Pourquoi ne dis-tu rien ? Tu n’es pas heureux ? Nous aurons un enfant ! Je suis si heureuse. C’est ton enfant,
Luigi. Maintenant je sais que tout ira pour le mieux. Ton b;b; te fera don d’une nouvelle vie, il te donnera
des forces, voil; le sens de la vie.
– Oui, bien s;r. Je sais. Je suis heureux, bredouilla Luigi en embrassant doucement Camilla sur le front
avant de regagner sa chambre, tout ; ses pens;es.
Camilla savait, naturellement, que la venue d’un enfant ne faisait pas toujours des miracles chez les couples
qui vivaient ce genre de probl;mes, mais elle ne s’en r;jouissait pas moins. La grossesse se passait
tranquillement et ne donnait pr;texte ; aucune inqui;tude. Le jeune organisme de Camilla ;tait heureux de
montrer sa force, fier de se pr;ter avec une telle facilit; ; un processus aussi naturel. Mais un jour que Camilla
voulut de nouveau parler ; Luigi de leur avenir commun en glissant une discr;te allusion ; son d;sir de porter
le m;me nom que lui, Luigi s’emporta :
– Laisse-moi tranquille, s’il te pla;t ! De quoi manques-tu ? Nous vivons ensemble, c’est d;j; bien beau. Tu
sais que je ne te laisserai jamais seule et que je prendrai soin de vous. Mais si tu t’imagines que je vais t’;pou -
ser, tu te trompes ! Comment pourrais-je bafouer ce que j’ai su pr;server durant toutes ces ann;es ?!
– Qu’as-tu pr;serv;, hein ? qu’as-tu pr;serv; ? Tu t’es enterr; vivant. Ta vie est celle de quelqu’un qu’on aurait
branch; ; un bloc d’alimentation. Tu manges, tu bois, tu dors, tu travailles, mais tu ne vis pas, tu existes !
Nous pourrions faire une jolie famille, continua Camilla en sanglotant, un enfant doit avoir un p;re.
– Eh bien, il en aura un. N’en doute pas. Mais sans engagement. Tout ce que je suis, m’entends-tu ? tout
ce que je suis est le fruit de Francesca. Je lui dois absolument tout !
Le cri de Luigi ;tait si per;ant qu’il p;n;tra sans peine jusqu’aux entrailles de Camilla avec, comme en
r;ponse pour deux, par ricochet, un ;vanouissement. La jeune femme s’affaissa, bl;mit tr;s fort puis, t;te
pendante, s’;croula. Ce fut un coup terrible pour Luigi. Lui qui n’avait jamais voulu causer de mal ; qui que
ce f;t, surtout ; des femmes, se trouva pour la deuxi;me fois ; l’origine d’une horrible trag;die.
– Je ne survivrai pas ; cela. Seigneur, je r;pands le malheur ! criait Luigi.
Les mots seraient presque impuissants ; ;voquer la suite. Camilla fut plac;e en salle de r;animation. Les
m;decins ne pouvaient expliquer son ;tat. Deux semaines de coma, et nul n’;tait capable d’en trouver la
raison. Luigi restait jour et nuit ; son chevet, la suppliant de lui pardonner ses propos malencontreux.
D;cid;ment, le destin se montrait impitoyable ; son endroit. De l’accident au verdict, il lui fallut subir encore
l’horreur de l’attente, ; cette diff;rence pr;s que, cette fois, le supplice durait depuis des semaines. Il n’osait
gu;re croire ; un mieux bien qu’un faible espoir subsist;t d’apr;s les curseurs des appareils qui mesuraient
l’;tat du coeur de Camilla.
Avant chaque visite, Luigi venait s’asseoir pour quelques minutes au bord de la mer. Fixant du regard une
vague lointaine, il y versait toutes ses craintes et ses ;motions dans l’espoir d’accorder le rythme de son coeur
meurtri ; l’unisson du doux balancement de l’onde.
Ce jour-l;, les yeux riv;s sur la ligne d’horizon, il regarda longuement le lointain. Soudain, il ne savait d’o;,
une musique retentit. Tendant l’oreille, il comprit qu’elle r;sonnait dans sa t;te. La m;lodie n’;tait connue que
de Francesca et lui. Le plus surprenant, c’;tait qu’il ne la lui avait jou;e qu’une seule fois pour la soumettre ;
son jugement comme variante possible d’une ouverture ; son prochain livret, peu avant le jour terrible o; sa
muse l’avait quitt; ; jamais pour le monde des anges. Depuis lors, il n’y avait plus pens;. Et voil; maintenant
que la m;lodie r;sonnait dans sa t;te, montant en volume comme une boule de neige en taille, d;valant la
montagne. Luigi porta le regard sur la vague qui venait de l;cher la rive et s’en trouva p;trifi;. L’eau refl;tait le
visage de sa seule et unique bien-aim;e, aussi nette que le reflet des nuages qui flottaient au-dessus de sa t;te.
Luigi se retourna dans l’espoir de retrouver Francesca mais, se voyant seul, il ramena les yeux au reflet
immobile.
– Francesca, c’est toi ? C’est toi, ma ch;rie ?
Ne parlant qu’; lui-m;me, il crut ;tre fou. Il se frotta les yeux et se pin;a plusieurs fois pour changer de
vision, mais il continuait de voir ce qu’il voyait.
– Signor, signor Artiveri, cria un infirmier qui courait du c;t; de l’h;pital, l’;tat de Camilla vient d’empi -
rer. Nous avons besoin de votre aide. Elle va ;tre transf;r;e au bloc. Si nous n’arrivons pas ; la rattraper, elle
risque de perdre son foetus. Nous allons faire le maximum. Esp;rons…
L’infirmier pressa le pas vers la clinique. Quand Luigi se retourna pour revoir l’image de sa bien-aim;e, la
trace de Francesca s’;tait dissoute dans les flots. Ainsi fond le foie gras sous la langue, n’y laissant qu’un arri;rego;t
de sublime volupt;.
– Il me faudrait un bon somme, se dit Luigi qui embo;ta le pas ; l’infirmier.
D;s lors, Luigi ne put penser ; autre chose. M;me apr;s les mots terribles de l’infirmier sur Camilla, son
futur enfant et sa propre personne, il n’avait de pens;es que pour cette vision survenue au bord de la mer. Non
qu’il f;t sans coeur, mais parce que les deux semaines et demie qu’il venait de passer dans un ;tat d’insomnie
chronique avaient provoqu; en lui torpeur et apathie. L’insomnie, elle seule, ;tait la cause de son
incompr;hension, de son incapacit; d’appr;hender le danger r;el de la situation. ; peine entr; dans le bloc o;
la m;re de son enfant, toute d;cor;e de perfusions, gisait sur la table d’op;ration, Luigi se vida de ses derni;res
forces et, assis sur une banquette, s’endormit aussit;t.
Son sommeil fut pareil ; un chaos. Il sombra dans le noir, puis son corps entra en apesanteur et s’;leva en
l’air comme un oiseau. Puis des gens arriv;rent. Il conversa avec eux, sans doute des docteurs qui travaillaient ;
sauver la vie de son amie. Debout ; la fen;tre, Camilla leur disait des choses sur des noces suppos;es
prochaines. Il vit de nombreuses silhouettes courir dans de vastes couloirs. Enfin, tout disparut et elle se
montra : elle, sa Francesca. Son image rappelait celle de la Madone des peintres de la Renaissance. Il ne
dormait plus maintenant, mais impossible d’ouvrir les yeux. On e;t dit que quelqu’un veillait sp;cialement ;
tenir ses paupi;res ferm;es pour l’emp;cher d’observer les traits du visage de sa bien-aim;e dans tout son ;clat.
Tout se passait comme dans la r;alit; : Luigi avait l’esprit clair, Francesca se tenait face ; lui, inchang;e depuis
leur derni;re s;paration, un tendre sourire aux l;vres.
– Je dors ou j’hallucine ? songea Luigi.
– Non, lui r;pondit-on instantan;ment, tu ne dors pas, tu te trouves simplement dans une autre station.
– Quelle station ?
– Un station de r;affectation des ;mes. Le lieu o; l’on attend la d;cision de la commission.
– Mon Dieu, quel d;lire… fut la pens;e qui traversa l’esprit de Luigi.
– Ce n’est pas un d;lire. Ici, les ;mes attendent de rena;tre ou bien retournent sur terre une fois que la
commission a rendu son avis.
– Francesca, qu’est-ce que tu racontes ? De quelles ;mes parles-tu ? Je te vois clairement, je te sens, enfin,
je peux m;me t’effleurer.
– Simple illusion. Je peux te parler quand tu nages entre r;ve et r;alit;, comme en ce moment. Je puis aussi
me refl;ter dans l’eau.
– C’;tait donc la r;alit;, au bord de la mer… pas une illusion. Francesca, mon amour ! Est-ce vraiment
possible ?!
– Luigi, je ne suis pas tout ; fait la Francesca que tu as connue. Je suis une ;me venue rena;tre au monde.
