Evdokia

 
Le train Novossibirsk-Moscou

;t; 1996

Deux jeunes filles assises sur la couchette inf;rieure d’un wagon-dortoir du Novossibirsk-Moscou. Elles
;taient soeurs et se rendaient dans la capitale pour y faire leurs ;tudes. Fra;ches ;moulues d’une ;cole
sp;cialis;e dans l’enseignement de la musique, avec mention tr;s bien, arm;es de la b;n;diction des sommit;s
les plus augustes de l’;lite musicale de leur ville natale, et br;lant de r;ussir au sein de la m;gapole, elles se
laissaient cahoter depuis d;j; plus de vingt-quatre heures dans ce wagon ;touffant.
– Toujours en train d’;couter Mendelssohn ? fit la cadette.
– C’est un concert que j’aime tellement… Si seulement je pouvais le jouer ; Moscou dans un orchestre…
un r;ve pour l’instant. Mais le jour viendra o; vous m’entendrez !
– Pour t’entendre, on t’entendra, mais commence d’abord par d;crocher le concours ! Tu te crois seule
dans ton cas ? Des Dounia comme toi, il y en a des myriades.
– Le concours, je l’aurai ! Et arr;te de m’appeler Dounia. Je m’appelle Evdokia. Bon, tr;ve de bavardage,
tu ferais mieux de potasser un peu. Les ;preuves d’harmonie, tu y penses ? gronda avec amour la soeur a;n;e
qui allait sur ses dix-huit ans.
Liza – la cadette – roula les yeux et, plissant le nez, lan;a d’un air spirituel :
– ; Moscou, il y a des choses plus int;ressantes que ton harmonie.
– Et quoi par exemple ? s’;tonna Evdokia.
– Allons, ne fais pas la na;ve. Tous les moyens sont bons l;-bas. On commence par un mari bien choisi, et
ensuite on peut parler musique.
L;-dessus, elle croqua une pomme juteuse cueillie dans le jardin la veille du d;part.
– Ah ! Lizok, tu grandis trop vite ; ce que je vois… C’est ; se demander qui est l’a;n;e d’entre nous
deux… Tu as peut-;tre aussi l’adresse du bonheur cach;e dans un coin ? dit Dounia avec un sourire.
– D’apr;s moi, les adresses ne manquent pas. Ce qui compte, c’est de ne pas s’y perdre. Les princes se font
rares mais on trouvera toujours le moyen de couler une vie tranquille avec quelqu’un de pas trop mal, surtout
; Moscou.
– Moscou, Moscou… qu’est-ce qui nous guette au bout du voyage ? songeait Evdokia en regardant d;filer
les barres d’habitation de la grande banlieue.
Debout sur le quai par une soir;e sombre et pluvieuse, les deux jeunes filles sentaient, chacune ; sa mani;re,
l’haleine de ce monstre puissant et jusque-l; inconnu, nomm; Moscou, entrer dans leur vie en ;cartant ses
grosses pattes au fond de leur ;me provinciale, et en les infectant d’un virus incurable : la rage d’oser.
 
L’examen d’entr;e
– C’est vous Evdokia ?
– Oui, r;pondit Dounia d’un air ind;cis.
– Pr;parez-vous, ce sera votre tour dans cinq minutes.
En passant son archet ; la colophane, Evdokia cherchait en vain ; r;chauffer ses mains qu’un trop-plein
d’adr;naline avait engourdies.
– Evdokia Kalinina, veuillez monter sur sc;ne.
Ces mots sonn;rent ; ses oreilles comme un bourdonnement de cloche.
La jeune fille y monta comme au Calvaire : bras et jambes inertes, menton tremblant, elle opta pour l’autopersuasion
:
– Rien de grave, Dounia ! Imagine que tout se passe chez toi et que la salle est vide…
Ce sermon n’y fit rien, elle sentit son coeur descendre dans ses talons et sa gorge s’ass;cher.
N’ayant pu avaler une derni;re gorg;e d’eau avant d’entrer en sc;ne, elle y fit irruption avec une face rouge
comme un coquelicot. ; la vue d’un tel d;bordement d’;motions, le pr;sident du jury, Maxime Evgu;nievitch
Prozorov, s’empressa de chasser le tract inutile de la candidate.
– Calmez-vous, ma belle, ne stressez pas comme ;a, on ne vous mordra pas.
Et d’envoyer sur la sc;ne un sourire charmeur.
; peine Dounia eut-elle lev; les yeux qu’elle reconnut en la personne du pr;sident du jury un c;l;bre
violoniste dont les concerts ;taient diffus;s ; la t;l;vision. Evdokia se battit contre son violon et contre sa
propre peur. Tout ce vers quoi elle avait tendu depuis si longtemps fut annihil; et foul; aux pieds en quelques
secondes. Sa prestation achev;e, elle quitta la sc;ne d’un bond, les yeux en larmes, croyant dur comme fer que
ce jour serait le dernier de sa carri;re de violoniste.
Elizaveta n’avait pu entendre sa soeur qu’; la fin du programme, ayant termin; plus t;t son examen
d’admission dans la salle d’audition voisine.
– Qu’est-ce qui t’arrive, Dounia ? ; quoi bon s’affoler comme ;a ? Ne pleure pas.
– Je peux refaire ma valise, j’ai ;t; nulle, je n’ai aucune chance de passer. Et toi ?
– Moi ;a va. J’ai jou; comme d’habitude.
– Et qu’est-ce qu’on t’a dit ? A quand les r;sultats ?
– Ce soir, mais bon, viens, ne pleure pas, je vais te pr;senter Arseni. Un gars ;patant. Il est moscovite,
beau gosse… et il joue super bien ! Viens, viens, ne te fais pas de bile…
Dans la soir;e elles revinrent ; la salle o; se pressaient des jeunes gens qui br;laient de conna;tre le verdict.
En accompagnant sa soeur Liza, Dounia ;tait persuad;e de venir uniquement pour le r;sultat de celle-ci.
– Hourra ! Je suis re;ue ! retentit la voix d’Elizaveta en proie ; l’all;gresse.
Debout en costume de concert, Maxime Evguenievitch se tenait ; l’entr;e de la salle. Ayant aper;u Evdokia,
il allongea un pas vif ; sa rencontre.
– Je te f;licite, tu es une vraie perle. Et tu as plu ; tout le monde. Mais pourquoi cet air chagrin ; la fin ?
Bon, d’accord, tu as un peu gaff; ; deux reprises, et alors ? Est-ce une raison pour fondre en larmes ? Tu as du
talent, on t’a form;e dans les r;gles de l’art, tout le reste n’est que bricole. Viendras-tu travailler dans ma
classe ?
Dounia le regardait et l’;coutait comme un spectateur assis devant son ;cran de t;l;vision et m;dus; par les
mouvements des figures cathodiques. Tout ce qu’elle venait d’entendre pouvait sonner vrai pour n’importe
qui, mais pas pour elle. Persuad;e d’avoir fait un fiasco sur toute la ligne, voil; qu’elle recueillait des ;loges et
de qui ?! de Prozorov en personne… ;tait-ce seulement possible ? Ne sachant quoi r;pondre, elle commen;a par bredouiller des hum… Mais le maestro n’avait pas de temps ; perdre ; pareils flottements. Il remit ;
Evdokia sa carte de visite :
– Tiens, appelle-moi ; la rentr;e. Il faudra aussi songer au programme. Et maintenant, je veux voir tout le
monde dans la salle ! Eh quoi, vous ne voulez pas ;couter votre professeur ? lan;a-t-il aux jeunes gens qui attendaient
; la porte.
Dig;rer tout le bonheur qui s’abattait sur elle ;tait pour Evdokia chose impossible. Elle entra dans la salle ;
pas feutr;s et se laissa choir sur l’unique strapontin rest; libre ; proximit; de la porte. Dans sa t;te se
m;langeaient les ratages de sa prestation, le bonheur suscit; par l’admission de Liza, les observations de
Prozorov et aussi quelque chose qu’elle ;prouvait pour la premi;re fois, une sensation nouvelle.
Les lumi;res s’;teignirent, les membres de l’orchestre entr;rent ; la queue leu leu. La clart; des vieux lustres
crasseux peinait ; atteindre la sc;ne et cr;ait une humeur vaporeuse de brume automnale. Les musiciens
d;filaient comme ; contrecoeur : un pas, puis un autre, tout en lenteur, accrochant ici ou l; une chaise mal
plac;e ou la contrebasse d’un coll;gue. Evdokia essayait de retenir le moindre d;tail de ce ; quoi elle assistait.
La salle, dans la v;n;ration, attendait un miracle, et cette attente se faisait pareille ; la nuit sainte de la P;que,
le peuple guettant impatiemment son sauveur, le Maestro qui, en tenue noire, la baguette ; la main, allait
fendre en deux le temps : ce qui fut et ce qui sera.
Quand tout le monde eut pris place dans le plus grand silence, entra le chef d’orchestre accompagn; du
maestro Prozorov. Celui-ci ;tait exactement comme Evdokia l’avait vu ; la t;l;vision : portant beau et s;r de
soi, d’un charme indicible. On donnait le concerto de Mendelssohn qu’elle pr;f;rait, pour violon et orchestre
en mi mineur. Subjugu; d;s les premiers mouvements du c;l;bre opus, le public se p;trifia. Evdokia ne
pouvait pas m;me bouger sous le poids des ;motions. Le bonheur lui ;tait donn; de voir, d’entendre et m;me
d’;tre admise au cours d’un musicien du rang de Prozorov ! « C’est aujourd’hui le plus beau jour de ma vie, je
ne pourrais r;ver mieux ! »
Evdokia n’aurait su dire comment son admiration pour Prozorov s’;tait progressivement vid;e de son
caract;re professionnel, passant petit ; petit de l’enthousiasme au sentiment amoureux pour cet homme d’;ge
m;r. Elle ne pouvait expliquer ce qui se produisait dans son ;me, mais elle ;tait s;re d’une chose : qu’elle
ferait pour lui tout ce qu’il voudrait. La musique en cela ne faisait qu’attiser ses ;motions. ; la fin du concert,
l’;bullition avait d;j; transform; Evdokia en une femme mature pr;te ; tout pour conqu;rir l’amour de son
ma;tre. ; la faveur des applaudissements, qui furent longs et bruyants, elle parvint ; se frayer un chemin au
foyer des artistes bien avant la foule des admirateurs. Prenant son courage ; deux mains, elle r;ussit ; lancer ;
Prozorov qui entrait : « Un immense merci ! »
L’autre ne reconnut point sa future ;tudiante dans celle qui lui parlait. Le maestro ;tait encore sous l’empire
de la musique. L’instant d’apr;s, il se retrouva encercl; de jeunes admiratrices qui faisaient les yeux doux ; leur
idole dans l’attente d’un sacro-saint autographe. L’int;r;t que lui portaient ces belles cr;atures le rendait
encore plus attrayant. ; quarante-deux ans, il ;tait d’une beaut; ineffable : taille haute, ;paules larges, ;pais
cheveux boucl;s, grands yeux pleins d’intelligence, l;g;rement brid;s ; l’asiatique, avec un ample sourire ;
r;duire en esclavage n’importe quelle jeune fille. Cela froissa quelque peu Evdokia qui, ;tonnamment, en
con;u un sentiment de jalousie, comme si elle avait des droits sur Prozorov.
Apr;s le concert, Evdokia fut la proie de trois ;tats altern;s. Souvent, elle versait dans la torpeur, les yeux
riv;s ; la fen;tre ou au sol, les pens;es s’envolant vers lui, au loin, imaginant leurs le;ons futures, leurs
conversations et m;me davantage… Parfois, elle se sentait comme surexcit;e ; l’id;e persistante de cette masse
de bonheur qui lui ;tait ;chue. Mais, ; d’autres moments, la peur la prenait qu’une fois dans la classe d’une
star comme Prozorov, elle ne saurait se montrer ; la hauteur parce qu’elle n’avait pas une miette de talent,
nulle comme elle ;tait… et alors la jeune ville se jetait ; corps perdu dans le travail, r;p;tant des heures et des
heures pour l’;ni;me fois les morceaux difficiles. Ainsi passa l’;t; : un ;t; d’attentes, un ;t; d’esp;rances, un
;t; de maturation d’une ;me de femme et un ;t; de labeur harassant.
 
Liza, au contraire, passa un ;t; oisif en la compagnie d’Arseni durant le mois et demi qui pr;c;da la rentr;e.
;tudiante de fra;che date, elle visita toutes les curiosit;s de la capitale et s’abandonna sans retenue aux d;lices
de l’amour. Les songes, les palpitations de l’;me, ce n’;tait pas pour elle. Dans la t;te de Liza, tout ;tait simple
et clair. Si elle se sent bien maintenant, c’est qu’elle est heureuse et qu’elle agit bien. Pour la suite, on verra
demain.
 