On revient sur terre plusieurs fois pour cr;er quelque chose de merveilleux ; partir de son ;me. Toi, Luigi, tu
es l; pour la derni;re fois. Ta mission artistique est immense. Quant ; moi, je suis destin;e ; rena;tre.
– Que dis-tu, Francesca, quelle ;me ? De quelle naissance parles-tu ?
– Un enfant de toi va na;tre bient;t. La commission de r;affectation des ;mes a d;cid; de m’envoyer pour
na;tre une derni;re fois. Je dois devenir ta fille. Ton enfant sera mon ultime r;incarnation.
– Et maintenant je dois y aller. Toi aussi, car Camilla t’attend.
– Francesca, je t’en supplie, ne me quitte pas. Non, de gr;ce, ne t’en va pas…
– Il le faut, Luigi, va !
Luigi revint ; lui dans la salle d’attente, pr;s du bloc op;ratoire. Le visage mouill; de larmes, il cherchait des
yeux Francesca parmi les ombres du couloir, mais sa trace s’;tait fondue dans le n;ant. Il ;tait accabl; par la
somme de bonheur et de malheur qui venait de s’abattre sur lui, et par tout ce qu’il avait endur; pendant ces
deux derni;res semaines.
– Vous allez bien ? demanda un infirmier qui, sorti du bloc, s’approcha de Luigi.
– Oui, oui, ;a va, merci.
Et soudain Luigi se rappela pourquoi il se trouvait ici.
– Et Camilla ? Comment est-elle ?
– Rassurez-vous, la crise est pass;e. Nous ne savons pas trop ce dont elle souffre mais maintenant toutes
ses fonctions vitales sont r;tablies et le foetus n’est plus menac;, bien qu’elle soit toujours inconsciente.
La nouvelle ne le marqua gu;re, tout au plus apaisa-t-elle l;g;rement l’inqui;tude qui l’emp;chait de penser
; l’apparition de Francesca. ; son esprit remontaient lentement, comme ; travers une eau trouble, des mots
coinc;s quelque part dans la broussaille de sa m;moire.
– Je suis venue pour rena;tre dans la chair de ta fille… Tu es en ce monde pour la derni;re fois.
Au plus profond de lui, Luigi ;tait constern; qu’on p;t consid;rer sa mission artistique comme plus
importante encore que son libre choix. Constern; aussi que le chemin et l’amour qu’il avait lui-m;me choisis
n’eussent aucune valeur l;-haut. Cela le contrariait et le mettait m;me en fureur. Se pouvait-il que tout f;t
pr;d;termin; ? Le nombre des vies, le chemin choisi, l’amour, tout… Et ce par la seule gr;ce d’un inconnu, l;haut,
qui avait d;cid; qu’il en serait ainsi et pas autrement. L’indignation de Luigi grandissait ; chaque
m;andre de sa pens;e. L’esprit tortur; par un tel embrouillamini, il marchait lentement vers sa maison situ;e
dans un faubourg de la ville. Les souvenirs lui revenaient du jour lointain o; il avait fait la connaissance de
Francesca.
Fille d’un professeur de conservatoire en section orchestre et composition, Francesca restait souvent avec
son p;re et suivait deux ou trois cours par jour aux c;t;s des ;tudiants de derni;re ann;e. Dans la mesure o; la
jeune fille ;tudiait la philologie et les langues, elle n’;tait li;e ; la musique que par la profession de son p;re.
Son r;ve ;tait de trouver un langage universel permettant de se passer de traduction, un langage capable de
mettre les hommes en communion, ce m;me langage qui avait exist; sur terre avant l’apparition de la tour de
Babel. Ne l’ayant pas trouv; parmi les vivants, elle s’;tait tourn;e vers la musique, convaincue d’y trouver
enfin ce qu’elle cherchait et de p;n;trer dans les secrets de la polyphonie et de la composition. L’int;r;t de
Francesca pour l’;tude de la chose musicale s’;veilla apr;s qu’elle eut ;prouv; plusieurs chocs bouleversants en
;coutant la septi;me symphonie de Beethoven et la messe de Bach. Elle comprit alors que l’on pouvait pousser
les hommes ; accomplir de grandes et belles entreprises gr;ce ; de grandes et belles oeuvres, mais aussi ; se
faire une autre id;e de la nature humaine, ; apprendre la vie.
Ce fut ; ces cours que Francesca connut Luigi. Le jeune homme ; cette ;poque donnait de grands espoirs,
;tant consid;r; comme l’;tudiant-compositeur le plus talentueux. Tous les deux aimaient ; se rendre au bord
de la mer o; ils passaient des heures et des heures ; parler de la synth;se des arts, de l’universalit; du langage
musical. On parlait aussi de religion et de divine providence.
C’;tait un temps d’inclination amoureuse et de grande sympathie qui allaient croissant de jour en jour,
s’;levant en sentiment de communion et de muette compr;hension. Petit ; petit, ce sentiment s’emplit d’une
tendresse infinie. Ils ne pouvaient plus s’imaginer l’un sans l’autre. Un jour, ce fut le grand amour. Francesca
;tait la muse qui, par sa pr;sence, pouvait mener ; son terme n’importe quel ;lan de Luigi. Elle faisait na;tre
en lui la musique, la faisait grandir, participait ; l’enfantement des chefs-d’oeuvre. Tout ce qui avait fait sa
c;l;brit; ; ce jour, Luigi le devait ; Francesca. Dans leur union d’homme et de femme, Francesca ;tait l’objet
de sa passion, de sa sensualit; – sa raison d’;tre. Dans leur tandem artistique, Luigi ;tait plut;t dans le r;le de
la femme qui portait les fruits de leurs fusions musicales, alors que Francesca jouait celui d’une cr;ature
mythique, d’un demi-dieu venu d’en haut pour f;conder de ses id;es l’alc;ve de la composition.
Luigi plongeait de plus en plus profond;ment dans ses souvenirs qui le ramenaient ; l’;poque heureuse de
son pass;. Ainsi s’;vadait-il vers cet ;lot de m;moire o;, depuis dix ans d;j;, il allait presque chaque jour puiser
l’;nergie n;cessaire ; la vie r;elle. Arriv; chez lui vers minuit, il ;ta son chapeau, but un pastis avec des
gla;ons, et v;rifia son courrier et se pr;cipita sur son lit d;fait depuis l’aube, o; le sommeil l’emporta aussit;t.
Tout se passa comme la fois pr;c;dente, selon le m;me ordonnancement. Des infirmi;res couraient dans sa
t;te, changeant les perfuseurs et mettant des aiguilles aux seringues, puis il se retrouva dans un long couloir o;
des m;decins poussaient des brancards avec des vivants et des morts. Les m;decins se parlaient entre eux,
leurs paroles se brisaient sur les murs v;tustes de l’h;pital et parvenaient aux oreilles de Luigi sous la forme
d’un ;cho inaudible. Cela ne dura gu;re. Ensuite, quelqu’un alluma dans sa t;te, ; pleine puissance, une
;mission sur la vie ; l’h;pital, et Francesca apparut de nouveau.
– Donc, je ne d;lire pas… Tu existes bien. Francesca, tu es l; ?! Mon Dieu, quel bonheur ! Ma ch;rie, ce
n’est donc pas un r;ve !
– Tu es en train de dormir, mon amour… Mais parfois, dans le sommeil, vous ;tes capables d’acc;der ; un
monde invisible de jour. Il est en effet possible, ; la crois;e du r;ve et de la r;alit;, que vivants et morts se rencontrent.
Toi et moi ne pourrons nous voir qu’en r;ve, un certain temps.
– Non, Francesca, j’ai besoin de toi tout le temps ! Quand tu m’es apparue sur la rive, j’ai entendu une
musique. Cela ne m’;tait pas arriv; depuis le jour o; tu m’as quitt;. Tu te pr;tends morte, mais non, c’est moi
qui suis mort, et toi qui me ram;nes ; la vie. Le d;sir m’a repris de composer de la musique.
– J’en suis ravie, telle est bien la mission attach;e ; ma renaissance. Je suis envoy;e pour raviver ta source
d’inspiration par la naissance de la fille que porte Camilla, pour te ramener ; la cr;ation musicale. Ton destin
sur terre est d’;crire une musique qui rendra le monde plus humain. J’;tais pr;te ; me sacrifier, ; sacrifier mon
amour pour toi dans le seul but de te remettre sur le chemin de l’art. Dans notre monde, le temps n’existe pas.
Tu me dis que dix ans ont pass; depuis notre s;paration, or j’ai la sensation que c’;tait hier. Vois-tu, c’est ma
premi;re renaissance depuis ma mort. En renaissant, nous perdons la m;moire de notre vie ant;rieure. Pour
moi, cela signifie que je vais mourir d;finitivement une fois que je rena;trai dans la chair de ta fille. Car ici la
vie ;tait pour moi un acte de m;moire d;di; ; ta personne et ; notre amour. Ma raison d’;tre, Luigi, je ne la
vois que dans l’Amour. Mais cette raison d’;tre, seuls des hommes comme toi sont capables de la faire vivre. Ta
musique donne vie ; l’amour, tu as des pouvoirs divins. Tu es venu sur terre avec ce don pour apprendre aux
hommes ; aimer les mortels.