Le concours

Le moment vint de faire connaissance professionnellement avec le maestro. Des ;tudiants de diff;rents ;ges
se retrouv;rent dans la classe de Prozorov. Chacun fut pr;sent;, et Maxime Evgu;nievitch annon;a le
programme de l’ann;e ; venir aux jeunes artistes en indiquant le plan des concerts et concours. Quand le tour
vint des nouveaux, il appela Evdokia :
– Evdokia, je te pr;sente ma fille Sonia. En premi;re ann;e, elle aussi. Je souhaite que vous pr;pariez en -
semble le concours de d;cembre. Commen;ons par arr;ter le programme parce que le temps presse.
Sonia ;tait une fille vigoureuse aux yeux noirs pleins de vivacit;, qui savait toujours ce qu’elle voulait, n’avait
pas la langue dans sa poche et trouvait normal d’;tre partout la premi;re. La pr;sence d’une Dounia dans la
classe de son p;re ne risquait pas d’;branler sa certitude d’;tre sup;rieure ; n’importe quelle autre rivale.
Pourtant, d;s qu’elle eut entendu Evdokia jouer en classe, elle fut prise de doutes pour la premi;re fois de sa
vie. Elle se sentit mal ; l’aise. Jamais encore elle n’avait per;u de telles ;motions dans le jeu des ;tudiants de
son ;ge. Sauf chez son p;re, bien s;r, mais son p;re c’;tait son p;re, quelqu’un d’in;galable. Alors que l’autre,
l;, pour qui se prenait-elle ? De quel droit jouait-elle ainsi ? En plus, son p;re la regardait d’un air si tendre
que pour un peu, il en aurait oubli; l’existence de sa fille.
– Je vais la recadrer, moi, la pimb;che ! se disait Sonia. Ces p;quenauds qui d;barquent en masse, ils vont
nous faire exploser Moscou. Qu’est-ce qu’il leur a pris de quitter leurs trous ?! lan;ait-elle sans vergogne dans le
dos d’Evdokia.
Dounia devinait parfaitement l’antipathie de Sonia mais, bienveillante par nature, elle veillait ; ne motiver
aucune provocation. Ce qui, immanquablement, faisait rager Sonia. Laquelle, par b;tise, n’arrivait pas ;
comprendre que Dounia p;t laisser pleuvoir des piques aussi mordantes.
En classe, Sonia ne permettait ; son p;re aucune comparaison entre elle et la nouvelle. Le temps passait.
Evdokia travaillait jour et nuit. Les ;loges de son ma;tre ador; lui donnaient des ailes. Elle progressait ; vue
d’oeil. Toutes les deux le;ons, elle parvenait ; apprendre quelque chose de nouveau. De s;ance en s;ance, le
magn;tisme se faisait toujours plus fort entre elle et lui, unis comme sont unis le violon et l’archet. Ils
parlaient la m;me langue sans prononcer le moindre mot. L’on aurait pu nommer cela l’intimit; de deux
;mes, l’amour sans mots ni caresses. ; chaque fois qu’elle jouait devant Maxime, Evdokia lui disait son amour,
elle pleurait et riait en musique. Sonia n’en devenait que plus irritable et nerveuse. Au lieu de mobiliser ses
forces en vue du concours, elle les gaspillait b;tement ; forger toutes sortes de rosseries ; l’encontre de
Dounia. Mais Evdokia restait inexpugnable et forte, rien ne lui faisait peur. Elle br;lait d’atteindre la
perfection de jeu pour s’attirer de nouveaux ;loges de son ma;tre. Seules deux choses l’int;ressaient : le violon
et Maxime. Son amour pour le maestro la rapprochait de la perfection. La hargne de Sonia l’en ;loignait.
– N’attache pas d’importance ; ses mauvais tours. C’est une enfant g;t;e, tr;s t;t priv;e de sa m;re. Elle
est habitu;e ; focaliser l’attention, ; se sentir sup;rieure. Or l;, c’est la premi;re fois qu’on lui r;siste vraiment,
la rassurait Maxime.
Le jour du concours, les jeunes filles se virent accorder une part ;gale d’attention de la part du ma;tre. Sonia
se laissa gagner par la nervosit; alors qu’Evdokia, en quatre mois de pr;paration, avait acquis une libert;
d’interpr;tation et une confiance en soi inou;es. L’amour du ma;tre l’avait gratifi;e d’une paire d’ailes qui la
faisait planer au-dessus de toutes les contrari;t;s possibles.
Sonia joua la premi;re. Elle vint ; bout correctement du programme sans douter le moins du monde de sa
sup;riorit; sur ses concurrents. Son seul doute ;tait Evdokia. Si Sonia ne parvenait pas ; la d;sar;onner, alors
adieu la victoire et le voyage en Am;rique. Elle devait co;te que co;te ;branler sa rivale, la d;piter, lui
d;cocher une fl;che avant son entr;e en sc;ne.


– Alors, la laur;ate, on est pr;te ? J’ai fait un num;ro tiptop. ; mon avis, tu as z;ro chance. Surtout qu’en
voyant le niveau du jury, tu vas flancher ! Tout le monde sait que tu as les nerfs en chiffon, alors comment
veux-tu jouer ? persifla Sonia.
– Mais pourquoi faut-il que tu me lances toujours des piques ? s’aga;a Evdokia. Crois-tu vraiment me forcer
ainsi ; mieux t’aimer ?
– J’ai toujours ;t; la premi;re et je le resterai. Quant ; toi, provinciale tu ;tais, provinciale tu seras. Bonne
chance !
Et de l’accompagner d’un vilain rire.
Dounia fut certes affect;e par la charge de Sonia, mais sans que sa rivale n’e;t r;ussi ; lui briser le moral. En
quatre mois d’;tude, son amour pour le maestro avait op;r; dans son ;me une incroyable m;tamorphose. Elle
n’avait plus peur de rien.
D’un bond a;rien elle se posa sur la sc;ne, tel un cygne noir, dans une robe de soir;e magnifique. Avant de
jouer, elle chercha dans la salle le visage tant aim; de Maxime, puis son ;me rentra dans l’ordre naturel des
choses. Elle joua pour lui et pour lui seul. En quatre mois d’;tude, ce fut sa d;claration d’amour la plus
franche. M;me les auditeurs les moins au fait de son histoire le sentirent ; travers son jeu. Elle interpr;ta son
programme de concours avec tant de libert; et de fermet; que l’on e;t cru ; une oeuvre de sa composition. Il
ne restait plus une trace de la Dounia qui, l’;t; pass;, avait jou; dans cette m;me salle en tremblant pour
chaque note. Apr;s avoir sign; le dernier accord qui semblait signifier « ainsi joue Evdokia Kalinina », la jeune
fille quitta la sc;ne dans un ;tat de bonheur absolu inspir; par la victoire qu’elle venait de remporter sur ellem;me.
La seule question qui l’int;ressait ;tait : que dira-t-il ?
N’ayant trouv; son ma;tre ni dans la salle ni ; proximit;, Dounia descendit dans le vestibule. Apr;s s’;tre
habill;e, elle sortit dans le gel humide de d;cembre. Pr;s de la salle de concert se trouvait un kiosque ; fleurs.
Elle s’en approcha et se perdit aussit;t dans l’;clat des tulipes et des roses. Pour Dounia, passer ; ce kiosque
;tait comme une forme de m;ditation. Apr;s chaque le;on de violon, elle venait ici pour se plonger dans ce
foisonnement d’;tiquettes marqu;es de noms et de prix, ;vacuant ainsi la fatigue caus;e par la tension du jeu.
Quand venait le moment d’acheter quelque chose, elle choisissait toujours un petit cactus fleuri qui c;toyait
ses cong;n;res ;pineux sur un pr;sentoir et, une fois dans sa chambre, le posait pr;s des autres achet;s apr;s
chaque le;on donn;e par Maxime. Cette arm;e de h;rissons, sur le rebord de la fen;tre, ;tait comme la preuve
tangible de sa pr;sence assidue aux cours de sa sp;cialit;, une expression mat;rielle de son amour pour le
maestro. Cette fois encore, pour rel;cher un peu le stress ;prouv; sur sc;ne, elle rendait visite aux fleurs afin de
leur confier sa joie. Comme elle repassait dans sa t;te le film de sa prestation, elle ne remarqua pas qu’un autre
client venait d’entrer. Celui-ci scruta longuement les fleurs et la jeune fille, puis s’approcha et dit :
– Qu’est-ce que tu pr;f;res ? Choisis, je te l’offre.
Evdokia reconnut Maxime et perdit sa langue.
– Voyons, je ne…
– Celles-ci, l;, de couleur violette, s’il vous pla;t, demanda Maxime sans attendre la r;ponse.
– Elles sont magnifiques, dit Dounia haletant de bonheur.
– Tu as jou; ; merveille aujourd’hui, tiens, tu l’as m;rit;.
Le visage d’Evdokia rayonnait. C’;tait au-dessus de tout ;loge. Pour la premi;re fois depuis quatre mois,
Dounia sortait de ce kiosque avec un tel bouquet : quinze tulipes d’un violet d’encre reposaient comme un
enfant sur son coeur.
– Je ne connais pas encore le r;sultat mais, d’apr;s moi, tu as ;t; la meilleure.
– Sonia m’a dit que la meilleure, c’;tait elle.
– Ne t’en laisse pas conter par Sonia ! J’ai beau l’aimer plus que tout au monde, elle a un caract;re imbuvable,
comme sa m;re. Elle a bien jou;, d’accord, mais elle est loin de la premi;re place. Et qu’est-ce qu’elle t’a
dit d’autre ?


– Oh ! rien, rien de s;rieux. C’est que le temps se rafra;chit, fit Dounia en grelottant, les tulipes cach;es
sous sa peau lain;e.
– Tu as froid ? On ne va pas en faire un drame. Viens boire un verre, on se r;chauffera.
– J’aimerais mieux un th; parce que je ne supporte pas l’alcool.
– Tiens donc ? Tu es malade ? railla Maxime.
Ils entr;rent dans le premier caf; qu’ils trouv;rent sur le chemin du m;tro.
– Deux verres de rouge, s’il vous pla;t, commanda Maxime p;remptoire. Je te permets de boire ; ton succ;s,
ajouta-t-il d’un ton paternel.
– On ne boit jamais d’avance ; son succ;s, ;a porte malheur, r;pondit Dounia le plus s;rieusement du
monde.
– Tu veux dire qu’on ne boit pas chez vous ; Novossibirsk ? Chez vous je ne sais pas, mais chez nous on
boit sans se poser de question.
Et de pousser un grand rire.
La jeune fille ne pouvait pas dire non au maestro : ce genre de chose n’arrivait pas ; tout le monde, et pas
tous les jours. Prozorov ignorait ; quel point Dounia avait faim, n’ayant rien dans le ventre que de l’eau depuis
le petit matin.
– ; toi ! ; ton talent ! pronon;a Prozorov. Si tu es laur;ate, nous irons ensemble en Am;rique. Je crois
que les dates co;ncident avec ma tourn;e.
Le bonheur de Dounia ;tait sans fin. Elle se voyait d;j; en Am;rique avec lui. Ainsi Maxime la conna;traitil
de plus pr;s…
Les trois premi;res gorg;es bues, Dounia se sentit s;rieusement mal en point. Les objets commenc;rent ;
bouger ;trangement devant ses yeux, puis ils se mirent ; flotter et le tout partit ; vau-l’eau. Voyant une p;leur
singuli;re sur la face de son ;tudiante, Maxime lui demanda :
– Peut-;tre veux-tu manger un morceau ? Ce n’est pas un probl;me, je vais commander quelque chose.
– Oh ! non, non, je n’ai pas faim, s’empressa-t-elle de r;pondre d’un air troubl;.
; l’appui de sa r;ponse, elle vida d’un trait le contenu de son verre. Une minute plus tard, la jeune fille
comprit qu’elle ne pourrait plus se relever de la soir;e, ;tant bien trop saoule pour cela. Le verre de vin avait
fait son oeuvre dans le corps exsangue de la jeune fille.
– Eh l;, je ne savais pas que tu avais une si bonne descente ! Encore un verre, peut-;tre ?
; ces mots, Dounia se sentit abandonn;e par ses forces et s’;croula sur sa chaise.
– Pour boire, on a bu… fit tristement le provocateur.
D’un bond Maxime passa de l’autre c;t; de la table et se mit ; la tapoter sur les joues.
– Dounia, tout va bien ? Vous m’entendez ?
Voyant Maxime anxieux pr;s de la jeune fille inerte, un gar;on de caf; qui passait par l; s’empressa de
proposer son aide :
– Il faut peut-;tre appeler les secours ?
– Non, non, je m’en arrange.
Et, soulevant Dounia devenue toute blanche, Prozorov se dirigea vers la sortie. Il h;la la premi;re voiture
venue et installa son ;tudiante sur la banquette arri;re en prenant place ; ses c;t;s.
– O; va-t-on ? ; quelle adresse ? demanda le chauffeur d’une voix fatigu;e.
Dans une demi-conscience, Dounia se rappela la conversation qu’elle avait eue le matin avec sa soeur. Liza
l’avait suppli;e de rentrer le plus tard possible parce qu’elle avait ce soir-l; un rendez-vous avec Arseni.
– Quelle heure est-il ? demanda-t-elle en bougeant ; peine la langue.


– Qu’est-ce que ;a change ? se rebiffa le chauffeur. Huit heures moins vingt. Alors, cette adresse ?
– Non, je ne peux pas rentrer chez moi. Ma soeur a un rendez-vous, elle m’a demand; de… Je vais attendre
ici.
D’un mouvement maladroit, elle entreprit de rouvrir la porti;re.
– Alors nous allons au sept, rue Malakhovskaya, dit fermement Maxime.
– Peu importe le lieu o; j’attendrai, ;nonna Dounia avant de s’oublier dans le sommeil.
Elle ne se doutait pas que cette voiture l’emmenait au domicile de Maxime ; travers Moscou enneig;e. Au
pied de l’immeuble, Dounia reprit ses esprits. Elle se rappela les derni;res images de la sc;ne du restaurant, se
mit ; rougir et chercha f;brilement des mots de regret dans sa t;te encore gris;e. Puis elle regarda autour d’elle
pour tenter de reconna;tre les lieux. Non, elle ;tait l; pour la premi;re fois. Maxime se rapprocha d’elle et lui
rit au visage.
– Alors, la cuite est pass;e ? Une petite nature que ma compagne de beuverie ! Elle avait pourtant commenc;
les choses en professionnelle !
– Pardonnez-moi, Maxime Evgu;nievitch, cela ne m’;tait jamais arriv;.
– Et le vin, il ne t’est jamais arriv; d’en boire ?
Il repartit d’un grand rire.
– Mais o; sommes-nous ? Je dois rentrer chez moi.
– Non, pas possible. Chez toi, ta soeur re;oit des cavaliers.
Dounia comprit alors qu’elle en avait trop dit dans la voiture.
– Allons chez moi, o; il n’y a pas de cavaliers.
Et de pousser un nouveau rire.
Son rire rass;r;na Dounia, chassant sa torpeur et sa honte. Elle se sentit aussi bien qu’avant ce
malencontreux verre de vin.
– Par contre, le bouquet de fleurs est perdu. On a d; l’oublier au restaurant, dit Maxime constatant la
perte.
– Comme je suis confuse. Pardonnez-moi, je vous prie, s’excusa-t-elle en sortant de l’ascenseur.
– Oh ! change de disque : pardon, pardon… Quand tu auras d;croch; le premier prix, je t’en ach;terai un
autre.
Ce qu’ayant dit, il dessina un immense sourire sur le visage de la jeune fille.
En p;n;trant dans l’appartement de Maxime, Dounia reconnut l’atmosph;re de son enfance. Les vieux
meubles et le dessin des papiers peints la transport;rent dans son Novossibirsk natal, au temps o; elle allait
encore ; l’;cole primaire.
– Tu ne vas pas rester sur le seuil, tout de m;me, passe ; la cuisine. Enfile les chaussons de Sonia.
Un long couloir ;tait placard; d’affiches d’;poques diff;rentes : orchestres de Munich, New York, Londres,
Berlin… tous ayant eu l’honneur de se produire avec le professeur. Fi;re de Maxime, elle s’assit sur une chaise.
Dounia observait chaque objet nouveau que son regard rencontrait. Tout ;tait sacr; dans ces murs, jusqu’au
cendrier pos; sur la table puisque ses mains l’avaient effleur;.
– Donc, vous vivez ici ? s’enhardit Dounia.
– Oui. Tu n’as pas le vertige ? Tu ne risques pas de tomber une deuxi;me fois dans les pommes ? Parce
qu’on est au onzi;me, ;a ne te fait pas peur ?
Cette fois, ils rirent ; l’unisson.
– On reboit un verre de vin ? Il faudra bien que tu t’entra;nes, de toute fa;on.
Dounia, qui sentit une chaleur d;lectable s’infuser dans sa poitrine, d;ploya les ;paules.
– Je mangerais bien quelque chose pour commencer.