– Comment puis-je apprendre ; qui que ce soit ; aimer si je suis malheureux ? Je n’ai aim; et n’aime que toi, et
je regrette d’avoir caus; de la souffrance ; Camilla. Mon art, c’est toi et personne d’autre, sans toi je ne puis
ni vivre ni cr;er.
– Luigi, la cause de ma disparition consiste justement dans ta d;pendance totale vis-;-vis de moi. La commission
de r;habilitation des ;mes a d;cid; de te donner la libert; et de t’apprendre ; cr;er en toute ind;pen -
dance.
– Me donner la libert; ? Ils ont fait de moi un otage ;ternel du jour de notre s;paration. Mes pens;es,
mon ;me, mon corps sont rest;s ; jamais dans le logis o; je t’ai trouv;e endormie. Qu’importe ce qu’ils ont
d;cid;. Je t’ai d;j; perdue une fois, et il n’y aura pas d’autre fois.
– Non, Luigi… Il y a des choses que l’on ne peut pas changer. Il y a une pr;destination supr;me : je dois
na;tre dans la chair de ta fille, tu dois continuer de composer de la musique. Je serai toujours avec toi, mais
sous une autre apparence. Je continuerai de t’inspirer comme autrefois.
– Jamais ! C’est de toi que j’ai besoin, telle que je t’ai connue et que je te vois maintenant devant moi.
– H;las, tu devras c;der.
– Rien ne m’arr;tera plus maintenant ! J’ai dormi comme une masse durant toutes ces ann;es. Il est temps
que je me r;veille. J’irai jusqu’; votre commission et j’obtiendrai gain de cause !
Son sommeil fut rompu brusquement par la longue plainte d’une sir;ne qui annon;ait ; quelqu’un de
grands tourments. Luigi gardait le silence, les murs aussi, seule grin;ait la porte dont l’;cho retombait
douloureusement dans son coeur. Luigi se leva et s’approcha de la fen;tre. Il s’emplit les poumons de l’air lourd
de la nuit, charg; de mille ar;mes de l’;t;, et, pour la premi;re fois depuis longtemps, jeta sur le monde un
regard diff;rent. Avec ses effluves d’olives, d’azal;es, de terre humide et d’iode marin, le souffle capiteux des
t;n;bres estivales s’invitait dans ses narines en provoquant dans son ;me une r;action chimique complexe.
Quelque chose augurait de grands changements, quelque chose changeait en lui. Un papillon noir entra par la
fen;tre et se posa sur le rebord.
« Que la vie est impr;visible, tout peut changer ; la vitesse d’un battement de ses petites ailes, songea Luigi.
Tout homme de bon sens pr;f;rera rester le plus longtemps possible dans le monde des vivants et repousser
autant que faire se peut la rencontre avec la mort, alors que moi, j’aspire ; la rencontrer co;te que co;te…
pour y retrouver Francesca. »
De nouveau Luigi entendit une m;lodie qui, issue d’un ab;me, ;tait d’une forme si claire qu’elle ne laissait
au compositeur aucune variante possible de construction. Le d;sir de la coucher sur le papier – tant elle ;tait
belle et parfaite – tira Luigi de son demi-sommeil, tel M;nchhausen se tirant par les cheveux. Le bonheur
combla le compositeur, l’illumina, les rayons de la gr;ce se pos;rent sur un herbage oubli;. Il travailla sans
rel;che jusqu’; l’aube. Quand il eut mis en sons ce qui ;tait n; dans la nuit, Luigi, fatigu; mais immens;ment
heureux, s’en fut au chevet de Camilla. Il s’en voulait de ne pas avoir eu de pens;e pour elle en pareil moment.
Camilla l’aimait et faisait tous les sacrifices pour mettre plus de lumi;re, de tendresse et de plaisirs quotidiens
dans la vie de Luigi. Il en ;tait conscient et lui en savait gr; tout en comprenant que les efforts qu’elle
d;ployait ne serviraient ; rien. Aussi prenait-il Camilla en piti;, refusant qu’une jeune fille aussi magnifique et
lumineuse g;ch;t sa vie avec un homme semblable ; un mort vivant aux yeux ; jamais ;teints, prisonnier de
son pass;. Sur le chemin de l’h;pital, Luigi ne cessait de se reprocher son incroyable ;go;sme, sa s;cheresse de
coeur ; l’;gard de Camilla.
– Comment puis-je ;tre aussi abject ? Ces jours-ci elle a plus que jamais besoin de moi. Pauvre petite, je
ne suis pas digne de toi !
Ses pens;es se mouvaient ; la vitesse de la lumi;re, cependant que vibrait encore, dans la chambre close du
vaste palais de sa m;moire, la m;lodie qu’il venait d’;crire. Elle vibrait sans discontinuer comme la fr;quence
d’un ;metteur permanent de musique classique. Et puisqu’elle vibrait dans sa t;te, cela voulait dire qu’il n’;tait
pas seul, que Francesca se trouvait avec lui. Cet in;vitable ;cart;lement entre le devoir qui le rattachait ;
Camilla, les reproches incessants qu’il se faisait ; lui-m;me et son irr;sistible besoin de composer gr;ce au
retour de Francesca – cet ;cart;lement l’an;antissait de l’int;rieur, le rendait fou et ne lui laissait aucun espoir
de s;r;nit;. C’;tait une v;ritable torture. Qui e;t pu r;pondre ; la question « Comment ;tre ? » ;tre, pour
Luigi, cela signifiait ;tre avec Francesca. Elle revenait pour devenir sa fille. Si cela devait vraiment se produire,
alors Luigi perdrait une deuxi;me fois sa muse et mourrait ainsi d;finitivement. Il savait depuis l’enfance que
le droit de choisir ;tait donn; aux hommes, or, de ce droit, Luigi se voyait priv;. Choisir, cela voulait dire
aimer, cr;er, ;tre avec Francesca… Mais ;tre avec elle, d;sormais, c’;tait quitter la vie. Que faire de l’horlogerie
math;matique de la r;affectation des ;mes ? Que voulait dire Francesca ? Comment changer l’inchangeable ?
Contre qui se battre ? Qui chercher ? Le monde ;tait ainsi fait qu’; chaque fois que l’on s’interrogeait et que
l’on sollicitait de l’aide pour r;soudre l’insoluble, il se trouvait quelqu’un qui, ma;trisant ; l’;vidence cette
math;matique complexe, nous incitait ; lui lancer un d;fi, ; entrer dans le jeu, ; mesurer nos forces avec lui.
Partie II
Victor et Camilla
Sa main dans celle de Camilla, Luigi luttait contre des bourrasques d’;motions qui l’assaillaient de toutes
parts, ses propres d;sirs ;tant aux prises avec des gicl;es d’id;es musicales dont la bruine ravivait les oasis
ass;ch;es de son ;me. Mais o; ;tait Camilla pendant ce temps-l; ? O; ;tait son ;me ?
Apr;s avoir pass; un tunnel noir et hurlant, Camilla se retrouva dans une salle qui lui faisait penser ; une
station thermale. Il y avait l; beaucoup de monde en blouse blanche : certains prenaient des bains, d’autres se
tenaient assis silencieusement en observant le jet dansant des sources. Nul ne se pressait comme si le temps
avait suspendu son vol et que rien n’existait que cette salle et ces proc;dures. ; l’entr;e des bains, Camilla fut
accueillie par un jeune homme de haute taille. Celui-ci lui tendit en souriant un peignoir blanc et l’invita ;
patienter dans la salle d’attente.
– D’attente de quoi ? demanda Camilla. O; suis-je ? Je n’ai pas achet; d’abonnement aux bains, ce n’est
pas permis dans mon ;tat. (Mais, posant la main sur le ventre, elle fut horrifi;e d’en constater l’absence.) De
quoi ? J’ai perdu mon enfant ? Mon Dieu, mais je deviens folle, que se passe-t-il ? Mais o; suis-je enfin ?!
Donnez-moi un t;l;phone, je dois appeler Luigi !
– Pas d’;nervement, de gr;ce, lui dit le jeune homme, passez en salle d’attente. On vous appellera bient;t
pour vous donner des consignes.
– Des consignes ? Quelles consignes ? Et qui ;tes-vous ? Il faut tout de suite que je sache o; je suis pour le
dire ; mon mari…
Camilla comprit alors qu’elle exag;rait un peu et prenait ses d;sirs pour des r;alit;s.