– J’ai des saucisses. Tu aurais d; manger au restaurant.
– Je pr;f;re de loin vos saucisses ; celles du restaurant, dit Dounia surprise de son propre aveu.
– Ah ! bon ? Ne parle pas si vite. Je ne sais plus depuis quand ces saucisses tra;nent dans le frigo.
Maxime pr;parait les saucisses quand le t;l;phone sonna.
– C’est toi, Sonia ? O; es-tu ?... D’accord… Bien… Donc, je ne t’attends pas ce soir ?... Entendu, sois
prudente.
Sur quoi il raccrocha.
– Eh bien, Sonia est tellement s;re de sa victoire qu’elle la f;te chez une copine avec des amis. Alors, c’est
oui pour le vin?
Dounia opina du chef.
– Qui va prononcer le toast ? demanda Maxime.
– Je pr;f;re que chacun fasse un voeu pour soi sans le dire, proposa Dounia.
– OK ! ;a marche ! Bref, ; l’accomplissement de nos voeux !
Et de lui d;cocher un clin d’oeil.
Cette fois, le vin ne fit que rendre courage et force ; Dounia sans l’ombre d’un malaise.
– C’est fou ce que tu apprends vite ! M;me l;, tu es bonne ;l;ve.
Une fois encore, ils ;clat;rent de rire.
– Maxime Evgu;nievitch… commen;a Evdokia.
– Appelle-moi simplement Maxime. Je suis si vieux ?
– Non, non, au contraire. Vous ;tes tr;s jeune et…
– Et quoi ?
Dounia piqua un fard.
– Rien, qu’importe… Pourquoi n’;tes-vous pas mari; ?
– Quelle femme serait d’accord pour ;pouser un musicien qui passe son temps soit en tourn;e, soit avec
ses ;l;ves jusqu’; plus d’heure, soit ; trimer comme un damn; ? ;tre femme de musicien, c’est un v;ritable exploit.
Ce que les femmes aiment, c’est capter l’attention de tous et non l’inverse. Or, dans mon cas, je n’en ai
pas le temps. Mon ;pouse, la m;re de Sonia, n’;tait pas musicienne. Eh bien, elle n’a jamais compris les difficult;s
du m;tier. Ludmila est partie au moment o; elle devait prendre son mal en patience, mais les femmes
veulent tout tout de suite. Je n’en ;tais alors qu’au d;but du chemin. Je ne gagnais pas grand-chose, alors elle
m’a quitt; pour quelqu’un de riche en me laissant la petite. Au d;but, c’;tait tr;s dur : je n’;tais moi-m;me
qu’un enfant. Mais bon, des amis m’ont aid;, on a surv;cu. ;a me fait dr;le aujourd’hui d’entendre des
grands mots sur l’amour ;ternel. L’amour se r;v;le dans la peine. Quand tout va bien, c’est juste une amusoire.
Quand on dit je t’aime ; une femme, elle ne peut y croire qu’au bout du chemin qu’on a fait ; deux, mais pas
au bureau des mariages. C’est la phrase d’un vieil homme qui a vu sa femme lui rester fid;le tout au long de la
vie, dans le malheur et la joie, la maladie et la mis;re.
– Comment peut-on quitter un homme comme vous ? l;cha Dounia d’un air r;veur.
– Ben, je n’;tais pas un saint non plus, peut-;tre…
– Mais s’il existait des femmes fid;les ; leur parole ? Que vous vous soyez tromp; une fois ne veut pas dire
que nous sommes toutes pareilles, affirma Dounia avec un accent offens;.
– Je serais heureux d’en conna;tre une. Tu as peut-;tre une adresse ; me sugg;rer ?
;touff;e par un flux de chaleur qui lui monta du ventre aux oreilles et au cou, les joues embras;es, Dounia
osa enfin se d;clarer :
– Je vous aime, Maxime Evguenievitch, et je ne vous abandonnerai jamais dans un moment difficile.
Entendant cela, Evdokia se sentit d’un coup d;gris;e. Elle quitta d’un bond la cuisine, se jeta sur le portemanteau
et, n’ayant pass; qu’une seule manche ; sa peau lain;e, tendit la main vers ses bottes. ; cet instant


Maxime la rattrapa, l’empoigna par l’autre manche, la fit tourner lestement et la serra contre sa poitrine.
Dounia essaya bien de lui dire quelque chose mais la bouche enflamm;e de Maxime l’en emp;cha.
Il ;tait pr;s de minuit quand Evdokia revint ; elle apr;s coup. La lune solitaire, grosse d’un breuvage
argent;, pareille ; un voleur de nuit, ;tirait ses tentacules de lumi;re par la fen;tre de la chambre aux rideaux
grands ouverts. Elle d;tachait dans le noir les contours des objets. Evdokia observait Maxime que la berceuse
lunaire avait endormi. Elle entendait Mendelssohn r;sonner dans sa t;te sous l’archet de son bien-aim;.
– Comme je suis heureuse, je crains de ne pouvoir supporter tant de bonheur d’un coup. Longtemps encore
elle embrassa Maxime endormi avant de succomber ; son tour au sommeil.
Ils furent r;veill;s ; huit heures et demie par un brutal coup de sonnette. Sonia apparut en pleurs sur le
seuil de la porte. La jeune fille semblait abattue. Manifestement, la nuit qu’elle venait de passer n’;tait pas des
plus heureuses et l’avait ; jamais vid;e de ses forces.
– Tu connais les r;sultats du concours ? demanda-t-elle ; son p;re d’une voix meurtrie en titubant dans
l’entr;e. J’ai perdu, papa, tu m’entends, j’ai perdu, r;p;ta-t-elle en sanglots. Tout ;a c’est de ta faute, tu t’es
toujours fichu de moi. Tu as consacr; plus de temps ; l’autre nana, c’est pour ;a qu’elle a gagn;. Maintenant
c’est elle qui va en Am;rique, et pas moi.
De rage Sonia s’emportait, tapait du poing sur la porte, shootait dans les chaussures qui tra;naient pr;s du
seuil.
– Mais enfin, ma ch;rie, ne te ruine pas le moral pour des riens ! tenta de la consoler Maxime.
Vu l’;tat de sa fille, il devait tout faire pour l’emp;cher de voir Evdokia. Il s’effor;a d’apaiser la fougue de
Sonia, mais elle ne voulait rien savoir. Enfin, elle fit irruption dans la chambre o; se trouvait Dounia qui
finissait de se rhabiller, assise sur le lit d;fait, reboutonnant son chemisier. Sonia comprit aussit;t ce qui s’;tait
pass; en son absence. Elle cessa de pleurer et entonna une tirade cruelle :
– Tiens donc ! Non seulement tu bousilles ma carri;re, mais en plus tu as des vis;es sur mon p;re ! Tu es
qui ? Des comme toi, il en a des tripot;es, il change d’;tudiante tous les semestres. D;barrasse-moi le plancher,
putain de provinciale !
– Sonia, pense ; ce que tu dis ! s’interposa Maxime. Tu ne te rends pas compte. Je ne te permets pas de
parler d’elle sur ce ton ! Et d’abord, de quel droit tu te m;les de ma vie priv;e ?! Excuse-toi sur-le-champ devant
Evdokia !
– Ah ! Parce qu’en plus cette tra;n;e fait partie de ta vie priv;e ! Au lieu de me prot;ger tu te fiches de moi.
Tu ne m’as jamais aim;e, jamais !
Dounia ;tait statufi;e, bras et jambes fig;s par le choc. Elle n’avait rien ; dire pour sa d;fense, personne
n’aurait pu imaginer pareille sc;ne.
– Je vous d;teste ! Je n’ai plus de p;re maintenant ! Fichez-moi tous la paix !
Leste comme une biche, Sonia sauta sur le rebord de la fen;tre entrouverte.
Maxime se jeta sur elle. Evdokia cria de toutes ses forces. L’instant d’apr;s il tenait sa fille, qui avait failli
chuter dans le vide, par le capuchon et le bras gauche. La bise gel;e qui s’engouffrait dans la pi;ce ne g;nait
personne tant la stupeur avait glac; le sang de tous.
Maxime pleurait comme un enfant, ayant soudain compris qu’il aurait pu perdre ; l’instant ce qu’il
poss;dait de plus cher. Dounia, qui venait d’assister au suicide rat; de Sonia, luttait contre les convulsions de
son corps et contre d’atroces maux de t;te. Jamais encore elle n’avait ;prouv; une telle amplitude d’;motions.
Elle songea ; Dante, ; ses tableaux du paradis et de l’enfer. En vingt-quatre heures, elle ;tait pass;e des vall;es
paradisiaques aux affres infernales de l’;me humaine. Maxime tenait dans ses bras Sonia d;vast;e par les pleurs
et, de ses yeux muets, s’excusait devant Evdokia, la priant de le laisser seul avec sa fille. Dounia n’eut pas
besoin de mots pour comprendre. Elle ramassa ses affaires. Son seul regret, apr;s le cadeau qu’elle avait re;u
dans la nuit et qu’on lui avait vol; et pi;tin; au matin, – son seul regret ;tait de ne pas avoir le droit
d’emporter ne f;t-ce que le ruban de soie du papier cadeau : un dernier baiser de Maxime.
Une fois dehors, elle ne comprit pas tout de suite o; elle se trouvait. C’;tait ; peine si ses yeux embu;s
distinguaient les formes qui se mouvaient. En essuyant ses joues avec le creux de ses mains, elle perdit la
sensation d’;tre ici et maintenant et, n’ayant pas remarqu; la malheureuse Lada qui d;boula d’un coin de
l’immeuble, fut fauch;e par elle. Dounia se retrouva dans une cong;re fra;che de la nuit pass;e. Par un
heureux concours de circonstances, le gros manteau de peau lain;e de sa maman et la pr;sence de la cong;re
lui permirent d’;viter de f;cheuses l;sions.
– Mais o; foncez-vous comme ;a ! Et qu’est-ce que vous fichez l; ?! hurla le conducteur.
Voyant Dounia couch;e au bord de la route, il sauta de voiture.
– Qu’est-ce que vous avez ? Tout va bien ? Quelque chose de cass; ?
– On dirait que non, r;pondit Dounia qui ;tait encore sous le coup de la frayeur, mais, ; la vue de son
violon bris; dans son ;tui crev;, elle versa des larmes am;res : Qu’est-ce que vous avez fait ! Vous avez cass;
mon violon ! (Puis elle continua avec des sanglots de d;sespoir :) Vous comprenez, vous avez g;ch; ma vie, je
ne pourrai plus aller en Am;rique maintenant !
– Doucement, doucement, pauvre gourde. Un violon, avec le temps, ;a se rach;te. Est-ce que vous ;tes indemne
au moins ? Ne pleurez pas comme ;a, laissez-moi vous aider, il faut faire une radio, malgr; tout. Je suis
m;decin, je sais ce que je dis.
Assise dans la voiture, Dounia ;tait secou;e de sanglots. Un tel concentr; d’;v;nements achevait de
l’an;antir. Elle ne sentait plus la douleur de ses blessures, mais souffrait de ne pouvoir r;pondre ; la question :
« Et maintenant ? »