– Vous souhaitez appeler votre mari ? Attendez, je vous prie, il doit y avoir une erreur quelque part. Vous
;tes Camilla Strozzi, vingt-cinq ans, chef de salle dans un restaurant de poisson, non mari;e, domicili;e avec
votre ami Luigi Artiveri ; l’adresse…
Choqu;e par la froideur d’;nonc; de ces renseignements, Camilla ;tait aussi froiss;e par le fait que m;me
ici, en ce lieu compl;tement inconnu, avec des gens qu’elle voyait pour la premi;re fois, elle n’avait pu jouir du
statut tant d;sir; d’;pouse de Luigi ne serait-ce que cinq petites minutes. Il ne restait qu’; confirmer ce qu’elle
venait d’entendre.
– Oui, c’est bien ;a… dit-elle avec tristesse, mais nous allons bient;t nous marier, s’empressa-t-elle d’ajouter
comme pour se justifier.
Elle aurait aim; para;tre convaincante ne f;t-ce qu’; ses propres yeux.
– Cela ne change rien ; l’affaire, ass;na l’autre.
– Quelle affaire ? s’;tonna Camilla.
– L’affaire de la r;affectation de votre ;me.
– Vous rigolez, ou quoi ? C’est un club de yoga ici ? Et vous, d’abord, vous ;tes qui ?
– Signorina Strozzi, fit celui qui accueillait Camilla d’une voix plus pressante, veuillez vous montrer un
peu plus aimable. Un peu de respect pour votre lieu de destination.
– Non mais je d;lire, ou quoi ? De quelle destination ?
– Le centre de r;affectation des d;funts.
; ces mots, Camilla se sentit transpirer.
– Qu’est-ce que ;a veut dire ? songea-t-elle Que je suis d;j; morte ?
– Ce n’est pas encore d;cid;. Votre cas sera tranch; dans deux heures. Pour le moment, veuillez passer en
salle d’attente.
Pour la premi;re fois de sa vie, la jeune fille ne trouva rien ; redire. L’incompr;hension, la peur,
l’humiliation paralysaient ses propos, son attention, ses ;motions. Qui lui avait pris son enfant et de quelle
mani;re ? Que s’;tait-il pass; ? Pourquoi personne ne lui expliquait rien, ; la fin ? Camilla retourna dans la
salle et fut frapp;e par la tranquillit; des gens qui attendaient leur verdict. La plupart d’entre eux avaient un
air r;sign;, paraissant pr;ts ; recevoir n’importe quel jugement. Camilla n’arrivait pas ; pleurer, rien ne
ressemblait ; des larmes dans ses yeux. Elle ne fit que pousser un r;le sourd de douleur dont les spasmes
touch;rent jusqu’au tr;fonds de sa chair. De comprendre que m;me ici l’on avait d;j; tout d;cid; pour elle en
contr;lant ses r;actions ; l’avance, la mit d;finitivement hors d’elle. D’un bond elle sortit dans le couloir,
esp;rant que ce n’;tait l; qu’une pitoyable construction de l’esprit, un malentendu, un vilain tour, un r;ve
enfin. Le vide et l’immensit; des couloirs oppressaient Camilla par leur d;solation : ils ;taient d;mesur;s
comme s’ils avaient ;t; con;us, dans l’id;e des architectes, pour la population d’une ville enti;re ou m;me de
plusieurs villes. Se voyant dans un lieu o; tout ;chappait au bon sens, elle se mit ; crier. Mais, apr;s plusieurs
cris, elle s’arr;ta d;concert;e par l’absence d’;cho.
– Parce qu’en plus personne ne m’entend ! Je ne peux appeler personne au secours. Mon Dieu, pourvu
que je ne perde pas la t;te !
Et elle se posa sur un banc bizarrement fix; contre un mur. La jeune fille se ferma le visage avec les mains
dans l’espoir qu’en son for int;rieur il serait plus facile de laisser passer le cauchemar. Le seul espace o;
Camilla pouvait s’;chapper ;tait sa m;moire. Aussi tenta-t-elle de reconstituer les d;tails de sa dispute avec
Luigi. Sans y parvenir, h;las, car seules des images de bonheur lui revenaient ; l’esprit : Luigi et elle
s’enla;aient, il lui caressait le ventre en fredonnant quelque chose de m;lodieux.
– Vous allez bien, mademoiselle ? Pourquoi est-ce que vous n’;tes pas rest;e dans la salle d’attente ? lui demanda,
surgissant de nulle part, un personnage en uniforme.
C’;tait un homme d’une trentaine d’ann;es, de corpulence agr;able et sportive, avec ; sa veste un badge
Service d’ordre commission. Camilla se d;couvrit la face, effray;e par l’apparition de l’inconnu. ; la vue du
visage de cet homme, elle se mit ; chercher dans les listes de sa m;moire un nom qu’elle avait pourtant
prononc; des centaines de fois, jadis. La voyant incapable d’articuler ce nom la premi;re, le soldat d;cida de se
pr;senter sans attendre.
– Je m’appelle Victor.
Il avait beau tenter d’afficher un air froid, tout en lui trahissait sa joie d;bordante de rencontrer Camilla.
La premi;re fois qu’il avait vu Camilla, Victor ;tait un jeune soldat garde-fronti;re. Bien que petite fille ;
cette ;poque, elle avait d;j; l’art et la mani;re de conqu;rir les coeurs des gar;ons. Ayant pris des formes et de
la maturit;, elle ne tarda pas ; d;couvrir les tendresses du flirt, faisant tourner la t;te aux soldats de la caserne
situ;e non loin de chez elle. Jeune homme timide, Victor avait du mal ; engager la conversation, surtout avec
une jeune fille. Camilla, au contraire, se montrait tr;s entreprenante malgr; son ;ge, dou;e d’un esprit vif et
m;me d’un vrai talent pour communiquer avec le sexe oppos;. Elle poss;dait un charme inou;, aussi
irr;sistible que l’odeur d’un melon bien m;r qui aurait roul; sous un lit.
Ils se connurent dans une ;picerie. Camilla ayant laiss; ;chapper de la petite monnaie, Victor se jeta pour la
ramasser. Alors la jeune fille, qui ne l’avait pas remarqu;, se retourna malencontreusement au bruit des pi;ces
et lui marcha sur la main. Toute rouge de confusion, elle le couvrit d’;gards en le questionnant sur son ;tat en
lui demandant pardon pour sa maladresse. Victor avait mal ; la main mais n’y pr;tait pas la moindre
attention, trop heureux que l’occasion lui e;t permis d’approcher si facilement une fille si jolie. Quand il sortit
du magasin, il ne restait plus rien de sa timidit;. Quinze jours plus tard, les jeunes gens commen;aient ; se
fr;quenter et passaient de plus en plus de temps ensemble.
Camilla v;cut cette relation comme une exp;rience amusante, dans l’ordre normal des choses, comme l’une
de ces histoires heureuses dont sa vie – croyait-elle – allait ;tre pleine. Quant ; Victor, il ;tait de nature ;
appr;hender tous les ;v;nements en profondeur, surtout qu’il s’agissait de sa premi;re liaison s;rieuse avec une
femme. Il m;rissait d;j; des plans sur leur lune de miel, le nombre d’enfants le plus raisonnable, le cadeau de
noces ; Camilla. Il ne songeait m;me pas qu’elle p;t penser autrement ou ne pas d;sirer la m;me chose que
lui. H;las, Camilla ;tait d’une nature diff;rente, trop jeune pour affronter pareilles perspectives.
Quand on se fut fr;quent; un mois – chaque jour euphorique pour Victor – le jeune homme d;cida de lui
faire sa proposition. Il acheta des fleurs, rev;tit son plus beau costume, glissa une bague pr;cieuse de sa grandm;re
dans un ;crin-cadeau et invita Camilla au caf;. Il s’installa pr;s d’une fen;tre ; une petite table et, se
mordant les l;vres, attendit patiemment celle qu’il regardait comme sa future fianc;e. C’;tait une joie
primitive. Telle avait ;t;, peut-;tre, la joie de l’homme d;couvrant le secret du feu. Camilla, qui revenait
enchant;e d’une rencontre avec ses copines, se mit ; babiller sans tr;ve sur des riens. En rapportant les mots et
les pens;es de ses amies, elle ;clatait de bonheur comme s’il ;tait question de choses d’une importance
extraordinaire. Victor lui souriait en r;ponse, ; l’aff;t d’une pause dans le gazouillis de la joyeuse cr;celle.
Parfois, il tendait une oreille attentive aux d;tails de la narration en s’effor;ant de saisir la logique et le sens de
son babillage ; ou bien il s’oubliait ; r;p;ter la seule phrase qui compt;t pour lui, et qui devait bouleverser le
cours de leur vie. Quand le silence se fit autour de la petite table, ce fut ; Victor de parler. Il but de l’eau, jeta
encore un oeil ; la fen;tre et, foin des pr;ludes ; dentelles ! pronon;a sans ambages, en criant presque :
– Camilla, sois ma femme ! Marions-nous le mois prochain !
Il regretterait longtemps la mauvaise construction de la phrase et le ton brutal qu’il avait pris pour dire ces
mots sacramentaires, se reprochant sa l;chet; et sa nervosit;. Toujours est-il que Camilla renvoya une r;ponse
fulgurante. Au vrai, r;ponse n’est pas le mot juste, c’;tait plut;t la r;action nerveuse d’une gamine extravagante
guid;e soit par la frivolit;, soit par le besoin juv;nile d’exprimer des doutes sur sa vocation de femme
irrempla;able. Bref, elle rit grossi;rement au nez de Victor avec un zest de th;;tralit; en for;ant d’une fa;on
un peu facile sur la tr;pidation de ses cordes vocales.
– Moi ta femme ? Tu plaisantes, ou quoi ? Tu t’es vraiment nipp; comme ;a pour me dire une ;nerie pareille
? Tu t’imagines que je vais me marier avec un bidasse ? Ha ! ha ! ha !... La barbe, ; la fin.
Puis de quitter le caf; d’un bond en jetant son gilet sur ses ;paules.
Victor ne s’en trouva pas offens;, s’;tant jug; trop ;go;ste et impatient. Il fallait attendre encore un peu.
Apr;s tout, Camilla ;tait encore tr;s jeune pour une telle d;cision. Les propos de Victor risquaient de lui faire
peur. Il courut encore longtemps dans ses talons en expliquant un tas de choses, mais Camilla ;tait ferme et le
priait de garder pour lui ses sentiments trop s;rieux.
Quelques semaines plus tard, il fut appel; dans le sud o; une guerre venait d’;clater. Victor y fut tu; au
bout d’un mois dans l’exercice d’une mission de combat difficile. Et maintenant le sort, qui avait ses raisons,
les faisait de nouveau se rencontrer. Camilla avait beaucoup chang; depuis le jour o; Victor lui avait fait sa
proposition. D;j; vieux de sept ans, ces ;v;nements lui revinrent imm;diatement ; la m;moire. Elle ressentit
de la peine et de la honte pour la sc;ne qu’elle lui avait faite dans le caf;.
– Victor, ;a alors ! Tu es vivant ?
– Non.
– Donc je suis morte ?
– Non plus. La salle d’attente est ouverte ; tous ceux dont le sort n’est pas encore tranch;. Peut-;tre que la
commission pour laquelle je travaille jugera plus opportun ton retour dans le monde des vivants, et alors tu
rentreras bient;t chez toi.
– J’ai du mal ; le croire. Que s’est-il pass; pour que je me retrouve ici ?
– Ce n’est pas bien difficile. Avec cet ordinateur, l;, je peux te montrer ton pass;, tes proches, et tout ce
qui se passe dans le monde d’o; tu viens.
Ils allong;rent le pas dans le couloir en se regardant. Chacun d’eux pensait au temps de leur jeunesse o; ils
;taient ensemble.
– Toi aussi tu es en salle d’attente ? demanda Camilla ; Victor.
– Non. Je travaille pour la commission, on m’a plac; ici pour l’;ternit;. ; la diff;rence des ;mes qui ar -
rivent ; la station apr;s leur propre mort, celles des martyrs restent ici ; jamais. Nous sommes dispens;s du
service des renaissances entre les deux mondes, et nous ne redescendons plus sur terre. Nous jouissons du privil;ge
supr;me de l’Immortalit;.
– Donc, la vie est un service ? Mais au profit de qui ?
– D’abord au service de l’;me. Les ;mes font leur apprentissage dans le monde des vivants et chaque nouveau
s;jour qu’elles font sur terre ;quivaut ; une admission en classe sup;rieure, comme ; l’;cole.
– Et qui pr;side ; tout ce man;ge ?
– Peut-;tre que tu le sauras bient;t. Et maintenant, regarde ici.
Victor alluma un ordinateur. Une fois qu’il eut ouvert le dossier de Camilla, un logiciel afficha des
renseignements sur son coma et son passage en salle de r;animation.
– Tu vois, tu es en train de traverser un ;tat comateux. Mais ce n’est pas encore le verdict, plut;t un temps
de r;flexion.
– Ah ! oui, souffla Camilla, je crois me rappeler ce qui m’est arriv;. Mais o; est mon enfant ? J’en ;tais ;
mes derniers mois de grossesse. Il est donc d;j; n; ? Ou je ne sais pas tout ? questionna-t-elle avec des accents
d’angoisse.
– Son sort sera bient;t tranch;, ; lui aussi.
– Que veux-tu dire par l; ?
– Simplement que l’;me de ton enfant est parmi les vivants et qu’il se pr;pare ; na;tre.
– Et qui sera mon enfant ? Peut-;tre que tu peux me le dire avec ton ordinateur ? ironisa Camilla d’un ton
m;fiant.
– Bien s;r, regarde.
Ce que Camilla vit ensuite ;tait au-dessus de ses forces. Elle allait avoir pour enfant celle qu’elle d;testait le
plus au monde, celle qui avait vol; la joie de vivre ; son Luigi. Pourquoi elle ? Qu’;tait-ce que cette mauvaise
blague ? Camilla ressentit un l;ger vertige sous l’effet de l’adr;naline qui emplissait ses veines. Puis elle vit
Luigi ; son chevet qui ;crivait quelque chose dans un cahier. Elle r;ussit ; d;chiffrer un titre sur une page de
partition : « Francesca. Po;me d’amour ». M;me quand Camilla se trouvait dans un ;tat pareil, Luigi ne
pensait qu’; sa Francesca. S’il avait ;t; possible d’;clater en sanglots devant l’ordinateur, Camilla n’e;t pas
manqu; de le faire. Mais, dans la station, les larmes ;taient interdites.
– Ils ont vraiment l’air de s’aimer, dit Victor.
– Non ! grin;a Camilla dans un sanglot sans larme. Il se fait des illusions.
– ;a non. Vois Francesca. Ce n’est pas une illusion, elle est vraiment l;, aux c;t;s de Luigi.
Voyant cela, Camilla sursauta de col;re.
– Donc, pendant que j’agonise, ils font ce qu’ils veulent. Comment peut-il manquer de coeur ; ce point ?!
– S’il aime tant Francesca, c’est peut-;tre qu’il faut faire machine arri;re ?
– Jamais ! cria Camilla. Je n’ai pas le droit de rester ici, j’en ai la certitude maintenant ! Il faut que je rentre
d’urgence. Je ne leur permettrai pas d’;tre ensemble !
– Les choses peuvent se faire autrement. Tu as la possibilit; de rester ici. Je t’aime toujours, Camilla. Voistu,
mes sentiments pour toi n’ont pas faibli et je r;ve encore de notre union.
– Ne recommence pas, Victor, s’il te pla;t ! supplia Camilla. J’aime Luigi. C’est le seul homme que je voudrais
avoir pour mari. D;sol;e, je dois y aller. Il est temps que je rentre chez moi.
– Doucement, Camilla, ton sort ne va pas tarder ; ;tre r;gl;. La s;ance du conseil est presque termin;e.
Attends ici, je vais voir ce qui se passe dans la salle.
Victor avait un droit d’entr;e dans la salle du tribunal. Il y p;n;tra juste au moment o; le magistrat
pronon;ait le verdict.
– Donc, messieurs, je d;clare close l’affaire Camilla Strozzi. Inscrivez-la dans le registre des admissibles.
Apr;s son accouchement, qui aura lieu demain matin, son ;me sera achemin;e chez nous. Je vous prie (un
signe vers un homme en soutane blanche) de proc;der sur-le-champ ; la r;gularisation des papiers.
Sachant combien Camilla d;sirait revenir ; la vie, Victor, abasourdi par le verdict, referma la porte de la
salle des s;ances dans un ;tat de torpeur hypnotique. Il ne savait quoi lui dire. Comment lui signifier ce qu’il
venait d’entendre, ; savoir que le tribunal d;sapprouvait le retour de Camilla aupr;s de Luigi ? D’un autre
c;t;, il ;tait heureux ; l’id;e que sa bien-aim;e resterait avec lui et qu’aucun Luigi d;sormais ne ferait plus
obstacle ; son bonheur.
– Alors ? Qu’as-tu appris ? le pressa Camilla qui accourut vers Victor ; la sortie de la salle.
– J’ai compris seulement que la naissance de ton b;b; ;tait fix;e pour demain.
– Tu es s;r ? Dieu soit lou; ! C’est donc que tout s’arrange. Je vais revenir aupr;s de Luigi…
Un premier sourire se dessina sur son visage.
Pour la premi;re fois depuis qu’il connaissait Camilla, Victor sentit grandir en lui un sentiment de jalousie
et de rancoeur ; l’;gard de Luigi. La fois pr;c;dente, il avait perdu Camilla du fait de sa propre b;tise ; mais
maintenant que le destin lui offrait la chance unique d’atteindre le bonheur tant attendu, Victor ;tait
fermement d;cid; ; se battre pour elle. Des dizaines de plans m;rissaient dans sa t;te pour ;liminer son
adversaire, mais il importait d’abord de lib;rer Camilla de son attachement maladif ; Luigi.