Le violon

– Et que disent les m;decins ? demanda Liza ; Dounia allong;e sur un lit d’h;pital.
– Ils disent que je dois rester ici quelque temps, on voit plusieurs fissures ; la radio.
– Calme-toi surtout, inutile d’angoisser. Tant pis pour la tourn;e en Am;rique, c’;tait ;crit.
Dounia jeta un oeil ; la fen;tre dans l’espoir de voir Maxime venir ; son chevet.
– Ah ! Liza, Liza, tout est fini dans ma vie, absolument tout.
– N’exag;re pas ; ce point. D;s que tu seras r;tablie, tu repartiras de z;ro. Le violon, ;a peut s’arranger ;
c’est la sant; qui compte. S’il y a une vie de foutue, par contre, c’est bien la mienne.
Dounia interrogea sa soeur des yeux.
– J’ai fait des analyses hier… Dounia, je suis enceinte.
– Tu blagues ? demanda Evdokia en changea de voix.
– Je n’ai vraiment pas le coeur ; blaguer. Trop tard pour avorter. Je l’ai dit hier ; Arseni. ;videmment, il
s’est d;bin;. Pour s’amuser, il est le premier ; mais pour assumer, y a plus personne. Je ne sais m;me pas comment
le dire ; maman.
Elle fondit en larmes am;res.
– Allez, ne pleure pas, la consola Dounia en lui caressant la t;te. Ce n’est pas mortel, maman comprendra.
On trouvera bien le moyen de l’;lever, ton petit aristo de Moscovite, on est deux toi et moi.
Elles marqu;rent un long silence, assises sur le lit, chacune plong;e dans ses pens;es.
– Vois-tu, la capitale ne nous r;ussit pas, elle ne nous porte pas dans son coeur.
– Eh bien tant pis. Peut-;tre qu’il faut attendre encore un peu ?
Quelqu’un frappa ; la porte.
– Je peux entrer ? fit une voix h;sitante.
C’;tait le jeune m;decin qui, la veille, avait renvers; Dounia.
– Ah ! c’est vous… entrez, r;pondit la jeune fille avec une pointe de contrari;t; dans la voix.
– Evdokia, je sais combien je suis coupable devant vous. Nous allons tout faire pour vous remettre
d’aplomb au plus vite. Hier, j’ai parl; ; ma m;re, une vraie musicienne. Nous avons d;cid; de vous d;dommager.
Pardonnez-moi, je vous prie, je serais heureux que cela puisse att;nuer ma faute ; vos yeux…
Sur ce, il lui tendit un ;tui noir ;lim; qui, depuis plusieurs dizaines d’ann;es, servait d’;crin ; un
merveilleux violon de ma;tre-luthier du XIXe si;cle.
Evdokia le prit en main, en tira quelques accords d’;chauffement puis se mit ; jouer la Chaconne de Bach.
Quand elle eut fini, un silence de mort s’installa dans la chambre.
– C’est admirable, dit le m;decin.
– Je n’ai jamais rien entendu de mieux, Dounia ! rench;rit sa soeur.
– Mais c’est un instrument royal, je ne peux pas accepter une chose de cette valeur.
– Mais non, mais non, vous ;tiez toute d;sign;e pour jouer avec. Je serais heureux de soulager un peu ma
culpabilit; de la sorte.
Il s’approcha d’Evdokia et lui tendit la main dans l’espoir d’;tre pardonn;.
– Andre;.
– Evdokia.
– Eh bien, on dirait que les choses s’arrangent, conclut Liza pour sceller l’alliance.