Cependant, Victor savait que son conflit avec Camilla ne pourrait que s’aggraver ; la mort de Luigi, car
alors tous les trois se retrouveraient dans la salle d’attente de la station et Camilla ne manquerait pas de se jeter
au cou de Luigi sans se soucier de la pr;sence de Victor. Quand la v;rit; se ferait jour sur le coupable de la
mort du bien-aim; de la jeune fille, il perdrait d;finitivement sa derni;re chance d’;tre enfin d;sir; d’elle. Il
fallait ; tout prix trouver une solution ; ce casse-t;te.
Victor eut l’id;e de se rendre aux archives qui renfermaient toutes les fiches des vivants et des morts. Apr;s
avoir trouv; le d;partement des vivants, la ville et l’ann;e, il poursuivit ses recherches dans la rubrique des
professions. D’entre tous les musiciens vivants de la cit;, un seul compositeur portait le nom d’Artiveri. Victor
ne put r;sister ; la curiosit; de consulter le dossier de son rival, aussi s’installa-t-il dans un coin discret pour
;viter de tomber sous le regard d’un visiteur ;ventuel. De page en page, Victor sentait sa haine diminuer et se
prenait de compassion pour le malheur du jeune homme, voyant dans quelle impasse il se trouvait. Le destin
de Luigi lui rappelait le sien propre, ce qui le rendait plus proche et plus compr;hensible ; ses yeux. De rival,
l’autre devenait petit ; petit son ami, son fr;re, son compagnon. ;tant par nature de ceux qui n’aimaient
qu’une seule fois, Victor partageait le d;sir de Luigi de passer sa vie enti;re avec la m;me femme. Fort des
multiples privil;ges attach;s ; sa profession et se sachant capable d’acc;der ; toutes les informations possibles,
il comprit clairement qu’il ;tait seul ; pouvoir accomplir quelque chose d’inaccessible aux simples mortels.
Victor ayant acquis la conviction que Luigi ferait tout pour revenir aupr;s de Francesca, quitte ; satisfaire
n’importe quelle exigence en retour, il m;rit en pens;e un plan d’action incroyablement os;. Mais, avant cela,
il d;cida de faire connaissance avec Luigi d’un peu plus pr;s.
Partie III
;quation r;solue
Passer d’un monde ; l’autre ne co;tait rien ; Victor et ; Francesca. ;tant descendu de la salle d’attente par
ascenseur sp;cial, le soldat se retrouva dans la chambre d’h;pital o; ;tait Luigi. Allong;e sur son lit, Camilla
avait exactement la m;me allure que l’instant d’avant bien qu’elle f;t d;cor;e de tuyaux pareils ; des tiges et
d’innombrables ampoules qui faisaient penser aux fleurs des parures mortuaires des princesses pa;ennes.
Admiratif, Victor n’avai d’yeux que pour elle. Maintenant il pouvait observer tout ; loisir le masque d;licat de
son visage avec ses lignes et ses traits doux absolument inimitables, d’une beaut; sublime.
Pr;s de ce corps orn; de parures d’h;pital se trouvait Luigi dans la pose de l’embryon, paisible Morph;e
couch; sur un manuscrit qui avait incroyablement grossi dans la nuit. Le compositeur avait pratiquement
achev; son Po;me de l’amour. Il ;tait devenu l’esclave de ce rude et infini labeur de cr;ation, un bras d’une
force invisible ne le l;chait plus et l’obligeait ; ;crire, voire ; copier une musique pr;existant dans un autre
monde. C’;tait ; peine si Luigi avait eu le temps de consigner la dict;e. Harass; de fatigue, il avait pass; deux
ou trois heures ; dormir aux pieds de Camilla. Francesca ;tait sur une chaise et caressait les boucles noires de
Luigi. Elle veillait sur son sommeil.
Sentant la fra;cheur famili;re des occupants de la station de r;affectation des ;mes, Francesca se retourna
pour chercher des yeux le visiteur inopin;. ; la vue de Victor, elle mit le doigt ; ses l;vres pour le prier de ne
pas troubler le sommeil de Luigi.
– S’il vous pla;t, laissez-moi l’admirer un peu. Que venez-vous faire ici, hein ? Me dire que la volont; de la
commission est toujours en vigueur ? Que je suis pr;destin;e ; rena;tre dans cette chambre ? Je sais, je sais tout
cela… inutile de le r;p;ter ! lan;a Francesca tr;s irrit;e.
– Oui, c’est bien ;a, r;pondit Victor rassurant, je vois que vous vous aimez beaucoup. Moi aussi j’aime ma
Camilla (il lui adressa encore un regard de tendresse), mais les consignes, comme tu sais, valent plus que les
;motions des mortels. C’est ce qu’on pense en haut lieu… Pourtant, ils ont eu beau me faire entrer cette id;e
dans le cr;ne, en sept ans de service, je n’y crois toujours pas. Nous sommes assez forts pour leur lancer un
d;fi. Et je suis s;r que l’histoire de chacun d’entre nous peut s’achever comme bon nous semble. Vois-tu, je
viens seulement de comprendre que notre seule raison d’;tre est de vivre aupr;s de la personne aim;e en parta -
geant chaque regard, chaque soupir, peu importe o;, ni dans quelles conditions. Francesca, je peux tenter de
faire en sorte que chacun d’entre nous ait ce qu’il veut. Mais d’abord je dois parler ; Luigi.
– Qu’avez-vous imagin; ? Un plan ? Mais lequel ? Vous voulez causer notre perte ?
– Permets-moi de lui parler, insista Victor.
Francesca marqua un silence, leva encore une fois les yeux sur Luigi dormant et, comme pour graver ;
jamais la sc;ne dans sa m;moire, poussa un profond soupir avant de quitter la chambre.
– Luigi, n’aie pas peur, je m’appelle Victor, dit le soldat d’un ton plein d’assurance.
– Victor ? Qui es-tu ? On s’est d;j; vus ? Je ne te connais pas.
– Aucune importance, vraiment. Je suis l; pour t’aider. Francesca et toi. (Puis, baissant la voix :) Et Camilla
aussi. Je viens d’une station o; se trouve Francesca. La naissance de ta fille est fix;e pour demain. L’;me de
Francesca s’incarnera dans l’enfant de Camilla et tu ne la verras plus jamais telle que tu l’as connue.
– Et ce d;s demain ? demanda Luigi d’une voix morte.
– Oui, j’ai entendu le verdict de la commission sur l’affaire Camilla. Mais ce n’est pas tout. Camilla va
mourir, elle n’est pas destin;e ; vivre apr;s l’accouchement.
– Mon Dieu, Je suis donc coupable d’une deuxi;me mort ! C’est impardonnable ! Il n’y a vraiment pas
d’autre issue ?
– Si, c’est pourquoi je suis l;. Luigi, la station de r;affectation des ;mes, ce n’est rien d’autre qu’un ;norme
ordinateur. Chaque ;me a son num;ro et sa destination. Tout se passe bien tant que le syst;me marche sans
accroc. C’est moi qui r;ponds de la surveillance de cette machine. Personne dans la station ne se m;fie de moi
dans la mesure o;, jusqu’; pr;sent, je n’ai jamais eu int;r;t ; causer des nuisances au syst;me pour revenir sur
terre. Les ;mes des martyrs ne sont pas sujettes ; r;incarnation, elles ne font qu’observer la renaissance des
autres. Nous jouissons du privil;ge supr;me, et m;me le plus b;te d’entre nous ne c;dera son immortalit;
pour rien au monde.
– Tu viens de me dire que tu n’y as jamais eu int;r;t jusqu’; pr;sent ? ;a signifie donc que tu as maintenant
une raison de revenir ?
La question d;sar;onna Victor qui sentit soudain affleurer son affection pour Camilla. Il perdit de son
assurance.
– C’est vrai, dit Victor, il y a longtemps que j’aime Camilla. Un jour qu’elle ;tait encore presque une enfant,
je lui ai demand; sa main. Elle m’a dit non. Mais ;a n’a rien chang;. Je l’aime et je suis pr;t ; faire pour
elle ce dont tout immortel serait incapable. Je suis pr;t ; revenir dans le monde des vivants, pr;t ; na;tre dans
la chair de son enfant. L’immortalit; n’est rien par rapport au bonheur d’;tre c;lin;.
– Mais tu disais ; l’instant que la consigne ;tait d’y envoyer Francesca.
– Oui, mais si je parviens ; ;teindre pour quelques minutes cette maudite machine ; r;affecter les ;mes,
alors l’impossible sera possible. Figure-toi que toutes les ;mes sont num;rot;es dans la station. Une fois la ma -
chine HS, les num;ros s’effaceront et bonjour le chaos. La hi;rarchie cherchera l’origine de la panne et j’aurai
tout le monde ; mes trousses. Et pendant ce temps, ce sera chacun son groupe : toi dans le groupe des partants
pour la station ; moi dans celui des revenants sur terre. Nous aurons quelques minutes pour agir.