Moscou, quinze ans plus tard

– D;p;che-toi, Youra, n’oublie pas la chemise avec les documents et v;rifie les billets encore une fois. Papa
va venir nous chercher. (Liza tarabustait son fils.) Il est comme son p;re, continua-t-elle ; l’attention d’Evdokia,
tu te souviens, Arseni aussi ;tait toujours dans la lune, toujours en train de perdre quelque chose. Ces
deux-l;, il ne faut jamais les quitter des yeux.
– Peut-;tre qu’il passait son temps ; tout perdre, mais au moment crucial il est venu vous chercher ; Novossibirsk
pour ne pas perdre l’essentiel. Tu ;tais faite pour Moscou, Liza. On n’;chappe pas ; son destin.
– Tu parles ! Si Arseni ne s’;tait pas d;cid; ; temps, je vivrais avec Igor ; Novossibirsk ; l’heure qu’il est.
Rappelle-toi comme il me faisait la cour ; l’;cole, il ne me l;chait pas d’une semelle. Il n’arr;tait pas de me de -
mander en mariage. Enfin, Dieu merci, Arseni nous a ramen;s ; Moscou.
– Tu as de la chance, Liza… Tout est bien qui finit bien.
– Tu es mal plac;e pour m’envier, Dounia, une star comme toi ! Tu as une ;cole aux USA, les gens s’arrachent
tes autographes. Am;rique, Moscou, tu peux vivre o; ;a te chante. Ce n’est pas ;a le bonheur ?
– Oui, mais au final ? Pauvre petite esseul;e devant tout ce que j’ai… On n’a jamais retrouv; Andre;, ;
cause de son fichu business, la plaie… Il aurait d; rester p;nard dans sa clinique, avec le talent qu’il avait pour
la m;decine. Rappelle-toi comment il me demandait en mariage, ; genoux. ; mourir de rire. On aurait pu
couler une vie tranquille… Mais non, il a voulu faire de l’argent, soi-disant que je lui filais des complexes. R; -
sultat… Il se planque quelque part, nul ne sait o;. Tu appelles ;a le bonheur, Liza ? ; quoi sert d’avoir tout ;a,
les USA, les orchestres, quand on n’a personne ; qui faire profiter des jours qui passent ?
– Toujours la m;me chanson, s’irrita Liza. Ne commence pas ; te miner le moral. Tu es jeune, belle,
dou;e, riche, enfin quoi ! Ils seraient tous pr;ts ; te l;cher le bout des pieds pour un signe d’attention de ta
part.
– Ta maison est l; o; est ton coeur, comme dit le classique, or mon coeur, parole, est rest; l;-bas, rue Malakhovskaya,
chez Maxime, ce matin de d;cembre.
Autour de la table se fit un silence g;n;.
– Tu sais, commen;a Liza d’une voix pleine d’appr;hension, je ne voulais pas te le dire, mais… Ce
concert, l;, pour lequel tu es revenue, il a ;t; organis; moins pour les honneurs ; l’artiste que pour les adieux,
d’apr;s ce qu’on dit. Personne n’a revu Maxime depuis six mois, en v;rit;. Il para;t qu’il s’est mis ; boire, il y a
deux ans, apr;s ce qui est arriv; ; Sonia. Je ne sais pas exactement ce qui s’est pass;, mais j’ai lu qu’elle s’;tait
noy;e. Pauvre fille, tout un destin : le d;part de sa m;re pour commencer, puis votre histoire au moment du
concours, puis des soins en psy et vlan ! accident ou suicide, va savoir. Maxime a cess; le travail et accumul;
les dettes, il ne payait plus pour son appartement. Le cercle infernal… Il ne desso;lait plus… jusqu’au jour o;
il a compl;tement disparu. Peut-;tre qu’il s’est clochardis; quelque part. Chez nous, c’est comme ;a : quand la
b;te est touch;e, on a t;t fait de la prendre au pi;ge si un appart est en jeu.
– Suffit, Liza, tais-toi ! s’;cria soudain Evdokia ; pleins poumons. On dirait que tu veux me pousser dans
la tombe avec tes comm;rages. La v;rit;, c’est que tu n’en sais rien. C’est peut-;tre pour lui que je suis rentr;e
; Moscou.
– Dounia…
– Tais-toi, tu m’entends ? Tais-toi ! Et arr;te de me servir ces potins sordides de m;g;res de Moscou. Ce
n’est pas possible, tu m’entends bien ? Je te dis que ce n’est pas possible ! (Sa voix atteignit le point d’;bullition.)
Il est vivant, je le sens. Quand j’ai vu qu’il avait disparu de Facebook et qu’il avait cess; de correspondre
avec ses amis, je me suis fait du mauvais sang et j’ai d;cid; de faire le d;placement, pour m’assurer que tout al -
lait bien.
– On m’a dit aussi que…


– Ne dis rien, il est vivant et je le retrouverai, le reste, tout le reste ne compte pas…
Aux prises avec un spasme, Evdokia criait plus qu’elle ne parlait.
Abasourdie, Liza d;visageait sa soeur.
– Dounia, ma ch;rie, ; ce que je vois tu n’as rien d’une chanceuse en v;rit;. Mais qu’est-ce qu’ils ont fait
de toi, tes mecs ; la noix ? Ils ne m;ritent pas que tu te d;molisses ; cause d’eux.
Les deux soeurs rest;rent longtemps assises dans les bras l’une de l’autre en sanglotant comme dans leur
enfance apr;s une dispute inutile. Leurs larmes n’avaient jamais ;t; qu’une preuve d’amour in;branlable.
L’idylle fut rompue par Arseni qui sonnait ; la porte.
– Le voil;, allons-y. Bon concert, frangine !
Elle serra Dounia dans ses bras.
– Bonnes vacances ; vous c;t; sud !
– Toi aussi ! M;me si je crains qu’; Moscou ce soit devenu impossible.
– Voyons, Liza, Moscou est la ville la plus merveilleuse qui soit. On a toujours la sensation d’y d;buter.
– Eh bien ne te laisse pas abattre, l’;tudiante ! ;cris un nouveau chapitre ici et maintenant.
– Oh ! pour ici et maintenant c’est r;p;, dit Evdokia en consultant sa montre. Il faut que je fonce au
conservatoire. De tasse de th; en tasse de th;, le temps a fil; !
Les deux soeurs rirent de bon coeur et prirent cong; l’une de l’autre pour la centi;me fois, avant de partir
chacune de leur c;t;.
Il r;gnait sur Moscou un automne dor; qui, comme toujours, ;tait sublime. Octobre faisait rutiler les
parures de la ville, sortant des coffres et des chiffonniers d’;clatantes toilettes aux couleurs incroyablement
panach;es. Le soleil caressait les all;es des parcs et les toits des maisons avec une lasse tendresse. Sous les pas
d’Evdokia bruissaient des feuilles d’;rables et de peupliers qu’elle regardait comme des lettres rest;es sans
destinataire. Le silence automnal avait une fa;on toute maternelle de la rassurer en semant des t;l;grammes
d’espoir sous plis jaunes et rouges qui tombaient ;; et l;.
En passant l’entr;e de service de la salle de concert, elle aper;ut toute une foule qui cherchait une place
pour la soir;e. Evdokia comprit que la roue avait tourn;… Elle qui avait toujours ;t; dans la foule en qu;te de
place, voil; maintenant qu’elle ;tait devenue l’objet de cette avidit;. Ch;rie du public, elle avait atteint tout ce
dont pouvait r;ver un musicien. Autrefois, rue Malakhovskaya, elle avait vu dans le couloir des noms
d’orchestres o; Maxime s’;tait produit ; d;sormais, c’;tait elle qui s’y produisait. Avoir les m;mes affiches que
lui s’;tait r;v;l; beaucoup plus facile que de p;n;trer une deuxi;me fois dans sa cuisine.
Une fois sous les feux de l’immense salle de concert, Evdokia se sentit gagn;e par le trac. Cinq minutes plus
tard, ses nerfs ;taient ; bout. Quelle audace que la sienne. Commenc;e ici, sa vie finirait ici. C’;tait ici qu’elle
l’avait vu pour la premi;re fois, ici qu’elle avait aim; et senti battre son coeur ; la vue de son bien-aim; ; et
qu’elle avait commenc; ; vivre, oui, ici, et non dans les murs d’une maternit; de Novossibirsk. Elle ;tait n;e
une seconde fois en entendant son ma;tre, son protecteur, l’amour de toute sa vie effleurer les cordes de son
violon tout en caressant celles qui faisaient vibrer l’;me d’Evdokia. Dans cette salle avait commenc; l’histoire
de sa vie, l’histoire de son amour, de sa qu;te, de sa victoire et de sa perte. Pareille ; Bouratino – ce Pinocchio
russe –, elle avait d;couvert une porte secr;te qui donnait sur le monde de la musique, du labeur acharn;, le
monde des cimes et des ab;mes. Et maintenant celui qui avait fait d’elle Evdokia, de cette malheureuse petite
provinciale qu’;tait Dounia, celui qui incarnait le sens de sa qu;te infinie, avait disparu sans laisser la moindre
trace ni le plus petit indice sur le pourquoi de la chose.
Ce soir-l;, elle joua pour lui le concerto de Mendelssohn. Cette musique personnifiait son amour pour le
maestro. Quand elle pensait ; lui, le th;me du premier mouvement se mettait ; jouer dans son esprit. Debout
sur sc;ne, quinze ans apr;s le jour o; elle avait fait sa connaissance, Evdokia faisait ses adieux ; Maxime.