Les yeux de Luigi brill;rent de joie :
– Donc, je resterai ; jamais avec ma Francesca ! murmura-t-il.
– Oui, mais sache que tu le devras aussi ; Camilla, pas seulement ; moi-m;me. Dans la nature, les morts
et les naissances ne se font pas par hasard. Pour chaque d;funt qui arrive, on envoie une nouvelle ;me. La logique
math;matique reste implacable. Si tu peux changer de place avec Camilla, c’est uniquement parce
qu’elle est pr;destin;e ; mourir. Tu rejoindras Francesca et moi je resterai ici, avec Camilla. Et alors elle m’ai -
mera enfin, elle m’admirera, m’embrassera, m’allaitera de son sein d;lectable.
Le regard de Victor flotta dans le vide, il n’;tait plus l;, pr;s de Luigi, mais s’imaginait d;j; dans la chair de
l’enfant de Camilla endormi sur la soie de ses mains. Luigi voyait Victor en surhomme, en demi-dieu.
– Je ne sais que dire, fit enfin Luigi. Tu m;rites les meilleures choses qui soient dans le plus parfait des
mondes. Tu es digne du plus bel amour qui puisse ;tre ;crit. Dommage que l’amour ne soit pas toujours r;ci -
proque.
– Si mon plan marche, je deviendrai le plus heureux des immortels. Es-tu pr;t ; m’aider ?
La question ;lectrisa Luigi qui, sans h;siter une seconde, d;clara avec fougue :
– Je ferai tout ce que tu diras. Tu peux compter sur moi !
– Eh bien parfait. Passons ; l’action, nous avons tr;s peu de temps.
Et Victor de lui r;v;ler son plan par le menu : l’emplacement des escaliers, des couloirs rectilignes, la
localisation minut;e des jeunes gens dans la station durant l’op;ration. Chaque d;tail comptait : les num;ros,
les indicateurs, les signes distinctifs des ascenseurs affect;s au transport des ;mes.
– Nous avons encore quelques heures d’ici le d;but de l’op;ration, Luigi. Avant minuit, tu devras boucler
toutes les choses qui te paraissent importantes ; faire.
S;r de lui, Luigi dit :
– La seule chose qui compte vraiment, c’est de finir mon Po;me de l’amour avant de partir.
– Tu as raison, Luigi, tel est bien le sens de ta mission ici-bas. D;p;che-toi ! Quand notre affaire aura ;t;
clarifi;e en haut lieu, Francesca et toi passerez au tribunal. Mais le fait que tu aies rempli ta mission sur terre
jouera en ta faveur.
– Tiens-toi pr;t pour minuit.
– ; quoi ressemblera ma mort ? s’enhardit Luigi.
– ; quelque chose de familier. Dans ton sommeil, sur les traces de Francesca, tu rejoindras enfin ta muse.
L;-dessus, Luigi recouvra ses esprits avec un s;v;re mal de t;te. N’ayant rien laiss; ;chapper de ce qui s’;tait
dit, il s’empressa de mettre une derni;re main ; son Po;me de l’amour. Peur et bonheur jaillissaient ; chaque
phrase. Il faisait vite mais restait parfaitement conscient de l’irr;versibilit; de chaque cadence ;crite, ainsi que
de l’importance de la moindre contorsion de tonalit; dans cette oeuvre ultime. Tout ce qu’il faisait ;tait un
dernier appel du compositeur, un testament ; son public. Il achevait une composition qui devait d;fendre son
g;niteur ; la cour supr;me, une composition pour l’;ternit;, qui t;moignerait un jour de son histoire, qui
donnerait de l’espoir, qui apprendrait ; aimer.
De retour ; la station, Victor aussi pensa que cette soir;e serait la derni;re car, apr;s sa renaissance, il
oublierait tout ce qu’il avait ;t; auparavant, il cesserait d’;tre immortel. Mais, malgr; tout, il se sentait heureux
; l’id;e qu’il n’avait pas d’autre choix, ni d’autre histoire que celle qui portait le nom de Camilla. Tout ce qui
se passa ensuite ressembla au tourbillon imp;tueux d’un vortex, ; une chute sans filet du haut d’une
montagne, ; un coup de tonnerre. Les ;v;nements des derni;res heures de cette ;tonnante histoire se
pr;cipitaient ; la vitesse d’une proie de cam;l;on pi;g;e par sa langue de sangsue et engouffr;e dans la gueule
du pr;dateur.
Victor se rendit d’abord aux archives. Pour diminuer le risque que leur ;change f;t d;masqu;, il d;cida de
changer les noms sur les dossiers des arrivants. D’abord, il maquilla soigneusement la fiche de Camilla pour
lui permettre de rentrer imm;diatement chez elle. Dans le verdict, il rectifia sa condamnation en lib;ration.
Puis il reporta son propre curriculum sur celui de Luigi, agrafant un ordre d’immortalit; ; sa reliure de cuir
rouge. Cette pr;caution prise, il en rev;rifia la bonne ex;cution et vit qu’il avait encore une heure, dans la
chronologie des vivants, pour accomplir son dernier voeu. Il ne d;sirait qu’une seule chose : revoir Camilla,
regarder ses yeux d’;meraude et prononcer une phrase qui n’allait pourtant pas susciter en retour le
consentement tant d;sir;. Mais attendre la r;ponse ne f;t-ce qu’un instant, lancer un deuxi;me d;fi au destin
pour le bonheur de quelques secondes d’espoir, le bonheur d’entendre oui par la bouche de sa bien-aim;e –
cela suffisait ; faire de Victor un homme parfaitement heureux.
; peine sorti des archives, Victor se rendit au service d’alimentation en ;nergie de la station de r;affectation
des ;mes. L’entr;e dans le bloc se faisait uniquement sur pr;sentation d’un sauf-conduit r;serv; aux immortels,
or Victor en ;tait. Les responsables de la station pla;aient en eux une confiance absolue, nul ne pouvant
imaginer qu’il se trouverait quelqu’un pour renoncer au privil;ge supr;me ; cause d’un caprice de mortel.
Victor p;n;tra dans le bloc, sectionna quelques fils de mani;re ; provoquer en diff;r; un court-circuit
g;n;ralis; du syst;me. Ayant calcul; le nombre approximatif d’ascenseurs en ordre de marche d’ici la panne
totale, il courut chercher Camilla.
Elle ;tait debout dans la salle d’attente pr;s de la fontaine centrale, occup;e ; regarder la danse des jets d’eau
tout en pensant aux propos de Victor. Pour la premi;re fois depuis longtemps, elle se demandait : « Faut-il
vraiment que je me batte encore pour l’amour de Luigi ? Peut-on forcer quelqu’un ; ressentir ce que l’on
ressent soi-m;me ? Qu’est-ce qui changera dans ma vie avec la naissance de mon b;b; ? Luigi m’appr;ciera-t-il
davantage en tant que femme ? Pourrai-je continuer ; rivaliser avec la m;moire de Francesca ? En quoi la
m;moire d’une femme d;funte est-elle plus forte que la joie de voir venir au monde une vie nouvelle ? »
Camilla ressemblait ; une chenille engonc;e dans un cocon de pens;es collantes dans l’attente de sa
m;tamorphose en gai papillon. Telle une gitane disant la bonne aventure dans un enchev;trement de lignes
microscopiques, Camilla consid;rait la matrice de son pass; du haut de sa situation actuelle, tant;t avec regret,
tant;t heureuse de ce qui lui arrivait.
De profonds changements s’;taient produits dans la conscience de Camilla durant l’absence de Victor. Le
« temps de r;fl;chir » avait fait son oeuvre. La jeune fille regardait ce qu’elle avait v;cu du haut du ciel, comme
un oiseau planant. Elle comprenait ce qu’elle devait ; Luigi d’avoir appr;hend;. Ce que c’;tait que d’;tre
ind;sir;e. Nagu;re, elle n’avait pas su appr;cier la sinc;rit; et la puret; des intentions de Victor, humiliant et
ridiculisant ses sentiments. Et maintenant Camilla se trouvait dans la m;me situation, dans le r;le de la
femme r;pudi;e. Aussi rendait-elle gr;ces ; cet ;v;nement. Car elle ;tait d;sormais plus forte, elle avait
compris ses erreurs et pris conscience de ses peurs. Elle voyait bien que dans un tel contexte la meilleure
solution consistait ; battre en retraite. Il n’y avait pas d’amour possible dans la contrainte. L’amour, c’;tait la
v;rit; absolue.
Au vrai, le d;sir de Camilla ;tait d’;tre la seule et unique bien-aim;e de Luigi. Mais peut-;tre que ce d;sir
n’e;t pas ;t; aussi fort si Francesca n’avait pas exist; ? Qu’une autre femme occup;t la m;moire de Luigi
;veillait en Camilla l’envie irr;sistible de s’affirmer en tant qu’;tre f;minin, et avant tout ; ses propres yeux.
Plus elle explorait la complexit; de ses sentiments, plus elle acqu;rait la conviction que tout cela s’expliquait
par son dessein ;go;ste de poss;der Luigi comme on poss;de un troph;e gr;ce auquel on remonte dans sa
propre estime.