Chaque intonation envoy;e ; la salle ;tait comme un supplice public inflig; ; son ;me sans espoir de
r;surrection. Quand elle eut fini de jouer, Evdokia n’entendit pas d’applaudissements, et ce pour la premi;re
fois de sa vie. Car alors ils eussent ;t; inopportuns. La face mouill;e de larmes, elle quitta la salle et le public
m;dus;. Voyant Evdokia dans un tel ;tat, les musiciens plac;s pr;s des coulisses se jet;rent les premiers sur ses
talons.
– Evdokia Alexandrovna, que vous arrive-t-il ? Un malaise ? Vous voulez vous asseoir, peut-;tre ?
– Mais non, mais non ! fit-elle en tapotant le jeune contrebassiste ; l’;paule, tout va bien, mes nerfs m’ont
jou; un mauvais tour, voil; tout.
L;-dessus, elle leur offrit gracieusement un sourire qu’elle tenait cach; « au cas o; », et qui ;tait cens;
convaincre les musiciens aux abois de leur erreur d’appr;ciation.
Evdokia rassembla ses affaires, distribua ses bouquets de fleurs au petit personnel de la salle et s’habilla ; la
h;te. Apr;s avoir bien emmitoufl; sa gorge et son violon, elle sortit dans la ville automnale. La porte magique
de Pinocchio s’;tait referm;e ; jamais derri;re elle en fr;lant la tra;ne de sa robe de concert. O; aller
maintenant que tous les chemins ;taient envahis par l’herbe de l’insignifiance ? Elle huma l’odeur des
embouteillages de Moscou, consulta sa montre et, avant de rentrer chez elle, s’assit sur un banc pr;s de l’entr;e
de service. L’;me absente, elle n’avait m;me pas remarqu; qu’un vieux souillon ;tait assis l;. N’;tant pas du
genre ; craindre les clochards, elle ne fut gu;re press;e de partir. Evdokia observait les nuages gris, au loin, et
se repassait le film des moments qu’elle venait de jouer, faisant comme toujours l’analyse de sa prestation.
– La reprise, en ouverture, il aurait fallu la jouer d’une fa;on plus inattendue, dit une voix ; gauche.
D’abord, Evdokia n’y pr;ta aucune attention, ne voyant l; qu’un ;cho ; sa propre remarque. Puis elle
comprit que ces mots n’avaient pas r;sonn; dans sa t;te, mais du c;t; de son oreille gauche et elle se tourna
vers l’homme qui se tenait assis pr;s d’elle, lui demandant avec une pointe d’appr;hension :
– Pardon, vous avez dit quelque chose ?
– Je dis que la reprise ;tait trop pr;visible. ;a tue les attentes du public.
Elle crut voir le monde s’assombrir et se sentit mal :
Qui est cet homme ? Comment est-ce possible ? Tels furent les mots qui sonn;rent en son for int;rieur.
L’autre avait bien mis le doigt sur ce qu’elle reprochait ; son jeu, mais comment diable pouvait-il le savoir ?
– Qui ;tes-vous ? demanda Evdokia.
– Un pi;tre clown qui joua jadis ce concerto comme vous, ici m;me.
Elle ne pouvait croire ; ce qui se disait l;, sur ce banc.
– C’est une farce des journalistes, se dit-elle, il va s’av;rer maintenant que c’est un coup mont; d’une
cha;ne de t;l;.
– Mais c’;tait il y a longtemps, continua le bonhomme, voyez comme les choses peuvent tourner… On ne
sait jamais quel sort nous guette. Bah ! tant pis. Comme l’a dit le grand ;crivain : Une fois le jeu fini, rois et
pions rentrent dans la m;me bo;te.
L’inconnu partit d’un rire nerveux et tourna le visage vers sa voisine de banc. Pour elle, il n’y avait plus de
myst;re. Derri;re une broussaille de poils hirsutes se dessinaient les traits d’un visage tr;s marqu; par le
vieillissement, mais si chers au coeur d’Evdokia.
– Bonjour Maxime Evguenievitch, articula Evdokia abasourdie qui ne croyait toujours pas que cela f;t
possible.
– Maxime Evguenievitch, c’;tait moi autrefois ; mais maintenant je ne suis plus personne et je n’ai pas de
nom.
Il empestait l’alcool, avait les cheveux en bataille et les habits rapi;c;s de partout.
– Et vous, Madame, vous nous venez d’un pays lointain ?
Evdokia comprit qu’il n’avait pas reconnu en elle son ancienne admiratrice de tous les instants.




– Vous me faites penser ; quelqu’un, mais je n’arrive pas ; me rappeler qui. Des comme vous, du reste, y
en a plein qui tra;nent, qui vont, qui jouent, mais ;a ne touche pas l’;me. Ont-ils seulement une ;me, les gens
d’aujourd’hui ?
Evdokia sentit combien am;re ;tait la d;ch;ance qu’il endurait.
– Vous vivez dans un palais, je parie ? Les stars, par les temps qui courent, ;a vit dans le faste, c’est pas
comme nous autres, les sans-abri.
Evdokia alluma une cigarette et dit la gorge serr;e :
– On peut vivre dans un palais comme un sans-abri dans la rue.
Il ne se souvient pas d’elle, il ne se souvient plus de rien ! Tels furent les mots qui cogn;rent dans sa t;te.
Sans rien dire de plus, les yeux emplis de larmes, elle ;teignit f;brilement sa cigarette et, prenant Maxime sous
le bras, l’emmena.
– Puis-je savoir o; nous allons avec une belle dame comme vous ? lan;a-t-il d’un ton caustique.
– Nous allons l; o; les stars se doivent de r;sider, dit Evdokia en allongeant un pas d;cid; sur le chemin
de chez elle.


La nuit tombait sur la ville. Les embouteillages bourdonnaient aux oreilles des Moscovites qui, fatigu;s,
rentraient chez eux apr;s le travail. Deux d’entre tous avan;aient lentement en faisant bruisser sous leurs pieds
un tapis de feuilles d’automne.
« Existe-t-il des femmes capables de tenir parole ? » martelait Maxime en lui-m;me.
Les r;verb;res aveugles des rues de Moscou leur montraient confus;ment le chemin d’une vie ; r;;crire.


Ðåöåíçèè