; la vue de Victor, elle rougit. Pour la premi;re fois depuis longtemps, elle prit conscience de sa s;cheresse
de coeur ; l’;gard du jeune homme. Victor, qui sentit s’;garer sur lui le regard de Camilla, se crut de nouveau
dans la peau d’un gar;on de vingt-deux ans.
– J’ai de la peine ; me s;parer de toi, ma ch;rie, murmura Victor avec une l;g;re tr;mulation du menton,
mais ;a vaut mieux pour tout le monde. Va, ne perds pas de temps ! Tu dois prendre le prochain ascenseur.
Demain sera un jour sp;cial, celui de la naissance de ton b;b;.
– Victor, commen;a Camilla d’un ton harmonieux pour la premi;re fois de toute leur histoire ; Victor,
pardonne-moi pour le mal que je t’ai fait par futilit;. Tu sais, si je n’avais pas d’enfant ; na;tre, je serais rest;e
ici pour toujours avec toi. Ce que tu m’as offert voici sept ans : ta tendresse, ta bont;, ta sinc;rit;, tout cela
reste et restera le meilleur souvenir de ma vie pass;e.
Victor n’en croyait pas ses oreilles. Ce qu’il entendait faisait de lui l’homme le plus heureux qui f;t.
– De ta vie pass;e ? Pourquoi dis-tu cela ? Tu vas revenir parmi les tiens et poursuivre ta vie d’avant.
– Sauf qu’elle ne sera jamais comme avant. Tu avais raison, Victor. Mon passage par ici m’a donn; un
temps de r;flexion. J’ai compris mon erreur et ma d;cision est prise : une fois l;-bas, je quitterai Luigi.
L’amour, c’est la libert; ; or, dans notre union, chacun porte des cha;nes. Mais j’esp;re qu’un jour, je pourrai
encore ;tre heureuse.
Abasourdi par ce qu’il venait d’entendre, Victor ;tait quelque peu traumatis; par la tournure inattendue du
raisonnement de Camilla. Sa d;cision de quitter Luigi aurait pu changer le cours de l’histoire d’une fa;on
radicale si elle ;tait intervenue un peu plus t;t. Mais maintenant que la machine infernale ; transf;rer les ;mes
;tait sabot;e… et par qui ? par lui-m;me !... – maintenant la marche du temps ne pouvait ;tre invers;e. Les
choses devaient se faire sur leur lanc;e. ; la fois heureux et malheureux, il ;treignit Camilla pour la derni;re
fois puis, humant l’odeur de ses cheveux de bl;, murmura :
– Bon retour, mon amour.
Camilla sourit, se d;gagea ; regret de son ;treinte et, arrangeant ses cheveux d’un geste timide, ajouta :
– Merci pour tout, je dois y aller, mon fils m’attend.
– Ton fils ? s’;tonna Victor, mais la mission de Francesca est d’;tre ta fille !
– Ah ! oui, tu as raison, ma langue a fourch;.
« Pas du tout, pas du tout », telle fut la pens;e qui traversa l’esprit de Victor.
Il accompagna Camilla jusqu’; l’ascenseur puis, l’embrassant tendrement sur le front, ajouta :
– Ton b;b; doit ;tre un enfant particulier.
– Pourquoi ;a ? sourit Camilla.
– Parce qu’il va na;tre d’un rouage math;matique complexe.
Ce fut la derni;re chose qu’entendit Camilla avant que la porte ne se referm;t sous son nez. Victor resta
plant; l; sans quitter des yeux le point qui descendait, ce morceau de m;tal qui emportait ce au nom de quoi
il vivait.
Pendant ce temps, Francesca menait d;j; son bien-aim; bras dessus bras dessous. De se savoir d;sormais
ins;parables les rendait heureux. Luigi et Francesca mont;rent dans l’ascenseur comme deux jumeaux li;s
entre eux par le seul et m;me cordon ombilical de la vocation, de l’audace et du co;t des ;mes. ; l’autre bout
de la machine ; transborder se tenait Victor. Quand les ascenseurs se crois;rent, tous les trois ;chang;rent des
regards de compr;hension ; travers les parois de verre. Chacun d’eux connaissait parfaitement le prix de son
dernier voyage. Les indicateurs de direction, les cadrans ; num;ros, les lampes, les ;crans d’affichage, tout cela
s’;teignait successivement. La machine infernale tombait en panne. Ce fut la derni;re chose qui passa sous les
yeux de Victor. Puis tout disparut.
;pilogue
– Regardez, elle est en train de revenir ; elle, dit une infirmi;re en constatant des changements sur les ap -
pareils.
– On dirait que, dans le m;me temps, les contractions sont en train de commencer, ajouta l’une de ses
coll;gues. Appelez le docteur, vite ! cria la jeune fille en sortant de la salle de r;animation.
L’accouchement commen;a. Chaque tr;pidation de son ventre faisait penser ; une vague d;ferlant d’un
lointain horizon avec deux ;mes sur sa cr;te : l’;me du b;b; et celle de Camilla. Jusqu’au bout Camilla ignora
; qui elle devait son retour. Apr;s plusieurs heures de souffrance, l’enfant apparut. Camilla, heureuse et
harass;e, prit le gar;on dans ses mains et l’embrassa sur le front.
– Nous voil; ensemble, dit la jeune maman en humant la peau du nourrisson ; la puret; originelle.
– Savez-vous comment l’appeler ? lui demanda un obst;tricien aux cheveux gris.
– Victor, il s’appelle Victor, r;pondit Camilla d’un ton ferme.
– M’oui, il est victorieux en effet : c’est gr;ce ; cette petite boule que vous ;tes revenue parmi nous. Sans
l’accouchement, vous seriez rest;e encore X temps dans cet accoutrement…
Ce disant, il montra une grappe de perfuseurs dispos;s pr;s des oreillers de Camilla.
– Il a bien jou;, ce bambin ! Sortir vainqueur d’un duel contre la mort ! C’est votre mari qui sera fou de
joie !
Dress;e sur son s;ant, Camilla promena lentement les yeux d’une personne ; l’autre sans comprendre de
quoi il retournait. Elle avait l’esprit clair, parfaitement clair. Tout ;tait oubli;. Quelqu’un l;-haut avait tourn;
les aiguilles de son horloge, marquant ainsi un nouveau d;compte du temps. Sur la feuille blanche comme
neige de sa m;moire ne figuraient que deux noms : le sien et celui de Victor. Elle ;tait pareille ; un oiseau ne
chantant qu’au d;but de l’;t;, puis oubliant tout comme s’il n’avait jamais chant;.
Seuls Francesca et Luigi savaient ce qu’il en ;tait, mais ils se promenaient depuis longtemps d;j; par les
couloirs grandioses de la station o; Victor venait de rencontrer Camilla.
– Qu’est-ce que cette musique ? demanda Luigi ; un jeune homme qui travaillait ; l’accueil dans la salle
d’attente.
– Comment ? Vous ne savez pas ? Mais c’est le fameux Po;me de l’amour de Luigi Artiveri. Merveilleuse
musique, et quelle histoire d’amour ! Le compositeur a offert une v;ritable immortalit; ; sa bien-aim;e. Il
l’aime ;norm;ment, l;. Vous voulez ;couter ?
Luigi opina d’un signe involontaire du menton en d;visageant Francesca d’un air ahuri.
– Tu vois, dit-elle, tu peux rester ici le coeur en paix. Car tu as accompli ta mission.
Le corps de Luigi fut retrouv; pr;s de la gr;ve o;, peu de temps auparavant, il avait vu dans l’eau le reflet de
Francesca. Cela se produisit deux heures apr;s que Camilla eut accouch;. Le jeune homme semblait dormir
sur un ;pais cahier de notes qui lui tenait lieu d’oreiller mais, apr;s examen, les m;decins constat;rent le d;c;s.
Des infirmiers le d;pos;rent sur un brancard, endormi ; jamais, et se dirig;rent vers la morgue.
– Ce que la vie peut ;tre cruelle, dit l’infirmier qui marchait devant. Pourquoi lui ? Il venait tout juste
d’;tre p;re !
Le vent agitait l’;paisse chevelure de Luigi comme pour y chercher une r;ponse ; la question du jeune
infirmier.
– Pauvre gars, rench;rit l’autre, il n’a pas eu de chance. Et pourtant j’aimerais bien mourir d’une mort pareille.
Les cigales certes chantaient sans tr;ve, comme toujours en cette saison, mais pas comme ; l’accoutum;e,
sans piti; pour qui les ;coutait. Elles avaient m;me chang; de tonalit; et stridulaient autrement. De lointains
nuages se dispersaient par-dessus les toits, pareils ; de la r;pure de noix de coco, gravitant dans un silence
h;b;t; comme un plan de film interrompu par une panne de transmission.
Ñâèäåòåëüñòâî î ïóáëèêàöèè ¹225111201276
